II.

Biographies dans l’histoire
de l’Évolutionnisme

4. La vénus mise à nu
par ses naturalistes, même28

Dans l’opéra de Benjamin Britten tiré du roman de Henry James The Turn of the Screw29, Miles, le petit garçon, chante une chansonnette à sa préceptrice durant leur leçon de latin :

Malo : j’aimerais mieux être
Malo : dans un pommier
Malo : qu’un garnement
Malo : dans l’adversité

Ce sont des vers de mirliton, mais ils véhiculent toute l’angoisse et l’ambiance de mystère liées à l’histoire fantastique de James, car Britten les a mis en musique sous la forme d’une complainte pitoyable et déchirante, qui revient sans cesse tout au long de l’opéra, pour être chantée isolément tout à la fin, mais cette fois par l’institutrice, car Miles gît mort sur la scène. Le procédé musical de Britten marche à merveille, d’autant que le texte de la chansonnette est très pauvre (tout en exprimant bien la crainte, éprouvée par le petit garçon, de se retrouver dans une situation périlleuse). La partie anglaise des vers de mirliton a le nombre correct de pieds, rime et possède un sens indéniable, tandis que le jeu de mots, à visée pédagogique, porte sur le fait que chacune des quatre parties de vers en anglais (comprenant plusieurs mots) peut se traduire entièrement par l’unique mot latin malo (première personne du singulier du verbe malle [« préférer »] ; ablatif du nom malus [« pommier »] ; etc.)

Le poème de Miles, en fait, appartient à une tradition ancienne, celle des stratagèmes visant à faire aimer le latin aux enfants (apparemment, un problème avec lequel se débattent les enseignants depuis longtemps). La traduction en latin des histoires classiques pour enfants (dont Winnie l’Ourson reste, de loin, l’exemple le plus connu) en est l’illustration la plus récente.

Mais les enfants de la génération qui m’a juste précédé ont souvent eu recours à un aiguillon bien plus puissant pour les pousser à l’étude du latin : très précisément, la sexualité. Plusieurs vieux messieurs de l’âge de mon père m’ont rapporté qu’ils s’étaient mis avec ardeur à l’apprentissage de cette ancienne langue parce que quelque camarade d’école avait accès à l’exemplaire possédé par ses parents de l’ouvrage de Richard von Krafft-Ebing Psychopathia sexualis, grande étude médicale passant en revue et détaillant les comportements sexuels les plus variés que l’on puisse imaginer (décrits de façon tellement précise que même le juge Stewart aurait pu en reconnaître la nature30). Le texte principal en avait été traduit en anglais depuis longtemps, mais, selon le vœu exprimé par Krafft-Ebing, les passages traitant de l’observation des cas étaient restés en latin !

Je n’ai pas connu ce genre d’amusement, ni les procédés mnémotechniques pour aider les enfants à apprendre le latin, car j’ai étudié celui-ci seulement à l’université. De plus, les observations de cas contenues dans l’ouvrage de Krafft-Ebing ont finalement été traduites en anglais avant mon adolescence. Toutefois, la semaine dernière, j’ai goûté, avec un peu de retard, au type de délectation connu des lycéens de naguère en découvrant de plaisantes paillardises dans un autre ouvrage scientifique. Il s’agissait d’un traité de 1771 sur les mollusques, Fundamenta testaceologiae (ouvrage en latin qui n’a jamais été traduit), dont l’auteur n’est autre que Carl von Linné.

En effet, tandis que l’objet de ce livre est réellement de discuter des coquillages, le grand naturaliste suédois y parle aussi de l’anatomie génitale des femmes. Linné commence sur le mode classique extrêmement sérieux de la plupart des ouvrages de taxinomie. Il déclare qu’il va classer les mollusques en se basant sur leurs coquilles (éléments très prisés des naturalistes), et non sur l’organisme figurant à l’intérieur (plus informatif, sur le plan biologique, mais rarement recueilli par les collectionneurs de coquillages). Il établit ensuite une division fondamentale entre, d’une part, des mollusques qu’il regroupe sous le nom de Cochleae (la catégorie ainsi délimitée par Linné correspondait fondamentalement aux escargots terrestres ou marins, mais comprenait aussi quelques autres animaux dotés d’une coquille unique, comme les scaphopodes ou même un ou deux vers à tubes, égarés dans cette rubrique) et, d’autre part, des mollusques qu’il regroupe sous le nom de Conchae (catégorie qui comprenait fondamentalement des coquillages, autrement dit des bivalves, mais abritait aussi, selon Linné, des mollusques à valves multiples, comme les chitons et quelques autres organismes, tels des brachiopodes et des anatifes, que l’on sait aujourd’hui, d’après leur généalogie, ne pas être du tout des mollusques).

Puis, toujours sur le mode conventionnel, il fournit une liste de termes techniques pour désigner les différentes parties des coquilles ; et il la fait débuter par le plus remarquable de tous les paragraphes jamais écrits dans les annales de la systématique. Prenant la charnière entre les deux valves (cardo) comme un caractère discriminant, il écrit donc : « Protuberantiae insigniores extra cardinem vocantur Nates », ce qui veut dire : « Les protubérances bien visibles situées au-dessus de la charnière sont appelées fesses. » Il désigne ensuite toutes les parties adjacentes de la coquille en fonction de chacune des caractéristiques de l’anatomie génitale externe des femmes – « ut metaphora continuetur » (« pour poursuivre la métaphore »). Les coquilles présentent donc des traits appelés : hymen (le ligament souple qui relie les deux valves en haut), vulva, labia et pubes, et, pour couronner le tout, mons veneris (toutes ces caractéristiques se situent vers la pointe de la coquille, à l’arrière de ce que les malacologistes d’aujourd’hui appellent « umbo » [ou « sommet », ou encore « crochet »], au lieu de « fesses » comme Linné) ; et en avant de l’umbo, figurait d’après le naturaliste suédois, un anus.

Figure 13

Pour saisir les raisons quelque peu forcées qui ont poussé Linné à choisir ces termes, il faut regarder l’image dont il accompagne son texte, une illustration concernant une espèce qu’il a nommée Venus dione, sans doute parce qu’elle correspondait bien à sa terminologie31. Cette figure, à laquelle j’ai ajouté des légendes, montre parfaitement le caractère cru de l’apparente plaisanterie de Linné : les termes qu’il propose découlent de l’analogie (pas trop tirée par les cheveux, il faut l’admettre, sur le seul plan visuel) que l’on peut établir entre un coquillage bivalve vu par la pointe et le genre de photo classique des publications pornographiques dans laquelle une femme, les jambes largement écartées, expose sa région génito-anale (les fesses bordant, d’une part, les organes génitaux externes et, d’autre part, l’anus).

Linné était socialement conservateur et plutôt prude. Il n’avait, par exemple, pas autorisé ses quatre filles à étudier le français, de peur qu’elles ne fassent connaissance avec les idées libérales de ce pays des Lumières. Mais les systèmes taxinomiques qu’il a proposés, de même que ses écrits, révèlent de fortes préoccupations sexuelles, ce qui est généralement le corollaire des puissantes personnalités de ce type. Linné a fondé son plus célèbre travail, sa classification des plantes, nouvelle et originale, sur ce qu’il a appelé « le système sexuel » (voir la dernière partie de mon recueil précédent, Dinosaur in a Haystack [Les Quatre Antilopes de l’Apocalypse]). Sa systématique paraît froide et fonctionnelle, et ne semble pas le moins du monde lubrique : le « système sexuel » en question sert à définir la plupart des ordres de plantes, d’après le nombre et la dimension des étamines et des pistils, les organes mâles et femelles des fleurs. Fondamentalement, il suffisait de compter ; et la systématique de Linné a connu une grande vogue, parce qu’elle était très facile à appliquer, non parce qu’elle était émoustillante. Mais le naturaliste suédois est allé jusqu’au bout des idées implicites que comportait sa terminologie métaphorique. Il a parlé de la fécondation chez les plantes à fleurs comme d’un mariage, désignant les étamines et les pistils comme maris et femmes. Les pétales des fleurs sont devenus des lits nuptiaux, et les étamines infertiles, des eunuques, prenant soin des femmes (les pistils) afin que d’autres étamines, qui, elles, étaient fertiles, puissent réaliser le mariage. Linné écrivit dans un essai, en 1729 :

Les pétales des fleurs […] servent de lit nuptial, que le Créateur a magnifiquement arrangé, orné de belles tentures et parfumé de nombreuses fragrances pour que les nouveaux mariés puissent célébrer leurs noces avec la plus grande solennité.

Mais ces images botaniques ne sont que d’aimables évocations arcadiennes, comparées aux analogies crues qu’il a employées pour désigner les différents traits caractéristiques des coquillages. C’est pourquoi Linné fut l’objet de vives attaques dès son époque pour avoir choisi les termes cités plus haut afin de décrire la morphologie de la pointe des coquilles.

En 1776 (une année appropriée pour entreprendre des réformes32), un obscur naturaliste anglais, qui menait une vie ténébreuse et chaotique (comme nous allons le voir), tonna contre le grand maître, lui reprochant sa terminologie licencieuse. Dans la préface à son ouvrage Elements of Conchology : or, an Introduction to the Knowledge of Shells (« Éléments de conchyliologie, ou Introduction à l’étude des coquillages »), l’auteur écrit :

Je vais, cependant, insister sur un sujet particulier : nommément, je vais stigmatiser l’obscénité des termes choisis par Linné pour désigner les traits des Bivalves ; […]. La science doit s’appuyer sur des notions chastes, pleines de délicatesse. À certaines époques, la paillardise a passé pour de la liberté d’esprit ; mais Linné a été le seul à l’appliquer à des termes scientifiques. De ce fait, ses mérites dans ce domaine de l’histoire naturelle en sont, à mon avis, très dépréciés.

Plus loin dans le livre, tandis que l’auteur aborde les coquillages, sa fureur ne faiblit pas. Cette fois-ci il avance explicitement l’idée que la terminologie de Linné peut rendre rebutante l’histoire naturelle aux yeux des femmes, de sorte que celles d’entre elles qui sont des intellectuelles hésitent à s’engager dans cette discipline qui appartenait pourtant, à cette époque, au petit nombre des domaines d’études alors relativement ouverts à tous :

Je désire particulièrement rectifier les termes techniques, dans la mesure où les dénominations injustifiables et très indécentes utilisées par Linné pour les Bivalves méritent seulement d’être rejetées avec indignation ; car

Les mots immodestes ne peuvent se défendre
Et le manque de décence est un manque de bon sens.

L’adoption de mes termes rendra les descriptions adéquates, intelligibles et décentes ; grâce à quoi la science peut servir des buts utiles, devenir commode, adaptée à tous les talents et aux deux sexes.

(J’avais, à l’origine, pensé que le distique de style héroïque figurant dans ce paragraphe devait être une citation d’Alexander Pope, mais mon fidèle recueil des citations, le Bartlett’s, me dit que ces vers sont ceux d’un obscur personnage du nom de Wentworth Dillon, comte de Roscommon (1633-1685) – un nom qui fait très sérieux, en fait, à l’image de ces vers d’une adéquation sans égale.)

L’auteur de ce livre, Emmanuel Mendes da Costa, était un juif séfarade d’origine portugaise ; né à Londres en 1717, il mourra dans cette même ville, dans sa maison sur le Strand, en 1791. Bien qu’il ait été l’un des naturalistes les plus respectés d’Angleterre dans cette catégorie aux limites mal définies qui se situe entre les amateurs et les professionnels, bien qu’il ait entretenu une volumineuse correspondance (apparemment préservée en grande partie au British Museum) avec les plus grands naturalistes d’Europe et avec la plupart des personnalités du vaste réseau des amateurs britanniques, son nom a presque entièrement disparu des annales de l’histoire, à l’exception de deux livres charmants, qui figurent souvent sur le marché des antiquités : son traité de 1776 sur la conchyliologie, et son ouvrage de 1757, intitulé The Natural History of Fossils (« L’histoire naturelle des fossiles ») – je me suis largement appuyé sur ces deux livres pour écrire cet essai. Il n’est pas impossible que je sois passé à côté de quelques références secondaires33, mais je n’ai pas pu trouver grand-chose sur la vie et l’œuvre de Mendes da Costa, mis à part un article d’une colonne dans le Dictionary of National Biography, quelques lignes fragmentaires dans les volumes du début du dix-neuvième siècle du Gentleman’s Magazine et, heureusement, environ cinquante pages de ses fascinantes lettres reproduites dans le volume IV d’une collection de 1822 publiée par John Nichols, intitulée : Illustrations of the Literary History of the Eighteenth Century Consisting of Authentic Memoirs and Original Letters of Eminent Persons (« Illustration de l’histoire littéraire du dix-huitième siècle, au moyen de mémoires authentiques et de lettres originales »).

Je considère comme très regrettable que le souvenir de Mendes da Costa ait disparu, et cela pour deux raisons au moins : d’une part, il a dû mener une vie fascinante, d’autre part, son histoire illustre plusieurs problèmes scientifiques et sociaux d’importance générale, tels que le rôle des amateurs en histoire naturelle et le statut des juifs dans l’Angleterre du dix-huitième siècle. Cependant je vais me concentrer dans cet essai sur un autre aspect, bien apparent, de la vie de Mendes da Costa : il s’agit de la place qu’il a tenue en tant que collectionneur vivant au moment crucial d’une transition en histoire naturelle qui a eu une importance considérable. En effet, il a pratiqué les collections d’histoire naturelle selon deux modalités. L’une, qui tendait alors à disparaître, avait pour but premier de recueillir les spécimens les plus étranges ou les plus beaux (par exemple, les plus gros ou les plus colorés) : autrement dit, il s’agissait de la recherche du summum bonum, comme on le concevait à l’ère baroque, au dix-septième siècle, et cette démarche a notamment conduit à édifier des galeries d’histoire naturelle sous la forme de Wunderkammern, ou « chambre des curiosités ». L’autre modalité, ayant un lien avec l’ère des Lumières, correspondait à la passion du dix-huitième siècle pour l’ordre. C’est elle qui a conduit au nouveau système de classification proposé par Linné, ce travail ayant, on le sait, représenté le préalable nécessaire à l’œuvre de Darwin (celle-ci a expliqué de façon nouvelle l’ordre de la nature). Mais la vieille passion pour les curiosités continua de susciter l’enthousiasme du public (et continue de le faire de nos jours, à juste raison).

Bien que vivant à l’époque de cette grande transformation, Mendes da Costa était un homme ordinaire. Et souvent les hommes ordinaires obéissent aux changements historiques avec le maximum de fidélité et d’intérêt : Mendes da Costa n’a, par exemple, absolument pas essayé d’innover sur une grande échelle, et il est donc possible de le considérer comme véritablement représentatif de son époque. Chez Linné, on peut saisir le changement en train de s’opérer. En étudiant da Costa, on peut, en revanche, comprendre quelles étaient les idées reçues, mesurer l’impact des innovations, et, en particulier, voir quelles étaient les entraves intellectuelles que cette époque opposait à une meilleure compréhension de la nature. Il faut que nous apprenions à regarder ces entraves d’une façon bienveillante et non, comme traditionnellement, avec cette condescendance que nous accordons aux époques anciennes, qui nous paraissent marquées par l’immaturité, tandis que la nôtre nous semble extraordinairement avancée. Autrement dit, il nous faut considérer ces entraves comme un ensemble d’idées cohérentes, bien adaptées à la culture d’un autre temps, et admises par des hommes raisonnables, aptes à penser au moins aussi bien que nous. Si nous sommes capables d’arriver à une telle équité et à un pareil équilibre dans la compréhension, l’histoire des sciences peut devenir l’une des plus grandes aventures intellectuelles – et aussi l’une des plus utiles, car les points faibles du passé ne peuvent que nous aider à saisir nos propres préjugés actuels, également aliénants.

Mendes da Costa était donc un homme parfaitement ordinaire, mais en même temps très différent des hommes ordinaires ! Les juifs, en effet, pour des raisons qui ont tenu, en partie, à leur volonté propre de se délimiter en tant que groupe, mais aussi et surtout au rejet qu’ils ont subi de la part des autres peuples, ont vécu à l’écart au sein de la plupart des nations occidentales, en étant souvent victimes de cruelles discriminations (voir le chapitre 13). Emmanuel Mendes da Costa a connu en Grande-Bretagne une époque intéressante, probablement plus favorable pour son peuple que nombre d’autres périodes.

Les juifs ont été présents en Angleterre de la conquête normande jusqu’à leur expulsion par Édouard Ier, en 1290. Après leur bannissement d’Espagne en 1492, puis du Portugal en 1497, les juifs séfarades (terme qui vient du mot hébreu pour « Espagne ») se dispersèrent dans de nombreuses directions, mais ils ne purent revenir s’établir en Angleterre. De petites communautés de marranes (juifs officiellement convertis au catholicisme, mais pratiquant en secret leur ancienne religion) s’installèrent en Grande-Bretagne par périodes ; mais lorsque Shakespeare écrivit Le Marchand de Venise, y campant le personnage antisémite portant le nom de Shylock, aucun juif ouvertement pratiquant ne vivait à ce moment-là en Angleterre. Un nouveau groupe de marranes commença à y entrer, venant de Rouen, dans les années 1630. Cette communauté, espérant rencontrer davantage de tolérance dans le régime de Cromwell que sous la monarchie antérieure, demanda le droit de pratiquer sa religion ouvertement – ce qui fut accepté en 1656. La restauration de la monarchie en 1660 ne s’accompagna pas de l’annulation de la permission, et un petit nombre de juifs continuèrent donc à maintenir une fragile présence. Ils ne furent pas autorisés à s’engager dans le commerce de détail avant 1822 à Londres, et ne purent pas siéger au Parlement avant 1858 (Disraeli s’était converti au christianisme).

En résultat de cette histoire, très peu de juifs habitaient l’Angleterre à l’époque de Mendes da Costa : environ deux mille Séfarades à la fin du dix-huitième siècle, et peut-être un peu plus d’Ashkénazes, c’est-à-dire de juifs originaires d’Allemagne et d’Europe centrale. Dans une société portée aux préjugés, quelques représentants d’une culture étrangère pouvaient apparaître comme exotiques et fascinants, et non pas menaçants et méprisables ; et la rareté des juifs semble avoir joué en faveur de Mendes da Costa, dans la mesure où il a souvent rencontré du philosémitisme chez ses correspondants nobles et bien élevés.

