CINQ
“La trahison constitue sa propre récompense”
— Proverbe du Temple Callidus
S’il y a une chose qu’il faut reconnaître aux tau, c’est qu’ils savent soigner leur entrée. Shui’sassai était drapé dans une robe blanche toute simple, au même titre que les membres de son escorte. Par contraste, la tenue de tous les dignitaires impériaux présents semblait d’une pompe ridicule. Bien que les tau fussent tous vêtus de la même façon, il n’y avait aucun doute sur qui était le chef, son charisme irradiait dans toute la salle. Ses suivants glissaient dans son sillage, comme des oiseaux de mer derrière un bateau, alors qu’il arpentait majestueusement le plancher ciré en direction de Grice. Je ne réalisai pas pleinement à l’époque à quel point cette image était proche de la réalité[19].
Je remarquai immédiatement la teinte bleutée de sa peau, ainsi que celle de ses compatriotes. Ayant été mis au parfum par Divas, et après avoir lu quelques rapports sur la question, je m’y attendais. Par contre, ce à quoi je n’étais pas préparé, c’était à voir cette unique mèche, tressée et ornée de multiples rubans, sur un crâne par ailleurs totalement chauve. Les couleurs vives de ces rubans contrastaient fortement avec la simplicité de sa tenue. La signification de la coupe de cheveux étrange de leurs partisans humains, que j’avais souvent remarquée depuis notre atterrissage, m’apparut alors clairement. La raison du maquillage porté par le leader de ma petite bande d’agresseurs me parut tout aussi évidente. Je réprimai un frisson d’angoisse. Si tant de citoyens avaient été influencés ouvertement par ces intrus xenos, la situation était effectivement très préoccupante et mes chances de me tenir loin des ennuis au mieux problématiques.
Cela me rappelait autre chose et, au bout d’un moment, je fis le lien avec les couleurs décoratives sur les piquants crâniens de Gorok le kroot. Il était évident que les races de l’empire tau ne voyaient aucun mal à adopter les coutumes culturelles des autres, diluant ainsi leurs identités dans le creuset de leur union. Tout loyal sujet de l’Empereur se doit de considérer cette notion avec la même horreur que moi. J’avais vu de très près ce qui arrivait quand traîtres et hérétiques abandonnaient leur humanité pour suivre les enseignements dévoyés du Chaos. Imaginer le terrain fertile que deviendrait l’Imperium pour les abominations du Warp si nous devenions aussi ouverts aux influences étrangères que les tau et leurs alliés me remplissait d’effroi.
Les suivants de Shui’sassai avaient également orné leur tresse de cheveux, quoique de manière moins élaborée, et je me demandai si ces décorations dénotaient de subtiles différences de statut entre eux ou simplement une recherche esthétique.
— Sale petit morpion prétentieux… Donali, revenu à mes côtés, marmonnait ces mots à travers ses lèvres serrées, tout en levant son verre en un geste de bienvenue lorsque son regard croisa celui du tau… Il pense avoir toute la planète à sa botte.
— Et c’est le cas ? demandai-je, plus par politesse que pour vraiment recevoir une réponse.
— Pas encore, Donali regarda la délégation xenos accomplir son rituel de salut envers Grice, mais ils ont certainement le gouverneur dans leur poche.
— En êtes-vous certain ?
Donali avait dû détecter quelque chose dans mon intonation car son attention se reporta brusquement sur moi, ce que je trouvai relativement déconcertant.
— Suspecteriez-vous qu’il puisse être sous… d’autres influences ? suggéra-t-il, me fixant pour détecter la moindre réaction. Il pouvait toujours essayer, une vie entière de dissimulation m’avait rendu presque impossible à prendre en défaut de cette manière. J’indiquai Orelius d’un mouvement de tête : il regardait l’échange entre Grice et le diplomate tau avec inquiétude, tout en essayant de donner l’impression de n’y porter aucune attention.
— Notre ami le libre-marchand a eu une sacrée conversation avec Son Excellence un peu plus tôt dans la soirée, dis-je, et aucun des deux ne semblait particulièrement heureux de son dénouement.
— Vous avez parlé à Orelius ?
De nouveau, je me retrouvais pris dans une joute verbale sans merci. Par les tripes de l’Empereur, pensais-je, irrité, est-ce que quelqu’un ici dit jamais ce qu’il pense.
