VI.

D’autres façons de voir
des vérités admises

18. Une guerre des visions du monde

Nous sommes tous atteints de la nostalgie du « bon vieux temps », même si ce genre d’époque n’a jamais existé en dehors de nos rêveries. Cette façon de regretter le temps jadis est peut-être universelle, mais son mode d’expression varie en fonction des sociétés et des classes. Nous connaissons tous les stéréotypes en question. Le plébéien Pete aimerait tant pouvoir encore fumer, boire et manger de la viande rouge sans se soucier, tandis que le patricien Percival se lamente de ne plus pouvoir trouver de nos jours du personnel de service digne de confiance.

Les attitudes et opinions toutes faites exprimées dans les stéréotypes comportent des exagérations, bien sûr, mais elles recouvrent souvent une parcelle de vérité, en laissant apparaître une certaine vision du monde. Voyez, par exemple, cette phrase extraite d’un livre publié en 1906 par un vrai patricien, Percival : « Les derniers servent les premiers tout le temps de façon automatique, et sans manifester d’arrogante indépendance, à l’image de nos domestiques. » On ne pouvait pas faire plus patricien que Percival Lowell, frère du président de l’université Harvard, A. Lawrence Lowell, ainsi que de la poétesse Amy Lowell, et rejeton de la grande famille de Boston à laquelle fait allusion la célèbre chansonnette :

Et voici la bonne vieille ville de Boston
Le pays du haricot et de la morue,
Où les Lowell parlent aux Cabot,
Et les Cabot seulement à Dieu.

En science, comme dans beaucoup d’autres activités humaines, il n’est pas besoin d’être riche pour réussir ; mais, bon sang, ça ne fait sûrement pas de mal de l’être ! Charles Darwin hérita d’une fortune considérable, puis l’accrut par des investissements judicieux. Il fut parfaitement conscient de l’avantage que cela représentait, principalement en terme de temps et de liberté. Il écrivit dans son autobiographie : « J’ai bénéficié d’une très grande disponibilité, n’ayant pas eu à gagner mon pain. » À l’inverse, Alfred Russel Wallace, le codécouvreur de la sélection naturelle, n’avait pas d’argent quand il était jeune et commença par exercer le métier d’instituteur, puis vécut toujours frugalement en tirant parti de ses talents d’auteur et de collectionneur d’échantillons d’histoire naturelle. Il égalait probablement Darwin par l’intelligence, mais n’a jamais eu le temps de se consacrer de façon suivie à des travaux théoriques et expérimentaux.

Percival Lowell (1855-1916) a passé ses années de jeunesse à voyager, réalisant plusieurs grands périples en Asie, ce qui l’a conduit à écrire des livres aux titres évocateurs : The Soul of the Far East (« L’âme de l’Extrême-Orient ») et Occult Japan (« Le Japon secret »). Il décida ensuite de consacrer sa vie à l’astronomie, et commença par un suprême coup d’éclat en faisant construire (avec beaucoup de dollars) un observatoire privé à Flagstaff, dans l’Arizona. Il y fit beaucoup de bon travail, et notamment prédit qu’une planète devait exister au-delà de Neptune : elle fut finalement découverte dans son observatoire par Clyde Tombaugh, et appelée Pluton, en 1930.

Mais le bon travail de toute une vie peut être oublié par la postérité à la suite d’une erreur impardonnable. Un tel destin semble particulièrement injuste lorsqu’un moment de relâchement fort compréhensible conduit à gommer toute une belle carrière (ce fut le cas de Bill Buckner lorsqu’il n’a pas réagi alors que les circonstances l’exigeaient, ou celui de Pee Wee Herman et de son comportement légèrement discutable100). Mais lorsqu’une erreur représente une idée fixe, incessamment répétée tout au long d’une carrière et dans de nombreux ouvrages, alors on peut dire que son auteur a construit son propre cercueil. Du moins, Percival Lowell a chuté devant un grand adversaire, le dieu de la Guerre lui-même : la planète Mars.

À la fin des années 1870, l’astronome italien Schiaparelli avait décrit à la surface de Mars un réseau de longs traits rectilignes et étroits qu’il avait appelés canali, ce qui signifie « chenal » en italien (autrement dit « rigole », ce terme évitant de se prononcer sur le point de savoir si ce réseau était issu d’un processus naturel ou s’il avait été construit), et non pas « canal » (terme qui suppose une construction par des êtres conscients). Lowell fut comme envoûté par ce phénomène, qui n’avait en fait pas de réalité, et passa le reste de sa carrière à essayer de toujours mieux interpréter et cartographier « ces lignes qui s’étendent tout droit sur des milliers de kilomètres, sur des distances parfois aussi grandes que celle figurant entre Londres et Bombay, et en tout cas au moins comme celle qui sépare Boston de San Francisco » (toutes les citations viennent du livre majeur de Lowell sur ce sujet : Mars and its Canals [« Mars et ses canaux »], 1906).

Lowell a finalement estimé que les lignes en question devaient être de vrais canaux, et il en a élaboré une interprétation toujours plus fouillée et impressionnante. Il a regardé Mars comme une planète qui avait jadis été verdoyante, mais était maintenant asséchée, les calottes glaciaires des pôles représentant les seules régions où étaient encore accumulées des quantités importantes d’eau. Les canaux, déclara-t-il, devaient représenter un système d’irrigation planétaire, qui avait été construit par des êtres supérieurs (ou du moins hautement coopératifs), lors d’une tentative de dernier recours pour amener les eaux de fonte des glaces polaires jusqu’aux régions où ils vivaient, situées plus près de l’équateur et qui manquaient d’eau.

Figure 34

Comme je l’ai souvent souligné dans mes essais, étudier les erreurs est un moyen particulièrement fructueux d’essayer de comprendre la façon dont procède la pensée humaine. La vérité se contente d’être, tandis que l’erreur a nécessairement des raisons. Si Mars avait eu des canaux, on aurait pu considérer Lowell comme un bon observateur. Mais, en fait, dans ce cas, une personne qui aurait photographié la « planète rouge » à la manière d’un robot, c’est-à-dire sans réfléchir et sans motivation, aurait même pu faire de meilleures observations que lui. Cependant, puisqu’il n’y a pas de canaux sur Mars, il nous faut nous demander comment Lowell a pu s’abuser lui-même à ce point, car l’explication fera sûrement apparaître des raisons et des motivations intéressantes. Dans le présent essai, je ne vais pas chercher à montrer de quelle façon Lowell en est arrivé à estimer qu’il existait des canaux sur Mars, mais je vais plutôt me concentrer sur la logique de l’argumentation qui l’a conduit à interpréter ces structures supposées comme les produits d’une civilisation avancée. J’ai choisi cette approche parce que l’erreur fondamentale de Lowell persiste de nos jours, représentant l’obstacle majeur à une bonne compréhension de l’évolution en général, et de plusieurs problèmes clés en matière de spéculations sur la vie extraterrestre. De façon plus immédiate, cette même erreur sous-tend l’interprétation erronée qui a couru dans le public, en août 1996, à l’annonce de la découverte de traces fossiles sur une météorite en provenance de Mars, prouvant, semble-t-il, qu’une vie aurait existé dans le passé sur cette planète.

Dans son ouvrage fondamental, Lowell commence son argumentation en déclarant, à tort, qu’il existe une végétation abondante sur Mars : il l’avait déduite de l’observation de changements de coloration prétendument saisonniers sur de vastes étendues de la surface martienne. Lowell considérait « l’existence de végétaux sur cette planète comme la seule explication possible des traces sombres que l’on peut y voir : celles-ci sont remarquables non seulement par leur apparence à un moment donné, mais aussi par les changements qu’elles subissent à chaque saison successive de l’année martienne ».

Les réflexions de Lowell qui viennent ensuite l’ont conduit à la remarque sur les serviteurs citée au début de cet essai. Dans ce passage, l’astronome soutient que l’existence d’une flore abondante amène à supposer également la présence d’une faune d’animaux complexes :

Cette conclusion est importante par les perspectives qu’elle ouvre. Car la certitude qu’une vie végétale existe sur Mars conduit à envisager une étape supplémentaire. […] Cela nous incite à considérer comme probable la présence là-bas d’une vie d’un genre plus attrayant et plus élevé, et cela non pas sur la base d’une vague analogie, mais avec la précision d’une déduction spécifique. Car la présence d’une flore est en elle-même une raison forte de soupçonner celle d’une faune.

Lowell énumère ensuite tous les exemples bien connus d’interdépendance entre les plantes et les animaux, comme la pollinisation et la « préparation » du sol par les vers de terre. Mais il ne semble comprendre à aucun moment que les cas d’interactions entre plantes et animaux qui sont apparus par évolution sur une planète comme la Terre, à un moment où les animaux existaient déjà, ne signifient pas que ce type de lien soit nécessaire et universel. On peut très bien imaginer que les plantes apparaissent sans que les animaux suivent obligatoirement. (La phrase de Lowell, citée dans l’introduction de cet essai, sur l’absence d’arrogance des serviteurs s’inscrit dans une parabole destinée à stigmatiser métaphoriquement l’attitude, selon lui, hautaine des animaux, qui, dans cette image, sont tellement imbus de leur supériorité qu’ils ne voient même pas qu’ils rendent service aux plantes en retour pour celui, bien connu, que réalisent ces dernières.)

Ayant établi (à sa grande satisfaction) que des animaux doivent habiter Mars, Lowell pose ensuite la question de savoir quel niveau de complexité ces animaux ont pu atteindre, ne doutant pas un instant que la vie, une fois lancée, doive nécessairement évoluer vers des niveaux de plus en plus élevés : « À partir du moment où elle a commencé, écrit Lowell, la vie, comme le montre la paléontologie, se développe le long de deux voies parallèles, celle de la flore et celle de la faune, gagnant en complexité au fur et à mesure que passe le temps. »

L’astronome estime que le mécanisme impulsant le progrès évolutif réside dans les besoins d’adaptation imposés par une planète en cours de refroidissement. Lorsque cette dernière est jeune et bénéficie d’un climat chaud, ce sont les formes les plus simples qui prospèrent dans le contexte de l’abondance tropicale. Mais le progrès du refroidissement requiert une plus grande complexité des formes vivantes afin de résister à des conditions de vie de plus en plus difficiles. Quand le chemin devient rude, dit l’adage, ce sont les rudes que l’on voit y cheminer :

La vie commence dès que la tendance séculaire au refroidissement conduit la vapeur d’eau à se condenser à l’état liquide ; les chromacées et les confervacées [plantes et animaux unicellulaires, dans la terminologie de l’époque de Lowell] viennent à l’existence à une température chaude, encore proche du point d’ébullition. Puis, avec l’abaissement de la température, viennent les algues et les rhizopodes, puis les plantes terrestres et les vertébrés à poumons. Main dans la main, la flore et la faune progressent vers des niveaux de perfection plus complexes, la vie s’élevant de niveau, à mesure que la température décroît.

Mars, étant située à une plus grande distance du Soleil que la Terre, et de plus petite taille qu’elle, a poussé le refroidissement plus loin que notre planète. La vie animale martienne a donc dû atteindre un niveau plus avancé qu’Homo sapiens. Car, en dépit de toutes nos richesses et de toute notre technologie, qu’avons-nous construit qu’un observateur martien doté d’un télescope pourrait reconnaître comme le produit d’une forme de vie évoluée ? la Grande Muraille de Chine ? nos plus grandes villes ? Rien, en tout cas, qui soit de dimension comparable aux canaux martiens :

Il n’est pas vrai que ce résultat [l’évolution vers plus de complexité] n’a été obtenu que sur la Terre, en raison de circonstances particulières propres à celle-ci. Il s’agit d’une phase inévitable dans l’évolution des organismes. Dès lors que ceux-ci développent un cerveau, ils deviennent capables d’affronter des conditions adverses ; et en surmontant les difficultés plus prononcées de l’environnement, ils arrivent non seulement à survivre, mais aussi à se répandre. Témoignant de ce fait, leur environnement va se trouver de plus en plus modifié dans son aspect. Sur la Terre, bien que nous tirions orgueil de notre intelligence, notre progression ne nous a pas encore éloignés beaucoup de ce niveau modeste qui ne laisse aucune trace de lui-même.

En ce qui concerne la « planète rouge », la sévérité croissante de l’environnement martien conduit à penser que l’évolution de la vie a dû y faire apparaître des êtres dotés de hautes capacités mentales.

Dans un monde vieillissant où les conditions de vie sont devenues de plus en plus difficiles, des aptitudes mentales ont dû apparaître et se développer de plus en plus chez certains êtres vivants, afin qu’ils puissent survivre. On doit donc s’attendre à ce qu’une vie hautement intelligente se soit manifestée sur Mars.

Pour résumer, Lowell a donc établi la série d’hypothèses et de déductions suivantes : Mars possède une végétation ; l’existence de plantes laisse penser que des animaux sont également présents ; la vie végétale aussi bien qu’animale doit nécessairement progresser vers une plus grande complexité ; le refroidissement de la planète et la sévérité croissante des conditions d’environnement favorisent le progrès évolutif ; Mars s’est refroidi davantage que la Terre ; des êtres plus évolués que Homo sapiens doivent donc habiter Mars. Tout cela, considéré globalement, indiquait à l’évidence que les canaux supposés devaient être interprétés comme des artifices technologiques ayant pour but de gérer les ressources en eau de la planète, en voie d’appauvrissement par suite du refroidissement et de l’assèchement de cette dernière.

Les canali de Schiaparelli devaient réellement représenter ce que sa traduction anglaise suggérait : de vrais canaux à l’échelle planétaire, construits par des êtres supérieurs afin d’exploiter les seules ressources en eau disponibles :

La pénurie d’eau est le facteur qui permet de comprendre leur raison d’être. […] Pour autant que nous puissions l’observer, les seules ressources en eau disponibles sont celles qui proviennent de la fonte tous les six mois de l’une ou de l’autre des deux calottes glaciaires [polaires] constituées par la neige accumulée l’hiver précédent. Il n’y a pas d’autre source hydrique, si ce n’est l’humidité pouvant être présente dans l’air ; mais aucun organisme ne peut vivre sans eau. Or, lorsqu’une planète vieillit, elle perd ses océans […] et graduellement la totalité de ses ressources en eau. La vie à sa surface est confrontée à une pénurie croissante […]. [Les canaux constituent], donc, un système dont l’utilité et l’objectif sont de tirer parti des calottes polaires qui libèrent leur eau tous les six mois, puis de distribuer celle-ci à la surface de la planète. […] Étant donné, donc, que ce système de canaux réticulaire se présente comme une entité complexe embrassant toute la planète, allant d’un pôle à l’autre, nous avons là non seulement une preuve illustrant la conscience planétaire de ses constructeurs, mais aussi une indication très convaincante suggérant que seul un besoin fondamental tel que l’eau a pu être à son origine.

Il faut admirer, nous invite Lowell, non seulement l’intelligence supérieure qui a pu construire un tel système, mais aussi les qualités morales élevées de ces êtres qui ont été capables de coopérer à l’échelle planétaire (ce que nous autres, Terriens, arrivons difficilement à faire, semble-t-il) ! « En conclusion, ce qui saute aux yeux est le caractère nécessairement intelligent et non belliqueux de la société qui a pu ainsi agir de façon unitaire sur l’ensemble de sa planète. »

La civilisation martienne est peut-être condamnée, en dépit de sa grandiose tentative planétaire de parer au désastre. Mais du moins son exemple peut nous inspirer du courage et du réconfort, dans la mesure où il nous indique quelle sorte de stades évolutifs supérieurs nous attendent dans l’avenir sur la Terre (bien que nous puissions espérer un destin différent) :

L’une des choses qui rend l’étude de Mars d’un intérêt exceptionnel pour l’homme est qu’elle permet de prévoir le cours que va prendre l’évolution terrestre. Sur la base de notre propre monde, nous n’avons été capables d’étudier que notre présent et notre passé. Grâce à l’exemple de Mars, nous sommes en mesure d’entrevoir, pour ainsi dire, notre avenir. Aussi différente qu’ait été sans aucun doute l’évolution de la vie sur les deux planètes, l’une aide à comprendre l’autre, même imparfaitement.

La théorie chimérique de Lowell déclencha, dans le monde entier, une vague d’intérêt et de commentaires, ces derniers étant pour la plupart négatifs (cependant, la preuve de la non-existence des canaux martiens n’a été établie de façon certaine que le jour où les satellites Mariner ont photographié la surface martienne de très près, dans les années 1960. Je me rappelle parfaitement quel « appât » journalistique représentait encore à cette époque la vieille théorie de Lowell ; la presse de vulgarisation présenta largement l’expédition des Mariner comme une mission visant à vérifier si oui ou non les « canaux » existaient. Comme beaucoup de jeunes gens passionnés par l’espace, à cette époque, je fus désappointé, mais pas du tout surpris, par le résultat négatif fourni par les sondes !)

Alfred Russel Wallace était encore vivant et en activité lorsque Lowell publia son livre sur les canaux martiens – et il maniait toujours sa plume pour gagner sa vie. (Darwin et ses amis, poussés en partie par la mauvaise conscience d’avoir eu, quant à eux, la chance d’hériter d’une grosse fortune, lui avaient fait procurer une pension annuelle du gouvernement, mais celle-ci ne suffisait pas à lui permettre de poursuivre les recherches qu’il voulait, sans souci financier.) Wallace, qui s’intéressait depuis longtemps à la question de savoir s’il pouvait exister une vie extraterrestre, et qui avait mis au point sa propre thèse personnelle et très particulière pour affirmer que l’homme sur la Terre était, dans tout l’univers, le seul exemple d’intelligence supérieure incarnée dans un corps, écrivit un livre entier pour réfuter la théorie des canaux de Lowell (Is Mars Habitable ? [« Mars est-elle habitable ? »], 1907).