Emmanuel Mendes da Costa avait fait des études de droit ; mais il choisit de se consacrer à l’histoire naturelle. Il édifia une belle collection et publia plusieurs articles, ce qui lui valut d’être élu membre de la Royal Society (l’association de scientifiques la plus importante d’Angleterre) en 1747, et à la Society of Antiquities en 1751. Mais, parallèlement à ces succès, sa vie fut marquée néanmoins par des côtés plus troubles et ténébreux. Le Dictionary of National Biography (« Dictionnaire des biographies scientifiques ») remarque : « Bien qu’il ait obtenu très tôt la réputation d’être l’un des meilleurs connaisseurs de fossiles de son temps […], sa vie semble avoir été une lutte perpétuelle contre l’adversité. » Il fut emprisonné pour dettes en 1754. Après sa libération, l’année suivante, il commença à préparer son traité majeur, The Natural History of Fossils, finalement publié en 1757.

Mendes da Costa a connu sa plus grande chance en 1763, lorsqu’il a été embauché comme employé de la Royal Society, chargé des collections et de la bibliothèque, qui étaient alors dans un grand état d’abandon et de délabrement. Il écrivit à un ami en septembre 1763 :

Je me suis immédiatement mis au travail, mais les collections et la bibliothèque étaient dans un tel état que je tends à penser qu’elles auraient pu égaler les écuries d’Augias [référence à l’un des douze travaux d’Hercule, le plus déplaisant de tous, qui lui a coûté bien plus que de tuer l’Hydre de Lerne : le héros a dû nettoyer le fumier accumulé depuis trente ans dans les écuries d’Augias, roi d’Élide]. […] Après de nombreuses semaines de travail, parmi des myriades d’araignées et d’autres vermines (qui ont représenté un fléau récurrent), j’en suis venu à bout, de sorte que, grâce à Dieu, on peut maintenant accéder aussi bien à la bibliothèque qu’aux collections, car elles sont désormais dans un état permettant aux curieux de les consulter.

Néanmoins, Mendes da Costa prit un grand plaisir au nouveau travail qu’il avait eu la chance d’obtenir. Il écrivit à un autre ami : « Lorsque vous viendrez en ville, je vous prie de venir me voir. Notre muséum, ici, possède de nombreuses belles choses, et notre bibliothèque est très fournie et très scientifique. Je suis vraiment heureux d’être en ce lieu et, dorénavant, je consacrerai toute ma vie à l’étude. » Mais quatre ans plus tard, en décembre 1767, il fut congédié en raison de « divers actes malhonnêtes », et arrêté à la suite d’un procès intenté par la Royal Society. Il fut incarcéré à la prison centrale (King’s Bench), où il resta jusqu’en 1772. Sa bibliothèque et ses collections furent également saisies et vendues aux enchères.

Mendes da Costa continua à travailler durant son incarcération, grâce au soutien et à l’aide financière de plusieurs amis bien placés. Le 3 janvier 1770, il écrivit cette lettre à un certain docteur Francis Nicholls :

J’ai reçu votre lettre très appréciée, par laquelle vous m’honorez d’une invitation à votre maison à Epsom, afin d’examiner quelques beaux minéraux que vous avez dernièrement recueillis en Cornouailles. […] Mais je ne suis malheureusement pas en mesure, pour le moment, de pouvoir répondre à votre offre honorable et bienvenue, car je suis incarcéré à King’s Bench. […] Cependant, le Tout-Puissant qui m’a affligé de cette peine m’a aussi, par miséricorde, permis de faire appel à ma raison, et je m’applique comme jamais à mes études, avec assiduité.

Quatre ans plus tard, Nicholls se rappelait encore sa proposition et écrivit :

C’est avec plaisir que j’entends dire que vous avez recouvré la liberté et la philosophie ; et que vous aimeriez voir ma collection de fossiles corniques. […] Mon fils doit venir chez moi le prochain dimanche matin ; aussi, si vous voulez vous trouver chez lui dans le quartier de Lincoln’s Inn Fields à 9 heures, il vous amènera, afin que votre voyage soit moins fatigant.

Mendes da Costa poursuivit ce qu’il avait toujours fait, écrivant des lettres de plus en plus obséquieuses, dans l’espoir de vendre des spécimens ou de prononcer des conférences rémunérées par des honoraires. Il connut son plus grand déboire dans ce domaine en 1774 : non seulement sa requête pour donner une série de conférences à Oxford fut rejetée purement et simplement, mais il dut faire face à l’attitude méprisante des hauts responsables de l’université, sous la forme classique d’un accueil empreint d’une grande politesse, préludant à l’éviction pure et simple du plébéien en quête d’une faveur. Il semble bien que Mendes da Costa ait commis l’erreur de soumettre une proposition explicite, alors qu’il aurait dû passer par des intermédiaires pour obtenir une permission verbale de la part du vice-chancelier, autrement dit, du directeur de l’université. (Je doute, néanmoins, qu’un repris de justice juif eût pu recevoir à l’époque une telle autorisation, quelles qu’aient été les circonstances.) Mendes da Costa obtint finalement, grâce à l’entremise d’un professeur, un rendez-vous avec le vice-chancelier, lequel repoussa promptement sa proposition : « Les conférences proposées par monsieur Da Costa ne pourraient pas être prononcées de façon convenable. J’espère que monsieur Da Costa ne sera pas trop désappointé. » En fait, ce rejet fut ressenti très durement par l’intéressé, ainsi qu’il l’a écrit au professeur qui l’avait recommandé :

Je suis absolument certain que ma tentative n’a pas réussi parce que d’aucuns ont dû parler de ma requête de façon inamicale et malveillante, et aussi, parce que, de mon côté, j’ai commis certaines maladresses, n’ayant pas disposé des conseils nécessaires pour savoir comment faire. Je n’ai malheureusement pas eu un seul ami qui m’ait écrit un petit mot pour m’orienter correctement ou m’informer sur ce que je devais faire. […] Ainsi, étant livré à moi-même, absent de la scène où tout se décidait et ne sachant pas comment m’y prendre, ma proposition a chaviré, et mes espoirs ont été anéantis.

Mais Mendes da Costa n’a jamais abandonné l’histoire naturelle. Il a publié son livre de conchyliologie en 1776, qui fut bien accueilli, reconstitua ses collections, continua ses correspondances et mourut relativement honoré.

Il est intéressant de remarquer que, tout au long de sa vie, qui connut bien des péripéties, da Costa a constamment fasciné ses amis anglicans philosémites, en raison de son appartenance au judaïsme. Il a même dû devenir, pour tout ce qui concernait les juifs, une source semi-officielle d’information chez les intellectuels britanniques, à une époque où très peu de juifs anglais pouvaient être admis dans ce milieu. Pour sa part, il avait réussi à trouver un équilibre habile entre une assimilation assez poussée pour se faire accepter et une pratique du judaïsme suffisante pour être considéré comme authentiquement exotique. En 1751, un médecin lui demanda « si l’on [pouvait] trouver quelque part une image ou un dessin, ou une explication quelconque, dépeignant l’habillement et les armes d’un soldat juif ; ou bien si les soldats juifs n’étaient pas habillés de la même façon que les soldats romains ». Mendes da Costa lui répondit qu’il n’en savait rien, car les sources juives n’autorisaient pas la représentation en image des êtres humains :

En ce qui concerne les dessins, etc., il n’a jamais été permis d’en faire figurer aucun dans nos livres, sur nos vêtements…, car cela ne s’accordait pas avec notre religion. […] mais je m’aperçois qu’il n’y avait pas du tout de dessins dans les livres, etc., même chez les Grecs et les Romains.

En 1747, Mendes da Costa fut obligé de renoncer à l’invitation d’un duc, car il devait célébrer de grandes fêtes religieuses34 à la maison. Mais Sa Grâce (philosémite), faisant preuve d’une parfaite compréhension, se hâta de rassurer le pauvre Mendes da Costa, qui craignait fortement d’avoir offensé un éventuel protecteur. Le secrétaire du duc lui écrivit :

Sa Grâce est vraiment navrée que les devoirs religieux, auxquels s’attachent tous les hommes de bien, vous empêchent de venir ici pour le moment. […] Le Duc étant le plus compatissant et le meilleur des hommes, vous n’aurez aucun problème d’alimentation, car il y a ici toutes sortes de poissons et, chaque jour, vous trouverez la plus grande diversité d’aliments que vous pouvez espérer pour ne pas enfreindre la Loi de Moïse, seul un homme de plus faible trempe pouvant peut-être succomber à la tentation représentée par les langoustes de Chichester.

En 1766, Mendes da Costa entendit parler de certaines inscriptions hébraïques à Canterbury, et il écrivit à une personne de sa connaissance qui habitait dans cette région :

Dans un manuscrit du docteur Plot, daté du 10 juin 1674, je trouve cette remarque : « Anciennes inscriptions sur des édifices en ruine ; par exemple, celles, extrêmement bien écrites en hébreu, sur les vieux murs du château de Canterbury. » Est-ce que cette inscription hébraïque existe encore actuellement ? Si oui, peut-on m’en faire une copie ? ou puis-je avoir la permission de charger quelque juif (de Canterbury) de la recopier et de la déchiffrer ?

Son ami transmit la requête à un érudit anglican qui connaissait l’hébreu, car il estima qu’il ne serait sûrement pas permis à un juif d’y avoir accès. Cet intellectuel écrivit directement à Mendes da Costa :

L’inscription en hébreu à laquelle vous faites allusion figure sur les murs d’une cage d’escalier en pierre, dans le vieux château de Canterbury ; elle a été écrite au treizième siècle, par des juifs en captivité, au cours de leur emprisonnement ici ; elle consiste en quelques versets des Psaumes. […] Je suppose qu’il n’est pas très difficile pour tout gentilhomme habitant le comté d’avoir accès à cette inscription, mais je pense que les autorités feraient preuve d’une grande réticence à l’égard d’un étranger à la région ou d’un juif qui demanderait à la voir.

Dans l’entourage de Mendes da Costa, il y avait donc des signes de philosémitisme, mais aussi d’antisémitisme, et également des attitudes relevant de la pure et simple ignorance. Par exemple, un correspondant lui écrivit en 1755, lui proposant de le payer en nature pour les services qu’il lui rendrait en matière d’identification de spécimens d’histoire naturelle : « Tout le monde dit que les jambons du Yorkshire ont une excellente réputation, et si vous le désirez, nous pouvons vous en envoyer. » Le responsable de la publication des lettres de Mendes da Costa a ajouté ici une note frappante en bas de page : « Monsieur Knowlton semble ne pas s’être rappelé qu’il écrivait à un juif. »

D’autres aspects de la correspondance de Mendes da Costa sont particulièrement révélateurs pour l’histoire des sciences : ils nous montrent qu’il a connu, comme déjà dit plus haut, le moment le plus fort de la transition qui a fait passer les collections d’histoire naturelle d’une modalité à une autre : l’ancienne, correspondant à la passion baroque pour les curiosités ; la nouvelle, à la recherche de l’ordre et de la classification des spécimens au sein d’un système unique et global. Dans cette offre d’un correspondant, datée du 9 décembre 1749, on peut encore, sans aucun doute, déceler la passion pour les choses étranges :

J’ai quelques curiosités naturelles à vous faire voir. […] Je possède une dent (ou défense) d’otarie, […] un fragment de dent d’un jeune éléphant, dans la section de laquelle on peut voir une balle de fer qui lui avait été décochée lorsqu’il était plus petit, de sorte que l’ivoire a entouré la balle ; une boule de poils trouvée dans l’estomac d’un veau, et quelques fossiles ; tout cela pourrait figurer dans votre cabinet, si vous pensez que ces objets en valent la peine.

Mais les propres requêtes de Mendes da Costa montrent qu’il était surtout intéressé par la façon nouvelle de constituer des collections d’histoire naturelle, fondée sur l’exhaustivité et la classification. Il demande, par exemple, à un ami juif de Bath de recueillir autant de variétés de fossiles que possible, et de les lui envoyer à un café de son voisinage (ce qui illustre la diversité des services que pouvaient rendre certains lieux publics, avant l’époque de la distribution du courrier par le système des Postes) :

En ce qui concerne les fossiles, voyez si vous pouvez m’avoir des ammonitae, ou « pierres-serpents » comme elles sont vulgairement appelées, de même que des empreintes de plantes figurant sur des sortes d’ardoises de charbon, qui abondent dans les houillères. À Lincomb et à Walcot, il existe des carrières de pierres dans lesquelles on trouve de très beaux coquillages pétrifiés, etc. Si vous pouviez vous procurer l’une ou l’autre de ces choses, et me les envoyer dans un colis adressé très précisément au café de la Banque, je rembourserai bien entendu toutes les dépenses que cela aurait entraînées.

Monsieur Schomberg (probablement un juif allemand, d’après son nom) savait exactement ce qu’il voulait en retour : « Envoyez-moi un petit pot (de trois ou quatre livres environ) de choucroute. […] et prenez soin de bien l’envelopper, de façon qu’il ne soit pas cassé. »

Sans cesse, Mendes da Costa demande à ses correspondants d’empaqueter soigneusement leurs spécimens et de les étiqueter correctement :

Quel que soit le matériel recueilli, il faut que chaque spécimen soit enveloppé et numéroté, et qu’un catalogue soit établi, dans lequel chaque nombre corresponde à chacun d’entre eux, et où l’on dise pour chacun de quelle sorte il s’agit, quel est son nom courant, où on l’a trouvé, s’il est abondant ou rare, à quelle profondeur, parmi quelles autres sortes de fossiles, et tous les détails curieux dont vous auriez été informé pouvant aider à en comprendre l’histoire naturelle. Je vous demande pardon de vous ennuyer ainsi, mais je vous suis très reconnaissant pour toute cette collaboration amicale.

La correspondance la plus fournie de Mendes da Costa date des décennies 1740 et 1750, au cours desquelles il recueille – et adjure ses amis de lui fournir – autant de « fossiles » que possible, dans la perspective de son prochain traité complet sur l’histoire naturelle des fossiles (The Natural History of Fossils). Obéissant à une coutume de son temps, Mendes da Costa rechercha et trouva des souscripteurs pour son livre avant sa publication (c’était un moyen en vogue de collecter des fonds pour des œuvres coûteuses). Dans l’importante liste qu’il a donnée de ceux-ci en annexe de la préface de son livre, on trouve six évêques et cinq lords, ce qui montre une fois de plus qu’il était très bien accepté dans les classes supérieures anglicanes. (Parmi les souscripteurs figure aussi John Harris, « essayeur en métaux précieux de la Tour de Londres ».)

En 1757, Mendes da Costa publia un premier volume, fort imposant, de son traité, mais il n’est jamais allé plus loin. Néanmoins, cet ouvrage est son chef-d’œuvre, et il illustre parfaitement cette passion de réaliser des inventaires complets et ordonnés qui a tant motivé l’histoire naturelle du dix-huitième siècle. À l’époque de Mendes da Costa, le terme « fossile » (du verbe latin [au passé] fodere, « déterrer ») s’appliquait à tout objet naturel provenant de la terre, et pas seulement aux restes d’organismes. En fait, les roches et les minéraux étaient fondamentalement les objets visés par ce terme dans la terminologie du dix-huitième siècle, puisqu’ils appartenaient au règne minéral, en tant que produits naturels de la terre. De leur côté, les restes d’anciennes plantes ou d’anciens animaux provenaient des règnes végétal et animal, et y avaient donc été introduits. C’est pourquoi les os, les coquilles et les feuilles, maintenant seuls qualifiés de « fossiles », étaient appelés, au dix-huitième siècle, des « fossiles étrangers » (tandis que les roches et les minéraux représentaient les fossiles au sens strict). Mendes da Costa avait donc l’intention de passer en revue dans son traité tous les objets pris en compte par la géologie : les roches, les minéraux et les restes d’anciens organismes. Mais son premier et unique volume n’est pas allé plus loin que les roches et les sols. (S’il avait achevé son traité, il aurait probablement consacré son deuxième volume aux minéraux et aux cristaux, et son troisième aux restes des organismes anciens).

On l’a vu, Mendes da Costa a été horrifié par la terminologie sexuelle retenue par Linné pour décrire les coquillages ; mais il n’en est pas moins vrai que le grand naturaliste suédois restait encore, à l’époque, le grand maître de la systématique. Tout le monde sait que le système binominal de Linné persiste aujourd’hui, sous une forme largement inchangée, et sert à donner des noms scientifiques aux organismes. Ce système a tellement été utile jusqu’ici (en dépit des limites qu’on lui reconnaît) que nous en oublions les errements de ses débuts (notamment son application exagérée à des domaines très éloignés de l’histoire naturelle) ; et cet oubli est aussi encouragé par notre tendance à regarder l’histoire des sciences comme une série continue de succès, les errements étant refoulés dans la métaphorique « poubelle de l’histoire ».

Mais le système binominal de Linné a, à l’origine, été victime d’un travers classique du dix-huitième siècle, la prétention à vouloir tout embrasser : en l’occurrence, Linné a voulu faire entrer dans un seul et unique système de classification tous les aspects possibles de la diversité naturelle. En effet, il a appliqué son système binominal non seulement aux plantes et aux animaux (organismes chez lesquels cette façon de faire a toujours fonctionné à merveille, pour les raisons discutées plus bas), mais également, sous une forme inchangée, aux minéraux, et même, dans son ouvrage Généra morborum (1763) aux maladies, qu’il avait regroupées, sur la base de leurs symptômes, en classes, ordres et genres.