— Nous avons échangé quelques mots, répondis-je avec un haussement d’épaule, il semble d’avis que la tuerie ne va pas tarder à commencer…
L’aboiement d’un pistolet bolter résonna dans la salle de bal, et je plongeai à l’abri d’un sofa bien rembourré, avant même que la part rationnelle de mon esprit n’eut identifié la source du coup de feu. Je ne suis peut-être pas un parangon de vertu, mais j’aime à penser que mon instinct de survie fait plus que compenser les éventuelles faiblesses morales qui pourraient être les miennes.
Donali restait debout, hébété, alors qu’un ouragan de cris et de panique déferlait sur la salle. La moitié des invités se mirent à courir dans toutes les directions tandis que les autres se contentaient de regarder autour d’eux d’un air stupéfait. Des verres de cristal hors de prix étaient piétinés alors que les invités jetaient leurs boissons, dégainaient des épées et qu’un arsenal invraisemblable d’armes de poing faisait son apparition de tous les côtés.
— Trahison ! Hurla l’un des tau, extirpant ce qui ressemblait à une arme à feu des plis de son vêtement. Shui’sassai était au sol, dans une mare de sang violet, et je savais d’expérience qu’il ne se relèverait plus.
Le bolt avait explosé dans sa cage thoracique, éclaboussant les environs immédiats de viscères tau qui, je le notai avec étonnement, étaient de couleur plus sombre que leur équivalent humain ; vraisemblablement en rapport avec la couleur de leur peau, pensais-je[20].
— Kasteen ! J’activai le vox-transmetteur dans mon oreille. Où êtes-vous ?
— À côté de la scène.
Je relevai la tête, observai le fond de la pièce et la repérai, se hissant au côté d’Amberley qui regardait la foule, comme pétrifiée.
— Avez-vous vu d’où venait le coup de feu ?
— Non, elle hésita une fraction de seconde, mon attention était retenue autre part. Je suis désolée commissaire.
— Pas de quoi, dis-je, vous ne pouviez pas savoir que ça allait tourner au champ de bataille.
De fait, cela commençait très inconfortablement à y ressembler. À l’exception de Kasteen et de moi-même, tous ceux qui portaient une arme de cérémonie avaient dégainé dans un réflexe de panique et cherchaient maintenant quelqu’un sur qui l’utiliser. Ce qui signifiait qu’identifier l’assassin serait désormais pratiquement impossible.
— Sales bêtes de gue’la ! Est-ce ainsi que vous répondez à des propositions de paix ? Le tau au pistolet devenait complètement hystérique et faisait de grands gestes avec son arme. Ce n’était plus qu’une question de secondes avant qu’il n’appuie sur la détente ou, plus vraisemblablement, que quelqu’un dans la foule ne l’abatte avant qu’il n’en ait le temps. Dans les deux cas, cela déclencherait un massacre au milieu duquel je souhaitais, de toutes mes forces, ne pas me retrouver.
— Lustig. Jurgen. Nous partons immédiatement. Résistance possible.
— À vos ordres. La voix de Jurgen dans le vox-transmetteur était aussi flegmatique qu’à l’habitude.
— Commissaire ? Celle de Lustig, par contre, laissait transparaître la question qu’il était trop discipliné pour poser. Toutefois, je n’avais pas l’intention de laisser ma garde d’honneur tomber dans une fusillade sans les prévenir. J’avais besoin d’eux si je comptais sortir d’ici vivant.
— L’ambassadeur tau vient d’être assassiné, dis-je.
Immédiatement, je me maudis pour ma stupidité. Le canal n’était pas sécurisé, ce qui voulait dire que chaque poste de réception, des deux côtés, avait sûrement capté mon message. Tant pis, il était trop tard pour s’en soucier désormais. Ma priorité était de sortir de là en un seul morceau. Malheureusement, cela signifiait passer à côté de la délégation tau, qui constituait un puissant aimant pour les projectiles de toutes les têtes brûlées impériales présentes.
Il n’y avait qu’une solution. Avec une bizarre sensation de déjà-vu, je traversai la pièce à grand pas, les mains largement écartées, clairement éloignées de mes armes.