Wallace accepta, à tort, l’existence des canaux et essaya d’en fournir une explication purement physique, en disant qu’il s’agissait de crevasses « produites par les mouvements de contraction d’une croûte externe en cours de refroidissement, sur un noyau interne déjà froid, et, donc, ne se contractant pas ». Néanmoins, il présenta une critique accablante de l’interprétation biologique de Lowell :

La grande caractéristique de Mars, qui, à elle seule, a conduit monsieur Lowell à penser qu’elle devait être habitée par une race d’êtres extrêmement intelligents […] est l’existence de ce que l’on a appelé des « canaux » : ils sont rectilignes, extrêmement longs, très nombreux, et répandus sur la totalité de la surface de la planète, d’une calotte polaire à l’autre. L’immensité même de ce système et le fait qu’il n’ait cessé de croître et de s’étendre durant ses quinze années d’observations assidues ont complètement obnubilé son esprit, au point que, après un très rapide examen d’autres explications possibles, il a déclaré qu’ils devaient être « non naturels, » autrement dit, qu’ils avaient été élaborés artificiellement, ce qui demandait l’existence d’êtres hautement intelligents les ayant conçus et construits. Cette idée a imprégné ou commandé tout ce qu’il a écrit désormais sur le sujet. Les innombrables difficultés que cela soulève ont été soit ignorées, soit écartées sur la base d’indices les plus faibles. Par exemple, il n’a jamais discuté du caractère complètement inadéquat de l’approvisionnement en eau fourni par un tel système d’irrigation planétaire, ni de l’extrême irrationalité représentée par un si vaste système de canaux à ciel ouvert : en effet, dans les conditions désertiques qu’il a lui-même décrites, ce réseau perdrait par évaporation une quantité d’eau dix fois supérieure à celle qui y serait probablement amenée. […] Le simple fait de recourir à des canaux à ciel ouvert montre que ces êtres supposés très supérieurs sont stupides et complètement ignorants ; car il est absolument certain que des êtres dotés de raison auraient cessé d’en construire, avant même d’en avoir achevé ne serait-ce que la moitié d’entre eux, en constatant leur parfaite inutilité.

C’est l’annonce, à l’été 1996, de la découverte, dans une météorite martienne, de traces fossiles attestant peut-être l’existence dans le passé d’une vie sur Mars qui m’a incité à rechercher mes exemplaires des ouvrages de Lowell et de Wallace dans ma bibliothèque (où je les ai rangés côte à côte, car, parmi les nombreuses ironies de l’histoire, il est fréquent que des adversaires qui se sont combattus de leur vivant se retrouvent ainsi réunis de façon posthume). Les médias ont donc rapporté qu’il y avait peut-être eu jadis une vie de type bactérien sur cette planète, et le contraste avec les sagaces constructeurs de canaux de Lowell ne pouvait pas être plus saisissant ; mais j’ai aussi été frappé par le fait que le public a vivement réagi à cette information pour la même raison erronée qui avait sous-tendu la théorie de Lowell.

Le 7 août 1996, la NASA (National Aeronautics and Space Administration) a donc tenu une conférence de presse pour annoncer la publication, dans le numéro de Science qui allait paraître le 16 août, d’un article de David S. McKay et de huit de ses collègues, intitulé : « Existence dans le passé d’une vie sur Mars : possibles reliques d’une activité biogénique dans la météorite martienne ALH84001. » En résumé, ces scientifiques soutenaient que l’une des dizaines de météorites d’origine martienne (origine prouvée par la « signature » chimique correspondant à l’atmosphère et aux conditions de surface sur Mars) contenait des traces d’une activité biologique, révélées par les matériaux carbonés déposés dans les fissures de la structure rocheuse de la météorite. Ces dernières s’étaient formées et avaient été emplies de matériel sur Mars il y avait de cela 3,6 milliards d’années. (La pièce rocheuse avait été ensuite projetée dans l’espace par la chute sur la « planète rouge » d’un astéroïde datant d’environ 15 millions d’années, et était finalement tombée dans l’Antarctique treize mille ans avant notre époque.)

Les preuves supposées de traces de vie, qui étaient ainsi avancées, ne reposaient pas sur des données « concrètes » telles qu’une coquille ou un os, mais consistaient en des données chimiques, c’est-à-dire en des rapports isotopiques et des précipités minéraux traduisant une activité biologique (mais également explicables d’autres façons), et aussi en de minuscules objets en forme de bâtonnets ou de filaments, ressemblant vaguement aux plus petites des bactéries terrestres, mais pouvant également être interprétés facilement comme des matériaux d’origine inorganique. Si je devais parier, je ne risquerais pas la moindre somme d’argent sur l’origine organique de ces traces, mais, pour autant, je n’en écarte nullement l’hypothèse. L’article de McKay et de ses collègues est un modèle de prudence et de bon sens, et leur thèse est, en fait, plausible pour deux raisons auxquelles on n’a généralement pas accordé assez d’attention : premièrement. Mars a présenté les conditions nécessaires (eau abondante et atmosphère plus dense) durant le premier milliard d’années de son histoire (c’est à cette époque que du matériel carboné s’infiltra dans les fissures que présentait alors la météorite) ; deuxièmement, la Terre, à la même époque et dans des conditions semblables, a réellement donné lieu à une évolution biologique ayant conduit au niveau évolutif des bactéries.

Cette nouvelle a suscité, dans le public, le plus grand engouement pour une question scientifique que l’on ait vu depuis l’éruption du Mount St. Helens. Elle a fait les gros titres de presque tous les grands journaux. Le magazine Time s’est demandé publiquement s’il devait choisir comme couverture Mars ou la nomination de Dole et de Kemp lors du congrès du parti républicain. Dans son éditorial, le journal a déclaré : « L’une des pires situations auxquelles peut être confronté un magazine d’information est une pénurie durable de nouvelles. Mais c’est pour lui presque aussi grave d’en avoir deux de taille à tomber la même semaine. » (Le journal s’est finalement décidé en faveur des hommes bien vivants, plutôt qu’en celle des hypothétiques bactéries fossiles, et Mars n’a eu droit qu’à un petit bandeau en coin sur la couverture, juste au-dessus de la tête de Kemp.) À un niveau plus local, mon répondeur téléphonique a été saturé en moins de deux heures par vingt-cinq appels de journalistes.

Un certain nombre de personnalités débordèrent d’enthousiasme. Bill Clinton, sachant avec habileté saisir l’occasion au bon moment, et espérant s’approprier un peu de feu cosmique tandis que s’ouvrait à grand bruit le congrès républicain, tint une rapide conférence de presse pour proclamer : « Aujourd’hui, la météorite 84001 nous interpelle, par-delà les milliards d’années et les millions de kilomètres. » Mon cher ami Cari Sagan, qui est mort seulement quatre mois plus tard, exprima sa joie sur son lit d’hôpital : « Si ces résultats sont confirmés, il s’agit d’un tournant dans l’histoire humaine, suggérant que la vie n’existe pas seulement sur deux planètes au sein d’un pauvre petit et unique système solaire, mais dans tout le magnifique univers. »

Une semaine plus tard, étant donné la nature du monde médiatique dans lequel nous vivons, où les célébrités ne sont que fugitives, ce sujet avait disparu des questions portées à l’attention du public. Un manteau d’obscurité s’était rapidement abattu sur cette découverte que de nombreux commentateurs avaient saluée comme la plus grande révolution scientifique depuis Copernic et Darwin ! Lord Byron a parlé dans Childe Harold (« Le chevalier Harold ») d’un « conte d’écolier, sujet d’émerveillement pendant une heure » ! Mais Andy Warhol a mis sûrement son doigt d’artiste sulfureux sur l’une des caractéristiques majeures de notre société moderne en estimant à quinze minutes le moment de célébrité accordé à chaque sujet, mais en reconnaissant que, à notre époque dépourvue de toutes normes, tout le monde pouvait y prétendre, de Kato Kaelin à ce pauvre M. Bobbitt, rapidement coupé de plus d’une façon101.

Mais ultérieurement, en y repensant, on peut peut-être estimer que cette annonce ne méritait pas de « suite », et qu’elle est morte de sa belle mort par manque de preuves et d’informations inédites pouvant alimenter les colporteurs de nouvelles. J’aimerais, cependant, revenir sur cette affaire : en fait, la fascination du public pour ce sujet a largement reposé sur un présupposé erroné qui rendait pratiquement certain l’abandon rapide de cette piste. Et pourtant, si le problème avait été formulé correctement, on aurait pu susciter un intérêt du public capable de se prolonger dans les années suivantes.

La logique de l’argumentation de Lowell, qui l’avait conduit à déduire l’existence des « petits hommes verts » à partir de l’observation supposée d’une vie végétale « inférieure », comportait de nombreuses erreurs, mais aucune n’a plus d’importance, et n’est plus persistante de nos jours, que l’hypothèse selon laquelle, à partir du moment où la vie apparaît et se développe à son niveau le plus simple, elle doit nécessairement progresser vers davantage de complexité jusqu’à, finalement, l’émergence de la conscience. Autrement dit, dans le cadre de cette conception, l’apparition de la vie sous quelque forme que ce soit suppose obligatoirement que l’évolution finit par donner des êtres complexes dotés de conscience, dès lors que l’environnement de la planète reste propice à la vie. Ainsi, a soutenu Lowell, l’avènement d’une végétation de niveau simple a déclenché un processus qui devait automatiquement conduire aux constructeurs de canaux. En d’autres termes, selon le type de conception décrit ci-dessus, on peut presque mettre le signe égal entre l’observation de l’existence du niveau « le plus bas » de la vie et la certitude de celle de son niveau « le plus haut ».

Sans cesse, particulièrement dans les émissions de radio où les auditeurs interviennent au téléphone et dans les tribunes libres des journaux, ouvertes à « l’homme [et à la femme] de la rue », les gens du public passionnés par cette histoire ont fait la même erreur : si quelque forme de vie, même simple, avait fait son apparition sur une autre planète, alors l’existence du phénomène de la conscience ailleurs que sur la Terre était prévisible. (Mars s’est asséchée et refroidie, ce qui a stoppé le processus au niveau des bactéries sur notre voisine. Mais la séquence a dû, selon le raisonnement ci-dessus, se dérouler complètement en de nombreux autres endroits de l’univers, car, toujours selon cette même conception, une fois que vous savez que la vie peut réellement apparaître sur d’autres planètes, alors, les « petits hommes verts » doivent exister partout dans l’univers.)

L’article de tête du Time s’ouvrait par ce postulat erroné, encore aggravé par une fausse dichotomie qui brossait une opposition entre cette déduction scientifique, supposée inévitable, et une autre proposition de type religieux :

La preuve que la vie existe peut-être ailleurs dans l’univers soulève la plus profonde de toutes les questions que se pose l’homme : pourquoi y a-t-il, en fait, des êtres vivants ? Est-ce simplement parce que, dès qu’un nombre suffisant d’éléments cosmiques interagissent pendant un nombre suffisant de milliards d’années, il va finalement se former une molécule quelque part, ou dans de nombreux endroits, qui soit capable de se répliquer à l’infini jusqu’à donner par évolution une créature capable de se gratter la tête ? Ou bien est-ce qu’un Dieu tout-puissant a lancé un processus incompréhensible pour l’esprit humain, afin de donner chaleur et sens à un univers qui, sans cela, serait froid et absurde ?

Puis-je suggérer une troisième solution, de loin la plus probable à mes yeux (ainsi qu’à ceux de la plupart des scientifiques), et permettant d’appréhender correctement la récente étude sur l’existence dans le passé d’une vie sur Mars. Si ce troisième point de vue était mieux compris et accepté, alors les traces martiennes fossiles supposées bénéficieraient sûrement de plus de quinze minutes d’une célébrité éphémère fondée sur de faux éléments, et susciteraient au contraire des efforts de recherche soutenus afin de répondre à la question véritablement essentielle que peut légitimement poser l’existence d’une vie martienne de niveau bactérien.

Supposez que le niveau le plus simple de la vie cellulaire se manifeste, en tant que résultat prédictible des lois de la chimie organique et de la physique des systèmes auto-organisés, partout où existent des planètes qui possèdent les constituants et les conditions correctes (ce qui est sans doute très fréquent dans notre vaste univers). Mais, supposez, en outre, que le développement ultérieur des êtres vivants, à partir de ces éléments, ne réponde à aucune direction prédictible.

Si des êtres vivants sont apparus dans différents endroits de l’univers et y ont été soumis ensuite à un processus d’évolution, ce dernier a nécessairement dû réaliser une vaste gamme de possibilités, en fonction d’aléas de l’environnement tellement imprédictibles qu’aucune des trajectoires qui se sont concrétisées – ayant mené à la conscience sous la forme de Homo sapiens ou de « petits hommes verts », par exemple – ne peut être considérée comme la voie royale, mais doit être vue comme un chemin tortueux, parsemé de myriades d’obstacles et conduisant à d’innombrables branches possibles. Par conséquent, même sur des milliards de milliards de cas, il faut admettre comme extraordinairement improbable que la route ayant été empruntée sur notre Terre se soit reproduite de façon raisonnablement précise ailleurs dans l’univers. (Puisque celui-ci contient nécessairement des millions de planètes présentant les conditions appropriées, une certaine forme de conscience a pu apparaître avec une fréquence appréciable – mais elle ne doit pas être accompagnée de ces paires d’yeux et de ces paires de membres, ni de ce cerveau et de ces neurones qui caractérisent la seule forme dotée de conscience que nous connaissions. Cependant, si l’apparition de la vie ne conduit à la conscience qu’une seule fois sur des millions de cas, alors, on peut définitivement être sûr que l’existence de bactéries sur Mars n’implique pas celle des « petits hommes verts » sur notre voisine.)

En d’autres termes, je crois que nous avons traditionnellement placé la barre au mauvais endroit dans la série des trois étapes suivantes : (1) une planète aux conditions appropriées, d’abord sans la moindre trace de vie ; (2) l’apparition de la vie au niveau évolutif des bactéries, sous la forme des cellules les plus simples ; (3) l’apparition de la conscience. Selon la thèse habituellement admise, fondée sur notre arrogante conception de l’inéluctabilité, pour l’évolution, de culminer par des créatures telles que nous, l’apparition de la vie (de quelque type que ce soit) constitue une étape quasi miraculeuse, tandis que l’évolution conduit ensuite automatiquement à l’émergence de la conscience. Autrement dit, selon cette thèse, la transition de 1 à 2 doit être rare et difficile, tandis que le passage de 2 à 3 doit être facile et prédictible.

C’est seulement en raison de cette conception erronée que je peux comprendre l’émotion qui s’est emparée de nombreux Terriens à l’annonce de l’observation de traces fossiles martiennes présumées. Sur la base de l’information selon laquelle le stade 2 avait été observé (événement quasi miraculeux, selon le consensus décrit ci-dessus), ces personnes en ont immédiatement déduit que, avec suffisamment de temps, la réalisation du stade 3, quelque part dans l’univers, avait dû se produire de façon parfaitement prédictible, de sorte que la découverte de bactéries extraterrestres revenait à poser en principe l’existence des « petits hommes verts » quelque part dans le cosmos (éventualité qui ne s’était pas produite sur Mars, seulement parce que les conditions avaient changé, que l’eau avait disparu, et que le temps n’avait donc pas pu faire son œuvre). La seule différence réelle entre cette conception très répandue de nos jours et celle de Lowell avec ses canaux est que nous connaissons mieux l’histoire géologique de Mars. L’astronome avait pensé que les conditions sur la « planète rouge », bien que s’étant constamment détériorées, étaient restées suffisamment hospitalières pour permettre le passage prédictible du stade 2 au stade 3, alors que nous savons maintenant que Mars s’est asséchée très tôt, de sorte que la vie, si elle y est apparue, en est restée au niveau 2.

Mais je considère que la conception traditionnelle décrite ci-dessus commet une profonde erreur en plaçant la barre comme elle le fait dans cette série de trois étapes, erreur fondée sur le préjugé que l’apparition de la vie est un événement extraordinaire, suivi de toute façon de l’émergence de la conscience, sorte d’apothéose garantie. En réalité, la transition facile, et qui a dû se produire souvent dans l’univers, est celle qui mène du stade 1 au stade 2 (représentant l’application des lois ordinaires de la physique et de la chimie lorsque les conditions sont appropriées), tandis que la transition du stade 2 au stade 3 est confrontée à la formidable improbabilité de réaliser une trajectoire historique particulière parmi des millions d’autres possibilités également réalisables. Des êtres vivants du niveau des bactéries ont pu apparaître presque partout, puis leur évolution n’a généralement dû mener nulle part. Et la même raison explique parfaitement que les bactéries, encore aujourd’hui sur la Terre, dominent dans pratiquement tous les types d’environnement. Nous vivons actuellement sur la Terre, et depuis toujours, à l’Âge des Bactéries (voir mon livre L’Éventail du vivant). Ces organismes du niveau le plus simple continueront à dominer notre planète (tant que les conditions resteront hospitalières à la vie elle-même) jusqu’à ce que le Soleil explose. Pendant le temps que nous sommes présents sur la Terre, qui sera sans doute bref à l’échelle des ères géologiques, ils nous contemplent, amusés à juste titre, tandis que nous nous pavanons sur la scène, consumant notre tranche de temps allouée. Car nous ne sommes, pour eux, que des îlots de matière organique, éphémères et savoureux, prêts à être éventuellement exploités.

Si nous pouvions faire ce réajustement et considérer Homo sapiens comme le summum de la bizarrerie et de la rareté, en comprenant le niveau évolutif bactérien comme l’expression très répandue d’un phénomène universel, alors nous pourrions finalement nous poser la question véritablement fascinante soulevée par les traces fossiles martiennes supposées. Si la vie peut faire son apparition sur de multiples planètes en tant que propriété générale de l’univers matériel, dès lors que sont réunies certaines conditions (celles-ci étant souvent réalisées, selon toute probabilité), alors, dans quelle mesure la structure et les constituants fondamentaux de la vie peuvent-ils varier d’un endroit à un autre dans l’univers (en admettant qu’il n’y ait aucune possibilité de communication entre les endroits en question) ? Nous ne pouvons tout simplement pas répondre à cette question en nous appuyant sur le seul « échantillon » que nous connaissions (la vie sur la Terre) et pour une intéressante raison découlant des principes mêmes de la méthode scientifique.