Le système linnéen demande qu’existe une géométrie précise pour que l’on puisse ordonner les objets ; par conséquent, il n’est applicable que dans les conditions où les mécanismes générateurs de l’ordre naturel donnent des résultats se conformant à cette géométrie. Cette dernière met en jeu, en fait, deux caractéristiques fondamentales. En premier lieu, l’organisation doit être de type hiérarchique. Le système linnéen repose sur des unités fondamentales, les espèces, qui sont regroupées en genres ; puis les genres sont regroupés en familles ; les familles en ordres, et ainsi de suite. Son organisation évoque la topologie de l’arbre, la plus grande unité (par exemple, le règne animal) constituant un unique tronc ; viennent ensuite des unités de taille médiane, comparables aux grosses branches attachées au tronc (des embranchements, comme les arthropodes ou les chordés) ; puis des unités plus petites, comparables à des branches secondaires (des classes, tels les mammifères et les oiseaux, se détachant de la grosse branche des chordés) ; et finalement, des unités fondamentales, comparables aux brindilles qui croissent à partir des branches (autrement dit, des espèces comme Homo sapiens ou Gorilla gorilla, se détachant de la branche des primates, elle-même issue de la branche des mammifères, se détachant à son tour de la grosse branche des chordés, laquelle s’élance du tronc du règne animal). Cette topologie correspond à un système d’objets produits par une évolution qui donne des branches successives, c’est-à-dire une évolution opérant par divergence continue, sans que ne se produise jamais de fusion entre les branches formées séparément. Puisque l’ensemble des êtres vivants s’est déployé au cours de l’histoire en obéissant à ces principes de géométrie, le système linnéen convient parfaitement à la classification des organismes.

En second lieu, les unités fondamentales doivent être parfaitement distinctes les unes des autres : elles ne doivent pas réaliser des intergradations ou fusionner constamment. Puisque les espèces biologiques sont des unités stables et indépendantes (au-delà du moment de leur formation par branchement, qui ne dure qu’un bref instant à l’échelle des temps géologiques), le système linnéen fonctionne également de façon idéale pour des organismes se reproduisant sexuellement.

Mais les mêmes raisons qui permettent au système linnéen d’être bien adapté à la classification des organismes fossiles expliquent aussi qu’il est inapplicable aux deux catégories du règne minéral que l’époque de Mendes da Costa qualifiait également de « fossiles » : les minéraux et les roches. Les minéraux et leurs cristaux possèdent des formules chimiques précises et s’agrègent en fonction de règles physiques simples. Leurs ressemblances relatives ne résultent pas de liens généalogiques, et la façon dont ils s’ordonnent au sein de la nature ne peut pas se décrire par une géométrie de type arborescente. En outre, les « espèces » minérales ne sont pas des entités discrètes, formées d’individus généalogiquement reliés dans le contexte d’une continuité historique. Le quartz cambrien, datant d’un demi-milliard d’années, n’est pas différent du quartz pléistocène, lequel a été engendré séparément et de façon toute récente (hier, géologiquement parlant).

Les roches, composées d’éléments minéraux, et les sols, résultant de leur érosion, ne peuvent pas s’intégrer dans un système linnéen pour une raison encore plus fondamentale. Roches et sols forment un vaste continuum dont les unités s’interpénètrent par des intergradations complètes. On ne peut pas identifier d’espèces parfaitement distinctes de granité, de marbre ou de craie. Le granité, par exemple, est composé de quartz, de deux sortes de feldspaths et d’un minéral sombre, comme la biotite ou la hornblende – et tous ces éléments peuvent être mélangés et assortis, comme la peinture dont on revêt les murs de sa maison, afin d’arriver à toute composition désirée.

Néanmoins, Mendes da Costa, épris de la passion de l’ordre, caractéristique de son époque, s’efforça de procéder comme le maître Linné l’avait indiqué : faire entrer tous les objets de la nature dans le système binominal, de façon à rapporter tous les phénomènes à un seul grand ensemble ordonné. Donc, dans The Natural History of Fossils, Mendes da Costa élabore une classification linnéenne des terres et des pierres dans laquelle il distingue des espèces, des genres et d’autres catégories, aujourd’hui utilisées seulement pour les organismes. Son grand traité présente un aspect merveilleusement archaïque parce qu’il aborde des objets du règne minéral comme s’il s’agissait d’une collection d’organismes, et vise à classer les roches comme s’il s’agissait de coléoptères (c’était, apparemment, pour Mendes da Costa, l’objectif suprême à atteindre dans cette branche de la géologie). J’aime tout particulièrement ce livre parce que, davantage que toute autre œuvre écrite en anglais, il illustre un bref épisode de l’histoire des sciences naturelles qui a vu celles-ci effectuer l’un de leurs plus grands faux départs – et rien n’est plus riche d’enseignement que des erreurs réellement fructueuses.

Regardez la classification donnée par Mendes da Costa pour les terres et les roches. Il ne reprend pas les noms qu’avait proposés Linné pour ses différentes catégories, mais suit la même procédure fondamentale. La hiérarchie de Linné comprend quatre niveaux (nous y avons ajouté depuis plusieurs autres) : la classe, l’ordre, le genre et l’espèce. Mendes da Costa recourt à six niveaux : la série, le chapitre, le genre, la section, le membre et l’espèce. Au niveau le plus élevé, il divise ses objets géologiques en deux séries : les terres et les pierres. Obéissant aux principes linnéens (et à une longue tradition historique en Occident, remontant à Aristote), il fournit une définition de ces catégories, fondée sur une fundamentum divisionis, un critère fondamental de différence. Les terres sont des « fossiles non inflammables, mais susceptibles d’être divisés et de diffuser, bien que non solubles dans l’eau », tandis que les pierres possèdent les mêmes propriétés, mais ne peuvent être divisées et ne sont pas capables de diffuser.

Il distingue dans la première série, celle des terres, sept genres, répartis au sein de trois chapitres. Le chapitre 1, celui des « terres naturellement humides, d’une texture ferme, et se révélant douces au toucher, comme si c’était des corps onctueux », comprend trois genres : les bols (Bolus), les argiles (Argilla) et les marnes (Marga). Le chapitre 2 (« terres naturellement sèches ou rêches, rudes au toucher, et d’une texture moins compacte ») comprend deux genres : les craies (Creta) et les ocres (Ochra). Enfin, le chapitre 3 (« terres naturellement et fondamentalement composées, ne se trouvant jamais à l’état pur ») comporte également deux genres : les terreaux (Terra miscella) et les terres végétales (Humus).

La seconde série, les pierres, comprend neuf genres répartis en quatre chapitres, fondés sur des critères intéressants que nous considérerions aujourd’hui comme partiellement superficiels et partiellement corrects, pour de mauvaises raisons. Les quatre chapitres en question comprennent : (1) des roches stratifiées comportant des grains (il s’agit essentiellement de grès, divisés par Mendes da Costa en deux genres : les grès finement stratifiés, avec de nombreuses couches horizontales, et les grès massifs, formant des blocs) ; (2) des roches stratifiées ne comportant pas de grains, de structure homogène (ce chapitre est divisé en deux genres, correspondant surtout à ce que nous appelons aujourd’hui les calcaires et les schistes – et la division effectuée par Mendes da Costa s’appuie ici encore sur la même distinction entre roches finement stratifiées et roches massives) ; (3) les marbres (ceux-ci ayant droit à un chapitre distinct, principalement parce qu’ils ont une grande importance pour les activités humaines) ; (4) les roches cristallines, divisées surtout en fonction de la dimension de leurs grains minéraux : d’une part, en basaltes et autres roches finement cristallines, d’autre part, en granites et en porphyres.

Mendes da Costa estime que le système de classification linnéen qui fonctionne si bien pour les organismes devrait rendre le même service dans le domaine de la géologie inorganique. Et il justifie cette position par une explication intéressante mais, en dernier ressort, erronée : « C’est en mettant en œuvre des méthodes aussi naturelles et simples que celles-là que la botanique s’est manifestement élevée au-dessus de ses consœurs, les autres sciences », écrit-il, rendant ainsi hommage au plus grand succès de Linné.

Mendes da Costa sait que les objets organiques et inorganiques ne se forment pas de la même façon, mais il obéit à une idée extravagante, très répandue en science à son époque, selon laquelle un système uniforme de classification doit permettre néanmoins de tous les englober : c’est pourquoi il se lance dans un humble travail de description très précise, et non dans l’élaboration de théories échevelées. Si l’on se borne aux faits purs de l’apparence objective, pense-t-il, il n’est pas besoin de prendre en compte que les objets à classer ont été engendrés par des mécanismes différents : « Je me suis abstenu prudemment de toute spéculation fantaisiste, et n’ai avancé ni hypothèse ni système, les objets étant simplement décrits en fonction de l’apparence qu’ils offrent aux sens. »

Mendes da Costa crie ensuite victoire : il a réussi à faire la synthèse des différents systèmes de classification des phénomènes géologiques proposés par ses contemporains. Il a, en effet, élaboré un système unique, réalisant un compromis entre tous. Un « juste milieu » de ce type ne peut que donner des résultats optimaux. Il soutient qu’il a atteint deux grands équilibres dans son système.

Premièrement, il a trouvé le « bon » nombre d’espèces fondamentales, ce qui représente un compromis entre le point de vue des « fractionneurs », c’est-à-dire des naturalistes qui aiment faire de fines distinctions, et celui des « rassembleurs », c’est-à-dire des naturalistes qui recherchent des « essences » et tendent, dès lors, à regrouper les objets dans de vastes catégories définies par des propriétés universelles. (C’est seulement au vingtième siècle qu’on a pris conscience de l’existence de ces deux catégories de naturalistes, et qu’on a donc introduit la terminologie correspondante ; il est vrai que la dichotomie supposée par cette dernière ne rend pas compte de toutes les subtilités qui séparent ces deux modes d’approche de la nature, mais la lutte entre les taxinomistes qui regroupent et ceux qui divisent existe depuis le début de l’histoire de la systématique.) Mendes da Costa écrit : « Je me suis efforcé de ramener cette étude, qui a jusqu’ici manqué de méthode, dans le cadre de la science normale, et, pour ce faire, j’ai pris soin de ne pas multiplier les espèces, ni d’en restreindre le nombre, sans nécessité. »

En ce qui concerne le second équilibre, Mendes da Costa a essayé de faire la synthèse entre les deux façons employées jusqu’ici pour construire des systèmes de classification des roches et des minéraux, dont chacune recourait à des critères très différents. L’une était défendue par son compatriote britannique John Woodward : celui-ci établissait ses distinctions sur l’observation de propriétés manifestes des roches, tant externes qu’internes (employant « une méthode de classification fondée sur les caractéristiques du développement, de la structure et de la texture des fossiles »). L’autre était pratiquée par des naturalistes du continent : elle s’appuyait sur l’observation de propriétés « fondamentales » révélées par des tests physicochimiques (ces naturalistes reconnaissaient, par exemple, trois types de roches, d’après les changements induits par le feu : les calcarii étaient les roches qui se calcinaient ou donnaient de la chaux [calcaires et marbres, par exemple] ; les apyri étaient les roches qui n’étaient pas affectées [amiante et autres] ; et les vitrificentes étaient celles qui se transformaient en verre [quartz et autres silicates]). Mendes da Costa a essayé de prendre en compte tous ces systèmes, en posant une première division fondamentale établie sur des propriétés observables (système de Woodward), puis en procédant à des divisions plus fines sur la base d’expériences physico-chimiques :

J’ai examiné attentivement le système de Woodward et celui de Wallerius35, et, les ayant trouvés insatisfaisants, je me suis permis d’en élaborer un nouveau à partir de leurs principes respectifs. Je me suis efforcé de classer les fossiles, non seulement en fonction de leurs caractéristiques de développement, de texture et de structure, mais aussi en fonction de leurs principes et propriétés, révélés par le feu, les dissolvants acides, etc. Et de cette façon, je suis sûr que tous les fossiles connus peuvent être distingués avec précision ; alors que si on essaie de le faire au moyen de l’un ou de l’autre des systèmes employés jusqu’ici, on est entraîné dans d’étranges confusions.

Mais les tentatives de Mendes da Costa étaient fondamentalement vouées à l’échec, car les caractéristiques des roches et celles des mécanismes qui les engendrent n’obéissent pas aux spécifications de la géométrie linnéenne. En raison des deux problèmes cruciaux mentionnés plus haut, Mendes da Costa ne put identifier d’espèces bien claires, ni établir de catégories distinctes, dans la mesure où les objets de son étude réalisaient de complètes intergradations. Les espèces biologiques sont des populations naturelles, distinctes les unes des autres en raison de leur appartenance à une continuité historique et de leurs interactions présentes, et sont incapables de s’hybrider entre elles. Les « espèces » rocheuses ne forment pas des entités discrètes, et on peut apercevoir des intergradations entre elles. En réalité, Mendes da Costa s’est borné à regrouper les spécimens qui « se ressemblaient suffisamment » (c’était le plus sûr moyen pour que les spécialistes n’arrêtent pas de se quereller, car on ne pourrait jamais en trouver deux qui soient d’accord). Par exemple, sa façon de procéder est bien visible dans le cas des marbres (genre Marmor), où on le voit reprocher à ses deux grands maîtres, Linné et Wallerius, d’avoir reconnu trop peu d’espèces :

Wallerius, dans son livre Mineralogia, et Linné, dans son Systema naturae, sont extrêmement confus en ce qui concerne ce genre de fossiles ; le premier a divisé tous les marbres en seulement trois espèces (à savoir : les marbres unis, les marbres diaprés et ce qu’il appelle les marbres figurés). […] Le second ne leur a même attribué que le statut de variétés au sein d’une seule espèce ; sur quoi je ne peux faire que cette observation : il est malheureux que les études réalisées par les savants conduisent la science à la perplexité plutôt qu’aux lumières et à l’instruction de l’humanité.

(Je ne suis pas psychanalyste, mais on discerne, à n’en pas douter, des sentiments œdipiens dans l’attitude ambivalente de Mendes da Costa à l’égard de Linné : il a fondé tout son travail, sa vie durant, sur le système taxinomique de son père intellectuel, mais n’a pas manqué une occasion de reprocher à son maître ses faiblesses sur toutes sortes de points, depuis la terminologie choisie pour décrire les coquillages jusqu’au nombre des espèces de marbre.)

Cependant, on ne peut non plus créditer Mendes da Costa d’une parfaite clarté dans la façon dont il divise le genre Marmor. Il y distingue quatre-vingt-une espèces, beaucoup plus que pour n’importe quel autre genre de roche ; et manifestement, ces distinctions ont pour but de justifier l’utilité pour l’homme des différentes couleurs et des divers aspects des marbres, et non de rendre compte de la façon dont la nature a engendré les diverses « sortes fondamentales » identifiables de cette roche.

Les efforts de Mendes da Costa pour définir les catégories de plus haut niveau au sein des roches et des terres ont, de même, été sans cesse marqués par des difficultés et des problèmes insolubles, car il a rencontré fréquemment des intergradations entre ses genres. Par exemple, il avoue franchement sa difficulté à distinguer les bols des argiles, finissant par admettre que ce n’est qu’une question de convention :

Plusieurs auteurs ne font pas des bols un genre distinct, mais les rangent parmi les argiles ; en fait, il n’y a pas de caractéristiques très fondamentales qui permettent d’en faire un genre différent, car c’est seulement en raison de l’extrême finesse des particules des bols que ceux-ci ne sont pas ductiles ou visqueux comme les argiles ; c’est pourquoi, si l’on veut être tout à fait exact, on ne peut que les reconnaître comme des argiles très fines ; j’en ai, cependant, fait un genre distinct, comme le veut la coutume.

L’esprit humain, mêlant arrogance et fragilité, aime à construire de vastes théories englobant tout, un défaut que l’on rencontre peut-être plus souvent dans le domaine de la philosophie que dans celui de la science. Mais résoudre des problèmes demande souvent, à l’opposé, que l’on se consacre d’abord à une tâche plus humble, superficiellement moins noble : délimiter des séparations judicieuses entre diverses catégories ayant chacune leur sens et leur façon d’être engendrée. En effet, c’est seulement ainsi que l’on peut ensuite édifier des généralisations sur des bases plus solides, dont les pieds ne seront pas façonnés dans une matière du genre Argilla. Mendes da Costa, à la suite de Linné, a voulu faire rentrer l’ensemble des phénomènes de la nature dans un seul grand système de classification. Mais les principes qui sont appropriés dans le cas d’organismes reliés entre eux par des mécanismes de branchement ne le sont pas dans le cas des roches et des terres, dont les catégories sont reliées par des intergradations continues. En définitive, c’est une véritable ironie de l’histoire que la meilleure œuvre d’Emmanuel Mendes da Costa ait été fondée sur un système voué à l’échec en raison de ses visées trop universalistes. Cet homme avait été, en effet, le seul naturaliste juif d’une certaine notoriété dans la Grande-Bretagne du dix-huitième siècle : il avait donc appartenu à une culture que l’on regardait alors comme « à part » de la culture majoritaire, laquelle soutenait de façon nombriliste que la religion anglicane était la seule vraie façon de voir le monde.

Mais, pour finir, il faut noter encore une autre ironie de l’histoire, et celle-ci va nous faire revenir aux remarques formulées au début de cet essai : Mendes da Costa avait réellement compris le principe fondamental qui nous pousse, aujourd’hui, en toute certitude et à juste raison, à classer les roches selon un mode de classification différent de celui employé pour les organismes. J’ai omis une phrase dans sa critique de la terminologie sexuelle employée par Linné pour décrire les bivalves (ce qui est indiqué par les points de suspension, page 91), car elle énonce une objection sur le plan technique, et non sur le plan moral, qui était alors discuté dans ce passage de mon essai. Dans cette phrase que je vais maintenant rétablir, Mendes da Costa rejette les termes de Linné pour les bivalves, « non seulement parce qu’ils sont licencieux, mais aussi parce qu’ils ne correspondent en aucune façon aux traits ainsi désignés ». Comme c’est simple et juste ! Le sommet d’un coquillage ne peut pas correspondre au derrière d’une personne, et les ressemblances visuelles supposées ne peuvent être que trompeuses. Il faut donc recourir à d’autres termes, sinon les gens seront portés à faire de fausses suppositions sur le sens des ressemblances ou sur les mécanismes qui les ont engendrées. De même, les roches, d’un côté, et les organismes, de l’autre, nécessitent deux systèmes distincts de classification pour prendre en compte la façon différente dont les uns et les autres sont engendrés (par des mécanismes physico-chimiques atemporels d’une part, par des mécanismes généalogiques singuliers d’autre part ; ou, autrement dit, par les lois de la nature dans le premier cas et par les contingences de l’histoire dans le second cas).