N’oubliez pas qu’une minute à peine s’était écoulée, et la pièce était loin d’être silencieuse. Tout un chacun hurlait à qui mieux mieux, et personne n’écoutait. Les tau babillaient dans leur propre langage. Cela sonnait à mon oreille comme des steaks de grox en train de frire, mais le sens en était manifestement « pose ce truc immédiatement avant de nous faire tous descendre ». Les autres invités hurlaient « pose ça ! », s’adressant aussi bien à lui que les uns aux autres. Je réalisai qu’avec la masse de factions et d’intérêts différents présente dans la pièce, il y aurait un sacré bain de sang à l’instant où quelqu’un presserait la détente. Ce que l’assassin escomptait certainement pour effacer ses traces.
— Colonel ! Avec moi !
Kasteen pourrait au moins couvrir mes arrières. Je la vis glisser au bas de la scène et se frayer un chemin vers moi à travers la foule. Amberley avait déjà disparu, preuve de son intelligence.
— Vous. C’est votre faute ! Le tau pointa la gueule de son pistolet curieusement compact sous le menton de Grice. Le gouverneur sembla perdre encore des couleurs, si cela était possible, et marmonna de manière incohérente.
— C’est ri… ridicule ! Qu’aurais-je à gagner à…
— Mensonges ! Le tau se dégagea des mains de ses amis. La vérité ou tu meurs !
— Cela n’avantage pas le Bien Suprême, dis-je en réminiscence des paroles du kroot. Je ne savais pas précisément ce que cela signifiait, mais j’espérais que cela aurait plus d’impact sur le tau qu’une énième version du « pose ça ou je te flingue » qui ne semblait pas avoir eu jusqu’ici beaucoup d’effet.
Cela fonctionna au-delà de toutes mes espérances. Tous les tau du groupe, y compris le dingue au pistolet, me dévisagèrent avec une expression proche de l’étonnement. Ils sont plus difficiles à déchiffrer que les humains ou les eldars mais, avec de la pratique, on finit par y arriver. Aujourd’hui, je peux détecter même la mieux cachée de leurs demi-vérités.
— Qu’est-ce que c’est que ce charabia ? murmura la voix de Kasteen dans mon vox-récepteur, alors qu’elle émergeait de la foule pour se placer derrière moi. Je notai avec soulagement qu’elle n’avait toujours pas touché à ses armes, ce qui allait rendre la suite plus facile.
— J’en sais foutre rien, répondis-je avant de m’avancer plus près des xenos.
— Que savez-vous du Bien Suprême ? demanda le tau, baissant légèrement son arme, mais sans cesser de menacer Grice. Ses compagnons hésitèrent, presque convaincus qu’ils pouvaient tenter de le désarmer sans risque. Grice n’était manifestement pas de cet avis et suait à plus grosses gouttes que Jurgen en train de mater une tablette de données porno.
— Pas grand-chose, je l’avoue. Mais ajouter d’autres morts à la trahison de ce soir ne sera bon pour personne.
— Vos paroles ont du mérite, officier impérial, dit l’un des autres tau, tout en gardant un œil anxieux sur son camarade au flingue.
— Mon nom est Cain, dis-je, et un murmure de voix me fit écho dans la pièce.
— C’est lui, c’est Ciaphas Cain… Leur réaction sembla sidérer mon nouvel ami.
— Vous êtes bien connu de ces gens ?
— Il semblerait que j’ai acquis une certaine réputation.
— Le commissaire Cain est renommé pour son intégrité, dit une nouvelle voix. Orelius se frayait un chemin à travers la foule, escorté de ses gardes du corps. Sur un signe de lui, ils rengainèrent leurs pistolets bolters.
— C’est la vérité, Donali vint le soutenir, ramenant l’initiative dans le camp de l’Empereur. Vous pouvez avoir confiance dans sa parole.
Ce qui ne plaidait pas en la faveur de sa clairvoyance en tant que diplomate, quand on y pense, mais il ne me connaissait pas aussi bien que moi-même.
— Je suis El’sorath, dit le tau loquace en me tendant la main à la mode humaine. Je la pris, étonné de la trouver plus chaude que je ne m’y attendais ; j’étais probablement influencé par la couleur bleue de sa peau.
— Est-ce que votre ami… ? Je montrai le tau au pistolet.
— El’hassai, m’indiqua obligeamment El’sorath.
— Est-ce que quelqu’un a vu qui a tiré ? demandai-je en adressant la question personnellement à El’hassai, comme si nous avions une conversation tout à fait normale. L’ombre d’un doute sembla le traverser pour la première fois.