Tous les êtres vivant sur la Terre (depuis les bactéries jusqu’aux champignons et aux hippopotames) partagent une étonnante gamme de mêmes caractéristiques biochimiques très précises, comme l’emploi de l’ADN ou de l’ARN comme substrat matériel de l’hérédité, et le recours universel à l’ATP comme composé riche en énergie. On peut essayer d’expliquer ces régularités au moyen de deux scénarios hypothétiques différents, chacun d’eux supposant une interprétation très différente de la nature de la vie : ou bien toutes les formes de vie sur la Terre possèdent ces mêmes traits parce que c’est la seule chimie qui puisse fonctionner ; ou bien ces traits partagés traduisent seulement la descendance commune de tous les organismes vivant sur la Terre à partir d’une forme ancestrale unique, qui s’est trouvée posséder ces caractéristiques chimiques au titre de l’une des possibilités parmi de nombreuses autres. Dans le premier cas, les êtres vivants pouvant exister sur d’autres planètes posséderaient les mêmes traits chimiques parce qu’ils les auraient acquis indépendamment en tant que seul choix possible ; dans le second cas, d’autres systèmes vivants existant dans l’univers pourraient présenter toutes sortes de caractéristiques chimiques différentes.

Il n’y a pas de question plus importante que l’on puisse se poser en ce qui concerne la nature de la vie. Mais, ironiquement, il nous est également impossible d’y répondre en nous fondant sur les données actuellement à notre disposition. Par-dessus tout, la science expérimentale requiert la répétition, afin de voir jusqu’à quel point un résultat donné est prédictible. Si un phénomène ne se produit qu’une seule fois, nous ne pouvons tout simplement pas savoir si les propriétés que nous observons existent nécessairement telles que nous les trouvons, ou bien si d’autres répétitions ne pourraient pas conduire à des résultats profondément différents.

Malheureusement, tous les êtres vivant sur la Terre – la seule forme de vie que nous connaissions – représentent, en dépit de toute leur diversité actuelle, les résultats d’une seule expérience, car toutes les espèces vivant sur cette planète sont apparues par descendance commune d’une même et unique origine. Nous aurions par-dessus tout besoin d’une répétition de l’expérience (plusieurs seraient encore mieux, mais ne soyons pas trop gourmands !) afin de pouvoir formuler un jugement.

Mars représente notre premier espoir réel d’observer les résultats d’une seconde expérience : et c’est là la condition sine qua non si l’on veut pouvoir répondre correctement à la question des questions. À moins que les êtres vivant sur Mars et sur la Terre ne possèdent une origine commune par le biais de l’ensemencement à partir d’une même source (ce qui n’est pas à exclure, dès lors que des fossiles martiens ont pu atteindre la Terre par le biais d’une météorite !), la vie sur Mars, quelle qu’elle soit, représente le Saint-Graal que nous recherchons, en tant que résultat suprêmement précieux d’une seconde expérience.

Des traces fossiles martiennes ne peuvent donner les preuves que nous désirons, car nous avons besoin de matière vivante à la biochimie intacte, pour voir si elle dépend de l’ADN ou bien si elle met en jeu quelque autre solution qui n’a pas encore été imaginée par les chercheurs ne connaissant que la biologie des êtres vivants terrestres.

La surface de Mars est sans doute à présent froide, asséchée et morte. Mais, sur notre planète, des bactéries peuvent vivre dans des espaces poreux au sein de roches situées à plusieurs kilomètres en dessous de la surface du sol, aussi longtemps que de l’eau arrive à leur niveau grâce à des phénomènes de percolation. Ce même genre de milieu souterrain sur Mars est peut-être encore susceptible de présenter de l’eau sous forme liquide. Donc, si la vie est jamais apparue sur la « planète rouge » sous la forme du niveau évolutif bactérien, ces organismes ont presque sûrement disparu de la surface martienne il y a longtemps, mais vivent peut-être encore au sein de l’environnement plus hospitalier représenté par des roches situées en dessous de la surface. Les traces fossiles supposées provenant de Mars nous fournissent notre plus grande raison d’espérer que les résultats d’une seconde expérience sont encore là, enfouis, mais très vivants, en dessous de la surface de notre planète sœur.

Figure 35

Par conséquent, il faut y envoyer des robots, et peut-être même (finalement) des explorateurs humains pour chercher, trouver et ramener les échantillons pertinents, car cette expérience peut réellement être réalisée ! Oubliez les « petits hommes verts », ces constructeurs de canaux qui n’ont jamais existé, toutes ces idées erronées qui ont été récemment encouragées à se manifester, sous les auspices d’une idée inexacte : l’existence de bactéries extraterrestres anciennes suggérait que la conscience avait nécessairement dû apparaître par évolution quelque part dans l’univers. Il est possible que les formes de vie les plus simples soient très répandues dans le cosmos, et si l’on trouvait un second échantillon indépendant, il serait peut-être susceptible de fournir la réponse à la plus grande énigme de tous les temps. Employons donc notre intelligence particulière, et tout à fait à part, pour rechercher les preuves directes d’une structure universelle sous-tendant les diverses formes possibles du vivant. Notre voisine, dans le système solaire, la plus accessible de toutes les autres planètes, nous donnera peut-être facilement une réponse. Les bactéries, ces organismes dominants et sans doute d’une grande diversité à l’échelle du cosmos, qui se rient de Lowell pour avoir pensé que son genre plutôt que le leur était omniprésent dans l’univers, pourront alors peut-être sourire avec satisfaction et dire : « Alors, tu as finalement compris ; bravo, bon et fidèle serviteur102. »

19. Le triomphe des « racines-têtes »

Je ne pratique guère les paris et ne joue pas aux courses. Pour moi, un « Man o’War » est un vieux vaisseau de guerre britannique, et un « Native Dancer » vit à Tahiti, porte un pagne et danse sur la plage pour accueillir Fletcher Christian et le capitaine Bligh dans les diverses versions hollywoodiennes des Révoltés du Bounty103. Néanmoins, si j’étais sommé de jouer, je ferais un pari, que l’on jugerait sans doute surprenant, sur les prédictions pouvant être tirées de la notion controversée de progrès dans l’évolution.

En raison d’une vision du monde propre à notre culture, la plupart des gens ne comprennent pas bien l’évolution et croient que la tendance à l’accroissement de la complexité avec le temps a dû nécessairement imprimer une direction fondamentale et prédictible à l’histoire des êtres vivants. Mais la sélection naturelle darwinienne ne conduit qu’à l’adaptation à des environnements locaux changeants, et celle-ci peut être obtenue tout aussi bien par une plus grande simplicité de forme et de comportement que par l’accroissement constant de la complexité. Dès lors, il semble possible de prédire que les cas de simplification évolutive doivent être à peu près aussi fréquents que ceux illustrant une augmentation de la complexité.

Mais je serais tenté de miser sur une conception qui va sembler hérétique à beaucoup, et de dire qu’il se pourrait bien, en fait, que les cas de simplification l’emportent. Je m’aventure à faire cette proposition non conformiste parce qu’il existe, dans la biosphère, un mode de vie très répandu, qui a été adopté par des centaines de milliers d’espèces animales : il s’agit, nommément, du parasitisme. Or, celui-ci s’est généralement traduit par la simplification des formes adultes, par comparaison aux espèces ancestrales vivant à l’état libre. Puisque aucun autre phénomène ne semble capable de fournir une contre-tendance à l’augmentation de la complexité dans l’évolution, on obtiendrait peut-être, si l’on recensait absolument tous les cas du règne animal, un résultat où les exemples de simplification l’emporteraient (car la sélection naturelle sur les espèces vivant à l’état libre n’impose aucune direction préférentielle, tandis que le parasitisme donne un clair avantage à la simplification).

Cette argumentation semble irréprochable, sauf qu’elle repose (elle aussi) sur une simplification. Mais la nature se moque de ces limitations gênantes qui découlent des insuffisances de la cognition humaine et empêchent celle-ci d’appréhender parfaitement sa merveilleuse diversité aux multiples facettes. La thèse ci-dessus sur le parasitisme n’est admissible qu’à la condition d’accepter un autre préjugé presque aussi grave que celui mettant le signe égal entre évolution et progrès : nous considérons les formes adultes comme les véritables organismes et ne pensons pas à prendre en compte la totalité des cycles vitaux et la complexité des fonctions physiologiques.

Voyez, par exemple, comment l’on s’apitoie traditionnellement (ou bien l’on s’étonne), dans les recueils classiques d’histoire naturelle, sur le sort des éphémères, qui ne vivent qu’un seul jour (la triste notion de brièveté qui est attachée à ce trait de leur biologie est même passée dans la terminologie scientifique relative à ce groupe d’insectes, puisque leur ordre est appelé les éphéméroptères104). Certes, l’éphémère adulte ne jouit que d’un bref moment de vie à la lumière du soleil, mais il faut prendre en compte la totalité de son cycle vital et bien voir que sa larve, ou stade juvénile, vit et se développe durant de nombreux mois. En fait, chez les insectes, les larves ne sont pas de simples stades préparant à une brève vie d’adulte. Il vaut mieux interpréter la totalité du cycle vital des insectes comme une division du travail, la larve correspondant à une série de différents stades qui se consacrent à l’alimentation et au développement, tandis que l’adulte est une machine à se reproduire, dont la durée de vie est brève. En ce sens, nous pourrions très bien regarder la vie d’un jour de l’éphémère adulte comme le stratagème ingénieux et fugitif qu’a trouvé la larve pour produire une nouvelle génération d’organismes semblables à elle, c’est-à-dire de véritables machines à s’alimenter (c’est donc la transposition dans le monde des insectes de la plaisante remarque bien connue de Butler, selon laquelle la poule est simplement le moyen qu’a trouvé l’œuf pour faire un autre œuf).

Cet essai va traiter de la plus célèbre histoire de simplification poussée à un point extrême chez un parasite adulte, afin de mettre en lumière et peut-être même de corriger deux grands clichés erronés qui ont jusqu’ici considérablement entravé la bonne compréhension de l’histoire naturelle : le signe égal posé à tort entre évolution et progrès ; l’appréhension inadéquate de la biologie d’un organisme donné lorsqu’on ne prend en compte que sa forme adulte, et non la totalité de son cycle vital.

La forme adulte de Sacculina, l’exemple classique représentatif d’un grand groupe comprenant quelque deux cents espèces, les rhizocéphales, ne peut pas être plus différente de ses ancêtres cirripèdes : autrement dit, son anatomie et sa morphologie externe sont extrêmement simplifiées par rapport à ces derniers. Les deux dénominations scientifiques que je viens juste de mentionner évoquent parfaitement quelles sortes de modifications évolutives sont intervenues chez ces organismes : en latin, sacculina signifie « petit sac », et rhizocéphale est formé à partir des mots grecs rhizo (signifiant « racine ») et képhalê (signifiant « tête »). Nous allons le voir, les rhizocéphales appartiennent très clairement à la sous-classe des cirripèdes (au sein de la classe des crustacés), comme l’indique leur arbre généalogique, mais les formes adultes ne gardent absolument plus aucun signe morphologique permettant de reconnaître leur origine zoologique. Ce sont des parasites des crustacés, et presque tous infestent les décapodes (crabes et leurs apparentés). L’adulte comprend deux parties, qui ont reçu des noms évoquant presque des termes communs et non du jargon (ce qui est une innovation bienvenue, par rapport aux pratiques habituelles). De l’extérieur, un observateur humain ne voit qu’un sac dépourvu de forme (appelé externa) attaché sous l’abdomen du crabe. Ce sac n’est pas grand-chose de plus qu’un appareil reproducteur, comprenant l’ovaire et un conduit permettant aux mâles et à leurs spermatozoïdes de s’introduire. L’externa ne possède pas d’autres parties différenciées : pas d’appendices, pas d’organes des sens, pas de tube digestif, et absolument aucune trace de segmentation. Les œufs fécondés se développent en son sein (l’externa sert alors de poche incubatrice).

Figure 36

Mais comment cette externa peut-elle vivre sans apparemment se nourrir ? En regardant de plus près, on observe une tige qui transperce l’abdomen du crabe et relie l’externa à un réseau complexe de prolongements en forme de racines (réseau appelé interna). Ces filaments radiculaires peuvent envahir la totalité du corps du crabe. Ils s’introduisent dans les espaces hémocœliques (l’équivalent des vaisseaux sanguins) de l’hôte et pénètrent dans un grand nombre de ses organes internes. Ils fournissent au parasite les éléments nutritifs puisés par absorption dans les liquides vitaux du crabe. Chez certaines espèces, les filaments radiculaires se limitent à l’abdomen, mais chez Sacculina, ils peuvent s’étendre à tout le corps et même jusqu’à l’extrémité des appendices. (Ce système n’est pas aussi affreux qu’il peut paraître au premier abord, bien que ce genre d’appréciation en termes humains ne soit pas approprié. Le parasite ne dévore pas son hôte, mais plutôt s’en sert, sans le tuer, comme d’une sorte d’appareil d’assistance nécessaire à son propre maintien en vie.) Le nom de Sacculina (celui du genre le plus commun) fait particulièrement allusion à l’externa, tandis que la dénomination du groupe entier, les rhizocéphales, ou « racines-têtes », prend en compte par ailleurs l’interna.

Les zoologistes connaissent ces cirripèdes parasites depuis les années 1780 (bien que le premier à les avoir remarqués, tout en ayant observé correctement l’émission de larves de crustacés à partir de l’externa, a interprété à tort le sac comme un organe du crabe hôte, et estimé que sa formation avait été induite par le parasite, à l’instar des gales chez les plantes, induites par des larves d’insectes). Depuis ces premières observations, les rhizocéphales jouent un rôle classique dans l’histoire naturelle conventionnelle, en tant qu’exemple même de la dégénérescence maximale observable chez les parasites. Un grand nombre de zoologistes les plus éminents de la génération de Darwin ont fait grand cas de Sacculina, la présentant comme l’une des merveilles fondamentales de l’évolution.

Le biologiste allemand Fritz Müller a écrit en 1863 un célèbre livre qui a apporté à Darwin l’un de ses premiers soutiens les plus importants. L’ouvrage de Müller traite presque entièrement de l’anatomie des crustacés, mais porte le titre général Für Darwin (« Pour Darwin »). Il cite Sacculina et ses liens de parenté indubitables avec les cirripèdes menant un mode de vie libre comme exemple fondamental de « métamorphose régressive » dans l’évolution. Pour lui, ce genre zoologique représente « le cas le plus poussé dans la série des Crustacés transformés de façon régressive », et il dit de l’absence quasi totale d’activité motrice chez ces animaux :

Les seuls mouvements qui les animent encore […] sont représentés par de puissantes contractions des filaments radiculaires, et par des expansions et des contractions alternatives du sac, tout cela ayant pour résultat de faire affluer l’eau dans la poche incubatrice, d’où elle est ensuite de nouveau expulsée par un large orifice.

E. Ray Lankester (1847-1929), qui est devenu ultérieurement directeur de la division d’Histoire naturelle du British Museum, a publié un célèbre essai en 1880, intitulé Degeneration : A Chapter in Darwinism. Il a défini la dégénérescence comme « une perte d’organisation entraînant chez les espèces descendantes une structure beaucoup plus simple que chez les espèces ancestrales », et a désigné Sacculina comme l’exemple fondamental. Lankester a décrit ce cirripède parasite comme « un simple sac, absorbant des aliments et pondant des œufs ».

Yves Delage (1854-1920), l’un des plus fins spécialistes français d’histoire naturelle, et défenseur convaincu du lamarckisme, a publié en 1884 une grande étude sur Sacculina à partir de ses observations. Il y parle de ce genre de crustacé comme d’un « parasite singulier, réduit à un sac contenant les organes génitaux ». « Sacculina, ajoute-t-il, semble précisément un de ces êtres faits pour refroidir les imaginations aventureuses. »

Ainsi, tous les principaux auteurs et spécialistes d’histoire naturelle ont donc décrit les rhizocéphales comme l’exemple fondamental de la dégénérescence dans l’évolution des parasites (ou du moins, comme un exemple de simplification, si l’on veut éviter l’impression de réprobation morale qui est attachée à la notion de dégénérescence). Je ne vais pas essayer de nier qu’on puisse voir l’adulte comme un sac externe attaché il des racines internes. Mais je désire montrer que cette vision est réductrice. Dès lors qu’on envisage les rhizocéphales d’un point de vue plus large (en se fondant sur trois grands types d’observations que je vais distiller successivement), ceux-ci apparaissent comme des organismes remarquablement complexes, aussi bizarres par leur singularité raffinée que n’importe quel autre être vivant sur la Terre. Cependant, vus sous ce nouvel éclairage, ils restent toujours aussi étonnants, aussi exemplaires pour illustrer la notion d’évolution, qu’ils l’étaient quand les plus grands zoologistes d’Europe les considéraient, à tort, comme l’emblème fondamental de la dégénérescence darwinienne.

1. Le cycle vital complet des rhizocéphales. Comment a-t-on compris que Sacculina descendait des cirripèdes ? Nous pouvons, de nos jours, mettre en évidence ce genre de lien d’apparentement en séquençant l’ADN, mais les zoologistes du début du dix-neuvième siècle ont, sans l’aide de cette technique, réussi à identifier correctement l’affinité des rhizocéphales. Comment y sont-ils arrivés, étant donné que l’étude de l’externa et de l’interna de l’adulte ne pouvait pas fournir le moindre indice ?

C’est par l’observation du cycle vital complexe des rhizocéphales femelles que cette énigme zoologique a pu être résolue. (Je discuterai du cycle des mâles plus loin, dans le cadre de mon troisième argument.) Les deux premiers stades du développement de ces arthropodes diffèrent très peu de ceux des cirripèdes ordinaires ; par conséquent, ils ont prouvé sans aucun doute possible quels étaient les liens d’apparentement des rhizocéphales. Les larves quittent la poche incubatrice formée par l’externa sous la forme classique du stade de dispersion de nombreux crustacés, appelé « larve nauplius ». Elles passent ensuite par quatre stades de mue (ce qui est un nombre élevé), et, si ce n’est l’absence de toute structure digestive, ressemblent à des nauplius ordinaires de crustacés, jusques et y compris son trait le plus distinctif, un œil médian unique.