Mais tous les êtres humains appartiennent à une seule espèce fragile, une entité biologique unitaire, vue de façon bien trop divisée par ceux qui se laissent aller aux pulsions les moins recommandables de notre nature commune. Séparez les pierres des serpents, mais laissez Emmanuel Mendes da Costa, un juif venu d’ailleurs installé dans un pays sortant de l’ordinaire, serrer la main de son roi George le Dément36 – car, alors, peut-être, « il ne se fera ni mal ni destruction sur toute ma montagne sainte »37, laquelle, à n’en pas douter, est constituée de la roche appartenant au genre Granita (terme venant du mot italien désignant le grain), afin de bien montrer qu’une solide unité peut résulter de l’assemblage de toutes sortes de minéraux différents, c’est-à-dire d’éléments distincts.

5. L’alter ego américain de Darwin
et la place des oiseaux

Je considère depuis longtemps qu’Abraham Lincoln est l’« âme sœur » américaine de Charles Darwin, car ils sont nés le même jour, le 12 février 1809. Mais peut-être qu’il est inopportun de fonder ce genre de rapprochement sur les hasards faisant débuter la vie en même temps. S’il faut plutôt prendre en compte l’histoire personnelle pour définir un tel rapport de proximité, alors, l’alter ego américain de Darwin ne peut être que son collègue et ami scientifique James Dwight Dana (1813-1895) : celui-ci, qui fut géologue, biologiste, et occupa pendant longtemps un poste de professeur à l’université Yale, peut sûrement être considéré comme le spécialiste d’histoire naturelle le plus éminent d’Amérique qui soit né et ait vécu dans ce pays. (L’autre naturaliste d’égal mérite auquel on pense tout de suite, Louis Agassiz, est né en Suisse et a réalisé la plus importante partie de son œuvre scientifique en Europe, avant d’occuper un poste à l’université Harvard, à la fin des années 1840.)

Dana et Darwin ne se sont jamais rencontrés, bien qu’ils en aient tous deux, dans leurs nombreuses lettres, exprimé le vif désir. Mais leurs carrières et le développement de leurs centres de recherches se sont déroulés étrangement en parallèle, d’une façon presque mystérieuse. Tous deux ont reçu leur baptême scientifique à l’occasion d’un long voyage en mer autour du monde, Darwin à bord du Beagle, et Dana en tant que membre de l’expédition Wilkes de 1838-1842, le plus grand voyage scientifique international mis sur pied par la jeune Amérique, dont le but essentiel était d’apprécier les perspectives de la chasse à la baleine dans les océans de l’hémisphère Sud. De même, les deux hommes ont été influencés par leurs voyages respectifs, et ont ensuite établi leur carrière scientifique sur des sujets identiques.

Le premier ouvrage scientifique de Darwin, publié en 1842, visait à expliquer l’origine des atolls coralliens : cette théorie, que l’on sait aujourd’hui être correcte, fait appel à la notion de subsidence d’îles, sur le pourtour desquelles des coraux vivent en permanence et s’accumulent. Dana s’est également passionné pour les coraux lorsqu’il a visité les récifs du Pacifique. En 1839, lors d’une escale à Sydney, il tomba par hasard sur un journal local qui rapportait les idées de Darwin. Il fut stimulé par cette théorie, ce qui le conduisit à publier l’autre grand ouvrage du dix-neuvième siècle sur les récifs coralliens, Corals and Coral Islands, (« Coraux et atolls ») qui soutenait avant tout la théorie de la subsidence de Darwin, mais était fondée sur un corps d’observations bien plus vaste que celui rassemblé par le naturaliste britannique. Dans la préface à la seconde édition de son livre sur les récifs coralliens, Darwin a écrit :

La première édition de ce livre a été publiée en 1842, et, depuis cette date, un seul ouvrage important sur le même sujet est paru, nommément […] celui du professeur Dana. […] Celui-ci m’a aussi donné la plus grande satisfaction que l’on puisse espérer, en y déclarant qu’il acceptait ma thèse fondamentale sur les îles dotées de lagons (aussi appelées atolls), et sur les récifs-barrières, à savoir que ces structures se sont formées par des phénomènes de subsidence.

Deuxième travail parallèle : Darwin et Dana se consacrèrent tous deux ensuite à une étude très spécialisée, qui représenta leur travail majeur en zoologie, portant sur la taxinomie du même groupe d’organismes : les crustacés, au sein de l’embranchement des arthropodes. Darwin publia quatre volumes, entre 1851 et 1854, sur les plus atypiques des crustacés : les cirripèdes. Dana effectua quatorze années de recherches sur les spécimens recueillis par l’expédition Wilkes, et publia son plus beau travail en 1852 : il s’agissait de deux volumes sur la taxinomie des crustacés.

En fait, ce sont les cirripèdes qui poussèrent Darwin à entrer pour la première fois en contact avec Dana : il lui demanda, en 1849, s’il pouvait lui emprunter des spécimens qui avaient été recueillis par l’expédition Wilkes. (On se rend compte ainsi que leurs carrières respectives ont connu, avant cela, des développements similaires, sans qu’il y ait eu la moindre interaction personnelle.) Darwin écrivit, dans un style très gauche :

J’espère que vous voudrez bien me pardonner la liberté que je prends en m’adressant à vous […] pour solliciter votre aide, si, du moins, cela est en votre pouvoir. […] Je désirerais très vivement réaliser ma monographie de la façon la plus parfaite possible. Pourriez-vous me prêter les spécimens des espèces que vous avez recueillis au cours de votre grande expédition ?

Dana répondit, avec chaleur, qu’il serait personnellement ravi de pouvoir répondre à sa demande, mais qu’il n’était malheureusement pas le propriétaire des spécimens en question et n’avait aucune autorité sur eux. Darwin comprit parfaitement ses raisons, et écrivit à Dana une longue lettre dans laquelle il faisait l’éloge de son travail, soulignant notamment : « Vous ne pouvez pas imaginer combien cela m’a fait plaisir de voir que vous étiez d’accord, jusqu’à un certain point, avec ma théorie sur les îles coralliennes. »

Une amitié s’établit alors entre eux, par voie épistolaire. Trois ans plus tard, en 1852, Darwin écrivit :

Vous me demandez si je compte venir un jour aux États-Unis. Je peux vous assurer qu’aucun voyage ne pourrait me procurer seulement la moitié de l’intérêt que m’apporterait une visite à votre pays ; mais avec ma famille nombreuse, je ne pense pas que je pourrais jamais quitter la maison. Ce serait réellement un grand plaisir de faire votre connaissance personnelle.

(Darwin connaissait bien ses limites. Après avoir fait le tour du monde en bateau et être revenu en Angleterre, il ne quitta plus jamais son domicile ; il ne traversa même plus la Manche !)

L’année suivante, il s’enthousiasma pour les volumes de Dana sur les crustacés, qui venaient de paraître :

Si vous n’aviez jamais rien fait d’autre, cela aurait représenté l’opus magnum de votre vie. Pardonnez-moi d’oser juger la quantité de travail que vous avez effectuée, mais lorsque je pense que cet ouvrage fait suite à celui sur les coraux, ainsi qu’à celui sur la géologie, je suis réellement ébahi de voir à quel point vous avez dû travailler. Et puis, outre le travail, quelle originalité dans tous vos ouvrages !

En dépit de ces chaleureuses relations et protestations de soutien réciproque, Dana et Darwin se séparèrent sur la question qui allait revêtir une importance cruciale à leur époque (et à la nôtre) : l’évolution elle-même. Comme je vais le montrer plus loin, Dana, vers le milieu des années 1870, s’est finalement rendu à l’évolutionnisme, comme cela était inévitable, mais son adhésion tardive resta strictement limitée, manifestement réticente, et seulement accordée dans le but de réaliser un compromis nécessaire afin de sauver, par ailleurs, l’essentiel d’une vision du monde inchangée. En tout cas, tout au long des années 1860, la décennie cruciale ayant suivi la publication de L’Origine des espèces (en 1859), il s’est montré un adversaire radical (bien que toujours cordial) de l’évolution au cours des grands débats qui ont alors eu lieu.

Darwin envoya à Dana un exemplaire de la première édition de son ouvrage ; mais son correspondant américain souffrait à cette époque d’ennuis de santé, et ne l’a pas lu avant 1863. Néanmoins, ce dernier ne put éviter d’aborder la question de l’évolution dans son plus célèbre ouvrage, Manual of Geology (« Manuel de géologie ») dont la première édition parut en 1862. Puisqu’il y exprimait son opposition, Dana pensa qu’il devait fournir une explication personnelle à son ami épistolaire. Aussi écrivit-il à Darwin le 5 février 1863 : « J’espère que vous avez déjà reçu l’exemplaire de mon livre sur la géologie (et sans aucuns frais, comme je l’avais voulu). Je dois vous dire que je n’ai toujours pas lu votre propre ouvrage ; car mes forces ne me permettent pas, pour le moment, d’envisager plus que remplir mes charges universitaires. »

Dana présente ensuite ses principales objections, toutes d’ordre paléontologique, classées en une liste de trois points. En fait, ses arguments montrent que son opposition était fondée sur sa façon personnelle de comprendre l’évolution, qu’il concevait comme un processus graduel allant nécessairement vers le progrès. S’il s’était réellement produit une évolution, soutenait Dana, l’histoire des êtres vivants aurait dû se réaliser sur le mode d’une transformation lente et constante, allant des formes simples aux formes complexes. Sa liste d’objections était donc la suivante :

1. Dans la grande majorité des cas, on ne trouvait pas les transitions par petites différences successives que prévoyait (selon lui) la théorie de l’évolution.

2. Dans certains cas, de nouveaux types s’établissaient en commençant par les espèces appartenant aux groupes les plus élevés, au lieu des plus bas.

3. En ce qui concernait les transitions dans les strates géologiques, des exterminations d’espèces faisaient souvent s’éteindre des genres, des familles et des tribus entières… et pourtant, de nouvelles espèces d’un type donné réapparaissaient, assurant la permanence de ce dernier.

Ces objections étaient, en fait, extrêmement traditionnelles ; elles consistaient, autrement dit, à souligner l’absence de formes de transition, l’apparition en premier, dans les strates géologiques, des membres les plus évolués d’un lignage et non des plus primitifs, enfin l’existence d’extinctions de masse. Darwin avait réponse à tout cela (pas toujours de façon satisfaisante, comme la suite de l’histoire allait le prouver) : il soutenait notamment que l’état malheureusement incomplet des archives fossiles faisait apparaître de façon trompeusement fragmentaire une histoire des formes vivantes qui était réellement graduelle et allait vers le progrès.

Darwin sentit qu’il devait à Dana une réponse personnelle, et il lui envoya par retour de courrier ses explications habituelles, dans une lettre datée du 20 février 1863, soit juste deux semaines après que Dana eut posté la sienne (ce qui n’était pas mal, en matière de transmission du courrier par voie maritime, étant donné que cela se passait durant la guerre de Sécession) :

En ce qui concerne le changement des espèces, je conviens bien volontiers que vos objections sont pleinement fondées. Je les ai bien notées […] et les admets, lorsque les archives géologiques ne sont pas excessivement imparfaites.

Puis, se laissant aller à la seule remarque légèrement acrimonieuse que j’ai pu trouver dans leur correspondance, Darwin reproche à Dana d’avancer ses objections sans avoir lu son livre (mais ensuite il se rattrape rapidement, faisant preuve de son habituelle générosité, en lui faisant remarquer qu’il a seulement été chagriné parce que l’avis de son ami avait un grand poids) :

Dans la mesure où mon livre a suscité dernièrement un certain intérêt [savoureuse litote à la mode britannique], il aurait peut-être été préférable de dire, dans votre attaque en règle de ces conceptions, que vous n’aviez pas encore été en mesure de le lire. Mais je vous prie de ne pas croire que j’aurais pu penser un seul instant que, étant donné vos fortes convictions lentement acquises et vos immenses connaissances, vous alliez être converti. J’aurais pu espérer, tout au plus, vous ébranler peut-être ici ou là.

Le présent essai vise à décrire l’épopée des rapports personnels et intellectuels entre Darwin et Dana, mais il a aussi pour but de mettre en lumière un sujet plus vaste en matière de sociologie et d’épistémologie de la science : toute vision du monde aide à faire la synthèse d’un grand nombre de données (c’est son côté positif) ; mais elle conduit à des blocages intellectuels, interdisant d’appréhender les grandes innovations (c’est son côté négatif). Je vais soutenir que Dana n’était pas aveugle, stupide, ou particulièrement borné. En réalité, il adhérait à une vision du monde bien articulée et manifestement cohérente, rendant compte de Dieu et de la vie ; mais elle n’offrait tout simplement pas de place à la conception darwinienne de l’évolution. On n’abandonne pas (et, probablement, il vaut mieux ne pas abandonner) les conceptions auxquelles on a adhéré toute sa vie, en faveur d’une seule nouvelle idée, apparemment reliée à rien. Si néanmoins cela se produit, on abandonne, de ce fait, de solides points de référence et d’appui, on est alors assiégé par les mêmes sentiments que lorsqu’on quitte sa maison natale ou son premier grand amour, lentement, tristement, pieusement, et, par-dessus tout, avec affection et respect.

Dans quelles circonstances tenir bon, alors que s’accumulent les signes de l’effondrement de la théorie à laquelle on tient ? Dans quelles circonstances se lancer sans retenue dans la brèche ? Les moments où se posent de tels dilemmes sont les plus intéressants et les plus importants à examiner lorsqu’on retrace l’histoire des idées et des scientifiques, car, en fonction de la décision qui a été prise par tel ou tel personnage, on peut faire la distinction entre la simple compétence et le génie, ou bien entre la démarche raisonnable et l’attitude excentrique. En un certain sens crucial, les génies, au cours de l’histoire, sont ceux qui savent faire le saut et élaborer les instruments de la victoire et de la révolution scientifique. Mais il faut aussi se rappeler que, dans quatre-vingt-dix-neuf pour cent des cas où ils ont accepté d’abandonner la théorie qu’ils soutenaient jusque-là, des héros en puissance ont été entraînés sur de fausses pistes, qui les ont fait disparaître à jamais des annales. Cependant, le rappel de tels naufrages ne doit pas nous pousser à adhérer contre vents et marées à ce que l’on croit être la seule vérité incontestable, sinon on continuerait à penser de nos jours que la Terre occupe le centre de l’univers, et que les êtres humains sont l’incarnation d’un stade de perfection supérieure voulu par Dieu. La plupart d’entre nous, et cela est vrai des intellectuels les plus fins de chaque génération, n’osent pas faire le saut. Ce phénomène psychologique et social est à l’origine de ce vieux cliché, que l’on attribue généralement au physicien allemand du dix-neuvième siècle Ernst Mach : les théories nouvelles ne finissent par triompher pleinement que lorsque la vieille garde a disparu.

La vision du monde conservatrice de Dana, qui a été finalement supplantée, s’appuyait sur deux convictions fondamentales, qui rendaient impossible l’adhésion du biologiste américain à la notion d’évolution darwinienne (ce n’était pas tant qu’elle paraissait fausse dans les faits que proprement inconcevable dans ce cadre). Premièrement, Dana fut le platonicien le plus ardent qui ait jamais existé en biologie au dix-neuvième siècle. Il avait solidement fondé ses notions de zoologie sur le vieux concept de « type », c’est-à-dire d’une « essence », d’une forme « idéale » pour chaque groupe d’animaux. Dans ce cadre, les variations entre les individus de chaque espèce ne faisaient que traduire des déviations accidentelles par rapport à celle-ci, et les variations d’une espèce à l’autre correspondaient à des séries qui traduisaient les « lois des formes », telles qu’elles avaient été conçues par Dieu. (Agassiz, le collègue de Dana, également platonicien, estimait que la taxinomie était la plus élevée des sciences, parce que chaque espèce incarnait matériellement une idée divine, et que la systématique des espèces exprimait donc la pensée de Dieu. Autrement dit, si l’on arrivait à comprendre comment était ordonnée la séquence de ces dernières, on pouvait, de cette façon, saisir la structure et le contenu de l’esprit divin, du plus près qu’il était possible.)

Deuxièmement, Dana voyait la totalité de l’histoire de la Terre et de la vie comme une seule et même longue histoire, cohérente et épique, porteuse d’un sens : la montée du progrès. En effet, ce dernier s’était manifesté, selon lui, dans l’histoire à la fois physique et biologique de la planète, et avait conduit inévitablement au but fixé par Dieu, l’existence d’une espèce dotée de suffisamment de conscience pour glorifier Son nom et Son œuvre. La Terre, selon Dana, s’était développée au cours du temps avec le même gradualisme qui avait caractérisé l’histoire de la vie. Son histoire avait obéi à trois tendances majeures : l’émersion de plus en plus de terres hors de la mer ; la purification de l’atmosphère ; le refroidissement progressif du globe, entraînant la diversification des climats par la formation de zones, des pôles aux tropiques. Ce développement avait conduit à un habitat planétaire de plus en plus adapté aux formes de vie supérieures que Dieu avait créées à chaque nouvel épisode de progrès. En effet, il fallait considérer les animaux vivant sur le sol comme « supérieurs » à ceux habitants dans les mers. Par ailleurs, l’air pur avait déterminé la mise en place d’une salutaire complexité (les reptiles se faufilant maladroitement dans les coulisses des marécages, et les agiles mammifères occupant la brillante scène des plaines), et le rafraîchissement du climat avait requis des progrès (incarnés, par exemple, par le métabolisme élevé des animaux à sang chaud). Dana a écrit dans son Manual of Geology :

Ainsi, au milieu aquatique correspond les espèces inférieures. L’accroissement de la superficie des terres émergées, la purification graduelle de l’atmosphère et le refroidissement du globe ont préparé la voie aux espèces supérieures.