— Nous parlions à celui-ci. Le pistolet se pointa vers Grice à nouveau. J’ai entendu Shui’sassai dire « Qu’est-ce que… » Puis le bruit d’un coup de feu. Quand je me suis retourné, il n’y avait personne d’autre. C’est forcément lui.
— Mais vous n’avez pas réellement vu le meurtre, insistai-je. El’hassai secoua la tête, un geste qu’il avait dû apprendre au contact des humains.
— Ca ne pouvait être personne d’autre, insista-t-il.
— Avez-vous vu le gouverneur avec une arme ?
— Il a dû la cacher. Les robes aux ornements surchargés de Grice auraient pu dissimuler n’importe quoi dans leurs replis volumineux, mais j’essayai de m’imaginer cette boule de lard indolente tirer un pistolet, tuer l’ambassadeur puis planquer son arme, le tout en une fraction de seconde. Je dus lutter pour réprimer un sourire.
— Il y a des centaines de personnes dans cette pièce, dis-je calmement, n’est-il pas raisonnable de penser que n’importe qui d’autre puisse être responsable ? Peut-être même un serviteur que vous n’auriez pas remarqué.
— Beaucoup plus vraisemblable, acquiesça El’sorath, tendant la main pour récupérer le pistolet. Après quelques instants, El’hassai capitula et le lui remit. Un soupir de soulagement collectif traversa la pièce.
— Il y aura une enquête, dit Donali. Et le meurtrier sera jugé. Vous avez ma parole.
— Nous sommes conscients de la valeur des promesses impériales, dit El’sorath avec une infime trace de sarcasme, mais nous ferons notre propre enquête.
— Bien sûr… Grice s’épongea le front avec sa manche, tremblant comme une grosse amibe et incapable de recouvrer le moindre semblant de dignité. Nos arbites vous tiendront informés des moindres éléments qu’ils pourront réunir concernant cette affaire.
— Nous n’en attendons pas moins de vous, dit El’sorath.
— Nous sommes en position, commissaire, dit Lustig dans mon oreille. Kasteen et moi échangeâmes un regard.
— Quelle est la situation dehors ? demanda-t-elle à mi-voix.
— Panique et confusion, m’dame. Et on dirait que ça bouge en ville.
— Peut-être voulez-vous regagner vos quartiers, suggéra Donali à El’sorath, inconscient des messages que nous avions échangé, mon chauffeur…
— Ne fera pas cinquante mètres après les grilles, coupa Kasteen.
Je changeai de fréquence pour le réseau tactique, comme elle l’avait sans aucun doute déjà fait, et j’entendis un brouhaha confus de voix. Des unités des FDP se mobilisaient en renfort des escouades anti-émeute de l’Arbites et l’agitation se répandait dans la ville comme du beurre dans une poêle.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ? Grice frissonna, cherchant autour de lui un larbin à blâmer. Les troupes de sécurité du palais étaient enfin en train de se déployer, couvrant les sorties. Avec leurs armures de cérémonie dorées, incapables d’arrêter un caillou lancé un peu fort, et leurs antiques fusils laser aux canons ridiculement longs (que je n’avais vu jusqu’ici que dans les musées, et qui n’avaient probablement pas tiré lors des deux derniers millénaires), je n’attendais pas grande aide de leur part s’ils étaient vraiment amenés à défendre la place.
— Des émeutes se sont déclenchées dans toute la cité, Votre Excellence. Kasteen semblait presque joyeuse de lui annoncer de si terribles nouvelles. Des groupes attaquent les postes de l’Arbites et les casernes des FDP en accusant l’Imperium du meurtre de l’ambassadeur.
— Comment peuvent-ils savoir… ? Grice fulminait. La nouvelle n’a pas encore pu se répandre.
Pendant un instant je me demandais si ma communication intempestive à Lustig pouvait en être la cause, puis mon bon sens reprit le dessus. Même si quelqu’un l’avait effectivement entendue, il était trop tôt pour que l’information ait pu se répandre. Il n’y avait qu’une explication possible.
— Une conspiration, dis-je, le meurtrier a des complices qui ont répandu la nouvelle avant même qu’il ne frappe. Le but n’est pas seulement de faire échouer les négociations, mais aussi de déclencher une révolte générale.