Je m’efforce dans cet essai d’éviter mes habituelles digressions (ne serait-ce que pour ne pas brouiller la trame principale de cette histoire, qui est déjà assez passionnante par elle-même), mais je ne peux résister à la tentation d’en faire au moins une, car elle illustre à merveille le facteur humain qui est à l’œuvre dans la production de la science. La monographie de Yves Delage sur Sacculina, sans aucun doute la plus importante des anciennes études sur les rhizocéphales, comprend plus de trois cents pages de descriptions arides, consacrées principalement à ces premiers stades du cycle vital. Mais en plusieurs endroits, il laisse éclater sa colère à l’encontre d’un collègue allemand, R. Kossmann. Il prend un plaisir particulier à montrer que celui-ci s’est trompé en observant prétendument deux yeux chez la larve. Dès les premières pages de sa monographie, Delage, animé de sentiments patriotiques, explique pour quelle raison il a été conduit à cette attitude et à se gausser des erreurs de Kossmann. Ce dernier avait antérieurement épinglé un autre Français, un certain « monsieur Hesse »105, pour s’être trompé dans son interprétation du cycle vital de Sacculina. Delage en avait pris ombrage pour deux raisons. La première était que le pauvre Hesse était un amateur passionné qui ne s’était mis à l’étude de la zoologie marine qu’au moment de la retraite, « à un âge où tant d’autres, en Allemagne comme ailleurs, ne cherchent qu’à jouir de l’inactivité et du repos qui leur semblent mérités après leurs longues années de service ». Kossmann aurait dû être plus généreux. Mais deuxièmement, et c’était là impossible à pardonner, il avait clairement pris Hesse à partie parce qu’il était français, ce qui violait manifestement les normes de la science en tant qu’activité supposant une coopération internationale. Delage posa donc la question de savoir quelles avaient été les motivations de Kossmann, et rappela ses propres sentiments d’amertume lorsque son pays avait connu la défaite en 1871 :

Ce que je ne saurais admettre, c’est que ce monsieur [Kossmann] éprouve un sentiment agréable en voyant un savant tomber dans l’erreur, parce que ce savant est un Français. Il fait preuve, en cela, d’un esprit bien étroit, et de pareils procédés enlèveraient bien vite à la discussion scientifique la noblesse qui est son apanage. Mais monsieur Kossmann a une excuse. Remarquons qu’il écrivait en 1872, à un moment où l’Allemagne était encore grisée de ses récents succès militaires, et il lui eût fallu trop d’abnégation pour résister à la tentation de donner au vaincu le coup de pied… proverbial.

L’œil unique de la larve nauplius indique seulement que les rhizocéphales sont des crustacés, mais le stade suivant, la larve « cypris », ne se rencontre que chez les cirripèdes, et est donc spécifique des espèces dont proviennent les « racines-têtes ». Tandis que la larve nauplius correspond à une phase de dispersion dans le milieu aqueux, la larve cypris, qui vient ensuite, explore le fond marin en rampant au moyen d’une paire d’appendices frontaux, appelés « antennules », jusqu’à trouver un point favorable pour s’y arrêter, puis y sécréter un ciment pour se fixer de façon permanente. La plupart des cirripèdes s’attachent à des rochers, mais certaines espèces se lient à des baleines ou à des tortues, et l’une d’entre elles s’enfonce profondément dans le derme d’une baleine pour y vivre en quasi-parasite. Par conséquent, on peut facilement imaginer une série de transitions évolutives ayant mené de la fixation sur des rochers à l’attachement externe sur un autre animal, à la pénétration dans la profondeur du derme d’un hôte aux fins de protection, et finalement au parasitisme interne véritable. Quoi qu’il en soit, la larve cypris des rhizocéphales se comporte à l’instar de celle des cirripèdes et recherche un site d’attachement approprié sur le corps d’un crustacé hôte. (Les sites exacts de fixation varient d’une espèce à l’autre : pour certaines espèces, il s’agit des branchies, pour d’autres des membres.)

Figure 37

Nous en arrivons maintenant au point capital de ce premier argument en examinant les traits, uniques en leur genre, propres aux rhizocéphales, ceux-ci étant définis par des stades de développement nouvellement acquis dans l’évolution, s’inscrivant au sein d’un cycle vital complexe. Comment la larve cypris, d’abord attachée à l’extérieur de l’hôte, s’y prend-elle pour pénétrer à l’intérieur du corps de celui-ci, afin d’atteindre le stade adulte de « racine-tête » ? Le cycle vital des rhizocéphales se déroule en exhibant d’abord les caractéristiques les plus générales, pour passer ensuite à des traits de plus en plus spécifiques. La larve nauplius signale l’appartenance de ces organismes à la classe des crustacés ; puis la larve cypris, au stade suivant, prouve leurs affinités avec la sous-classe des cirripèdes, au sein de la classe des crustacés. Mais le stade encore suivant caractérise en propre leur groupe, celui des rhizocéphales.

La larve cypris femelle, à partir du moment où elle s’est attachée à son hôte par ses antennules, se métamorphose pour donner un stade unique en son genre, qui n’existe que dans le cycle vital des rhizocéphales : il a été découvert par Delage en 1884 et appelé kentrogone (ce qui signifie « larve dard »). Cette larve, plus petite et plus simple que la cypris, développe un organe très particulier, d’importance capitale, appelé « dard » par Delage (et, de nos jours, plus généralement nommé « stylet d’injection »). Le dard du kentrogone fonctionne à la manière d’une aiguille hypodermique et permet d’injecter dans le corps de l’hôte les éléments cellulaires précurseurs du stade adulte !

Ce système d’injection de cellules primordiales présente une grande diversité chez les quelque deux cents espèces de rhizocéphales. Dans l’un des groupes de ces organismes, le kentrogone attache au moyen d’un ciment la totalité de sa face ventrale à l’hôte. Le dard perce ensuite la face ventrale de ce dernier, ce qui requiert de traverser trois couches : la cuticule du kentrogone, le ciment servant à la fixation et la cuticule de l’hôte. Dans un autre groupe, la surface ventrale du kentrogone n’est pas cimentée, et les antennules continuent à servir de moyen d’attache à l’hôte. Chez ces organismes, y compris chez le genre Sacculina lui-même, le dard passe à travers l’une de ces antennules, avant de pénétrer le corps de l’hôte ! Chez un troisième groupe, le stade kentrogone est complètement omis : ce sont les antennules de la cypris qui pénètrent le corps de l’hôte et transfèrent les cellules primordiales qui serviront à édifier le parasite adulte.

Yves Delage, qui a découvert le kentrogone et l’appareil d’injection en 1884, n’a pu cacher son étonnement. Il a écrit :

Tous ces faits sont si remarquables, si inattendus, si étrangers à tout ce que l’on connaissait jusqu’ici, non seulement chez les cirripèdes, mais dans le règne animal tout entier, que l’on m’excusera de vouloir affirmer qu’ils sont bien positifs.

Mais l’observation suivante me frappe encore plus : c’est le summum de l’étrangeté chez les rhizocéphales, invitant presque à douter (si les observations n’étaient pas aussi fermement établies). Qu’est-ce qui constituent les éléments précurseurs du parasite adulte ? Qu’est-ce qui est injecté à travers l’étroit orifice de l’aiguille hypodermique représentée par le dard ?

Delage, qui a découvert ce mécanisme, a estimé que plusieurs cellules pénétraient l’organisme de l’hôte, gardant encore un certain degré d’organisation en tant que précurseurs des différents tissus de l’adulte. Il lui était difficile d’accepter pleinement le concept d’une réduction aussi radicale séparant le stade larvaire du stade adulte. Imaginez que vous êtes passé par des stades aussi complexes que le nauplius, la cypris, le kentrogone, puis que vous vous élaguez jusqu’à ne plus présenter que quelques cellules afin de réaliser une transition rapide et aléatoire vers le stade adulte. C’est un lien bien minime pour assurer une transition aussi critique ! « La Sacculina, a écrit Delage, a été amenée à faire en quelque sorte table rase de son passé immédiat. » Le biologiste français a recherché ensuite à quelle sorte d’analogie ce phénomène pouvait renvoyer, et n’a trouvé que l’image de l’aérostier qui jette par-dessus bord tout excès de poids lorsqu’il vient de découvrir une fuite.

Tout s’explique par la nécessité, pour le parasite, de se faire petit et malléable pour passer plus facilement par un canal étroit, dont les dimensions sont réglées par celles de l’orifice où le dard doit s’engager […]. [La cypris est] dans les mêmes conditions qu’un aérostier dont le ballon a perdu une partie de son gaz, et qui, devant à tout prix remonter, s’allège en lançant dans l’espace tout ce qui n’est pas indispensable à l’intégrité de son appareil.

Eh bien ! Monsieur Delage, les faits véritables dépassent encore ce qui vous étonnait déjà. Vous aviez parfaitement raison ; de nombreuses espèces injectent plusieurs cellules à la fois par le biais du dard. Mais d’autres espèces ont poussé la réduction jusqu’à l’extrême d’une seule cellule ! Autrement dit, chez ces dernières, le dard n’injecte qu’une seule cellule à l’intérieur de l’hôte, et les deux parties du cycle vital ne maintiennent leur indispensable continuité que par ce lien absolument minimal, comme si, au sein du cycle vital des rhizocéphales, la nature avait inséré un stade analogue à celui de l’œuf fécondé, dont on sait qu’il fait, en tant que cellule unique, le lien entre les générations, chez les organismes pratiquant la reproduction sexuelle ordinaire.

La preuve que n’est transférée qu’une seule cellule a été apportée par de récents articles du chef de file actuel dans le domaine de la recherche sur les rhizocéphales, Jens T. Høeg, de l’institut zoologique de l’université de Copenhague. (J’ai lu une dizaine d’articles passionnants de Høeg pour préparer cet essai ; je le remercie de m’avoir ainsi fourni tant de renseignements et de m’avoir, de cette façon, poussé à l’écrire.) Dans un article de 1985 sur l’espèce Lernaeodiscus porcellanae, publié dans Acta Zoologica, Høeg a rapporté ses observations sur la fixation de la cypris, la formation du kentrogone et l’injection au sein de l’hôte d’une seule et unique cellule, laquelle est identifiable à l’intérieur du kentrogone. Høeg écrit à propos du minuscule lien entre les stades représenté par l’unique cellule au sein du kentrogone : « Par sa dimension très réduite et son apparent manque de spécialisation, la cellule destinée à être injectée se remarque particulièrement bien au sein des cellules épithéliales, nerveuses et glandulaires qui l’entourent. »

Figure 38

Le numéro de Nature du 14 septembre 1995 – c’est lui qui m’a poussé à écrire cet essai – rapporte une découverte encore plus remarquable : « Un nouveau stade multicellulaire mobile intervenant dans la pénétration de l’hôte chez les cirripèdes parasites (Rhizocéphales) », par Henrik Glenner et Jens T. Høeg. Les auteurs avaient constaté que le kentrogone de Loxothylacus panopaei injecte dans l’hôte un corpuscule dont on n’avait jusque-là pas soupçonné l’existence : il s’agit d’une structure vermiforme comprenant plusieurs cellules enfermées dans une gaine acellulaire. Cette structure se désagrège au sein du corps de l’hôte, et les cellules individuelles, au nombre de vingt-cinq environ, se dispersent alors séparément « en exécutant des mouvements alternés de flexion et de rotation ». Apparemment, chaque cellule garde la capacité de se développer en un stade adulte entier parasite, bien que généralement une seule y arrive (un petit nombre de crabes présentent de multiples externas, ayant des systèmes radiculaires indépendants au sein du corps de l’hôte).

Cette transition, accomplie au moyen de la plus petite des unités que l’on puisse envisager, permet de comprendre pourquoi les « racines-têtes » ne présentent aucun signe évident d’affinité avec les cirripèdes dans leur apparence externe. Si le parasite se développe de façon totalement nouvelle à partir d’une seule et unique cellule transférée, alors disparaissent toutes les contraintes structurales imposant d’édifier une forme adulte à partir des organes qui existent chez une larve taxonomiquement identifiable. Quoi qu’il en soit, la cellule (ou les cellules) migre ensuite du site d’injection jusque dans les cavités hémocœliques de l’hôte, trouve un nouveau site de fixation, édifie un système radiculaire interne, et finalement apparaît à l’extérieur de l’abdomen de l’hôte sous la forme d’une structure nouvelle, portant le charmant nom d’« externa vierge ».

Considérez l’ensemble de ce cycle vital : le stade nauplius ; le stade cypris ; le stade kentrogone ; le processus de transfert dans le corps de l’hôte, éventuellement sous la forme d’une seule cellule ; la migration en un site de fixation permanent ; l’édification du système radiculaire de l’interna ; l’apparition à l’extérieur sous la forme de l’externa. Comparez tout cela à notre propre cycle vital, y compris avec ses phases de bouleversement radical au moment de l’adolescence, et demandez-vous quel est celui qui mérite l’étiquette de « plus complexe » ?

2. L’assujettissement de l’hôte. Le parasite sous sa forme adulte ressemble peut-être à une sorte de masse dépourvue de tout caractère remarquable, mais tout comme les êtres humains les moins impressionnants peuvent cacher de grandes ressources sous leur apparence ordinaire (de nombreux « durs » de Hollywood l’ont vérifié à leurs dépens), il faut se méfier de poser le signe égal entre l’insignifiance de la physionomie et l’absence de capacité de nuisance. Le parasite rhizocéphale adulte a, si je puis dire, plus de tours dans son sac que ne le laisserait penser l’aspect de l’externa.

Songez au problème suivant, révélateur des aptitudes complexes que doit posséder le parasite adulte dans les domaines de la physiologie et du comportement. Nous savons que le crabe se défend lorsque la larve cypris essaie de se fixer, car, la plupart du temps, il se met à exécuter des mouvements de nettoyage avec ses pattes pour éliminer la cypris dans ces circonstances, de sorte que la grande majorité des candidats parasites sont détruits à ce stade. Pour être plus précis, on observe que la cypris se transforme rapidement en un kentrogone sécrétant un cément (ce qui est réalisé en moins de dix minutes chez certaines espèces), que ce dernier possède une forme très ramassée, et que, chez de nombreuses espèces, il s’attache très fortement à l’hôte grâce au cément. Tout cela a été interprété – à juste raison, selon moi – comme des adaptations actives de la part du parasite pour déjouer la vigoureuse contre-attaque de l’hôte potentiel, représentée par son comportement de nettoyage.

Mais lorsque l’externa vierge sort de l’abdomen et s’étale sous le ventre du crabe, ce dernier semble avoir abandonné toute velléité de défense. L’hôte possède pourtant toujours son comportement de nettoyage, mais ne tente pas d’éliminer l’externa. Pourquoi ? Qu’arrive-t-il donc au crabe, dans ces circonstances ? Dans un remarquable article publié en 1981 dans le Journal of Crustacean Biology, Larry E. Ritchie et Jens T. Høeg ont répondu à cette question en étudiant la « racine-tête » appelée Lernaeodiscus porcellanae :

Le parasite réapparaît à la surface en tant qu’externa. Qu’est-ce qui empêche l’hôte de le reconnaître comme étranger, ou comme « parasite », et de le détruire, puisqu’il est toujours capable d’un comportement de nettoyage ? Deux solutions sont envisageables : lorsqu’une externa apparaît à la surface de l’hôte, elle prend peut-être une position ou une forme telle que celui-ci ne peut l’éliminer. Ou bien, elle est peut-être perçue comme faisant partie du « soi » et ne devant pas du tout être détruite.

Puisqu’il semble bien que le crabe soit en mesure d’éliminer mécaniquement l’externa, c’est probablement la seconde (et plus intéressante) possibilité qui est la bonne. En d’autres termes, le parasite a sans doute acquis par évolution des mécanismes qui lui permettent de déjouer les défenses de l’hôte : il s’agit certainement de « leurres » biochimiques qui induisent en erreur le système immunitaire de ce dernier, lui faisant accepter le parasite comme s’il faisait partie intégrante de son organisme. Les auteurs continuent :

L’acquisition par évolution des moyens de subjuguer l’hôte, probablement par le biais de quelque forme d’action hormonale, représente la contre-défense adaptative suprême développée par les Rhizocéphales, car cela leur permet ainsi d’annihiler son système de défense. […] À partir du moment où la domination de l’hôte est réalisée, ce dernier est au service absolu du parasite.

L’expression « service absolu » peut paraître excessive, mais si l’on dresse l’inventaire de tous les moyens employés par ces parasites pour usurper, prendre le contrôle et dominer leur hôte, on ne peut qu’être conduit à un étrange sentiment de quasi-respect pour l’inégalable habileté et la minutie dont ils font preuve !

Avant tout, le parasite adulte castre son hôte, non pas en mangeant le tissu gonadal (comme dans la plupart des cas de « castration parasitaire », phénomène très répandu dans cette sinistre sphère de la biologie), mais par quelque autre mécanisme inconnu, reposant probablement sur la pénétration du système nerveux par les filaments radiculaires. Chez Sacculina (mais non chez la plupart des autres rhizocéphales), le parasite abolit aussi le cycle des mues de l’hôte, et le crabe ne se débarrasse plus jamais de sa carapace externe (ce qui est évidemment avantageux pour l’externa, car celle-ci risquerait autrement d’être éliminée par le phénomène de la mue).

Lernaeodiscus porcellanae pousse l’assujettissement de son hôte au summum du raffinement. Après la castration réalisée par le parasite, les crabes mâles développent des caractéristiques femelles, dans le domaine de l’anatomie mais aussi du comportement, tandis que les crabes femelles voient leurs traits sexuels encore plus accentués. L’externa qui s’installe alors sous le ventre du crustacé prend la même position et la même forme que la propre masse d’œufs du crabe (telle qu’elle existe chez les femelles normales non castrées). Ces crustacés ainsi parasités (aussi bien les mâles que les femelles, car les deux sexes sont « féminisés » par Lernaeodiscus) traitent alors l’externa comme si c’était leur propre progéniture. En d’autres termes, le parasite usurpe tous les soins complexes que les crabes apportent normalement à leur masse d’œufs ventrale. Les crabes procurent une oxygénation de l’eau baignant l’externa en remuant leur abdomen ; ils la nettoient activement (et soigneusement) avec leurs pattes spécialisées. En outre, Ritchie et Høeg ont prouvé que ce comportement est peut-être réellement indispensable à la survie de l’externa car, lorsqu’ils ont amputé un crabe parasité de ses pattes spécialisées dans le nettoyage, « l’externa est rapidement devenue sale et s’est nécrosée ». Finalement, cette « racine-tête », si simple d’apparence, trompe même le crabe, en lui faisant traiter les larves libérées par l’externa comme si c’était des larves sortant de ses propres œufs fécondés ! Ritchie et Høeg écrivent :

Lorsqu’arrive le moment pour le parasite de libérer ses larves, l’hôte lui apporte son aide en exécutant le comportement habituel par lequel il dépose son frai. Alors qu’il vit normalement caché, le crabe sort de dessous le rocher qui le protège, se dresse sur ses pattes, puis lève et abaisse son abdomen rythmiquement. Simultanément, le parasite expulse ses larves nauplius dans le courant d’eau ainsi créé par l’hôte.