De crainte que l’on essaie d’interpréter la série des créations successives, chacune marquée d’une perfection grandissante, sur le mode évolutionniste à la façon d’un Darwin, Dana prenait toujours soin de souligner qu’une telle histoire traduisait seulement l’intervention directe d’un Dieu plein de bonté, ayant poursuivi un but. Il a écrit en 1856 :

La totalité du plan de la création a manifestement eu l’Homme comme fin et comme couronnement du règne animal, et les conditions climatiques actuelles plus fraîches sur le globe sont donc celles d’un stade supérieur. Il est donc évident que la progression ayant fait passer la Terre d’un état plus chaud à un état plus froid a nécessairement eu pour corollaire la progression qui a mené des espèces inférieures aux espèces supérieures. […] Les premières espèces furent d’un type inférieur, non pas parce que la Main Créatrice était moins experte, mais parce que les temps, c’est-à-dire la température et la condition du globe, étaient exactement adaptés, dans chaque cas, aux espèces produites, et que le développement du plan de la création le demandait. […] Cette dernière s’est déployée […] en accord avec la loi […] du progrès, stipulant le passage du simple au complexe, de l’unité globale à la multiplicité, par le biais d’individualisations successives.

Dana étaya chacune de ses deux conceptions majeures par une théorie biologique de son propre cru. Pour essayer d’expliquer pourquoi et comment l’histoire de la vie avait été marquée par le progrès, au cours des créations successives, il inventa une théorie qui allait exercer une grande influence, celle de la « céphalisation », selon laquelle la région de la tête avait pris une importance de plus en plus grande chez les organismes. Ainsi, les crustacés sont des animaux segmentés, et leur classification dépend largement de la forme et du nombre des appendices de leurs segments céphaliques. (Chez les arthropodes ancestraux, chaque segment du corps portait probablement une paire de pattes. Dans la suite de l’évolution, ces appendices se sont souvent concentrés et spécialisés. Chez les crustacés et les autres arthropodes modernes, de nombreux organes pairs, qu’il s’agisse des antennes, des pièces buccales, des palettes natatoires, des stylets utilisés comme organes génitaux externes, ne sont, en réalité, que des pattes modifiées. Les pièces buccales des insectes et des crustacés, surtout lorsqu’on les voit très agrandies dans les documentaires à la télévision, paraissent particulièrement étranges et répugnantes, parce que nous les percevons, avec raison, comme une collection de petites pattes qui s’agitent : or, dans le schéma corporel normal d’un vertébré, les pattes, bien entendu, ne sortent jamais de la bouche !) Dana, guidé par sa vision du monde fondée sur la notion de progrès, avait classé les crustacés actuels, avec toute leur diversité, en une série allant des primitifs aux supérieurs, en fonction de la complexité et de la domination de la tête et de ses appendices. Puis il avait généralisé cette notion de « céphalisation » à tout le règne animal.

Le biologiste américain publia pour la première fois cette théorie au milieu des années 1850, avant que ne lui parvienne l’écho des idées de Darwin. Mais il a écrit ses quatre articles majeurs sur la céphalisation entre 1863 et 1866 (ils parurent tous dans le périodique American Journal of Science, dont il était le directeur).

Je trouve cette théorie de la céphalisation merveilleusement fascinante et un peu folle. Si j’avais la place dont on dispose pour l’écriture d’un livre, et non pas celle qui est réservée à un essai, c’est avec plaisir que je discuterais des seize critères (nombre d’entre eux présentant plusieurs subdivisions) dont Dana se servait pour mesurer, pensait-il, le degré précis de « supériorité » ou d’« infériorité » des organismes, en fonction de la structure de la tête et de sa domination relative sur le reste du corps. Je montrerais aussi comment ces critères répondaient à ses intérêts (ceux de sa vision du monde, pas de sa personne) et étaient extrêmement « malléables » : guère objectifs, ils avaient été élaborés évidemment pour satisfaire ses visées a priori, pouvant être changés et arrangés presque à volonté, à chaque fois qu’apparaissait une difficulté.

Par exemple, l’un des critères stipulait que le progrès pouvait être mesuré par la position de la tête et du cerveau le long de l’axe du corps : plus ces organes étaient situés en avant, mieux cela valait. Ainsi, Dana considérait que la baleine était un mammifère « inférieur » parce que, chez elle, la bouche et le museau occupaient une grande place en avant du cerveau. Mais dès qu’il tombait dans une impasse, comme lorsqu’il s’apercevait qu’un groupe qu’il aurait voulu considérer comme primitif était précisément caractérisé par un cerveau positionné tout à l’avant, il changeait tout bonnement ses critères. Ainsi, il désirait placer les myriapodes en dessous des insectes, mais, chez ces arthropodes aux nombreuses pattes, la tête et le cerveau étaient en position parfaitement antérieure. Il déclara donc que ce type de tête était « faible », bien que située exactement au « bon » endroit : elle ne dominait que modestement sur le reste du corps, puisque des pattes « de bas niveau » proliféraient en arrière d’elle. Dana écrivit ceci : « La tête est, au sens strict, située à l’extrémité antérieure ; mais la force céphalique n’exerce ici qu’un faible contrôle sur le reste du corps, et c’est pourquoi les pattes se multiplient à l’arrière. » Dana a même admis, dans plusieurs passages, que ses critères étaient peut-être incohérents ; mais il a soutenu ensuite que la complexité dont il voulait rendre compte requérait des interprétations toujours plus subtiles, et des interprètes toujours plus expérimentés, pour que la théorie puisse fonctionner !

Dans chacun des articles qu’il a écrits, le biologiste américain s’est efforcé de définir de la façon la plus ramassée possible la notion de céphalisation, en tant que processus majeur de l’histoire de la vie montant vers le progrès. Sa dernière tentative dans ce domaine, figurant dans un article final publié en 1876 après une interruption de dix ans, propose cette explication :

Les niveaux inférieurs sont généralement caractérisés par une grande dimension et une grande puissance à l’arrière, une structure allongée dans son ensemble, et un faible degré de compacité pour les organes situés à l’avant et à l’arrière. Aux niveaux supérieurs, la structure est relativement plus petite et ramassée ; la distribution ou l’arrangement des forces musculaires sont plus antérieurs, et la tête est mieux élaborée. Le progrès dans l’échelle des grades […] se fait selon une trajectoire menant de la première condition à la dernière : autrement dit, il s’agit d’un progrès dans la puissance, la perfection et la domination de l’extrémité antérieure ou céphalique ; en un mot, il s’agit d’un progrès dans la céphalisation.

Bien que Dana ait sans doute tiré son concept de céphalisation de ses recherches sur les crustacés, et bien qu’il ait affirmé son caractère objectif, on se rend compte, en lisant son œuvre dans son intégralité, qu’il l’a forgé afin de promouvoir la notion majeure de sa vision du monde : la place centrale et le rôle dominant de l’Homme dans la nature cosmique. Pourquoi considérer la céphalisation comme le critère fondamental du progrès si ce n’est pour faire la louange de ces traits qui nous caractérisent : notre grosse tête, située exactement au sommet du corps, les membres antérieurs étant libérés de la tâche subalterne de la locomotion et voués au contraire au service de la tête (et je suis, en effet, en train de frapper cet essai avec mes doigts, tandis que je me contente de replier sous ma chaise mes doigts de pieds inutiles) ? Dana a écrit :

Tandis que, chez tous les autres Mammifères, les membres antérieurs et postérieurs sont consacrés à la locomotion, chez l’Homme, les premiers passent de la catégorie des organes locomoteurs à celle des organes céphaliques. Ils assument des tâches en rapport avec la tête, et n’ont plus de lien avec la locomotion. La céphalisation du corps – autrement dit, la subordination à la tête de ses structures et de ses membres, schéma qui se réalise souvent sous différentes formes dans le règne animal – atteint ici sa limite extrême. Sur ce point, l’Homme occupe une position unique chez les Mammifères.

Pour étayer sa seconde conception majeure, celle des « types » définis lors de la Création, Dana élabora une taxinomie particulière marquée de son cachet propre, relevant d’une méthodologie très prisée avant l’ère darwinienne, mais que la théorie de l’évolution allait bientôt rendre caduque : il s’agissait d’un système numérologique, dans lequel chaque grand groupe comprenait un nombre fixe de sous-groupes. Dana estima que la classification la plus correcte s’obtenait en choisissant des subdivisions en deux ou quatre sous-groupes.

Figure 14

Les historiens de la taxinomie ont souvent soutenu – de façon tout à fait erronée – que l’apparition de la théorie de l’évolution n’a guère eu d’impact sur la structure de la classification, dans la mesure où l’ordre naturel qui était jadis assigné à Dieu pouvait aisément être attribué à l’évolution, sans qu’il soit nécessaire d’envisager quelque modification que ce soit. En fait, les partisans de ce point de vue estiment implicitement, semble-t-il, que les théories ne sont que des constructions mentales appliquées sur la nature, sans que cela affecte le contenu de ce que l’on peut en voir ; ou, pour le dire autrement, ils pensent que les faits matériels qui composent la nature ne peuvent que se révéler de la même façon, quel que soit le mode d’explication choisi. En tout cas, dans ce type d’idées, l’influence de la théorie, ou de la vision du monde, est sous-évaluée, et une importante distorsion est introduite dans le rapport entre théorie (issue du monde intérieur) et nature extérieure, dès lors que ne sont pas pris en compte, dans l’interaction véritablement complexe et paritaire de ces deux catégories de facteurs, ceux d’origine interne.

Mais il ne faut pas accorder foi à ce genre de conception très répandu. En réalité, l’apparition de la théorie de l’évolution a modifié considérablement la classification. Certes, les grands groupes ont gardé leur définition (les arthropodes sont des arthropodes, et les vertébrés, des vertébrés, qu’ils aient été créés par Dieu ou qu’ils soient apparus par le biais de l’évolution), mais des centaines d’autres aspects importants ont été obligés de changer, parce que la géométrie de l’évolution est fondamentalement différente de celle de systèmes créés. Les conceptions numérologiques comme celles de Dana disparurent à jamais dès que le darwinisme eut triomphé ; et la plupart des taxinomistes ignorent même que de tels systèmes ont existé un jour (et, par conséquent, sont incapables de se rendre compte à quel point la théorie de l’évolution a modifié leur discipline). Si Dieu a créé toutes les espèces, et qu’elles expriment un ordre reflétant la nature de sa pensée, pourquoi ne pas rechercher un système numérologique ésotérique qui pourrait incarner la sagesse divine ? Mais si les organismes sont liés les uns aux autres par des relations généalogiques au sein de l’arbre évolutif de la vie, leur persistance ou leur disparition dépend seulement des contingences de l’histoire, et il n’y a plus aucune justification à chercher quel nombre invariable de sous-groupes on doit distinguer au sein des groupes.

Là où Dana considérait que ce nombre était deux, il divisait chaque groupe en une classe « typique », représentative de l’essence, et en une classe « hémitypique », correspondant à une déviation. Ainsi, il regardait le mode de vie terrestre comme typique des vertébrés (ne me demandez pas pourquoi, car les poissons sont apparus avant les autres ; mais je soupçonne vraiment qu’il désirait a priori définir comme typique le groupe auquel appartenaient les êtres humains). La division binaire qu’il a avancée pour les vertébrés opposait donc les tétrapodes (toutes les formes terrestres), conçus comme typiques, aux poissons, conçus comme hémitypiques.

Là où Dana considérait que le nombre était quatre, il définissait trois degrés dans l’état du typique (soit, par ordre décroissant : l’alphatypique, le bêtatypique et le gammatypique), plus un quatrième groupe, représentant une véritable déviation et appelé « état dégénéré ». Dans ce cadre, les mammifères étaient alphatypiques (car évoluant à l’aise sur le sol) ; les oiseaux, bêtatypiques (de charmantes créatures, mais ne vivant pas sur le lieu de référence, la terra firma) ; les reptiles, gammatypiques (car rampant sur le sol) ; et les poissons appartenaient à la catégorie des dégénérés (puisqu’ils habitaient au « mauvais » endroit, pour des vertébrés).

Dans un article révélateur, intitulé « Réflexions sur les espèces » (lesquelles étaient, pour lui, aussi bien minéralogiques que biologiques), publié en 1857, dans le même temps où Darwin était en train d’écrire son opus magnum, Dana défendit son système numérologique, en disant qu’il traduisait une réalité universelle, platonique et immuable :

Il est bien connu que des nombres fixes, de valeur bien déterminée et réfractaires à toute force destructrice, caractérisent la nature, de ses fondements à son faîte. […] L’univers n’est pas seulement basé sur les mathématiques, mais aussi sur des nombres finis précis, consubstantiels à toutes ses forces élémentaires.

Il a même soutenu que l’âme humaine requérait des nombres fixes, à la fois pour que la perception de l’ordre fixe de la nature l’aide à échapper au désespoir engendré par le chaos, et pour que l’homme puisse mieux louer Dieu. (Ce passage, reproduit ci-dessous, exprime aussi l’hostilité de Dana à toute notion de transition évolutive graduelle entre les groupes) :

Si elles étaient capables de se mélanger les unes aux autres indéfiniment, ces unités cesseraient d’être des entités distinctes, et on ne pourrait plus reconnaître d’espèces. Le système de la vie serait un labyrinthe de complexité ; et quelle que fût sa grandeur pour l’Être capable de comprendre l’infini, ce serait pour l’homme un chaos inintelligible. Les beautés mêmes susceptibles de charmer l’âme tendraient à engendrer un désespoir sans fin pour l’esprit pensant, au lieu d’alimenter ses aspirations à une vérité éternelle et toujours plus vaste. Aux yeux de l’homme, le temple de la nature ne serait plus qu’un bloc fondu en masse, n’offrant plus le moindre aspect que l’esprit pourrait mesurer ou comprendre.

La façon dont Darwin jugea les deux conceptions majeures de Dana (la céphalisation et la taxinomie numérologique) illustre bien à quel point leurs visions respectives du monde différaient radicalement. Le 17 février 1863, entre le moment où il a reçu la lettre cruciale de Dana sur l’évolution et celui où il a répondu avec une pointe d’acrimonie, Darwin a aussi écrit une missive à son maître à penser et confident, Charles Lyell, dans laquelle il attaque l’article où le biologiste américain classe les mammifères sur la base des principes de la céphalisation et de la taxinomie numérique. Darwin, avec sa clairvoyance habituelle, critique Dana dans sa lettre, parce qu’il a élaboré un système dont l’absurdité sauterait aux yeux de toute personne ne cherchant pas absolument à faire de l’homme le couronnement de la création. La façon dont le biologiste américain envisage l’ensemble des relations taxinomiques entre les organismes se ramène uniquement, remarque Darwin avec justesse, à une tentative, quelque peu tirée par les cheveux, de justifier la place centrale de l’homme dans l’univers :

Par le même courrier que la lettre ci-jointe, j’ai reçu l’ouvrage de Dana sur le même sujet. Tout cela me paraît complètement extravagant. S’il n’avait pas eu a priori le désir de mettre l’homme à part, je n’aurais jamais cru que Dana (ou n’importe qui d’autre) se serait fondé sur un caractère distinctif aussi peu important que celui-ci : l’usage, chez l’homme adulte, des membres antérieurs à d’autres fins que la locomotion, alors que les singes se servent de ceux-ci, par ailleurs, de la même façon que l’homme. Cela me semble de la pure folie que de transposer, par analogie, des principes établis chez les crustacés pour s’en servir à la classification des mammifères. Qui songerait à reconnaître, chez les oiseaux, une distinction fondamentale entre ceux qui ne se servent pas du tout de leurs membres antérieurs et ceux qui les utilisent comme des nageoires (par exemple le manchot), ou s’en servent en tant qu’ailes ?

(Cette critique parfaitement juste de Darwin montre une fois de plus comment une théorie donnée conduit à envisager un ordre donné de la nature. Dana a fait du statut fonctionnel des membres antérieurs un caractère discriminant, en fonction duquel il effectue des divisions taxinomiques majeures chez les oiseaux, parce que, sur la base de sa théorie de la céphalisation, la tête gouverne l’usage des membres antérieurs, leur statut révélant donc l’importance de la domination exercée par la tête. Darwin, dans la dernière phrase de sa lettre à Lyell, considère que ce choix est absurde parce que, dans le cadre de sa conception évolutionniste de la vie, les usages variés auxquels sont employés les membres antérieurs doivent être regardés comme des adaptations immédiates à divers modes de vie, et non comme des signes révélant les divisions fondamentales au sein de l’arbre évolutif des oiseaux.)

Dans l’image mythologique que l’on donne souvent de la science, on explique généralement que la modification des théories serait la conséquence de l’accumulation des faits objectifs : les scientifiques, parfaitement rationnels et toujours prêts à s’effacer, s’inclineraient devant les diktats de la nature, et, de leur plein gré, changeraient leur façon de voir pour prendre en compte le développement des connaissances empiriques. Les partisans de cette conception idéalisée ne manquent jamais de citer la célèbre remarque de Huxley (« Une belle théorie, anéantie par un seul vilain petit fait ») pour illustrer leur point de vue. Mais les faits isolés ne font presque jamais s’effondrer des visions du monde, du moins pas immédiatement (et heureusement, car la majorité des observations profondément anormales se révèlent finalement erronées ; parallèlement aux centaines de faits attestant que la Terre tourne autour du Soleil, il a été affirmé des centaines de fois, au cours de l’histoire des sciences, que l’on avait observé la fusion froide, le mouvement perpétuel ou la transmutation de l’or).