— Encore des mensonges. El’hassai s’était tenu tranquille pendant les dernières minutes, fixant le corps de l’ambassadeur comme s’il s’attendait à le voir se relever et nous donner les réponses à nos questions.
— Vous croyez vraiment que nous l’aurions sacrifié juste pour prendre le pouvoir ?
— Je ne crois rien, dis-je précautionneusement, je ne suis qu’un soldat. Mais il y a quelqu’un derrière tout ça, l’Empereur seul sait pourquoi. S’il ne s’agit pas des vôtres, alors c’est peut-être une faction impériale qui essaye de griller vos partisans sur cette planète.
— Mais qui ferait une chose pareille ? bredouilla Grice. Je lançai un regard à Orelius, mes soupçons à son sujet revenant au grand galop. L’Inquisition était certainement suffisamment dénuée de scrupules pour cela, et elle avait les moyens de le faire.
— C’est à des gens plus sages que moi de le déterminer.
Et pendant un instant, les yeux perçants du libre-marchand se fixèrent sur moi.
— Notre premier souci est la sécurité de votre délégation, insista Donali, pouvez-vous faire venir une navette jusqu’ici ?
— Nous pouvons essayer. El’sorath au moins restait maître de la situation. Il sortit une sorte de vox-transmetteur des plis de sa robe et siffla et grogna un message. Quelle que fût la réponse, elle sembla le satisfaire et calmer les autres. Même El’hassai sembla un peu moins nerveux.
— Un aérocar a été envoyé, dit-il en rangeant son appareil, il sera là d’ici peu.
— En attendant, mes gardes assureront votre sécurité personnelle, dit Grice en s’avançant un peu. Les tau semblèrent assez dubitatifs.
— Ils se sont trouvés remarquablement incapables d’assurer celle d’Oran Shui’sassai.
El’sorath pointa vaguement le cadavre du doigt. Grice rougît sous la remarque.
— Si quelqu’un a une meilleure suggestion, je serais ravi de l’entendre, dit-il en agrippant un grand verre d’amasec sur le plateau d’un des serviteurs qui continuaient à parcourir la salle sans relâche, imperméables à l’agitation générale.
— Je pense que le commissaire est accompagné d’une garde d’honneur, dit Orelius, un homme de sa réputation peut certainement se voir confier une telle tâche.
Merci bien, pensai-je. Mais avec ma réputation en jeu, je ne pouvais que grommeler quelque chose au sujet d’un honneur que je ne méritais pas. Ce qui était parfaitement vrai dans le fond.
Donali et les tau trouvèrent l’idée excellente et je me retrouvai à guider ma petite troupe de xenos et de diplomates à travers le hall, puis dehors. Lustig et les autres accoururent à notre rencontre, fusil laser au poing, et prirent position autour de nous.
— Soyez sur vos gardes ! les prévint Kasteen. L’assassin court toujours. Ne faites confiance à personne à part nous.
— Et surtout pas aux diplomates, ajoutai-je. Donali me lança un regard ulcéré et je lui souris pour faire passer ma remarque pour une plaisanterie.
— Je n’aime pas cet endroit, dis-je calmement à Kasteen, c’est beaucoup trop exposé. Elle acquiesça de la tête.
— Qu’est-ce que vous proposez ?
— Il y a un massif là-bas, on y sera à couvert.
J’indiquai la direction du doigt, tout en bénissant la paranoïa instinctive qui m’avait fait mémoriser les positions de repli possibles lors de notre arrivée.
Cela nous mettrait également à l’écart des innombrables projecteurs entourant le palais, des yeux trop curieux et des équipements de surveillance.
Nous fîmes mouvement en toute hâte, les soldats au pas de charge et les tau suivant avec une aisance remarquable. Donali semblait rencontrer plus de difficulté à suivre, mais il se débrouilla pour discuter avec El’sorath pendant tout le trajet, passant de platitudes en haut gothique au langage sibilant des tau pour ce que j’imaginais être des sujets trop confidentiels pour nos oreilles militaires.
J’aurais de toute façon eu bien du mal à suivre leur conversation, même si je l’avais comprise. Le trafic vox sur la ligne tactique devenait de plus en plus chargé, indiquant une rapide détérioration de la situation.
— Le gouverneur a décrété la loi martiale.
Je transmis l’information à Donali, qui la reçut avec un flegme remarquable, détruisant seulement deux parterres à coups de pied, avant d’être capable de me répondre.