Figure 39

En bref, les rhizocéphales sont l’équivalent du coucou dans le monde des invertébrés marins : ils pondent leurs œufs dans le « nid » d’une autre espèce, miment les propres œufs de leur hôte (ressemblance de l’externa avec la masse d’œufs du crabe), et incitent l’hôte à prodiguer des soins parentaux. Mais les rhizocéphales sont même encore plus minutieux, car ils castrent toujours leur hôte, tandis que seuls certains coucous tuent les rejetons légitimes de leurs parents adoptifs.

Pour résumer, les racines-têtes font de leur hôte une entité darwinienne de valeur nulle, une machine alimentaire travaillant entièrement au service du parasite. Le crabe castré ne peut absolument pas contribuer à son histoire évolutive ; son « efficience darwinienne » est devenue égale à zéro. Tous les processus d’alimentation et de croissance ne fonctionnent maintenant que dans l’intérêt évolutif exclusif de la « racine-tête, » laquelle continue à se reproduire à un rythme prodigieux, totalement aux dépens du crabe, dès lors que le système radiculaire constituant l’interna draine les matières alimentaires absorbées par le crabe. Mais le parasite réalise l’exploitation de son hôte de façon très précautionneuse : il lui faut maintenir le crabe à son service de manière constante et parfaite, sans trop drainer ses ressources (sinon la poule aux œufs d’or risque d’être tuée), mais sans lui laisser faire quoi que ce soit dans son propre intérêt darwinien.

Les « racines-têtes » sont capables d’entretenir ce délicat équilibre pendant longtemps. Ritchie et Høeg ont gardé en élevage des crabes infestés par ces parasites pendant deux ans en laboratoire (ces derniers ne semblaient pas du tout en pâtir et se reproduisaient continuellement). En outre, les « racines-têtes » sont à même de produire un prodigieux nombre de larves – une production permise par l’alimentation assurée par le crabe. Dans un article de 1984 sur Sacculina carcini, Jørgen Lützen a constaté qu’une seule externa, au cours d’une saison s’étendant de mi-juillet à octobre, peut produire six lots d’œufs, avec une moyenne de deux cent mille œufs par lot, ce qui donne plus d’un million d’œufs par saison. Nous avons donc bien affaire à un organisme complexe, et diablement efficace. Un rhizocéphale doté de conscience proclamerait sûrement à qui voudrait l’entendre : « Ne me prenez pas simplement pour un sac avec des racines. »

3. Qu’en est-il des mâles ? (ou : un degré de complexité de plus dans le cycle vital des « racines-têtes »). Jusqu’ici, nous n’avons envisagé les aspects complexes du cycle vital de ces parasites que chez les femelles. Delage et tous les premiers chercheurs qui ont étudié les rhizocéphales ont considéré l’externa comme hermaphrodite, avec des organes à la fois mâles et femelles. Mais l’externa ne correspond en fait qu’à des organes femelles. Il a fallu attendre les années 1960 pour qu’on identifie correctement les mâles : à cette époque, un groupe de zoologistes japonais a finalement élucidé le système sexuel complet des rhizocéphales, et reconnu la vraie nature des mâles.

Le cycle vital des mâles diffère de façon frappante de celui des femelles, attestant du caractère complexe de la biologie des rhizocéphales quand on la considère dans sa totalité et qu’on ne se limite pas à la seule forme adulte du parasite. Les premiers stades, ceux du nauplius et de la cypris, diffèrent peu entre les sexes. Mais tandis que la cypris femelle s’installe sur le crabe pour y préparer le stade de la pénétration interne, la cypris mâle atterrit, en fait, sur l’externa femelle. Chez Sacculina et les espèces étroitement apparentées, l’externa vierge ne comporte aucune ouverture. Mais cette externa initiale mue bientôt pour donner un second stade qui comprend un orifice appelé « orifice du manteau ». Cette ouverture est suivie de deux conduits qui ont été nommés « réceptacles à cellules ».

La cypris mâle chanceuse est celle qui arrive à s’installer sur l’orifice de l’externa. Il se forme alors en son sein un stade particulier, propre au cycle mâle, appelé trichogone. Ce dernier, qui est manifestement l’homologue du kentrogone femelle, mais de forme plus simple, n’a pas de muscles, pas d’appendices, pas de tissu nerveux, ni d’organes des sens. Il ressemble à une petite masse de cellules indifférenciées entourée d’une cuticule recouverte de petites épines (son nom signifie « larve hérissée »). Le trichogone traverse l’antennule de la cypris mâle pour arriver à l’orifice de l’externa et descendre dans le conduit constituant le réceptacle. (Deux trichogones peuvent arriver à pénétrer dans l’externa, un dans chaque réceptacle.) Il se débarrasse ensuite de sa cuticule hérissée d’épines et stationne désormais sous la forme d’un petit groupe de cellules à l’extrémité du conduit. (Dans d’autres espèces de rhizocéphales, il ne se forme aucun trichogone ; la masse de cellules mâles doit alors être injectée par le biais de l’antennule de la cypris dans le corps de l’externa.) Ces minuscules masses de cellules mâles vont ensuite être à l’origine des spermatozoïdes.

Cela peut sembler peu glorieux aux yeux des machos humains (de toute façon, passés de mode), mais les mâles, chez les « racines-têtes », accomplissent leur mission en prenant la forme de nains, destinés à pénétrer dans le corps de femelles beaucoup plus grandes qu’eux, pour terminer en tant que petite masse de cellules faiblement liées les unes aux autres, gisant profondément enfouie au sein de l’externa. Les biologistes désignent ces mâles du nom d’« hyper-parasites », car ce sont des parasites de parasites. La femelle vit aux dépens du crabe, mais le mâle dépend à son tour totalement de la femelle pour se nourrir. Les cellules mâles, enfouies de façon permanente et profonde au sein du corps de la femelle relativement énorme et protectrice (pour des observateurs humains, cette image est propre à évoquer un fantasme freudien), se consacrent alors à diffuser des spermatozoïdes en synchronie avec la production d’œufs par l’externa.

En résumé, lorsqu’on considère les cycles vitaux différents et complexes des rhizocéphales mâles et femelles, et les importantes subtilités de comportement dont fait preuve la femelle pour faire d’un crabe hôte un système qui lui soit entièrement asservi, on mesure à quelle courte vue correspond la façon traditionnelle de regarder les « racines-têtes » comme des parasites dégénérés, parce que l’anatomie de leur stade adulte (un système radiculaire interne et un sac externe) paraît tellement simple.

Cette réévaluation du statut des rhizocéphales m’oblige à revoir ma proposition initiale selon laquelle la prise en compte des parasites permet de corriger l’idée erronée très répandue qui consiste à poser le signe égal entre évolution et progrès. Je ne peux plus, en effet, soutenir que la dégénérescence parasitaire pèse en faveur d’une légère prépondérance de la simplification par rapport à la complexification dans le tableau général des tendances évolutives. Mais cette correction me conduit à une critique encore plus forte de la notion de progrès prédictible, ce qui nous amène aussi à revenir aux idées clés que nous a léguées Darwin.

Dans son célèbre ouvrage Degeneration : A Chapter in Darwinism (« La dégénérescence : un cas particulier du darwinisme »), Lankester déclare avec raison que la croyance dans le progrès est la déduction la plus fréquente, et pourtant fausse, qui soit tirée de la théorie de la sélection naturelle. Il écrit :

Les naturalistes ont jusqu’ici estimé que le processus de la sélection naturelle et de la survie des plus aptes a invariablement eu pour effet, soit d’améliorer et de compliquer la structure de tous les organismes qui y ont été soumis, soit de les laisser dans l’état où ils se trouvaient, exactement adaptés à leurs conditions, maintenus pour ainsi dire dans un état d’équilibre. On a soutenu que six ou sept grandes lignes de descendance ont été établies dans l’évolution […] et que chacune d’elles s’est développée continuellement dans le sens du progrès, changeant dans le sens d’une plus grande complexité.

Lankester cite ensuite des cas de dégénérescence (supposée), comme celui des rhizocéphales tout particulièrement, afin de montrer que la sélection naturelle ne garantit pas qu’il y ait toujours progrès. « On peut définir la dégénérescence, écrit-il, comme un changement graduel de structure grâce auquel l’organisme devient adapté à des conditions de vie de moins en moins variées et complexes. » En d’autres termes, cet auteur suit fidèlement le principe fondamental de Darwin selon lequel la sélection naturelle ne conduit qu’à une adaptation locale, et non à un progrès global. Il reconnaît, fort justement, que des conditions de vie simplifiées peuvent conduire, par le biais de la sélection naturelle, à une organisation anatomique moins complexe, et que les formes descendantes simplifiées sont, dans ce cas, tout aussi bien adaptées à leur milieu que leurs ancêtres plus complexes l’étaient à leurs modes de vie plus riches. Mais Lankester se trompe en considérant les « racines-têtes » comme des formes dégénérées répondant juste à des conditions simplifiées. Si l’on considère dans son ensemble la totalité du cycle vital des rhizocéphales, on y aperçoit un plus grand raffinement qu’on ne le supposerait, et des adaptations correspondant à plusieurs phases complexes du développement. La forme de simple sac que présente l’externa femelle ne révèle qu’une minuscule partie d’une histoire bien plus compliquée.

Les rhizocéphales, en fait, fournissent un très bel exemple illustrant le vrai principe établi par Darwin : la sélection naturelle conduit à la réalisation d’adaptations locales appropriées. Ces organismes sont extraordinairement bien adaptés à leurs conditions de vie complexes. Mais en acquérant par évolution leurs spécialisations uniques en leur genre, les rhizocéphales ne sont pas devenus meilleurs (ou pires) que n’importe lequel de leurs proches apparentés. Les « racines-têtes » sont-elles plus mauvaises que les cirripèdes parce que la femelle adulte ressemble, chez elles, à un sac plutôt qu’à une série de branchies enserrée dans une carapace de structure complexe ? Est-ce qu’un crabe est mieux qu’un cirripède ? Préfère-t-on les hippocampes aux poissons-épieux, les chauves-souris aux oryctéropes ? De telles questions sont absurdes et vaines.

La sélection naturelle a seulement la capacité d’adapter chaque type d’organisme à ses propres conditions locales. Ce genre de mécanisme ne peut donc pas servir à expliquer ce préjugé, le plus ancien et le plus pernicieux de tous : la notion de progrès. Les rhizocéphales remettent en question ce dernier travers, non pas parce qu’ils sont dégénérés, mais parce qu’ils sont parfaitement bien adaptés à leurs complexes environnements successifs grâce à des spécialisations uniques en leur genre. Et peut-on classer hiérarchiquement (sont-elles meilleures, sont-elles plus mauvaises ?) toutes les organisations particulières disparates qui existent dans le règne animal ? Nous aider à éclairer notre pauvre entendement est sans doute le vrai triomphe des « racines-têtes », outre celui représenté par leur réussite darwinienne, l’assujettissement des crabes à leurs intérêts.

20. Savons-nous vraiment
ce que sont la paresse et la rapacité ?

On peut trouver dans un vers d’Alfred Tennyson une réflexion de valeur très générale applicable aux problèmes courants de la vie quotidienne comme à ceux de la sphère de la recherche, bien que le poète voulait simplement se plaindre que son cher ami, Arthur Hallam, venant de mourir, lui semblait si proche dans les souvenirs qu’il chérissait, tout en restant inaccessible dans la réalité.

Il semble si proche, et pourtant est si loin.

Une réflexion de même nature appliquée à un problème plus délimité est exprimée par le dilemme de l’« ancien marinier » de Samuel T. Coleridge106, voguant à la dérive sur une manne aquatique omniprésente mais complètement inutilisable :

De l’eau, de l’eau, partout,
Mais pas une goutte à boire.

Tout le monde connaît ce genre de situation, où l’on se trouve tout proche de l’objet recherché, mais en restant cependant dans l’impossibilité matérielle de l’atteindre ou de le connaître par quelque moyen que ce soit. Dans la vie quotidienne, cela induit souvent des réactions d’irritation ; dans la recherche scientifique, cela peut jouer le rôle d’un aiguillon majeur. Ainsi, j’aime à prendre pour exemple, dans ce domaine, un problème qui a trouvé heureusement une solution, d’ailleurs en train d’être encore améliorée. Pendant de nombreux siècles (en fait, jusqu’à très récemment), la médecine n’a malheureusement pas fait de progrès, parce qu’elle était incapable de faire des diagnostics : en effet, il était impossible d’examiner la région atteinte de l’organisme, alors que celle-ci ne se trouvait qu’à quelques centimètres du regard du médecin, sous la couverture opaque de la peau du malade. On ne peut dire combien de personnes sont mortes prématurément dans les souffrances (des millions ou probablement des milliards) parce que personne n’était en mesure de reconnaître et d’observer in situ dans l’organisme une tumeur en train de se développer ou un foyer infectieux. Dans les anciens temps, les chirurgiens ne pouvaient pas faire grand-chose d’autre que de couper ou parfois d’extirper (par couper, il faut entendre l’amputation d’une partie du corps d’assez grande dimension, un membre entier par exemple, dans la mesure où il était impossible de localiser avec précision une petite lésion bien délimitée). Imaginez alors les merveilleux bienfaits qui ont été apportés par toute cette série d’inventions allant des rayons X au scanner, en passant par la résonance magnétique nucléaire. La possibilité de pouvoir observer l’intérieur de l’organisme, à quelques centimètres sous la peau, a révolutionné notre vie, et énormément augmenté nos chances de guérison.

Les spécialistes d’histoire naturelle se consacrent à la noble et fascinante tâche d’essayer de comprendre, de la façon la plus profonde possible, tous les aspects de l’incroyable diversité des êtres vivants sur notre planète. Ce faisant, ils sont immédiatement confrontés au dilemme de Tennyson sur la proximité de l’objet et l’impossibilité de l’atteindre : je suis nez à nez avec quelque autre créature, cependant je désespère d’arriver à connaître la nature profonde de sa réalité vivante très particulière. Je supplie le Dieu qui contrôle l’accès à la connaissance scientifique : « Permets-moi de me retrouver une minute, rien qu’une minute, dans la peau de cet animal. Connecte-moi juste pendant soixante secondes à l’appareil perceptif et mental de cet autre être : et je comprendrai enfin ce que les praticiens de l’histoire naturelle cherchent depuis toujours. »

Mais ce dieu reste aussi silencieux que Baal, lequel ne répondit pas aux bruyantes et ferventes supplications de ses quatre cent cinquante prophètes, même lorsqu’Elie se moqua d’eux, en soulignant l’impuissance de leur idole107. Je ne peux donc observer mon animal que de l’extérieur (à moins de le disséquer ou d’extraire son ADN, mais la structure de l’anatomie ou des gènes ne révèle pas la totalité organique). Il ne me reste à disposition qu’une panoplie de méthodes indirectes, certaines étant très sophistiquées, bien entendu. Je peux étudier son anatomie, faire des expériences et tirer des déductions. Je peux remplir des pages et des pages d’observations sur ses comportements et ses réponses. Mais si je pouvais être un coléoptère ou un bacille pendant cette seule précieuse minute, et me souvenir ensuite parfaitement de ce moment vécu, alors je pourrais véritablement dire que j’aurais accompli le vœu exprimé par Darwin dans l’un des premiers carnets où il a, dans les années 1830, couché ses réflexions en voie de maturation sur l’évolution : « Celui qui pourrait comprendre le babouin ferait davantage pour la métaphysique que ne l’a fait Locke. »

Mais, en réalité, nous ne pouvons deviner ce qui se passe à l’intérieur qu’en observant depuis l’extérieur, en regardant notre sujet droit dans les yeux, et en nous demandant, nous demandant à jamais. Cependant, même si nos méthodes sont éloignées de cet optimum inaccessible, à savoir nous couler dans l’être étudié, nous avons réussi malgré tout à apprendre pas mal de choses, alors même que la métempsycose n’existe pas. Nos méthodes indirectes nous ont appris des montagnes d’informations sur les chevaux, mais si vous vouliez en savoir encore plus, ne voudriez-vous pas être dans la peau de Whirlaway dans la dernière ligne droite, plutôt que d’interviewer Eddie Arcaro après la course108 ?

Je me suis heurté (de nombreuses fois) à ce vieux paradoxe au cours d’un récent voyage au Costa Rica, un pays célèbre à juste raison, dans la mesure où, faisant partie des pays tropicaux pauvres, il apporte une très grande attention à la préservation des milieux naturels qui lui restent (et cette position est non seulement correcte, d’un point de vue éthique, mais elle peut être aussi, dans l’avenir, une source de richesse pour ce pays, et pour nous tous). Deux animaux du Costa Rica ont jeté sur moi un regard particulièrement énigmatique, et m’ont incité à repenser à ce vœu antique, malheureusement impossible à réaliser : si seulement je pouvais m’introduire ne serait-ce qu’une courte minute dans leur monde intérieur, alors je comprendrais peut-être. Les petits mammifères et les insectes nous frappent par leur activité frénétique ; certains reptiles et batraciens paraissent écrasés par la torpeur. Mais ces différences par rapport à nous ne nous paraissent pas extraordinaires, ne serait-ce que parce que tous ces animaux peuvent changer le rythme de leur vie et de leurs mouvements : un écureuil peut s’arrêter soudainement et se figer, tandis qu’une grenouille qui paraît être l’image de l’immobilité même va, tout à coup, saisir un insecte en projetant sa langue à la vitesse de l’éclair.