En réalité, du moins dans un premier temps, les faits anormaux sont incorporés dans les théories existantes, souvent au prix d’une interprétation quelque peu tirée par les cheveux, bien sûr ; mais généralement, ils s’y adaptent de façon à peu près convenable, car la plupart des visions du monde présentent une importante flexibilité. (Comment pourraient-elles, autrement, durer si longtemps, ou bien résister opiniâtrement aux tentatives de renversement ?) La capacité d’une vision du monde à ordonner et à interpréter les faits subit la plus pertinente des mises à l’épreuve lorsque l’on découvre une donnée nouvelle complètement inattendue et absolument claire (et dans ces circonstances, l’interaction complexe et fascinante entre la théorie et les faits devient très apparente). J’ai la chance de pratiquer une discipline, la paléontologie, dont l’histoire a été fertile en événements de ce genre, représentant de magnifiques mises à l’épreuve des théories en compétition, car rien n’est aussi inopiné que la découverte d’un nouveau fossile. Par conséquent, si nous pouvons trouver un exemple de découverte de ce genre, qui, avec le recul, a tendu sans conteste à prouver la justesse d’une vision du monde nouvelle, nous sommes à même de considérer que nous tenons là notre mise à l’épreuve idéale : si tout le monde s’est incliné immédiatement devant ce fait nouveau et a accepté la nouvelle vision du monde qu’il impliquait, alors la formule de Huxley exprime bien la vérité. Mais si la plupart des membres de la vieille garde se sont arrangés pour incorporer sans trop de mal le fait nouveau dans leur vision du monde conventionnelle, alors il faut admettre que le processus de remplacement des anciennes théories scientifiques par de nouvelles dépend de facteurs plus complexes, relevant du contexte social tout autant que des données objectives.

Dans les années 1860, tandis que Darwin et Dana débattaient de l’évolution dans leurs courriers respectifs, le meilleur exemple que l’on puisse imaginer d’un fait inattendu fit brusquement irruption : on venait de découvrir Archaeopteryx, qui n’était pas seulement le plus ancien des oiseaux mais aussi, apparemment, un fossile merveilleusement intermédiaire entre ceux-ci et les reptiles, dans la mesure où il possédait encore des dents, un revêtement de plumes réduit et une anatomie fondamentalement reptilienne. L’évolution marquait donc un point, par « knock-out » de son adversaire.

Darwin, bien entendu, interpréta cette découverte exactement de cette façon, comme le dictait la raison. Il écrivit à Dana le 7 janvier 1863 :

Cet oiseau fossile, doté d’une longue queue et de doigts aux ailes […] représente, de loin, la plus grande merveille qui ait été découverte ces derniers temps. Il constitue un argument très fort en ma faveur, puisque, jusqu’ici, aucun groupe ne paraissait évolutivement aussi isolé que les oiseaux. Et il montre que nous ne savons que bien peu de choses des êtres vivants qui ont vécu dans les temps antérieurs.

Mais, attendez. Le vieux lutteur se redresse, tandis que l’arbitre vient de compter : neuf. Il se retourne, il feinte, il joue sur le temps ; la cloche sonne. Il se repose et reconstitue ses forces. Et il se trouve prêt pour le prochain round. En novembre 1863, Dana publia sa réponse à Archaeopteryx dans un article intitulé « On Parallel Relations of the Classes of Vertebrates, and on Some Characteristics of the Reptilian Birds (« Sur les relations parallèles au sein de la classe des vertébrés, et sur certaines caractéristiques des oiseaux reptiliens »). Archaeopteryx, y proclamait-il, n’apportait aucunement la preuve de l’évolution ; il représentait, au contraire, le meilleur argument que l’on pouvait espérer pour justifier sa propre numérologie créationniste, sous-tendant la classification basée sur la céphalisation !

Puisque nous sommes des primates, et que les primates sont des animaux qui se fondent essentiellement sur la vision, nous recourons fréquemment à des procédés iconographiques pour expliquer notre vision du monde. Et il est vrai que rien ne vaut une image pour mettre en évidence les grands traits de notre façon de voir le monde vivant. Dans son article, Dana présente la classification des vertébrés en un tableau : Archaeopteryx y joue un rôle crucial, car il lui permet de compléter l’arrangement géométrique dicté par sa numérologie divine. Comme on le voit (figure précédente), chacune des trois classes terrestres (mammifères, oiseaux et reptiles) est scindée en deux groupes, celui des typiques et celui des hémitypiques. Dans chaque cas, le groupe hémitypique doit se rapprocher de la classe inférieure représentée en dessous. Les mammifères, bien sûr, figurent en haut. Le groupe des typiques réunit les placentaires, tandis que les marsupiaux et les monotrèmes ovipares (l’ornithorynque avec son bec de canard et l’échidné) forment le groupe des hémitypiques en dessous. Dana a donné à ces mammifères hémitypiques le nom d’« ooticoïdes », car ils se rapprochent manifestement des oiseaux et des reptiles par le fait qu’ils pondent des œufs.

Les reptiles se présentent aussi en deux groupes : les typiques, comprenant les serpents, les lézards, les tortues et les autres animaux du même acabit ; les hémitypiques, comprenant les grenouilles et les salamandres, autrement dit les amphibiens. (Nous classons aujourd’hui les amphibiens en une classe distincte, mais les taxinomistes, du temps de Dana, mettaient souvent tous les animaux terrestres à sang froid ensemble, dans une classe des reptiles qui était donc plus vaste que celle que nous admettons aujourd’hui.) De la même façon que les mammifères hémitypiques ovipares se rapprochent de la classe des reptiles en dessous, les amphibiens se rapprochent de celle des poissons, puisqu’ils présentent, au cours de leur vie, une phase initiale aquatique sous forme de têtard.

Mais qu’en est-il des oiseaux ? Là, Dana rencontre un problème, et la beauté de son système numérologique est menacée. Les oiseaux qui volent sont manifestement typiques, mais lesquels peuvent être qualifiés d’hémitypiques ? Ces derniers doivent se rapprocher de la classe en dessous, c’est-à-dire, dans ce cas encore, des poissons. On pourrait attacher l’étiquette d’hémitypique aux autruches et aux émeus, qui ne volent pas, mais en quoi ces oiseaux se rapprochent-ils des poissons ? Au contraire, du fait qu’ils mènent une vie terrestre, ils semblent se rapprocher des mammifères vers le haut, ou du moins des reptiles, sur le côté, ce qui menace de faire s’effondrer tout le système. Imaginez, par conséquent, la satisfaction procurée à Dana par la découverte d’Archaeopteryx, car il a pu, dès lors, soutenir que ce fossile, présentant encore des dents, se rapprochait du requin (c’est-à-dire des poissons hémitypiques), qui, comme l’a noté sarcastiquement « Mack the Knife », « possède de belles dents, mon cher, et montre le blanc de leur nacre. » Par conséquent, c’est presque triomphalement que Dana vit dans Archaeopteryx le sauveur de son propre système numérologique créationniste, alors même que d’autres auteurs y voyaient la preuve cardinale de l’évolution ! Archaeopteryx (rangé dans le groupe des « erpétoïdes », selon sa terminologie) était à l’évidence un oiseau hémitypique, et le système du biologiste américain, jusque-là déséquilibré du fait de l’absence d’une pièce, était enfin complété. Dana écrivit :

La découverte des Oiseaux Reptiliens a permis de confirmer cette loi générale selon laquelle, chez les quatre classes de Vertébrés ordinairement reconnues, chacune d’entre elles, à l’exception de la plus basse, comprend : premièrement, une grande subdivision regroupant les formes typiques, représentées par la majorité de ses espèces ; et, deuxièmement, une subdivision inférieure regroupant les formes hémitypiques, lesquelles sont intermédiaires entre les typiques et celles de la classe ou des classes en dessous.

De sa nouvelle représentation de la classification des vertébrés, Dana tira, en fait, deux arguments contre l’évolution. Premièrement, on l’a vu, Archaeopteryx permettait de compléter un système de géométrie numérologique qui n’avait, à l’évidence, pu être conçu et mis en œuvre que par Dieu. L’organisation de la classe des poissons fournissait un deuxième argument antidarwinien. Les poissons typiques étaient, selon Dana, les téléostéens, c’est-à-dire les poissons osseux comprenant pratiquement toutes les espèces actuelles. Mais le biologiste américain reconnaissait aussi, chez les poissons, deux subdivisions regroupant des formes hémitypiques, avec cette différence cruciale que les poissons hémitypiques se rapprochaient vers le haut des vertébrés terrestres supérieurs (autrement dit, leur rapprochement ne se faisait donc pas vers le bas). Les requins hémitypiques (les sélaciens, sur le tableau de Dana) se rapprochaient de l’hémitypique Archaeopteryx, et, vers le haut, des oiseaux typiques ; et les hémitypiques dipneustes (les ganoïdes, sur le tableau de Dana) se rapprochaient des hémitypiques amphibiens, et par conséquent des reptiles typiques.

Le système était donc complet et cohérent. Les divisions supérieures se rapprochaient de celles d’en dessous par le biais de groupes hémitypiques ; tandis que les divisions inférieures se rapprochaient de celles du dessus par le biais de leurs propres hémitypes. Un tel arrangement, complet et autosuffisant, ne pouvait que caractériser un monde statique qui avait été créé intentionnellement sous cette forme. Dana conclut, en réfutant explicitement Darwin :

Il est évident, sur la base de ce qui précède, que le sous-règne des Vertébrés, au lieu d’être graduellement en continuité avec les Invertébrés, possède des limites bien définies vers le bas, et est donc parfait en lui-même. […] Nous ne trouvons dans les faits rien qui soutienne l’hypothèse darwinienne sur l’origine du système de la vie.

Ce système était peut-être de la folie, comme Darwin aurait pu le dire, mais c’était sûrement de la folie divine.

Les historiens, à l’instar de la plupart des gens ordinaires, tendent à être patriotes. Dana a représenté l’une des figures de proue de l’Amérique ; qui aurait donc voulu l’affubler d’une réputation de « vieille barbe » et de « réactionnaire » opposé à la vérité de l’évolution ? Les études historiques se sont donc essentiellement portées sur la conversion de Dana à l’évolution, position à laquelle il n’est arrivé que tardivement, de façon strictement limitée et très réticente : il l’a affichée pour la première fois dans l’édition de 1874 de son Manual of Geology, puis deux ans plus tard, dans son dernier article sur la céphalisation. Plutôt sur la défensive, Dana a soutenu dans celui-ci que l’évolution avait peut-être été le mode préférentiel sur lequel s’était effectué le changement, mais que le progrès dans la céphalisation caractérisait ce qui en avait résulté. Il semblait donc dire désormais : « J’avais raison en ce qui concernait le résultat, mais peut-être pas sur la façon d’arriver à celui-ci. De toute façon, c’est le résultat qui compte. La structure de la classification révèle l’intention divine ; le mécanisme n’est que le moyen d’arriver à une fin. » Selon ses propres termes :

Quels qu’aient été les types de structure au cours du développement, il s’est également produit, dans le cadre des changements, une subordination générale au principe de céphalisation. […] Cette façon de voir est sûrement la bonne, quelle que soit la véritable façon dont se réalise l’évolution. La méthode des créations répétées, qui traduit l’imposition de la volonté divine sur la nature, doit sûrement être subordonnée, comme toute autre, à la loi moléculaire et à toutes les lois de croissance ; car la loi moléculaire est la plus profonde expression de la volonté de Dieu. […] Mais l’état présent de la science est en faveur d’une conception du progrès, obtenu au moyen de la dérivation successive des espèces, ce qui ne laisse que peu de place à l’intervention divine. Dans ces conditions, s’il s’est réellement produit une évolution des espèces de ce type, il faut certainement croire que toutes les luttes et toutes les compétitions réelles entre les animaux, conduisant à « la survie des plus aptes », ont dû tendre, comme dans le cas de l’Homme, au progrès dans la céphalisation.

Mais il ne faut pas voir dans des passages comme celui qui est rapporté ci-dessus, marqué par la réticence, le sursaut de Dana et sa rédemption finale, bien que l’on ait traditionnellement tendu à les présenter ainsi. Il est clair que ces lignes témoignent de sa réticence et, globalement, le biologiste américain n’a, en réalité, fait qu’une concession minimale à l’évolution, afin de sauver autant que possible les grandes lignes de son système en train de s’écrouler ; il n’a pas été un partisan enthousiaste de l’évolutionnisme, et n’a jamais été animé de l’ardeur du nouveau converti, du croisé qui a enfin vu la lumière. En admettant l’évolution seulement comme mécanisme, Dana a pu préserver les conceptions auxquelles il tenait le plus, celles du progrès par le biais de la céphalisation.

L’approche qui vise à présenter Dana sous un jour « héroïque » ne rend pas du tout hommage à sa puissante intelligence, et entretient la sotte idée traditionnelle selon laquelle il faudrait juger de la valeur d’un auteur en fonction de sa rédemption par la conversion tardive à une vérité reconnue aujourd’hui (à l’image, pour ainsi dire, d’un chrétien apostat se réconciliant avec Jésus sur son lit de mort et expirant dans la grâce, en dépit de l’ignominie attachée à sa vie jusque-là). La volte-face par laquelle Dana a accepté l’évolution n’a représenté qu’une petite parenthèse dans sa vie de chercheur, et ne traduit pas du tout l’esprit fondamental dans lequel il a accompli son œuvre scientifique. Il faut, en réalité, lui rendre hommage parce qu’il a bâti une vision du monde de grande ampleur, et qu’il l’a défendue honorablement tout au long de sa vie, avec compétence, même si l’on juge maintenant qu’elle était erronée. Assurément, en science, ce n’est pas un péché d’avoir tort pour de bonnes raisons.

Si nous écartons ceux des scientifiques dont on juge maintenant qu’ils étaient dans l’erreur, ne leur accordant de la valeur qu’à la condition d’avoir finalement vu la lumière, nous passons à côté de l’une des questions les plus difficiles et importantes de la psychosociologie des sciences : Quelle est la nature du génie ? pourquoi, dans une gamme de scientifiques brillants, certains entreprennent des révolutions, tandis que d’autres meurent dans les ruines de conceptions qui avaient commencé à dépérir du temps même où ils vivaient ? quelle est la différence cruciale entre la grandeur transcendante de Darwin et la grandeur simplement ordinaire de Dana ? (L’expression de « grandeur ordinaire » n’est pas un oxymoron ; ce trait a caractérisé les membres les plus éminents des « vieilles gardes » tout au long de l’histoire.)

Je ne connais pas la réponse à cette question des questions, mais il est sûrement possible d’apercevoir un facteur clé. D’une façon ou d’une autre, en raison d’une certaine disposition du psychisme ou d’un certain tour d’esprit, d’une certaine influence sociale ou d’un certain trait de tempérament, Darwin fut poussé à mettre en question et à ne pas avoir peur de renverser une vision du monde donnée, à prendre plaisir à mettre à l’épreuve chaque nouvelle pièce passionnante pouvant servir à en construire une nouvelle. Dana, en raison d’autres caractéristiques des mêmes facteurs, ne put ou n’osa pas abandonner les notions sur lesquelles on fondait traditionnellement l’espoir et le réconfort : « Rocher des siècles »38, mon refuge, laisse-moi me cacher en ton sein.

Pour terminer, regardez comment ces deux hommes ont fait intervenir Platon, le plus grand de tous les grands penseurs. Dana fit preuve d’une pure et simple vénération pour son nom et sa théorie du règne éternel des essences parfaites. Darwin prit plaisir à contester le philosophe, en montrant avec quelle simplicité et quelle élégance la nouvelle façon de voir évolutionniste pouvait interpréter et expliquer certains des plus grands mystères et secrets immémoriaux. Une seule réflexion, écrite pour l’usage privé de Darwin dans l’un de ses carnets de notes, du temps de sa jeunesse, après son retour à Londres à l’issue du voyage sur le Beagle, montre bien cette différence fondamentale entre la hardiesse d’esprit du biologiste britannique et le conservatisme de son correspondant américain. En une seule phrase. Darwin sape deux mille ans d’interprétation traditionnelle sur la façon dont se forment les « Idées » innées dans le cerveau humain. Celles-ci ne sont pas, proclame-t-il, en exultant presque de joie, la manifestation des « essences » platoniciennes, issues du monde des archétypes parfaits, mais résultent d’héritages venus de notre passé :

Platon dit dans Phédon que les « Idées » innées dans notre conscience sont issues du monde des « essences » préexistantes, et ne proviennent pas de l’expérience sensible. Il faut lire « singes » à la place d’« essences préexistantes » !

6. Un hippocampe
comme cheval de bataille

Richard Owen, le plus grand spécialiste d’anatomie comparée d’Angleterre au dix-neuvième siècle, attendait avec impatience la parution des fascicules mensuels des nouveaux romans de Charles Dickens. Il n’y avait nulle raison particulière à cela, Owen se comportant comme tous ses compatriotes, qui lisaient de cette façon la première parution des œuvres de l’écrivain le plus aimé d’Angleterre, puisqu’elles étaient publiées d’abord sous forme de feuilleton. Dans le cas d’un livre précis, Our Mutual Friend (Notre ami commun), Owen était cependant concerné au premier chef, car Dickens avait façonné le personnage de madame Podsnap en pensant à son ami, le scientifique : « C’était une femme qui aurait intéressé le professeur Owen, tant elle était tout en os, avec le cou et les narines d’un cheval à bascule, des traits coupés à la serpe, une coiffure imposante dans laquelle elle avait accroché de pieux ornements en or. »

Our Mutual Friend parut sous sa forme intégrale en 1865. La même année, peut-être en guise de remerciement en retour, ou peut-être simplement pour témoigner de leurs liens amicaux de longue date, Owen écrivit, sur un exemplaire de son ouvrage nouvellement paru, Memoir on The Gorilla (« Mémoire sur le gorille »), une dédicace ainsi formulée : « À Monsieur Charles Dickens, de la part de son ami, l’auteur. » Je possède ce précieux exemplaire, ce que je considère comme un rare privilège. Dickens n’y a porté aucune annotation ; mais une petite carte insérée sur la couverture, probablement en guise de descriptif lors d’une vente après sa mort, en 1870, prouve que l’ami d’Owen avait effectivement mis cet ouvrage sur ses rayonnages. La carte porte l’inscription : « Provient de la bibliothèque de Charles Dickens, Gadshill Place, juin 1870. » Les liens amicaux entre Owen et Dickens s’étaient épanouis au sein de clubs, cercles où se réunissaient traditionnellement à l’époque victorienne les hommes de bonne famille ou de mérite (ils avaient parfois les deux qualités). L’anatomiste et l’écrivain se rencontraient très fréquemment à l’Athenaeum, le plus grand club d’intellectuels de Londres, qui comptait aussi Darwin et Huxley parmi ses membres. L’Athenaeum existe encore et exclut toujours les femmes en différents endroits de ses locaux. Les traditions, bonnes ou mauvaises, perdurent. Il en est de même pour les souvenirs, et on m’a ainsi montré, une fois, l’endroit précis où, sur l’escalier principal, Dickens et Thackeray39 en sont presque venus aux mains.