— C’est bien de lui. L’abruti !
— J’en conclus que vous ne croyez pas à l’efficacité potentielle de cette mesure, commentai-je abruptement.
— C’est à peu près aussi efficace que d’éteindre un incendie avec du prométhium, dit-il.
Même moi, je pouvais comprendre cette logique. Les émeutes en elles-mêmes étaient déjà inquiétantes, mais lâcher dans les rues des milliers de soldats des FDP du style de ceux que j’avais rencontrés à l’Aile d’Aigle, n’attendant qu’une excuse pour déclencher la bagarre, c’était chercher les ennuis. Et si certains d’entre eux étaient en secret des sympathisants des xenos, alors là…
— Tant qu’aucun bourrin des FDP n’aura la brillante idée d’attaquer les tau… Je commençai ma phrase, puis m’interrompis, incapable de formuler une pensée aussi effrayante. Imaginer les tau forcés de se défendre avec toute la puissance du matériel de guerre que Divas m’avait décrit avec tant d’enthousiasme, était proprement horrifiant, parce que si on en arrivait là, j’étais prêt à parier à cent contre un que nous serions mobilisés pour les arrêter. Et malgré mon inclination naturelle pour rester aussi éloigné que possible du danger, je n’étais pas absolument certain que nous en serions capables.
— Notre enclave est entourée par des citoyens agités, annonça El’sorath après un bref et incompréhensible conciliabule dans son propre système de vox-transmission, mais les hostilités ouvertes n’ont pas commencé.
Et bien, l’Empereur soit loué pour le peu qu’il nous donne, pensai-je, et je rejoignis Kasteen qui continuait à suivre les échanges sur le réseau tactique.
— Une bande d’émeutiers se dirige de ce côté, dit-elle, ainsi qu’un peloton de FDP avec pour ordre de sécuriser le palais. Quand ils vont se rencontrer, ça va saigner.
J’écoutai le trafic vox pendant un moment, essayant de rapprocher les localisations des troubles avec ma représentation mentale, encore imparfaite, de la cité. Si je ne me trompais pas, nous avions à peine dix minutes avant que le carnage ne commence.
— On va faire en sorte d’être ailleurs à ce moment-là. Dès que nos petits copains bleus sont en l’air, on y va !
— Commissaire ? Kasteen me regardait d’un air interrogatif, ne devrions-nous pas rester ici pour aider ?
Aider une bande de lopettes en armures plaquées or à tenir une position indéfendable contre une foule d’enragés sanguinaires ? Et puis quoi encore ? Mais il allait me falloir l’exprimer avec un peu plus de tact.
— J’apprécie cette opinion, colonel. Mais il me semble que cela serait politiquement maladroit. À moins que je ne me trompe sur l’état de la situation bien sûr !
Je me tournai vers Donali en quête de soutien, soudainement reconnaissant qu’il nous ait suivis jusque-là.
— Je ne pense pas que vous vous trompiez, dit-il, clairement déçu de devoir me donner raison. Pour le moment, il s’agit encore d’une affaire interne gravalaxienne.
Dans sa position, je n’aurais pas été particulièrement heureux non plus de voir les seuls soldats compétents des environs quitter les lieux.
— Alors que si nous nous en mêlons, nous risquons d’obliger l’ensemble de la Garde à s’impliquer, ce qui pourrait avoir des conséquences aussi désastreuses qu’une incursion tau.
— Je vois. Le visage de Kasteen se décomposa, et je compris alors à quel point elle avait espéré une chance de prouver sa valeur et celle de son régiment. Je lui souris pour lui remonter le moral.
— Haut les cœurs, colonel. La galaxie est pleine d’ennemis de l’Empereur et je suis sûr que vous en trouverez de plus gratifiants qu’une populace armée de cailloux.
— Vous avez raison, dit-elle, sans perdre tout à fait son air déçu.
Ma foi, elle s’en remettrait. Je changeai à nouveau de canal.
— Jurgen, venez immédiatement. Nous allons devoir partir de toute urgence.
— Je suis en route, monsieur.
Un grondement de moteur le précédait, l’énorme véhicule militaire traçant dans la pelouse immaculée deux tranchées parallèles qui allaient demander plusieurs générations de jardinier pour disparaître. Il s’arrêta près de nous en dérapant, avec son dédain habituel pour l’usage conventionnel de la boîte de vitesse ou des freins.