Mais les paresseux se meuvent avec une lenteur tellement fondamentale qu’ils semblent vivre dans un monde intrinsèquement et définitivement différent du nôtre. Ils me donnent l’impression qu’une caméra filmant au ralenti est installée à demeure dans leur boîte crânienne, et qu’ils évaluent tous leurs mouvements sur la base de ce rythme très différent, appliqué au monde. Est-ce que nous leur apparaissons, ainsi que la plupart des autres animaux, comme des « Keystone Cops » par notre façon de nous mouvoir ou des « munchkins » par notre façon de parler haut et vite109 ? Ou bien est-ce que nos rythmes frénétiques (comparés à leur démarche mesurée) constituent le seul monde extérieur qu’ils connaissent, enregistré dans leur cerveau comme l’équivalent, pour eux, de la « réalité objective » ? Si l’un de ces personnages toujours grands et minces du Greco sortait d’un tableau ne représentant personne d’autre que lui, et entrait ensuite dans notre monde, est-ce que nous lui apparaîtrions tous comme ridiculement trapus et gros, ou bien ne connaîtrait-il rien en dehors de nous (n’ayant vu, au cours de ses quelques siècle d’existence, que des spectateurs humains dans les musées, mais n’ayant jamais aperçu ses confrères sur d’autres tableaux) et, par conséquent, nous considérerait-il comme ordinaires et archétypaux ? Mais les paresseux connaissent, en fait, les autres paresseux et perçoivent aussi sûrement l’existence d’un monde extérieur à eux, caractérisé par un autre rythme. Peut-être qu’ils ne remarquent pas la différence que cela implique ; peut-être qu’ils sont simplement amusés ou peut-être qu’ils ne s’en soucient pas du tout. J’aimerais bien savoir.

Quoi qu’il en soit, et toute spéculation philosophique mise à part, je n’ai jamais été aussi puissamment touché par le sentiment d’une profonde différence dans un domaine très fondamental comme le rythme de vie. Suspendus sens dessus dessous, se tenant à la branche d’un arbre par leurs quatre membres, les paresseux se déplacent le long de celle-ci en bougeant leurs prises l’une après l’autre avec une extrême lenteur, et (apparemment) pas pour des raisons de prudence immédiate, mais parce que cela correspond à leur propre notion de la normalité. Pour atteindre les feuillages dont ils se nourrissent, ils étendent le bras avec la même indolence. On dirait presque que les algues, qui donnent une teinte verte à leur corps entier, se sont installées sur leurs longs poils, parce que ces animaux n’ont pas été capables de les fuir assez vite. (Bien sûr, je ne dis cela que de façon métaphorique ; mais n’affirme-t-on pas que « pierre qui roule n’amasse pas mousse » ?)

Du moins, mes impressions ne me sont-elles pas propres. Tous les observateurs occidentaux semblent voir le paresseux de la même façon fondamentale. Les Anglais lui ont donné le nom de « sloth », qui, étymologiquement, vient de slow (« lent »), et dont le sens (« la paresse ») rapporte également cet animal à l’un des sept péchés capitaux. Toutes les autres langues que je connais recourent au même genre de désignation. Ce sont des « paresseux » en français, des « perezoso » en espagnol et des « pigrizia » en italien, tous mots indicatifs d’indolence. Dans le latin qu’employait Linné, ils étaient « ignavus », ce qui veut dire la même chose, et ce dernier leur a donné la dénomination scientifique de Bradypus, d’après deux racines grecques signifiant « pied lent ». Tandis que je regardais un paresseux accroché à la cime d’un arbre, dans le parc national Manuel-Antonio, j’entendis un groupe de touristes allemands parler d’un animal « répugnant ». J’ai d’abord pensé que les visiteurs n’aimaient pas cette pauvre bête, puis je me suis rappelé que le mot faul employé par ces germanophones n’est pas l’équivalent de foul en anglais (« sale », « infect »…), mais qu’il signifie « paresseux » en allemand, et que dans cette langue cet animal s’appelle Faultier.

Mais dans quelle mesure le paresseux est-il réellement lent ? (Comme je l’ai écrit dans l’introduction de cet essai, à défaut de pouvoir se mettre dans la peau d’un autre animal, on peut au moins faire des expériences et accumuler les observations depuis l’extérieur.) Les premiers auteurs qui ont parlé de cet animal ont ajouté de calomnieuses exagérations à une apparence déjà assez tangible. Nehemiah Grew, le plus ancien naturaliste (selon l’Oxford English Dictionary) les ayant appelés par leur nom commun en anglais, a écrit en 1681, dans le catalogue de ses spécimens, possédés par la Royal Society de Londres : « Le paresseux […] est un animal qui se meut tellement lentement qu’il met généralement trois ou quatre jours, au moins, pour monter et descendre d’un arbre. » Lorsqu’il a donné à cet animal sa dénomination scientifique dans son Systema naturae, publié au milieu du dix-huitième siècle, Linné a écrit : « Il se meut très lentement et avec réticence, de sorte qu’il fait à peine cinquante pas par jour. »

Cependant, il marche un peu plus vite que cela, bien qu’il ne menace guère de dépasser la tortue d’Ésope. Dans son ouvrage classique, Function and Form in the Sloth (« Fonction et forme chez le paresseux »), M. Goffart commence son chapitre sur l’« activité motrice » en écrivant : « Les paresseux dorment ou se reposent environ vingt heures par jour, ne s’activant peut-être que dix fois moins par rapport à un mammifère supérieur de même taille. » Puis il fait le bilan d’un certain nombre d’études fiables, ayant cherché à mesurer la vitesse des paresseux. Le long d’une perche horizontale (un substitut expérimental approprié, car cela rappelle les branches d’arbres qu’ils préfèrent), ils se meuvent à un train de sénateur : environ 160 à 480 mètres à l’heure, avec des vitesses de pointe de 1 600 mètres à l’heure.

Puisque les paresseux sont à l’évidence très bien adaptés pour se déplacer le long des branches accrochés en dessous, il ne faut pas s’étonner que leur progression au sol soit lamentablement peu efficace, lorsqu’il leur arrive (pas très souvent) de se mouvoir debout. Dans la mesure où leurs pattes de devant sont plus longues que celles de derrière, et où leurs doigts incurvés, s’ils permettent de bien s’accrocher aux branches, n’autorisent au sol que des mouvements gauches, les paresseux ne peuvent guère faire plus de 160 à 320 mètres à l’heure sur la terre ferme, ce qui leur laisse sans doute peu de chances d’échapper à l’attaque d’un jaguar.

Plusieurs aspects de l’anatomie et de la physiologie de ces animaux ont un lien avec cette extrême lenteur. Les études sur la contraction musculaire montrent que, selon les propres termes de Goffart, « les muscles les plus rapides chez le paresseux sont quatre à six fois plus lents que leurs homologues chez le chat ». La température de leur corps est aussi plus basse et plus variable que celle de presque tous les autres animaux – et cela a sans doute quelque rapport avec la lenteur de leur rythme de vie. La plupart des mammifères gardent la température de leur corps constante, un petit peu en dessous de 37,8°C (c’est le cas chez nous, puisque la norme de référence y est de 37°C). Chez les monotrèmes et les marsupiaux (les premiers sont des mammifères ovipares, les seconds ont une poche ventrale, et tous vivent principalement en Australie), elle est considérablement en dessous : l’ornithorynque, par exemple, maintient, de façon fluctuante, son « sang chaud » à environ 29,5°C.

Les paresseux appartiennent à un ordre de mammifères du Nouveau Monde, les édentés, comprenant le tatou et trois genres de fourmiliers d’Amérique centrale et méridionale. Parmi les mammifères placentaires, ce groupe est celui qui maintient la température du corps la plus basse. Par exemple, chez deux espèces du genre Bradypus (le paresseux), elle varie durant la journée de 27,8°C à 32,3°C, suivant la température ambiante.

Cependant, en dépit de toutes ces tentatives d’appréhender le vécu du paresseux par le biais des meilleures déductions que nous puissions tirer de nos observations de l’extérieur, nous avons échoué lamentablement à rendre compte de cet animal (et cela pour la raison habituelle : notre incapacité à dépasser notre vision du monde anthropocentrique), du moins dans les descriptions de vulgarisation. Depuis le nom qui leur sert de définition et les marque d’une tare, jusqu’à l’insistance que nous mettons systématiquement à souligner leur lenteur, leur stupidité et leurs ternes occupations quotidiennes, nous avons toujours donné des paresseux une image de mammifères très inférieurs, ne faisant pas grand-chose d’intéressant, là-haut dans les cimes des arbres. Cette description traditionnelle a été inaugurée par la remarquable présentation qu’en a faite, au dix-huitième siècle, le grand naturaliste français Georges Buffon dans son traité classique, comprenant de nombreux volumes, intitulé : Histoire naturelle. Buffon réserva au paresseux le maximum de mépris parmi tous les mammifères et se moqua de lui (dans son style toujours très élégant) en comparant explicitement ses activités à celles de l’homme, au lieu d’essayer de comprendre le monde propre de cet animal avec ses intérêts et ses risques. Buffon a écrit :

Autant la nature nous a paru vive, agissante, exaltée dans les singes, autant elle est lente, contrainte et resserrée dans les paresseux ; et c’est moins paresse que misère, c’est défaut, c’est dénuement, c’est vice dans la conformation : point de dents incisives, ni canines, les yeux obscurs et couverts, la mâchoire aussi lourde qu’épaisse, le poil plat et semblable à de l’herbe séchée, […] les jambes trop courtes, mal tournées, et encore plus mal terminées, […] point de doigts séparément mobiles, mais deux ou trois ongles excessivement longs. […] La lenteur, la stupidité, l’abandon de son être, et même la douleur habituelle, résultent de cette conformation bizarre et négligée ; point d’armes pour attaquer ou se défendre ; nul moyen de sécurité ; confinés, je ne dis pas au pays, mais à la motte de terre, à l’arbre sous lequel ils sont nés ; prisonniers de l’espace, ne pouvant parcourir qu’une toise en une heure. […] Tout annonce leur misère, tout nous rappelle ces monstres par défaut, ces ébauches imparfaites […] qui, ayant à peine la faculté d’exister, n’ont dû subsister qu’un temps, et ont, depuis, été effacées de la liste des êtres. […] Ces paresseux sont le dernier terme de l’existence dans l’ordre des animaux qui ont de la chair et du sang ; une défectuosité de plus les aurait empêchés de subsister.

Comme si Buffon n’avait déjà pas assez couvert de moqueries le paresseux, il soutient ensuite que le malheur, chez l’homme, résulte seulement de ses fautes morales consciemment commises, et non de sa structure innée. Chez le paresseux, au contraire, la nature a voulu une disgrâce intrinsèque :

L’espèce disgraciée du paresseux est peut-être la seule que la nature ait maltraitée, la seule qui nous offre l’image de la misère innée.

C’est seulement tout à la fin que Buffon se ravise un peu, se demande quel peut bien être le monde intérieur du paresseux (comme le préconise le présent essai), et fait l’hypothèse que beaucoup de choses pourraient ne pas être si mauvaises que cela, tout compte fait (car une créature aussi peu sensible n’est peut-être pas capable de saisir sa propre condition) :

Si la misère qui résulte du défaut de sentiment n’est pas la plus grande de toutes, celle de ces animaux, quoique très apparente, pourrait ne pas être réelle, car ils paraissent très mal ou très peu sentir : leur air morne, leur regard pesant, leur résistance indolente aux coups qu’ils reçoivent sans s’émouvoir, annoncent leur insensibilité.

Si je voulais faire la louange du paresseux et attaquer la description de Buffon, je pourrais introduire ici d’importantes corrections. Une défense classique consisterait à souligner des traits auxquels on ne porte généralement pas attention et qui peuvent inspirer un certain respect. Par exemple, nonobstant leur lenteur, ces animaux peuvent donner un rapide et méchant coup de patte avec ces longues griffes ne pouvant pas se plier que Buffon a dénigrées (les mâles se battent réellement dans le cadre de la concurrence sexuelle habituelle chez les mammifères ; et les paresseux se défendent généralement, puisqu’ils ne peuvent pas vraiment s’enfuir). En outre, leur torpeur (et leur teinte verte due aux algues) sert réellement une fonction adaptative en les camouflant aux yeux de leurs ennemis, et ne doit pas être interprétée comme un signe de primitivité phylétique.

Je pourrais aussi souligner, en mettant en avant une défense classique consistant à éveiller l’attention des observateurs humains, que les paresseux ont acquis par évolution une série de traits intéressants et uniques en leur genre. Par exemple, il ne faut pas s’imaginer que leur groupe est une relique phylétique en voie d’extinction. En réalité, il est assez développé, comprenant plus d’une demi-douzaine d’espèces réparties dans deux genres : Bradypus, chez lequel les individus sont munis de trois griffes ; Choloepus, caractérisé par deux griffes. À une ou deux exceptions près, tous les mammifères ont exactement sept vertèbres cervicales (voir le chapitre 16) : oui, cela est vrai même pour les girafes, chez qui elles sont simplement très, très longues. Mais les paresseux, pour une raison inconnue, présentent une variation sur ce nombre quasi universel. Choloepus n’a que six vertèbres cervicales, et Bradypus en a neuf. Grâce à ce supplément, ce dernier est en mesure de faire tourner sa tête de deux cent soixante-dix degrés, autrement dit trois quarts d’un tour complet, ce qui ne représente pas la rotation totale de la tête, souvent utilisée chez les personnages de bande dessinée (rappelez-vous Pinocchio se tournant pour montrer ses habits d’écolier à Gepetto), mais en est l’équivalent le plus proche dans le monde réel.

De trop nombreux amis des paresseux, y compris moi-même, ont essayé de soutenir ces édentés décriés en recourant à des stratégies de ce genre, c’est-à-dire en tentant de les rendre attractifs ou intéressants en termes humains. Goffart, par exemple, continue à combattre les calomnies de Buffon deux siècles plus tard en écrivant :

Bien que les explorateurs décrivent souvent les paresseux en disant qu’ils sont dépourvus d’expression, endormis et stupides, ceux qui les connaissent bien, pour en posséder en tant qu’animaux familiers, trouvent qu’ils ont une grande variété d’expressions. Tirler dit que lorsque leur visage est au repos, il affiche en permanence un sourire bon enfant. Lorsqu’il fait ses besoins, Choloepus présente une expression de plaisir tranquille.

Mais plus je réfléchis au sujet, plus je me dis que nous devrions simplement essayer de comprendre comment les paresseux perçoivent leur monde, et non pas nous contenter de voir s’il existe chez eux des traits qui nous évoquent quelque chose ou qui nous paraissent attrayants (comme la sublime satisfaction d’un certain plaisir dans les lieux d’aisance !). Or, pour réellement comprendre, j’ai besoin de ces soixante secondes dans le cerveau d’un Bradypus – et rien de ce qui existe sur la terre ne peut me donner ce pouvoir. Aussi, je réfléchis à ces énigmes : que peut représenter la démarche ordinaire de l’homme quand elle est vue à l’image des mouvements frénétiques des Keystone Kops ? comment est vécu, chez un organisme qui perçoit le rythme de la vie de façon autre, le geste d’attraper une feuille exécuté à la vitesse du tai-chi-chuan ? Si proche de cette tête de mammifère, lointainement apparenté ; et pourtant si loin pour comprendre directement.

Le deuxième animal qui m’a vivement intéressé au Costa Rica est un rapace mangeur de charognes : le vautour du Nouveau Monde, appelé « catharte aura ». J’ai fait le lien dans mon esprit entre cet oiseau et le paresseux, pourtant on ne peut plus différents, parce que tous deux m’ont incité à me questionner intensément sur les « mondes différents » pouvant exister dans la tête d’animaux dont le mode de vie est profondément distinct du nôtre (qui est le seul monde dont nous ayons une connaissance directe). Mais j’ai découvert ensuite un autre rapport entre ces deux animaux, qui m’était tout à fait inconnu à l’époque. L’un et l’autre ont inspiré les pages les plus gorgées de dédain qu’ait écrites au sujet d’animaux le plus grand des arbitres du goût de l’histoire : Georges Buffon. J’ai déjà cité ses passages désapprobateurs sur les paresseux. Voici maintenant son opinion en ce qui concerne les vautours :

L’aigle attaque ses ennemis ou ses victimes corps à corps. […] Les vautours, au contraire, […] se réunissent en troupe comme de lâches assassins et sont plutôt des voleurs que des guerriers, des oiseaux de carnage que des oiseaux de proie ; car dans ce genre, il n’y a qu’eux qui se mettent en nombre et plusieurs contre un, il n’y a qu’eux qui s’acharnent sur les cadavres au point de les déchiqueter jusqu’aux os ; la corruption, l’infection les attirent au lieu de les repousser. […] Dans les oiseaux comparés aux quadrupèdes, le vautour semble réunir la force et la cruauté du tigre avec la lâcheté et la gourmandise du chacal, qui se met également en troupe pour dévorer les charognes et déterrer les cadavres ; tandis que l’aigle a, comme nous l’avons dit, le courage, la noblesse, la magnanimité et la munificence du lion.

Buffon nous dit aussi que l’on peut facilement distinguer les vautours des aigles : ces méchants charognards ont la tête et le cou nus, tandis que les nobles chasseurs sont complètement emplumés. Si l’aristocratique naturaliste avait connu la raison adaptative supposée de la tête nue du vautour, ce dernier aurait sans doute baissé encore plus dans son estime, car le souvenir de Buffon est aujourd’hui principalement associé à sa célèbre devise : « Le style est l’homme même. » Les vautours plongent entièrement la tête dans les cadavres en décomposition, et une couverture de plumes normale se salirait vite et dangereusement, tandis que le sang n’adhère pas à la peau lisse et nue de leur cou. Pour citer une source classique (l’ouvrage de Leslie Brown et Dean Amadon, Eagles, Hawks, and Falcons of the World [« Aigles, buses et faucons du monde »]) : « S’il n’y avait pas cette dénudation, les plumes de la tête seraient couvertes de sang et souillées, ce qui entraînerait des risques d’infection. » (Je n’ai pas beaucoup de sympathie pour les explications adaptationnistes du type des « histoires comme ça »110, mais celle-ci me paraît convenir dans la mesure où les vautours du Nouveau Monde et ceux de l’Ancien Monde, bien que non apparentés sur le plan généalogique, ont acquis indépendamment cette absence de plumes extrêmement localisée, apparemment dans le même but fonctionnel.)