De nos jours, les gorilles sont bien connus de tout le monde, même s’ils continuent de fasciner le grand public. Mais à l’époque d’Owen, le mystère et la nouveauté ajoutaient à l’attrait de ces très grands singes. On connaissait les chimpanzés depuis plus d’un siècle (le médecin londonien Edward Tyson avait écrit en 1699 une monographie, devenue classique, sur l’anatomie du chimpanzé), tandis que des bateaux hollandais avaient ramené des orangs-outangs des colonies indonésiennes. Mais le gorille, s’il figurait dans de nombreuses légendes, ne fut connu des scientifiques qu’à partir de 1846, date à laquelle un voyageur de commerce américain du nom de Thomas Savage ramena quelques crânes du Gabon. Owen, qui avait publié de nombreux articles sur l’anatomie des grands singes et des singes cercopithécoïdes, fut battu de peu dans la course pour identifier le gorille et lui attribuer un nom scientifique par l’anatomiste français Isidore Geoffroy Saint-Hilaire et le médecin américain Jeffries Wyman, dont les publications parurent avec une courte longueur d’avance.

Mais Owen, en tant que directeur de la section d’histoire naturelle du British Museum, put accéder à loisir à tous les nouveaux spécimens de cet animal. En 1851, il reçut le premier squelette complet à avoir atteint l’Angleterre, puis, en 1858, un mâle presque adulte, conservé dans l’alcool. En 1861, le British Museum fit l’acquisition d’une collection de dépouilles afin de les empailler et de les présenter au public : il s’agissait de femelles, de mâles et de jeunes, tués par l’explorateur Paul B. du Chaillu. Owen, par conséquent, avait à la fois l’aptitude et le matériel requis pour devenir le premier grand spécialiste du gorille ; et il se fit un devoir de l’être, ce qui le conduisit à publier sa monographie de 1865.

S’il possédait des dépouilles et des squelettes de gorille, Owen dépendait encore, pour ce qui concernait le comportement et le mode de vie de cet animal, des rapports plus ou moins fiables des explorateurs de l’Afrique. Du Chaillu lui-même prenait ces récits avec beaucoup de circonspection. Il estimait que le gorille était principalement végétarien (ce qui est exact, comme nous le savons aujourd’hui), en dépit de nombreuses histoires suggérant d’effrayants comportements carnivores chez ce grand singe. Owen écrit en 1865 :

M. du Chaillu, cependant, déclare qu’il a examiné l’estomac des gorilles que ses chasseurs et lui-même avaient tués, et qu’il n’a « jamais trouvé trace de quoi que ce soit d’autre que des baies, des feuilles d’ananas et d’autres matières végétales ». Le gorille mange énormément, comme le montre son gros ventre qui fait saillie lorsqu’il se tient debout.

Owen rapporte les histoires effroyables que du Chaillu avait entendu raconter par les Africains :

M. du Chaillu invoque également ce témoignage des indigènes : lorsqu’ils se faufilent dans les épaisses ténèbres de la forêt tropicale, ils se rendent compte parfois de la présence proche de l’un de ces effrayants et formidables grands singes lorsque l’un de leurs compagnons disparaît brusquement, happé dans les frondaisons d’un arbre en émettant éventuellement un bref cri étouffé. Quelques minutes plus tard, il retombe sur le sol, étranglé. Le gorille avait attendu l’occasion, laissé pendre ses pattes arrière dotées d’énormes mains, et saisi par le cou le Nègre passant par là, pour le serrer comme dans un étau, l’emmener en haut dans les branches, et le laisser choir lorsqu’il avait cessé de se débattre.

Mais Owen rapporte aussi que du Chaillu était très sceptique et avait déclaré : « Il n’est pas douteux que le gorille pourrait faire cela, mais je ne pense pas qu’il le fasse. »

L’explorateur publia un livre en 1861, lequel suscita l’une des plus grandes controverses de la science victorienne, si fertile en polémiques. De nombreux naturalistes l’accusèrent d’avoir inventé ses histoires ; certains suggérèrent qu’il n’était même jamais allé au pays où vivent les gorilles, et qu’il avait simplement acheté les dépouilles de ces grands singes tués par d’autres (du Chaillu, par exemple, avait écrit un récit saisissant, relatant l’épisode au cours duquel il avait tué un gros mâle qui le chargeait, enivré de fureur : mais la dépouille, envoyée à Owen à Londres, ne présentait, sur son devant, aucun trou dû à des balles). La controverse fit également rage sur une autre observation que du Chaillu disait avoir faite personnellement : il s’agissait d’un comportement étonnant du gorille, consistant à se frapper à grands coups de poing la poitrine lorsqu’il était en colère ou qu’il voulait exprimer une menace (et c’est cette image qui, depuis, nous vient spontanément à l’esprit lorsque nous pensons aux gorilles mâles). Owen rapporte ainsi cette observation :

Lorsqu’il est acculé par des poursuivants, le gorille, à l’instar de l’ours, se dresse sur ses pattes arrière, tenant ses puissants bras et ses énormes mains prêts pour la bataille. Dans ces circonstances, monsieur du Chaillu affirme que cette créature « prend une attitude de défi en frappant sa vaste poitrine avec ses formidables poings, de façon à la faire résonner comme une grosse caisse ».

Ne sachant pas qui avait raison, doutant, et dès lors restant ouvert à toutes les solutions possibles, Owen fit ensuite le commentaire suivant :

Rien dans l’anatomie du gorille, en dehors de la dimension de sa poitrine, ne laisse entrevoir qu’il peut réaliser cette action particulière. Si le chien était comme lui un animal rare, rien dans son anatomie ne laisserait penser, à quelqu’un ne l’ayant jamais vu en vie, qu’il peut éventuellement courir sur trois pattes. Lorsqu’un explorateur rapporte des informations de ce genre, il n’est sage ni de le nier ni de le croire ; on peut, peut-être, acquiescer et attendre les rapports des observateurs ultérieurs dont on aura attiré l’attention sur cette question.

La plupart des légendes hautes en couleur finissent par se révéler fausses, mais l’histoire de Du Chaillu fut, quant à elle, confirmée ; les gorilles mâles se frappent effectivement la poitrine à coups de poing, à l’instar de King Kong (mais ils le font davantage pour impressionner l’adversaire qu’en prélude au combat véritable). En définitive, bien que du Chaillu ne pût être considéré comme un modèle d’exactitude, il sortit plutôt victorieux du grand débat en question, et, de pair avec Owen, son mentor, gagna le droit de bomber le torse et de se frapper lui aussi la poitrine en criant « hourra ! ».

Il faut maintenant signaler un curieux à-côté de cette histoire. Parmi les partisans de Du Chaillu, figurait aussi un homme particulièrement hostile à Owen, en raison de leurs conceptions irréconciliables et de leurs personnalités opposées ; et je doute qu’ils se soient jamais, par la suite, retrouvés au coude à coude : il s’agit du naturaliste qui, en Grande-Bretagne, a été le meilleur porte-parole de l’histoire naturelle dans ce pays, Thomas Henry Huxley. Bien que ce dernier ait trouvé le livre de Du Chaillu plein d’erreurs involontaires, en raison de « notes mal consignées » et d’une « imagination plutôt vive », il lui reconnaissait le courage de s’être rendu dans des endroits dangereux et inaccessibles, et trouva que ses récits étaient généralement fiables. (Huxley cessa ultérieurement de soutenir du Chaillu, car il s’offusqua du bénéfice qu’en retirait son ennemi Owen, et ne put tout simplement pas souffrir davantage le fait d’être réduit au rôle subalterne de simple auxiliaire du professeur d’anatomie.)

Ce n’est pas seulement dans le monde politique qu’il existe parfois d’étranges compagnonnages ; on en connaît aussi dans le domaine de la science. Owen et Huxley s’étaient retrouvés ensemble à soutenir du Chaillu, parce que tous deux avaient besoin de renseignements sur le gorille. Mais c’était afin de poursuivre chacun de leur côté leurs propres plans de bataille, très différents, qui néanmoins avaient en commun l’objectif principal d’anéantir l’adversaire.

Owen a publié ses principaux résultats de recherche sur le gorille dans la monographie qu’il a dédicacée à Dickens, et il en a fait également état dans sa conférence Rede de mai 1859, laquelle, par une ironie de l’histoire, fut publiée la même année que L’Origine des espèces de Darwin (c’est une ironie, parce que le livre de Darwin allait énormément modifier le débat, au désavantage d’Owen). La conférence s’intitulait « Sur la classification et la distribution géographique des mammifères » ; Owen y ajouta un appendice : « Sur l’extinction et la transmutation des espèces ». De son côté, Huxley présenta le gorille dans la plus belle et la plus influente de ses publications, qui constitua un événement marquant de la prose scientifique : Evidence as to Man’s Place in Nature (« Les preuves de la place de l’homme dans la nature »). Cet ouvrage était, en fait, issu d’une série de conférences originellement données devant un public de travailleurs entre 1860 et 1862. (Pour y être admis, il fallait, paraît-il, prouver que l’on appartenait bien à la catégorie des cols bleus, et la légende affirme que Karl Marx a néanmoins réussi à s’y faufiler !)

Certes, on peut considérer que les publications de Huxley et d’Owen s’inscrivirent dans le cadre du grand débat sur l’évolution lancé par Darwin ; cependant, ils les ont écrites surtout sous l’aiguillon de leur âpre querelle personnelle sur le rapport entre l’homme et les grands singes ; et, de plus, pour comprendre aujourd’hui ces textes, il faut se remémorer les données de ce que fut leur « grande controverse sur l’hippocampe ». (Les scientifiques de l’époque victorienne ne faisaient pas que se quereller et se livraient réellement à d’autres activités ; mais les trois disputes évoquées ici étaient tout à fait liées : la querelle au sujet de Du Chaillu et des gorilles ainsi que la controverse entre Owen et Huxley à propos de l’hippocampe s’ajoutaient au grand débat sur l’origine des espèces selon Darwin.)

J’écris le présent essai en l’honneur du centenaire de la mort de Huxley (1825-1895). On raconte traditionnellement que ce dernier a enregistré la plus grande et la plus absolue de ses victoires à propos de l’hippocampe. Je suis aussi un admirateur inébranlable de Huxley, comme le prouvent de nombreux essais de cette collection. Huxley ayant été un ardent défenseur de l’évolution (le « bouledogue » de Darwin, selon le cliché traditionnel) et l’auteur qui domina par son style l’histoire des sciences britanniques (bien qu’on puisse soutenir que D’Arcy Thompson, dans son ouvrage Growth and Form (Croissance et Forme), fait jeu égal avec lui), il était presque obligatoire qu’il devienne mon héros personnel. Néanmoins, et suivant la démarche antihagiographique que j’ai adoptée dans ces essais, j’ai choisi de célébrer la mémoire de Huxley en montrant que l’on a généralement rapporté la controverse sur l’hippocampe de façon inexacte ; et que, notamment sur un point crucial, qui peut nous importer considérablement, Owen avait mis en avant un argument parfaitement juste, tandis que Huxley, dont les positions étaient généralement correctes, avait ici dérapé.

Les vainqueurs, que ce soit sur le plan militaire ou sur celui des idées, récoltent de nombreux avantages. L’un des plus grands est sans doute constitué par le droit de relater officiellement le déroulement des faits. En bref, ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire. Comment comprendrions-nous la guerre de Troie si le seul compte rendu admis en avait été écrit par l’aède attitré d’Hector ? Et comment les futures générations verraient-elles l’histoire de la théorie de l’évolution si Duane Gish et Henry Morris (les créationnistes actuels les plus virulents) accaparaient le marché de l’édition dans ce domaine ?

Richard Owen (1804-1892) fut le plus grand des spécialistes de l’anatomie et de la paléontologie de son époque. On lui doit d’innombrables travaux de premier plan dans tous les domaines (par exemple : l’une des plus anciennes monographies sur le nautile ; la première description du plus vieil oiseau fossile, Archaeopteryx ; une série d’articles très importants sur les moas, des oiseaux géants ne volant pas, aujourd’hui éteints, mais qui vécurent jadis en Nouvelle-Zélande ; la première description des mammifères fossiles ramenés d’Amérique du Sud par Darwin lors de son voyage à bord du Beagle ; l’élaboration du terme « dinosaure », puis la publication de nombreux volumes décrivant avec précision des reptiles fossiles de tous âges). En tant que personnalité en vue de la science officielle (également intime de la reine Victoria et de pratiquement tous les personnages qui comptaient), Owen détint de grands pouvoirs dans le domaine de la zoologie, ce qui lui permit d’obtenir l’attribution d’un bâtiment spécifiquement consacré à l’histoire naturelle au sein du British Museum. (Il en fut le premier directeur ; son bâtiment existe et fonctionne toujours à South Kensington40, avec le double statut de grand monument représentatif de l’architecture victorienne et de l’un des plus importants muséums du monde).

Mais Owen entra en conflit avec ceux qui allaient être finalement les vainqueurs dans le domaine de l’histoire naturelle à l’époque victorienne : les naturalistes du cercle de Darwin. Pour le moins, il ne se comporta pas toujours de façon admirable. Il tendait à être gentil et complaisant de façon quasi obséquieuse avec ceux qui étaient plus puissants que lui, mais il était arrogant et cassant avec les jeunes et les subordonnés (sans penser que ces derniers finiraient pourtant par « grandir » et écrire l’histoire, plus tard !) Il n’était pas opposé aux idées évolutionnistes, en dépit de la légende concoctée ultérieurement par le camp darwinien, mais il n’appréciait pas du tout la façon matérialiste dont Darwin avait envisagé le changement biologique.

Darwin, qui était toujours bienveillant, a écrit ce paragraphe sur Owen dans son autobiographie. Il en dit plutôt du mal (ce qui n’était pas dans ses habitudes) ; en tout cas, ce passage montre bien le côté déplaisant du personnage :

Je voyais souvent Owen, lorsque j’habitais Londres, et l’admirais beaucoup, mais je fus incapable de comprendre son caractère et ne suis jamais devenu son ami. Après la publication de L’Origine des espèces, il s’est déclaré mon implacable ennemi, non pas parce que nous nous étions le moins du monde querellés personnellement, mais, pour autant que j’ai pu en juger, parce qu’il était jaloux du succès de mon livre. Ce pauvre Falconer [un collègue paléontologiste], qui était un homme charmant, avait une très mauvaise opinion de lui : il était convaincu qu’il n’était pas seulement ambitieux, envieux et arrogant, mais aussi menteur et malhonnête. Il est sûr qu’il dépassait tout le monde par sa capacité de haine. Lorsque, dans les premiers temps, je défendais Owen, Falconer me disait souvent : « Vous découvrirez un jour qui il est vraiment », et c’est, en effet, ce qui s’est passé.

Lorsqu’il était jeune et impatient de monter, Huxley rongeait son frein sous la direction d’Owen, attendant son heure. Ayant vingt ans de moins que lui, il avait souvent besoin de ses lettres de recommandation, dans la mesure où le professeur d’anatomie était le personnage le plus influent de l’histoire naturelle. Owen répondait toujours favorablement, et en termes très louangeurs pour Huxley, ce qui était fort avantageux pour celui-ci. Mais il le faisait toujours attendre, et le traitait avec condescendance, voire avec mépris. Huxley se rappelait avoir rencontré Owen par hasard dans la rue alors qu’il venait de lui demander à deux reprises une recommandation dont il avait besoin de toute urgence, et il n’avait pas eu de réponse :

J’étais absolument furieux. […] je m’apprêtais à passer mon chemin, mais il m’arrêta, de la façon la plus affable et bienveillante qui soit, pour me dire : « J’ai reçu votre billet, et je vais y répondre favorablement. » La condescendance que laissait percer cette phrase était tellement « touchante » que je n’aurais pu m’empêcher, si j’étais resté un moment de plus, de le frapper et de le jeter à terre. Je m’inclinai donc et partis.

Huxley et ses alliés ont finalement gagné le droit d’écrire l’histoire officielle, et ils ont exclu Owen de leur compte rendu triomphaliste ; ou bien (ce qui est pire), ils l’ont dépeint sous les traits d’un imbécile se donnant de grands airs, et comme l’agent involontaire de leur victoire. Mais Owen a trouvé aujourd’hui des défenseurs : il s’agit d’historiens qui se proposent de démystifier cette façon traditionnelle de présenter la science comme une marche continue vers le progrès, résultant de la lutte entre les croisés de la pure vérité objective contre les infidèles, prisonniers de leurs préjugés sociaux. Le travail biographique de Nicolaas A. Rupke, paru en 1994, Richard Owen : Victorian Naturalist (« Richard Owen : un naturaliste victorien »), est un splendide exemple de cette démarche. Il rapporte d’ailleurs plusieurs témoignages sincères et enthousiastes sur Owen, émanant de personnes raisonnables et dignes d’intérêt (comme Charles Dickens). Reconnaissons au moins qu’Owen était extrêmement complexe, brillant et fascinant ; et que l’on ne peut pas parler de l’histoire de la biologie britannique, à l’époque victorienne, sans lui consacrer un long chapitre.

La grande controverse sur l’hippocampe a commencé deux ans avant la publication par Darwin de L’Origine des espèces, et n’eut pas la sélection naturelle pour objet principal. Mais cette bataille scientifique très célèbre de l’ère victorienne touchait réellement au problème fondamental et émotionnellement chargé qui a été soulevé par le darwinisme : le caractère unique ou non de l’espèce humaine par rapport aux animaux. Sommes-nous seulement de grands singes améliorés ou bien quelque chose d’entièrement différent des autres êtres vivants ? Huxley était partisan de la continuité avec les grands singes. Owen défendait la séparation radicale. La bataille se concentra, à l’initiative de ce dernier, sur trois structures du cerveau. Le professeur d’anatomie affirma, en effet, que nous seuls, êtres humains, les possédions, ce qui attestait notre séparation absolue du règne animal. Huxley prouva que les grands singes possédaient une version de chacune de ces structures (et quelquefois, sous une forme aussi marquée que celle figurant chez les êtres humains) ; par conséquent, celles-ci, qu’Owen prenait pour les marques révélatrices de notre séparation, montraient au contraire notre unité évolutive avec les autres primates.