— Bien ! Je fis un signe de la main à mon malodorant assistant qui ouvrit la porte en grand mais laissa le moteur tourner. Le temps commençait à presser. Lustig avait déployé ses soldats en éventail selon un schéma digne du manuel, utilisant au mieux les couverts disponibles, et je m’aperçus que ses deux équipes se couvraient mutuellement, juste comme Kasteen l’avait prévu. Ils semblaient compétents et disciplinés, sans aucune trace de la vieille rancœur qui, je l’avais craint, risquait de ressurgir lors de leur baptême du feu.
Certes, il leur restait l’épreuve suprême, mais nous étions déjà bien au-delà d’un exercice et ils répondaient parfaitement. Je commençai à reprendre confiance dans mes chances de rejoindre la base en un seul morceau en me cachant derrière eux.
— Écoutez ! Kasteen pencha la tête. Je m’efforçai d’écouter malgré le grondement du moteur au ralenti de notre véhicule, mais je n’entendis rien pendant un instant ; puis, je distinguai le chuintement léger d’un antigrav qui approchait à grande vitesse. Le souffle de ses turbines était très différent du rugissement puissant d’un speeder de l’Astartes ou du feulement d’une motojet eldar. C’était la première fois que j’étais personnellement confronté à la technosorcellerie tau et je trouvais son efficacité discrète assez démoralisante.
— Là ! Donali suivit du doigt les formes incurvées du fuselage métallique alors qu’il nous survolait et pivotait pour s’aligner sur les phares de notre camion. Je murmurai une prière de remerciement discrète à l’Empereur, quoique convaincu qu’il n’écoutait pas, et me tournai vers El’sorath.
— Faites-les atterrir, dis-je, tout en regardant les hommes de Lustig se redéployer avec rapidité pour couvrir l’étendue de pelouse derrière nous. Le périmètre a l’air sûr.
Un jour, il faudra que j’apprenne à ne plus dire des choses comme ça : le diplomate tau s’apprêtait à donner l’ordre, lorsqu’une traînée lumineuse s’éleva de la rue derrière le mur d’enceinte.
— Par l’Empereur ! s’exclama Kasteen, et je crachai une expression considérablement moins polie. J’arrachai la boîte plastique des mains d’un El’sorath interloqué.
— Tirez-vous ! Hurlai-je, sans même savoir si le pilote parlait le gothique. En quelques secondes, cette question était devenue académique de toute façon. Le missile frappa le dessous du véhicule, perçant sans peine la fine carlingue métallique, et explosa dans une boule de feu orangée. Des débris enflammés s’écrasèrent autour de nous mais l’épave de l’aérocar continua sur sa lancée et s’écrasa contre une aile du palais, détruisant le mur. Une seconde explosion, probablement due au carburant ou aux cellules énergétiques, eut lieu au moment de l’impact. La violence de la déflagration nous fit trébucher comme si nous avions été heurtés physiquement et je passai quelques instants à cligner des yeux pour chasser l’image résiduelle de mes rétines.
— Que s’est-il passé ? Donali regardait avec stupéfaction des gens sortir en hurlant des restes du palais.
— Encore une traîtrise gue’la ! hurla El’hassai, pivotant vers nous comme persuadé que nous allions nous retourner contre eux d’un instant à l’autre. Pour dire la vérité, c’était de plus en plus tentant à chaque fois qu’il ouvrait la bouche, mais cela n’allait pas contribuer à sauver ma peau. Ma meilleure chance d’atteindre cet objectif était de garder Donali et les xenos de mon côté.
— J’aurais tendance à être d’accord, dis-je, et l’étonnement lui cloua le bec, il semblerait bien que notre assassin ait des complices dans les FDP.
— Comment pouvez-vous en être sûr ? demanda Donali, manifestement peu enclin à me suivre sur ce terrain.
— C’était un missile antichar, expliqua Kasteen, nous sommes la seule unité de la Garde dans la cité et nous ne l’avons pas tiré. Qu’est-ce qu’il reste ?
Ma foi, bien trop de possibilités à mon goût, mais ce n’était pas le moment d’en discuter. Je m’introduisis sur le réseau tactique en utilisant mon code d’accès de commissaire.
— Missile antichar tiré aux alentours du palais. Qui est responsable ?