Il est difficile, chez ces oiseaux, de trouver quelque chose de plaisant, en termes humains. À propos du catharte aura, l’un des vautours du Nouveau Monde que j’ai observé au Costa Rica, Buffon termine son article par une débauche de qualificatifs : « Ils sont voraces, lâches, dégoûtants, odieux, et, comme les loups, aussi nuisibles pendant leur vie qu’inutiles après leur mort. » Regardez le plus grand des vautours du Nouveau Monde (à présent presque éteint), le condor de Californie, qui est l’oiseau ayant l’envergure la plus vaste au monde111. Je ne veux pas compromettre les nobles efforts, en cours actuellement, visant à sauver cette magnifique espèce (bien que se référer aux normes éthiques propres à l’homme n’est guère pertinent pour émettre des jugements sur les animaux), mais la description de ces oiseaux en train de se nourrir n’a guère de chance d’inspirer pour eux le moindre sentiment de chaleureuse affection.

Dans l’ouvrage de référence sur le comportement du condor, écrit dans les années 1950, avant que sa population n’ait rapidement décliné, Cari B. Koford décrit un groupe de ces oiseaux déchirant une carcasse tout en se battant vigoureusement entre eux, de sorte que l’ensemble (les oiseaux et leur festin) se mit à glisser vers le bas de la pente :

Les carcasses de grande dimension (jusqu’à la taille d’un cerf) roulent généralement vers le bas, tandis que s’en nourrissent les condors. Je vis une fois vingt d’entre eux se repaître d’un cadavre de jeune veau. […] Peu de temps après qu’ils eurent commencé à dévorer avidement la charogne, celle-ci se mit à descendre la pente de façon continue, entourée de plusieurs condors qui se battaient, jusqu’à se retrouver deux cents mètres plus bas que son point de départ.

Étant donné l’accent qui est mis actuellement sur les « valeurs familiales », je ne vais pas m’attarder sur la façon dont ils s’y prennent pour dévorer une carcasse. Qu’il me suffise de dire que le cuir des moutons, des cerfs et des bovins (les animaux qui fournissent la plus grande partie de leur alimentation) est difficile à percer, et par suite, les condors commencent à éviscérer leur charogne à partir des orifices naturels, en y enfonçant leur tête déplumée.

Il n’empêche, cependant, que je donnerais quand même n’importe quoi (ou presque) pour me glisser pendant soixante secondes dans la tête d’un catharte aura. À quoi ressemble leur monde intérieur, tandis que ces oiseaux décrivent silencieusement de grands cercles au-dessus d’une carcasse ? Qu’est-ce qui les attire ? Quel est leur sens du beau ? Est-ce que la pourriture et la corruption des chairs captent leur attention, et, si oui, est-ce d’autant mieux que ces caractères sont plus prononcés, ou bien est-ce seulement jusqu’à un certain point ? Est-ce que, en tant qu’homoncule au sein du cerveau de ce vautour, j’apercevrais (et sentirais) une vache morte dans la plaine à la manière dont l’explorateur humain pourrait apercevoir un vase rempli d’or au pied d’un arc-en-ciel, ou une oasis dans le désert ?

Tandis que je commençais à me poser ce genre de questions au Costa Rica, à plusieurs milliers de kilomètres de ma bibliothèque, je ne me doutais pas que de nombreux travaux avaient été publiés, il y a déjà longtemps, précisément sur ce sujet – ou du moins sur la façon strictement limitée et opérationnelle par laquelle les êtres humains peuvent approcher de tels problèmes, c’est-à-dire en faisant des recherches à partir de notre point de vue restreint, hors du propre monde mental de ces oiseaux. En particulier, les naturalistes s’interrogent et se disputent depuis longtemps sur la façon dont les vautours trouvent leur proie.

Ce vieux problème soulève immédiatement deux questions qui définissent l’énigme et rendent la réponse plus complexe. Premièrement, les oiseaux, en général, sont des animaux qui se fondent essentiellement sur la vision, et c’est encore plus vrai pour les rapaces (aigles, faucons et leurs semblables) qui sont étroitement apparentés à certains vautours. Mais il semble qu’une charogne pourrait se repérer mieux par l’odeur que par la vue. Les vautours recourent-ils donc à ce sens de l’odorat, très peu caractéristique des oiseaux, pour trouver leur nourriture ? Deuxièmement, comme mentionné ci-dessus, le nom de « vautour » est un terme fonctionnel désignant de grands oiseaux se nourrissant de charognes, ayant acquis par convergence un ensemble de traits identiques, en partant de lignées généalogiques distinctes. Si nous constatons qu’une espèce donnée de vautours n’utilise pas du tout l’odorat, nous ne pouvons pas conclure que cela est vrai aussi d’une autre espèce (n’ayant pas du tout la même origine évolutive), et que celle-ci n’emploie pas l’odorat préférentiellement à toutes les autres modalités sensorielles.

Les vautours de l’Ancien Monde recourent, en fait, fondamentalement à la vue. Ils ne font pas du tout attention au plus odoriférant des morceaux de viande délicieusement pourris, à moins qu’ils ne le voient. Mais certains vautours du Nouveau Monde se servent réellement en priorité de leur sens de l’odorat. Et précisément, le débat tourne depuis longtemps autour de l’espèce de vautour que j’ai observée au Costa Rica, Cathartes aura.

La controverse remonte au moins à la communication de John James Audubon faite en 1826 devant la Société d’histoire naturelle d’Édimbourg, intitulée « Observation du comportement du vautour aura, notamment dans le but de réfuter l’opinion généralement admise sur son extraordinaire capacité à sentir les odeurs ». Audubon avait fait des expériences aux résultats ambigus, qu’il avait interprétées en disant que les vautours ne se servaient pas de l’odorat, mais localisaient leurs proies seulement grâce à leur vue particulièrement aiguisée. Il se peut qu’il ait eu raison pour l’espèce qu’il avait étudiée : or, celle-ci n’était pas le catharte aura comme il le croyait, en raison d’une erreur d’identification, mais le vautour noir, Coragyps. Le débat est donc resté ouvert en ce qui concernait l’espèce que j’avais vue au Costa Rica.

Tandis que se développaient les critiques contre les thèses d’Audubon, son ami l’éminent naturaliste américain John Bachman réalisa une deuxième série d’expériences, censées confirmer les conclusions de celui-ci. Il rassembla même un groupe de citoyens respectables et éduqués afin qu’ils observent son travail et signent une attestation (cela rappelle un peu Joseph Smith et ses témoins officiels pour la découverte des tablettes de Mormon)112.

Charles Darwin, lorsqu’il était jeune, séjourna un temps en Amérique du Sud, au cours de son voyage sur le Beagle, et se saisit de cette question. Comme à l’accoutumée, il posa à la fois la question essentielle de la façon la plus fructueuse qui soit, et lui donna une réponse fondamentalement correcte. Il réalisa une expérience grossière sur le condor des Andes (Vultur gryphus) et conclut que cette espèce ne se sert pas de l’odorat. Darwin a écrit :

Me rappelant les expériences de M. Audubon, […] j’essayais l’expérience suivante : on attacha des condors chacun par une corde en une longue rangée au bas d’un mur ; et ayant enveloppé un morceau de viande dans un papier blanc, je marchais de long en large, en le transportant à la main, et en me tenant éloigné d’eux d’environ trois mètres. Aucun n’y prêta la moindre attention. Je le lançai alors à terre, et il tomba à environ un mètre d’un vieux mâle ; il le regarda pendant un moment avec attention, puis s’en désintéressa complètement. Avec un bâton, je le poussais de plus en plus près de lui, jusqu’à ce qu’enfin il touche son bec. L’oiseau se mit alors instantanément à déchirer le papier, dans un état de grande excitation, et, en même temps, tous les condors de la rangée commencèrent à se battre et à faire claquer leurs ailes. Dans les mêmes circonstances, il aurait été parfaitement impossible de tromper un chien.

Mais Darwin admit que d’autres espèces recouraient peut-être à l’odorat, et il mentionna que les observations dans le cas du catharte aura étaient en faveur d’un rôle important pour ce sens :

Les données confirmant ou infirmant l’existence d’un sens de l’odorat très aiguisé chez les vautours mangeurs de charogne sont pratiquement aussi nombreuses dans les deux cas. Le professeur Owen a démontré que les nerfs olfactifs chez le vautour aura (Cathartes aura) sont très développés ; et lors de la séance où l’on a présenté la communication de monsieur Owen à la Société zoologique, il a été mentionné par un gentilhomme de l’assistance qu’il avait vu à deux occasions aux Antilles les vautours mangeurs de charognes se rassembler sur le toit d’une maison, tandis qu’un cadavre s’y trouvait, dégageant une odeur nauséabonde, car n’ayant pas encore été enterré. Dans ces circonstances, ces oiseaux n’avaient évidemment pas pu acquérir l’intelligence de la situation en s’appuyant sur la vue.

(Je peux peut-être ajouter que Darwin s’est également pris de passion pour les condors des Andes, en dépit de leur mode de vie peu attrayant, en termes humains. Il a terminé la présentation de cette espèce en écrivant : « Lorsque les condors tournent sans discontinuer en bande au-dessus d’un site, leur vol est magnifique. […] Il est vraiment merveilleux de voir un si grand oiseau tourner et planer au-dessus des montagnes et des rivières, pendant des heures et des heures, apparemment sans effort. »)

Il a fallu attendre 1964 pour que soit résolue définitivement la question de savoir si le catharte aura se sert de l’olfaction. À cette date, Kenneth E. Stager a présenté des données convaincantes, fondées sur des années d’expérimentations soigneuses et astucieuses, montrant que Cathartes aura recourt effectivement à un sens très développé de l’odorat pour trouver des charognes. Souvent, cependant, ce type de vautour commence généralement par repérer visuellement un cadavre (mais ils peuvent être aussi attirés par des indices olfactifs précurseurs). Puis, en bande, ils tournent très haut au-dessus de la carcasse, jusqu’à ce qu’ils captent une bouffée d’odeurs apportée par le vent. Le célèbre cercle (qu’on associe toujours au vautour, au point d’en faire le symbole de cet oiseau) diminue alors considérablement de diamètre, les rapaces se dirigeant sur leur cible, guidés par l’odorat, et atterrissant enfin pour se livrer au festin.

De façon ironique, Stager a découvert que les chercheurs antérieurs n’avaient pas bien compris le rôle de l’olfaction chez ce vautour : en effet, ils étaient partis de l’hypothèse que « plus la charogne était putréfiée, plus elle était attirante », et ils avaient testé, par conséquent, leurs sujets d’expérience avec de la viande véritablement avariée. En réalité, le catharte aura préfère une nourriture légèrement pourrie et rejette la viande très putréfiée, s’il a la possibilité de manger autre chose (à moins qu’il ne soit très affamé, auquel cas il fera un compromis avec ses préférences habituelles). Stager écrit : « Le catharte préfère de la nourriture relativement fraîche plutôt qu’avariée. Cependant, si les ressources alimentaires font défaut dans une région donnée, ce vautour peut généralement se nourrir de charogne à l’état de décomposition très avancée. Des expériences ont indiqué que Cathartes aura en captivité préfère des poussins récemment éclos venant de mourir à de la charogne en putréfaction. »

Je suis très content d’avoir trouvé toutes ces informations, mais j’aimerais tellement mieux voir mon vœu exaucé et passer une minute dans le cerveau d’un vautour aura, particulièrement au moment précis où il voit (ou sent) pour la première fois de la bonne viande morte en bas dans la plaine.

De semblables idées conduisent inévitablement à soulever le thème controversé de la « conscience » animale. J’avoue que je trouve ce sujet, tel qu’il est généralement discuté, ennuyeux et complètement sans intérêt, dans la mesure où il s’agit d’une querelle sur des mots abstraits, entretenue par des gens qui croient, à tort, qu’ils débattent de choses importantes et concrètes pour lesquelles on peut trouver une solution. Si je demande : « Est-ce qu’un chien possède une conscience ? », il s’ensuit généralement une dispute interminable et passionnée qui se ramène généralement à un problème de définitions différentes données à ce mot aux sens nombreux, au lieu de tourner autour de questions intéressantes et empiriquement solubles sur ce que les chiens sont capables de faire, mais ne font pas. (J’admets aussi, bien entendu, puisque cet essai a pris ce point comme l’un de ses thèmes majeurs, que les nombreuses questions se rapportant à ce sujet passionnant soulèvent effectivement le problème authentique [portant sur des choses et non des mots], mais insoluble, de l’existence d’un état mental interne chez le chien.) Savoir si un chien « pense » ou « possède une conscience » dépend de la définition que l’on a choisie. Certains ne veulent pas reconnaître de « conscience » à toute créature incapable de former des concepts abstraits universaux (la vérité ou la religion, par exemple) à partir de cas particuliers, puis de se servir du système de la logique formelle pour faire des déductions les amenant toujours plus loin de leur point de départ. D’autres attribuent une « conscience » aux créatures qui reconnaissent leurs apparentés et se rappellent les lieux où elles ont été antérieurement exposées à un danger ou ont éprouvé du plaisir. Si l’on retient le premier critère, les chiens n’ont pas de conscience ; si l’on prend le second, ils en ont une. Mais les chiens restent des chiens, ressentant ce qu’ils ressentent, indépendamment des étiquettes que nous choisissons.

Dans le contexte du Costa Rica, et des efforts internationaux pour sauver la biodiversité, cette question prend une importance centrale, parce que la thèse classique selon laquelle une créature supposée morale telle qu’Homo sapiens peut maltraiter et même exterminer d’autres espèces, découle de l’adoption d’une position extrême au sein d’un continuum. La tradition cartésienne, explicitement formulée au dix-septième siècle, mais qui a sans aucun doute présenté d’autres versions (« populaires » notamment) tout au long de l’histoire humaine, soutient que les animaux ne sont guère plus que des machines inconscientes, les êtres humains seuls étant dotés d’une « conscience », quelle que soit la façon dont vous la définissez. Dans les versions extrêmes de cette façon de voir, même la douleur et la souffrance les plus manifestes chez les autres mammifères (que nous appréhendons de la façon la plus viscérale qui soit, dans la mesure où les expressions faciales et vocales de ces êtres qui nous sont si étroitement apparentés ressemblent aux réactions que nous aurions devant ces mêmes stimuli) ne font que traduire des réponses automatiques, non corrélées à aucun état mental interne, parce que les autres animaux n’ont pas de conscience. Par conséquent, en poussant ce type d’argument un peu plus loin, si nous avons à nous soucier de l’extinction des espèces, c’est pour d’autres raisons que pour la souffrance et la détresse associées aux massacres correspondants.

Je ne crois pas qu’il existe beaucoup de gens, de nos jours, pour soutenir une telle version extrémiste de la position cartésienne, mais la tradition consistant à dire que les animaux « inférieurs » sont « moins capables de ressentir » que nous persiste sûrement en tant qu’argument justifiant notre rapacité, tout en recouvrant d’un pansement les plaies morales qu’elle peut susciter. De la même manière, certains soutenaient jadis, au nom d’une idéologie raciste, que les Amérindiens étaient « insensibles » et qu’ils ne pouvaient donc pas ressentir de douleur, d’un point de vue philosophique et conceptuel, à perdre leur environnement ou leur mode de vie (il suffisait donc de les reléguer dans des réserves où seraient satisfaits leurs besoins matériels en nourriture et en abris). Ou bien, les Africains étaient « primitifs » et ne pleureraient donc pas le pays et la famille auxquels on les avait arrachés, dès lors que l’état d’esclavage leur assurerait la sécurité matérielle.

Je ne veux pas pousser trop loin la contre-attaque de toutes ces thèses. Toute définition de la conscience doit prendre en compte des graduations. Si mon vœu, impossible à exaucer, se réalisait par miracle, je veux bien admettre que les soixante secondes que je pourrais passer dans le for intérieur d’une éponge ou d’un ver de terre ne me révéleraient sans doute pas d’activité mentale que je me soucierais d’appeler « conscience ». Mais je suis aussi certain (sans m’empêtrer dans d’insolubles discussions portant sur des définitions) que les vautours et les paresseux, en tant que proches apparentés évolutifs dotés des mêmes organes fondamentaux que nous, se situent de notre côté par rapport à une certaine frontière, quels que soient son sens et son absence de précision. Par conséquent, nous ne nous égarons pas en décelant dans leurs yeux une faible lueur attestant une affinité sur le plan émotionnel ou mental. Je suis sûr que je pourrais comprendre quelque chose de leur monde intérieur si je pouvais y pénétrer. Les vautours ont nécessairement un sens du beau, et les paresseux, un sens du rythme.

Les paresseux actuels ne constituent plus qu’un petit échantillon d’un groupe jadis marqué d’une grande diversité : ils ne constituent plus que deux genres d’animaux de petites dimensions, vivant dans les arbres. Mais il y a dix à quinze mille ans de cela (ce qui est récent), des paresseux terrestres géants aussi gros que des éléphants habitaient les Amériques. (Les visiteurs de muséums qui ne lisent pas les étiquettes prennent souvent par erreur leurs grands squelettes bien préservés pour ceux de dinosaures.) D’autres groupes d’édentés modernes ont aussi été décimés dans un passé récent : par exemple, les glyptodontes géants, à la carapace plus imposante que celle des tortues, sont des tatous fossiles.

L’Amérique du Sud a représenté une île-continent, bien plus grande et plus variée que l’Australie, pendant des dizaines de millions d’années avant que ne s’élève l’isthme de Panama, il y a seulement quelques millions d’années. Un flot de mammifères a alors migré depuis l’Amérique du Nord, en empruntant ce pont de terre, et cet événement a coïncidé avec l’anéantissement de la faune propre à l’Amérique du Sud (bien que le lien de causalité entre les deux phénomènes reste très controversé). En fait, la plupart des grands mammifères actuels considérés comme caractéristiques de l’Amérique du Sud (par exemple les lamas, les jaguars et les tapirs) sont tous de récents immigrés d’Amérique du Nord. Un petit nombre d’animaux d’Amérique du Sud ont réussi à passer au nord (comme le tatou, présent dans les États du sud des États-Unis, et l’opossum, appelé à tort « opossum de Virginie »). Mais la plupart des lignées propres à l’Amérique du Sud se sont simplement éteintes, y compris les borhyaenidés (des marsupiaux carnivores), les phororhacidés (des oiseaux carnassiers géants ne volant pas), les litopternes ressemblant aux équidés, mais non apparentés à eux, et d’autres litopternes comme Macrauchenia, ressemblant aux camélidés, mais également non apparentés à eux et uniques en leur genre (voir le chapitre 7). J’aurais vraiment aimé que cette faune variée et disparate dans le domaine de l’évolution ait survécu – et j’accuse véritablement de cette tragédie biologique particulière ce phénomène entièrement naturel qu’a été l’émergence de l’isthme de Panama.