Figure 15

En ce qui concerne la première de ces structures, Owen soutint que seuls les êtres humains possédaient un « lobe postérieur » au niveau des hémisphères cérébraux (autrement dit, un élargissement vers l’arrière de ces organes traditionnellement considérés comme le siège des fonctions mentales « supérieures »). Et il affirma que ce lobe recouvrait le cervelet, organe considéré comme le centre de coordination de l’activité motrice. (La figure précédente, tirée de la conférence prononcée par Owen en 1859, montre clairement quelle était sa thèse. Remarquez que les hémisphères cérébraux du chimpanzé [lettre A] s’arrêtent en avant du cervelet qui lui est sous-jacent [lettre C], tandis qu’ils s’étendent vers l’arrière pour recouvrir tout l’encéphale chez l’homme. Selon les données modernes de la neurophysiologie, les différences de fonction entre hémisphères cérébraux et cervelet sont aussi fausses que les différences de morphologie citées par Owen, mais je les rapporte ici afin de bien situer le débat dans sa propre époque. Bien évidemment, si les hémisphères cérébraux aux fonctions « supérieures » recouvraient le cervelet aux fonctions « inférieures » chez l’espèce humaine, mais non chez les grands singes, cela pouvait représenter une indication de notre supériorité mentale.)

Deuxièmement, Owen déclara que les deux ventricules latéraux des hémisphères cérébraux possèdent chacun une corne postérieure chez les êtres humains seulement. (Le cerveau contient des cavités, appelées ventricules, qui sont en continuité avec la cavité centrale de la moelle épinière ; elles se forment en même temps que le cerveau subit toutes sortes de flexions et de plissements, au cours de l’embryogenèse. La « corne postérieure » des ventricules latéraux représente donc un cul-de-sac en forme de corne pour chacune de ces cavités.)

Troisièmement, et pour finir, Owen affirma que les êtres humains étaient seuls à posséder un « petit hippocampe », c’est-à-dire un bourrelet faisant saillie sur le fond de la corne postérieure de chacun des ventricules latéraux, résultant de l’invagination profonde d’un sillon de la paroi hémisphérique, appelé « scissure calcarine ». Le « petit hippocampe » n’est pas la même chose que l’« hippocampe » proprement dit, une importante structure du cerveau, que l’on a récemment reconnue, à la suite d’une série d’élégantes expériences, comme le siège de la mémoire à court terme, où sont stockés initialement les souvenirs avant qu’ils soient transférés dans le néocortex au titre de la mémoire à long terme. Dans la terminologie moderne, on a abandonné le terme de « petit hippocampe » en faveur de sa dénomination antérieure, calcar avis (« ergot d’oiseau ») ou « ergot de coq » en anglais, en référence à sa ressemblance avec cette véritable arme que possèdent les coqs sur leurs pattes et qui a fourni sa raison d’être au « sport » des combats de coqs. Le mot « hippocampe » a été originellement forgé au seizième siècle par Arantius, un élève de Vésale, parce que cette structure lui rappelait le « cheval marin », autrement dit le poisson de mer appelé « hippocampe ».

Je ne vais pas rapporter ici tous les détails de la controverse sur l’hippocampe, car son histoire, plus que toute autre bataille d’idées de l’époque victorienne, a été de nombreuses fois racontée, et les faits essentiels ne sont pas en doute. Mon collègue et ami Charles G. Gross, professeur de psychologie à Princeton, a récemment publié un article particulièrement accessible et clair, remarquable par la place qui y est accordée aux détails anatomiques du cerveau, car Gross est un neurologue réputé avant que d’être un historien. Cet article, intitulé « Hippocampus Minor and Man’s Place on Nature : A Case Study in the Social Construction of Neuroanatomy » (« Le petit hippocampe et la place de l’homme dans la nature : étude d’un cas illustrant les influences sociales qui ont présidé à l’élaboration des connaissances en neuro-anatomie »), a été publié dans le périodique Hippocampus (eh oui, à notre époque d’hyperspécialisation, chaque région du cerveau se voit consacrer un périodique scientifique !).

La controverse a surgi à la fin des années 1850 et a fait rage au début des années 1860. Mais elle s’éteignit lorsqu’Owen écrivit sa monographie sur le gorille en 1865. Owen et Huxley échangèrent leurs coups à la fois sous forme écrite et lors de débats publics. L’un de ces derniers a eu lieu, par exemple, au cours de cette réunion de la British Association, en 1860, qui vit aussi, selon la légende, Huxley régler son compte à l’évêque Wilberforce, à l’occasion de la première bataille sur le darwinisme (en réalité, s’il est bien vrai qu’un échange eut lieu entre ces deux protagonistes lors de ce colloque, on sait, à présent, qu’il n’y eut pas de vainqueur bien net41). La controverse sur l’hippocampe se répandit abondamment en faisant grand bruit dans des cercles bien plus larges que le strict milieu scientifique : la presse et le grand public s’amusèrent beaucoup à voir deux des plus éminents scientifiques de Grande-Bretagne débattre avec acrimonie de cette importante question (le statut de l’homme dans la nature), et se chamailler sur des parties du cerveau que personne ne connaissait, dotées de noms merveilleusement drôles, tels que le « petit hippocampe ». Charles Kingsley parla de ce débat dans son livre pour enfants, devenu un classique, The Water Babies (« Les bébés d’eau »), publié en 1863. Il y a souligné le côté humoristique implicite constitué par le rapprochement de détails anatomiques ésotériques avec une question de grande importance d’un point de vue philosophique. Il décrit ainsi le professeur Ptthmllnsprts (Put-them-all-in-spirits42), caricature de Huxley :

Il soutenait de bien étranges théories sur bon nombre de choses. Il était même une fois intervenu à l’assemblée de la British Association pour déclarer que les grands singes avaient un grand hippopotame dans le cerveau, exactement comme les hommes. Ce qui était choquant. Car, s’il en était ainsi, que devenait la foi, l’espoir, et les sentiments de charité agitant l’âme immortelle de millions d’êtres ? Vous pensez peut-être qu’il y a d’autres différences plus importantes entre vous et les grands singes, comme l’aptitude au langage ou à la fabrication d’outils ou la capacité à distinguer le bien du mal ou à dire vos prières et autres petites choses de ce genre. Mais ce sont des rêveries d’enfants, mon cher. Il ne faut se fonder sur rien d’autre que le critère du grand hippopotame.

Le 18 mai 1861, le journal satirique Punch fit, en vers de mirliton, un compte rendu parfaitement exact de la querelle. Le poème commençait ainsi :

Puis Huxley et Owen,
Rouges comme des coqs,
Se mettent en position, avec encre et plume :
C’est la bataille du cerveau contre cerveau,
Jusqu’à ce que l’un des deux reste sur le carreau ;
Bon sang ! Cela va être un beau match !

Et, en effet, cela a été le cas ! Les lettres privées écrites par chacun des protagonistes donnent un bon aperçu de l’animosité qui les agitait. Huxley a écrit qu’il voudrait « clouer ce charlatan et ce menteur […] comme un rapace sur la porte d’une étable ». Dans une lettre à un ami, Owen a rapporté de la façon suivante l’un de leurs vifs échanges en public : « Le professeur Huxley a déshonoré le principe des discussions scientifiques par lesquelles les différences d’opinion sont corrigées, en m’accusant de mensonge sur un point particulier à propos duquel il n’avait pas la même idée que moi. Jusqu’à ce qu’il rétracte cette accusation aussi publiquement qu’il l’a lancée, je continuerai à croire qu’en l’avançant il n’a fait que révéler sa propre nature mensongère. »

La version « officielle » de l’histoire de cette controverse peut se résumer en un paragraphe : Huxley s’est comporté comme un général en campagne, avec pour objectif de damer le pion à un adversaire de la génération précédente. Il a enrôlé plusieurs collègues pour disséquer le cerveau de divers types de grands singes ou de singes cercopithécoïdes, afin d’y rechercher les structures estimées par Owen propres à l’homme. Huxley a lui-même étudié le cerveau d’un singe d’Amérique du Sud, l’atèle, un primate « inférieur » dans l’échelle traditionnelle des espèces. Ces auteurs ont également fouillé dans toute la littérature publiée, pour y rechercher la preuve des distorsions effectuées par Owen et de la nature sélective de ses citations ; ils ont essayé aussi de retrouver des démonstrations anciennes de la présence des trois structures en question chez les primates autres que l’homme. Au total, ils ont ainsi réuni d’abondantes preuves que ces trois structures existent bel et bien chez divers primates. Owen, selon la légende, finit par se taire et pansa ses plaies.

La stratégie adoptée de son côté par Owen l’a manifestement conduit au désastre. (Huxley et Owen étaient tous deux issus de la couche inférieure des classes moyennes, mais Owen s’était insinué dans les cercles supérieurs, et en avait retiré d’énormes avantages pratiques : par exemple, il avait reçu directement de la reine Victoria une résidence à titre gratuit, et, à partir du début des années 1840, une pension annuelle, tout cela pendant que Huxley se débattait dans les difficultés financières. Celui-ci en conçut une amère jalousie. Il ne faut jamais oublier que les facteurs sociaux ont joué un rôle très important dans les luttes d’idées qui se sont déroulées à l’époque victorienne.) En tant que nouveau venu au sein des classes supérieures, Owen pensa qu’il lui fallait obéir aux normes imposant de ne pas se faire remarquer. Il se battit pour défendre ses positions contre Huxley, mais pas avec la vigueur de ce dernier, et sans déployer comme lui d’énergie organisatrice. Il se contenta largement d’exprimer sa désapprobation sans faire trop de bruit auprès de ses amis de la noblesse, et, par conséquent, céda du terrain.

La stratégie d’Owen l’a donc mené à sa perte, mais ses arguments étaient-ils si mauvais ? Je ne vais pas essayer de nier la conclusion habituelle, selon laquelle Huxley et ses alliés mirent en évidence les trois structures dans le cerveau des primates autres que l’homme, ce qui réfuta la thèse d’Owen sur le caractère unique de l’homme. Mais est-ce que ce dernier a réellement été stupide et battu aussi lamentablement qu’on le dit ? Je ne le crois pas. Je voudrais ici examiner deux points, sur la base desquels l’équilibre se rétablit un peu entre les deux protagonistes, la balance revenant du côté d’Owen dans la mesure où ses positions se trouvent partiellement soutenues : le premier point a été bien évoqué et traité par Rupke et d’autres auteurs ; mais le second n’a, pour autant que je sache, jamais été mentionné jusqu’ici dans la littérature.

Premièrement, quelle a été la réaction d’Owen à l’annonce de la découverte par Huxley et ses amis des trois structures en question chez les grands singes et les singes cercopithécoïdes ? A-t-il simplement nié qu’ils aient raison, ou bien a-t-il simplement souffert en silence ? En réalité, il a presque trouvé une parade à leurs arguments. Il soutenait depuis de nombreuses années (bien qu’il ait, fort à propos, oublié de le signaler dans plusieurs de ses publications, au plus fort de la controverse sur l’hippocampe) que pratiquement tous les traits des humains ont un homologue chez les espèces étroitement apparentées que sont le gorille et le chimpanzé. (C’est Owen qui a forgé le terme homologie, à la fin des années 1840, pour décrire des traits de même origine anatomique chez différents animaux, quel que soit par ailleurs leur degré de divergence fonctionnelle [par exemple, les ailes des chauves-souris et les pattes des chevaux]. Aujourd’hui, nous savons que les homologies résultent de l’héritage évolutif issu d’un ancêtre commun.) Mais admettre qu’un trait donné est homologue chez deux organismes n’implique pas nécessairement qu’il faille lui attribuer le même nom chez tous deux, car la divergence fonctionnelle peut légitimement autoriser un terme différent. Par exemple, si l’on appelle « aile » le membre antérieur d’une chauve-souris, cela ne nous oblige pas à déclarer que tous les mammifères possèdent des ailes dès lors qu’ils présentent tous des membres homologues des membres antérieurs de la chauve-souris.

Owen recourut à une version retorse de cet argument terminologique afin de se sortir du mauvais pas où l’avaient mis ses adversaires ; mais il faut au moins lui reconnaître que, techniquement, son interprétation pouvait se soutenir. Dans sa monographie de 1865 sur le gorille, il admet que les trois structures existent, en effet, chez les grands singes, mais dans un état tellement rudimentaire, et sous une forme tellement différente de celle qu’elles ont chez l’homme, qu’il est nécessaire de leur donner à toutes des noms différents (exactement pour la même raison qu’on ne peut qualifier d’ailes les pattes des chevaux). Donc, on peut continuer à dire que les grands singes n’ont pas de lobe postérieur, ni de corne postérieure des ventricules latéraux, ni de petit hippocampe, même s’ils possèdent des homologues de toutes ces structures figurant chez l’homme !

Owen commence son argumentation en rappelant à quel point les homologies sont répandues : « Chez le gorille […], on trouve l’homologue de tout organe et de pratiquement tout trait qui a reçu un nom dans l’anatomie humaine. » Il montre ensuite comment un cerveau de gorille pourrait être transformé topologiquement en un cerveau humain, admettant presque comme allant de soi que les trois structures existent déjà chez le gorille !

[…] développer le cerveau dans toutes les directions, et notamment vers l’arrière, au-delà du cervelet, afin de définir un lobe « postérieur » ou « post-cérébelleux » ; développer la cavité cérébrale principale, appelée « ventricule latéral » […] vers l’arrière […] pour donner une « corne postérieure » […] avec des saillies correspondant […] au « petit hippocampe » ; ces cavités ou organes n’ont d’homologues, à l’état naissant, que chez les plus élevés des grands singes.

Je pourrais accepter la redéfinition d’Owen et la trouver habile et honorable si deux points n’étaient pas litigieux. Premièrement, il laisse entendre qu’il n’a pas besoin de donner le même nom à ces trois traits chez les grands singes parce qu’ils sont, chez eux, très faiblement développés. Mais Huxley et ses collègues ont montré que certains de ces grands singes ont développé ces traits dans la même mesure qu’ils le sont chez les êtres humains. Deuxièmement, si Owen avait tout le temps soutenu cette position, nous pourrions reprocher à Huxley d’avoir manqué de discernement. Mais, en fait, au début de la controverse, Owen ne disait pas qu’il existait d’homologues rudimentaires de ces trois structures chez les grands singes, et n’affirmait pas que leur plus fort développement chez l’homme exigeait un nom distinct. En réalité, il a nié que ces structures existaient vraiment chez les grands singes. Il a affirmé dans sa conférence de 1859 :

Le développement des hémisphères cérébraux à l’arrière est tellement marqué que les neuro-anatomistes ont donné à cette région le nom de « troisième lobe » ; il est particulier et ordinaire au genre Homo ; également particuliers sont la « corne postérieure du ventricule latéral » et le « petit hippocampe », qui caractérisent le lobe postérieur de chaque hémisphère. Des aptitudes mentales particulières sont associées à cette forme la plus élevée du cerveau. […] Je suis conduit à penser que le genre Homo n’est pas seulement représentatif d’un ordre distinct, mais d’une sous-classe distincte, au sein de la classe des Mammifères.

Je crois vraiment que, dans le contexte précis de cette conclusion majeure, « particulier » signifie ici « spécifique », et qu’Owen a réellement manœuvré, par la suite, en jouant sur les mots. D’où la réaction de défiance et de colère de la part de Huxley.

Mais le second point que je voudrais examiner maintenant est jusqu’ici resté inaperçu dans la littérature. On va voir qu’on peut donner raison à Owen sur un aspect important de son argumentation (touchant à de sérieux enjeux de notre époque). Huxley a eu manifestement raison en montrant que les trois structures en question existent chez les grands singes ; mais la façon dont il présente la notion de la continuité évolutive entre les singes et l’homme, notamment dans son ouvrage Evidence as to Man’s Place in Nature, repose sur deux arguments erronés (l’un d’eux aussi retors que le stratagème terminologique employé par Owen pour se tirer d’affaire), et tous deux parfaitement réfutés par Owen dans sa monographie sur le gorille de 1865.

Evidence as to Man’s Place in Nature expose, de la façon la plus forte qui ait jamais été avancée, la notion de continuité évolutive entre les grands singes et l’homme. (Huxley admet qu’il existe bien une différence importante dans la dimension cérébrale : les êtres humains, de taille relativement petite, sont dotés d’un cerveau trois fois plus volumineux que celui des gorilles, pourtant bien plus gros de corps ; mais il assigne, à juste raison, cette disparité à une différence quantitative, puisque toutes les parties du cerveau sont homologues entre les grands singes et l’homme. Puis, également à juste raison, il soutient qu’une différence quantitative en matière de cerveau n’empêche pas qu’il peut y avoir un réel fossé dans le domaine de la qualité des opérations mentales, car il ne faut pas confondre corrélation et causalité. Huxley avance alors l’idée que la supériorité de l’homme dans les opérations cognitives réside peut-être dans des différences encore non découvertes au niveau des cellules ou des microstructures cérébrales, et non pas dans la différence de masse du cerveau proprement dite.)

Le « bouledogue de Darwin » présente ensuite ses deux arguments, liés l’un à l’autre. Premièrement, il martèle, en énumérant toute une série de traits, son allégation majeure en matière de continuité évolutive : la différence entre le singe du plus bas de l’échelle et le chimpanzé ou le gorille est bien plus grande que celle séparant ces derniers de l’homme ; par conséquent, nous ne sommes qu’un tout petit peu plus loin dans la série des singes :

Quelle que soit la partie de l’organisme (série de muscles, viscères, etc.) que l’on choisit de comparer, le résultat est toujours le même : les singes inférieurs différent plus du gorille que celui-ci ne diffère de l’homme. […] Les différences structurales entre l’homme et les singes supérieurs sont de moindre importance que celles entre les singes supérieurs et inférieurs.