— Désolé commissaire, information non disponible.
— Et bien cherchez ! Et faites fusiller ce fumier de crétin !
Je me rendis compte que ma voix était montée d’un ton. Kasteen, Donali et le petit groupe de tau me regardaient fixement, leurs visages colorés de jaune par les flammes du palais.
— Non, attendez, corrigeai-je, au soulagement audible de l’opérateur vox invisible. Faîtes arrêter tous les membres de cette escouade et mettez-les au chaud pour interrogatoire.
Je répondis à l’expression interrogative de Donali.
— Nous ne savons pas s’il s’agit d’un acte de panique, d’une attaque délibérée sur les tau survivants ou de stupidité aggravée, expliquai-je, mais si c’était une tentative pour terminer le boulot de l’assassin, cela pourrait nous mener aux conspirateurs.
— Si vous êtes capable d’identifier les assaillants… El’sorath approuva de la tête et je trouvai ce geste typiquement humain déstabilisant.
— S’il s’agit d’une conspiration, ils auront couvert leurs traces, prédit Donali d’un air sombre, mais je suppose que cela vaut le coup d’essayer.
— Ce que je ne comprends pas, dit Kasteen en fronçant les sourcils, c’est pourquoi ils n’ont pas attendu que l’aéro redécolle. S’ils voulaient la mort de tous les tau, c’était idiot de l’abattre avant qu’il n’atterrisse.
— Non colonel. C’est exactement ce qu’ils voulaient.
La compréhension soudaine me frappa comme un coup à l’estomac. Un des bons points de la paranoïa est que vous arrivez à voir des relations de cause à effet que personne d’autre n’arrive à discerner.
— Tuer l’ambassadeur était censé les faire fuir. La foule dans les rues a pour but de les bloquer ici sans possibilité de s’échapper. Tout ça pour ne leur laisser qu’une seule option…
— Appeler leur force militaire pour les exfiltrer.
Elle approuva de la tête, suivant ma chaîne de raisonnement. Donali se chargea de mettre en place le dernier maillon.
— Ce qui les amènerait en opposition ouverte avec les forces impériales. Exactement ce qui ne doit pas arriver si nous voulons éviter un conflit à grande échelle sur cette misérable boule de poussière.
— Alors nous devons mourir, dit El’sorath aussi calmement que s’il nous avait proposé une ballade dans le parc, le Bien Suprême l’exige.
Ses compagnons avaient l’air grave, mais aucun ne protesta.
— Non ! Donali, lui, protestait. Il n’allait pas laisser un quelconque petit martyr bleu sous sa garde se sacrifier. Il exige que vous viviez afin que nous puissions poursuivre les négociations en toute confiance.
— Cela serait éminemment préférable…, dit El’sorath.
Je commençai à suspecter que les tau avaient un certain sens de l’humour.
— Mais je ne vois aucun moyen d’atteindre cet objectif, aussi désirable soit-il.
— Colonel ! Commissaire ! Donali se tourna vers Kasteen et moi. Une sensation aussi brutale que désagréable dans mes tripes m’avertit de ce qui allait arriver.
— Vous avez un véhicule et une escouade de soldats. Pouvez-vous essayer de ramener ces gens chez eux ? Pendant un instant, je peinai à rapprocher « ces gens » des xenos tau. Je suppose que l’entraînement de diplomate de Donali l’amenait à penser un peu différemment de nous[21], mais malgré tous mes efforts, je me trouvai incapable de trouver une excuse pour refuser.
— Pas seulement pour sauver cette planète. Pour l’Empereur lui-même.
Ma foi, j’avais usé et abusé de cette ficelle-là assez souvent pour apprécier l’ironie de la situation, mais c’était un appel auquel je ne pouvais pas tourner le dos sans sacrifier ma réputation chèrement acquise (bien que je sois le premier à la reconnaître sans fondement, elle m’a rendu suffisamment de services pour que je ne la laisse pas tomber sans de très bonnes raisons.)
Par ailleurs, aussi malsain que tenter de traverser une cité en flamme avec un camion plein de xenos puisse paraître, rester ici et se retrouver pris dans le feu croisé des émeutiers et des éléments des FDP me semblait cent fois pire. J’arborai mon plus beau sourire héroïque et hochai la tête.
— Bien sûr. Vous pouvez compter sur nous.