Ainsi, les anciens paresseux ont vu ce dont la nature est capable, de façon fortuite. Les espèces actuelles sont en train de voir ce que peut faire l’homme, de manière plus consciente et rapide. Si je pouvais vraiment disposer de ces soixante secondes dans la tête de Bradypus, peut-être y percevrais-je des lamentations au sujet d’un frère géant disparu. Et peut-être y entendrais-je cette supplication : les hommes ne pourraient-ils pas faire une pause, réfléchir et, par-dessus tout, ralentir leur rythme ?

21. Des renversements d’ordre établi

Nous savons tous comment marche le monde. Dans le Périclès de Shakespeare, un pêcheur demande à son patron : « Maître, je me demande comment les poissons vivent dans la mer », et il reçoit l’évidente réponse : « Eh bien, comme les hommes sur la terre ; les grands mangent les petits. » Par conséquent, lorsque les humoristes veulent dépeindre un monde où tout est sens dessus dessous, ils renversent l’ordre établi et soulignent alors à quel point est juste leur absurde vision. Dans Alice au pays des merveilles, le principe est d’exécuter d’abord la sentence, puis de donner seulement après l’énoncé du jugement. Dans l’opérette de Gilbert et Sullivan Le Mikado, le tailleur Ko-Ko, condamné à mort par décapitation, est, en fait, élevé à la dignité de Grand Exécuteur des Hautes Œuvres, car, c’est évident, « on ne peut pas couper la tête d’un autre tant qu’on ne s’est pas coupé la sienne ». Pish-Tush explique tout cela dans un chant plein d’entrain, repris par le chœur : « Et j’ai raison, et vous avez raison, et tout est bien, tou-loura-lai. »

Les critiques littéraires et sociaux appartenant au mouvement dit postmoderne ont souligné, dans des thèses importantes et convaincantes, mais souvent formulées dans un impénétrable jargon, que l’affirmation du caractère naturel de tel ou tel « dualisme » ou « hiérarchie » va généralement de pair avec le soutien conventionnel à l’ordre établi. En instaurant un dualisme, on divise un domaine donné en deux catégories antagonistes ; en plaquant ensuite une hiérarchie sur ce dualisme, on juge l’une de ces catégories supérieure, l’autre, inférieure. Tout le monde sait bien quelles hiérarchies dualistes existent ou ont existé dans la vie sociale et politique : autrefois, il y avait la catégorie des vertueux et celle des mécréants ; de nos jours, il y a celle des PDG millionnaires auxquels sont accordées des réductions d’impôts et celle des mères célibataires auxquelles notre société d’aujourd’hui, incroyablement pingre, voudrait bien supprimer les allocations familiales. Les postmodernes soutiennent avec raison que ces dualismes et ces hiérarchies ne sont que des vues arbitrairement construites, desservant des objectifs politiques, et qu’elles ne découlent pas de la réalité objective du monde matériel. Nous pouvons, si nous le voulons, choisir d’analyser le monde de nombreuses autres façons, aux implications radicalement différentes.

Nous tendons également à envisager la nature sous l’angle de hiérarchies dualistes, fondées sur des notions de domination. Dans le domaine de l’écologie, nous divisons souvent le monde en prédateurs et en proies, et dans celui de l’organisation anatomique, en animaux « supérieurs », complexes et dominants, et en animaux « inférieurs », plus simples et subordonnés. Je ne nie pas que les analyses de ce genre soient utiles, dans le sens où elles permettent de faire des prédictions qui, généralement, se vérifient (les gros poissons mangent les petits, et non l’inverse). Mais la critique postmoderne nous incite à faire preuve d’un salutaire scepticisme, et à chercher à comprendre les raisons complexes et socialement connotées qui ont poussé à l’origine à formuler les concepts indiqués ci-dessus. Sans aucun doute, le dualisme et la notion de domination d’une catégorie sur une autre reflètent prioritairement une construction mentale de l’homme plaquée sur le monde matériel. En d’autres termes, ces concepts ne découlent pas d’une lecture qui nous serait imposée par la nature profonde et inévitable des choses.

Les praticiens de l’histoire naturelle tendent à éviter les discours militants, relevant du registre philosophique (bien que je cède souvent à ce genre de tentation dans mes essais). Lorsque nous voulons discuter de grandes idées, nous préférons nous tourner vers des données empiriques : si je veux mettre en question la thèse de portée générale que vous avancez, je chercherai le plus souvent des contre-exemples concrets. On peut trouver ceux-ci en abondance, car ils constituent le matériau de base d’un type d’écrit classique en histoire naturelle : il s’agit de textes dont le ressort se fonde traditionnellement sur « l’émerveillement devant des singularités », autrement dit « sur les étranges comportements du castor », pourrait-on dire. (Désolé d’être aussi caustique – cela reflète peut-être, de ma part, une ignoble vision dualiste. Mais les histoires rapportées par ces textes sont formidables. Simplement, je souhaiterais souvent y trouver davantage de réflexions de portée générale et moins d’écriture haute en couleur.)

Si les « cas étranges » nous fascinent tant, c’est qu’ils abolissent les conceptions dualistes courantes, dans lesquelles une catégorie en domine une autre ; ils se présentent comme des « renversements d’ordre établi », ainsi que l’évoque le titre du présent essai. Un exemple bien connu, le grand classique de ce genre de littérature, est représenté par les plantes carnivores. Celles-ci ont toujours suscité une curiosité fondamentale ; et plus leur proie est grosse et taxonomiquement « évoluée », plus elles nous donnent le sentiment de l’étrange. Nous béons d’étonnement lorsqu’une dionée prend au piège un moustique, et nous frissonnons, très mal à l’aise, lorsqu’un grand népenthès dévore un oiseau ou un rongeur.

Je possède un fichier intitulé « Renversements » pour répertorier les cas de ce genre. J’attends depuis longtemps de tomber sur des exemples maximaux, dans lesquels les renversements portent sur les trois dualismes les plus marqués que l’on connaisse, chacun fondé sur la domination d’une catégorie sur une autre : les prédateurs sur les proies ; les êtres vivants supérieurs sur les êtres vivants inférieurs ; ceux de grande taille sur ceux de petite taille. En d’autres termes, je cherche depuis longtemps à rassembler des exemples dans lesquels un animal généralement rangé dans la triple catégorie des êtres vivants de petite dimension, d’organismes à la structure anatomique primitive et de victimes de la prédation, en mange un autre, habituellement rangé lui aussi dans une triple catégorie : celle des êtres vivants de grande dimension, des organismes de structure anatomique supérieure et des responsables de prédation. Je possède maintenant quatre exemples curieux de ce genre, plus qu’il n’en faut pour faire un essai. Puisque les postmodernes rejettent tout classement hiérarchique, je vais simplement présenter mes différents cas dans l’ordre chronologique de leur publication, n’impliquant aucun jugement de préséance (bien que le postmodernisme, dans ce sens – et, en fait, je ne suis pas un fervent de ce mouvement – n’est peut-être qu’une façon d’esquiver le travail de classification pouvant donner une meilleure structure logique à cet essai !)

1. Des grenouilles et des mouches. Les grenouilles mangent des mouches. Si nous entendions dire que des mouches mangent des grenouilles, nous pourrions nous imaginer sur la voie de l’hôpital psychiatrique ou de l’apocalypse. Mon collègue Tom Eisner, de l’université Cornell, jouit de l’estime générale des naturalistes en tant que spécialiste des curiosités naturelles porteuses d’un message important et de valeur générale. Un beau jour d’août 1982, dans l’Arizona, il a remarqué, avec plusieurs de ses collègues, des milliers de crapauds pélobates, rassemblés sur la rive boueuse d’une petite mare : ces amphibiens venaient d’atteindre le stade adulte, ayant quitté, en quasi-simultanéité, le stade têtard. Eisner et ses collègues ont rapporté leurs observations dans un article spécialisé (voir cette publication de 1983 par R. Jackman et al.) :

Se tenant par endroits à quelques centimètres seulement les uns des autres, ils étaient tous de taille adulte minimale (avec une longueur du corps de 1,5 à 2 centimètres). De façon tout à fait remarquable, certains d’entre eux étaient morts ou en train de mourir : ils avaient apparemment été saisis par un prédateur caché dans la boue et partiellement tirés au sein de celle-ci, de sorte que ne dépassait plus que leur tête ou le haut de leur corps. Nous avons compté des dizaines de ces crapauds à demi enfouis.

Les auteurs ont alors fouillé dans la boue et, à leur grande surprise, ont trouvé le prédateur : « une grosse larve d’insecte en forme de ver blanc, identifiée par la suite comme étant celle du taon Tabanus punctifer ». Ainsi donc, les mouches sont susceptibles de manger les crapauds ! En fait, cela paraît moins surprenant quand on sait que les minuscules crapauds en question sont beaucoup plus petits que cette énorme larve de mouche. Il existe un petit nombre de cas connus illustrant le même genre de renversement, dans lesquels on a aussi affaire à des insectes inhabituellement gros et à des vertébrés de très petite taille : il s’agit, par exemple, de mantes religieuses mangeant des grenouilles, de petits oiseaux et même des souris.

Dans le cas rapporté ci-dessus, les larves de taon s’enfoncent dans la boue, l’extrémité postérieure la première, jusqu’à ce que leur extrémité antérieure, porteuse des pièces buccales, affleure à la surface. Elles attrapent les crapauds en enfonçant les crochets de leurs mandibules dans leurs pattes arrière ou dans leur ventre, puis les attirent partiellement au sein de la boue. Elles se mettent ensuite à vider leur corps de leur sang et de leurs liquides biologiques, en les suçant, conduisant ainsi ces amphibiens à la mort (rappelez-vous que de nombreux phénomènes d’histoire naturelle ne sont pas jolis, jugés selon les normes humaines).

J’aime bien l’humour grinçant qu’Eisner et ses collègues ont introduit dans la dernière phrase de leur article (ce qui n’est pas très courant dans la littérature technique spécialisée, mais les histoires sortant de l’ordinaire ont toujours autorisé quelque licence littéraire) :

Le cas rapporté ci-dessus constitue un renversement de la relation habituelle entre les crapauds et les mouches, dans laquelle les premiers mangent les secondes… bien que ce cas de figure semblerait aussi exister. En fait, il se pourrait bien que Scaphiopus [le crapaud pélobate] gobe, à l’occasion, les taons mêmes qui, en tant que larves, se sont nourris de leurs congénères.

J. Greenberg, rapportant cette histoire dans le magazine Science News (du 5 novembre 1983), a commencé son article en soulignant, au moyen de comparaisons, l’aspect étonnant d’un tel renversement :

C’est l’équipe de seconde division d’Okeechobee (Floride) battant à plate couture les New York Yankees au base-ball ; c’est Wally Cox chipant la fille à la barbe de Burt Reynolds113, c’est l’île de la Grenade envahissant les États-Unis. « Je n’ai jamais rien vu de comparable », déclare Thomas Eisner.

2. Crustacés et escargots. Les crustacés décapodes (homards, crabes, crevettes) mangent des escargots, tous les naturalistes le savent. En fait, comme l’ont montré les brillantes recherches poursuivies de nombreuses années durant par mon collègue Geerat Vermeij, le cas classique d’une grande « course aux armements », dans l’évolution, porte sur des crustacés et des escargots, les premiers ayant acquis, au cours des temps géologiques, des pinces de plus en plus puissantes, tandis que les seconds ont développé, dans le même temps, des moyens de protection de plus en plus efficaces (épines, côtes, coquilles de plus en plus épaisses et ondulées). Les crabes terrestres représentent, de loin, les prédateurs principaux du gastéropode qui est mon sujet de recherche favori, l’escargot terrestre des Caraïbes, Cerion. Si les escargots mangent les décapodes, autant prendre sa retraite.

Amos Barkai et Christopher McQuaid ont étudié la langouste et le buccin (un escargot de grandeur moyenne) dans les eaux littorales de deux îles, Marcus et Malgas, qui sont situées dans la baie de Saldanha, en Afrique du Sud. Sur Malgas, comme tous les gens respectant Dieu s’en doutent à juste titre, les langoustes mangent des mollusques, principalement des moules et plusieurs espèces de buccins. Barkai et McQuaid ont écrit dans leur article de 1988 : « Les langoustes attaquent généralement la coquille des buccins en entaillant son rebord avec leurs pièces buccales. »

Les pêcheurs de langoustes locaux disent que, vingt ans auparavant, ces crustacés étaient également répandus sur les deux îles. Mais ils ont disparu ensuite de Marcus, pour des raisons inconnues, peut-être liées au cours des années 1970 à un manque d’oxygène dans les eaux environnant cette île. En l’absence de la langouste comme prédateur du sommet de la chaîne alimentaire, les moules ont développé d’immenses bancs, et la densité des populations de buccins a augmenté énormément. Barkai et McQuaid se sont alors demandé : « Pourquoi la langouste ne recolonise-t-elle pas l’île Marcus, alors qu’elle pourrait y trouver sa nourriture en abondance ? »

Figure 40

Pour essayer de répondre à cette question, ils réalisèrent l’expérience qui allait de soi, et firent une étonnante découverte. La proie était devenue le prédateur, cette fois-ci en vertu du très grand nombre de buccins, non par le fait d’une taille égale (le buccin est beaucoup plus petit que la langouste). La forme passive généralement adoptée dans la prose scientifique ne permet pas bien d’exprimer l’émotion, mais quand une histoire est bonne, cela se sent, en dépit de ces petites limitations. Voici donc textuellement ce qu’ont dit Barkai et McQuaid, sans qu’il soit besoin pour moi de faire davantage de commentaires (je serais seulement tenté d’établir quelque rapprochement malicieux et tout à fait inapproprié avec les révoltes d’esclaves – Spartacus, etc.) :

Mille langoustes de l’île Malgas ont été marquées et transférées sur l’île Marcus. […] Le résultat fut immédiat. Les langoustes, apparemment en bonne santé, furent rapidement submergées par des multitudes de buccins. On en a observé plusieurs centaines qui ont été attaquées immédiatement après leur libération, et une semaine plus tard, il n’y avait plus une seule langouste vivante sur l’île Marcus. […] Certaines s’étaient enfuies en nageant, mais à chaque fois qu’elles avaient repris contact avec le fond marin, des buccins supplémentaires s’étaient attachés à leur carapace, jusqu’à les empêcher de se sauver de nouveau par le poids de leur nombre. En moyenne, chaque langouste a été tuée en une quinzaine de minutes par trois cents Burnupena [buccins] lui ayant sucé toute la chair en moins d’une heure.

Sic semper tyrannis.

3. Poissons et dinoflagellés. Les poissons ne mangent généralement pas les dinoflagellés ; pourquoi devraient-ils même faire attention à ces algues unicellulaires microscopiques, flottant dans le plancton ? Mais les dinoflagellés ne mangent sûrement pas les poissons ; l’idée même, étant donné la différence de dimensions, en est grotesque, incompréhensible.

Les dinoflagellés, cependant, tuent les poissons, par des mécanismes indirects connus depuis longtemps et bien étudiés pour leur immense importance pratique. Dans des conditions favorables, les populations de ces algues unicellulaires peuvent gonfler démesurément, au point d’atteindre soixante millions d’organismes par litre d’eau. Ce genre d’expansion peut faire changer l’eau de couleur et la polluer de façon toxique (les « marées rouges » en sont l’exemple le plus connu), conduisant à la mort en masse des poissons et d’autres organismes marins.

J.M. Burkholder et un groupe de ses collègues de l’université d’État de la Caroline du Nord ont étudié les expansions polluantes des dinoflagellés associées à des morts en masse de poissons dans les estuaires du sud-est des États-Unis. L’une des plus grandes catastrophes de ce genre a vu la mort de près d’un million de menhadens de l’Atlantique dans l’estuaire de la rivière Pamlico114. Le côté curieux de ce cas n’est pas dans le fait même que des poissons ont été tués, car c’est là une conséquence fréquente des phénomènes d’expansion des dinoflagellés. Nous avons toujours regardé la mort des poissons et d’autres organismes marins, au cours des « marées rouges », comme le résultat passif et « involontaire » de la présence des toxines excrétées par les dinoflagellés, ou comme la conséquence d’autres changements induits par la population d’algues qui se développe massivement lors de ces expansions. Personne n’avait supposé que les dinoflagellés pourraient tuer activement les poissons, mettant en œuvre une réponse acquise au cours de leur évolution pour leur propre avantage explicite, autrement dit pour se procurer de la nourriture. Et pourtant, il semble bien que ce soit le cas : les dinoflagellés paraissent réellement tuer et manger les poissons d’une manière qui suggère que ce renversement très particulier a été activement construit par l’évolution.

Les dinoflagellés vivent ordinairement dans un état dormant, posés sur le fond marin et enveloppés d’une thèque protectrice. Lorsque des poissons vivants s’approchent, la thèque se brise et libère l’organisme unicellulaire capable de se mouvoir, qui nage, grandit et sécrète une puissante neurotoxine, soluble dans l’eau, tuant les poissons. Jusqu’ici, tout cela ne paraît pas d’un intérêt exceptionnel, sauf que la présence du poisson semble vraiment induire une activité de la part du dinoflagellé (bris de la thèque), ce qui suggère un lien direct. Les observations tant anatomiques que comportementales suggèrent que les dinoflagellés ont réellement acquis par une évolution active la stratégie leur permettant de se nourrir des poissons. L’organisme unicellulaire qui nage, libéré de sa thèque, développe une projection, appelée « pédoncule », sur sa face inférieure. Il se meut activement, semble-t-il, en direction des poissons morts ou mourants. Des particules de tissus, détachées des poissons, se retrouvent alors attachées au pédoncule des algues unicellulaires, et sont ainsi ingérées. Voici la description que donnent les auteurs de ce cas de renversement qui se situe au maximum des différences de taille dans ma série de quatre exemples :