III.

Préhistoire humaine

8. Une impasse
dans les grottes ornées

Les êtres humains sont, par-dessus tout, incapables de s’accorder sur grand-chose. Alexander Pope a parfaitement résumé la situation dans l’un de ses distiques (bien que la technologie moderne affaiblisse à présent la force de sa comparaison) :

Il en est de nos opinions comme de nos montres,
Aucune n’est d’accord avec l’autre, mais chacun s’en tient à la sienne.

Par conséquent, la plupart du temps, lorsqu’on entend parler d’unanimité, il faut se méfier : soit elle a été obtenue sous la contrainte (comme dans le cas des « élections » organisées par les régimes dictatoriaux à parti unique), soit il s’agit de procédés humoristiques destinés à souligner une réalité exactement inverse (par exemple, dans l’opérette de Gilbert et Sullivan Le Mikado, Ko-Ko lit un texte signé par le procureur général, le président du tribunal du Ban du roi, le vice-président de la Cour de cassation, le juge ordinaire et le garde des Sceaux, puis s’exclame : « De ma vie, je n’ai jamais vu une pareille unanimité sur un point de droit. » Mais le document n’a été approuvé en réalité que par un seul signataire : Pooh-Bah délient à lui seul tous les titres mentionnés !).

Les paléontologistes ne se distinguent probablement pas de la moyenne des êtres humains par le niveau de discorde qui règne entre eux (bien que les paléoanthropologues se situent sûrement à un niveau quasi maximal, car on trouve dans cette discipline plus de spécialistes que d’objets à étudier, ce qui aiguise beaucoup les sentiments d’appropriation et les notions de territoire). Cependant, il est un sujet, et un seul, qui suscite l’absolue unanimité chez les spécialistes de la préhistoire, bien que ce soit plus au nom de l’émotion que de la raison. Tout le monde, absolument tout le monde éprouve une profonde admiration et un sentiment de stupéfaction devant les grandes peintures rupestres réalisées dans les grottes de l’Europe centrale et méridionale entre trente mille et dix mille ans, environ, avant notre époque.

Si cet émerveillement représente le seul cas de consensus (non limité, soit dit en passant, à la communauté des scientifiques, mais incluant tous les membres de l’espèce Homo sapiens possédant le niveau de curiosité même le plus ténu au sujet de notre passé), je vous prie, cependant, de ne pas me considérer comme un Scrooge ou un Grinch48 si j’entreprends, à présent, de montrer que notre attitude admirative provient des deux façons traditionnelles d’appréhender ces réalisations artistiques : l’une parfaitement appropriée, et l’autre, complètement erronée. Car je n’apporte pas ces précisions dans le but de jeter une douche froide sur l’émerveillement ressenti par tout un chacun, mais au contraire pour écarter certaines scories conceptuelles et, ce faisant, nous permettre d’apprécier encore mieux ces produits les plus anciens de notre activité culturelle la plus admirable.

En ce qui concerne la bonne façon, elle consiste à regarder les spécimens les plus réussis de cet art et à se dire qu’ils égalent les tableaux d’un Michel-Ange. Les comparaisons de cette sorte sont tellement évidentes et justes qu’elles constituent pratiquement des clichés, car elles sont énoncées par presque toutes les personnes qui voient pour la première fois l’une de ces merveilleuses peintures ornant la paroi d’une grotte. Par exemple, en rapportant sa réaction lors de la visite de la grotte Chauvet nouvellement découverte (laquelle va aussi fournir le point d’orgue final au présent essai), un spécialiste reconnu a écrit : « En examinant attentivement les splendides têtes de ces quatre chevaux, je fus soudain étreint par l’émotion. Il me vint la claire et profonde conviction que je me trouvais devant l’œuvre d’un grand maître, un Léonard de Vinci du Solutréen, se révélant à nous pour la première fois. On se sentait gagné à la fois par l’humilité et par l’enthousiasme. »

En ce qui concerne la mauvaise façon, il faut se rendre compte que notre émerveillement provient aussi d’une raison d’ordre conceptuel, venant s’ajouter à notre réaction admirative d’origine purement émotionnelle (et parfaitement juste). En bref, nous sommes surpris, et même abasourdis, de voir que des réalisations aussi anciennes peuvent présenter un tel niveau d’élaboration. Traditionnellement, « ancien » est associé à « rudimentaire » – soit qu’on donne à ce terme le sens de « primitif » puisque, en remontant l’évolution, on tend vers nos origines simiesques ; soit qu’on lui donne celui de « infantile » puisque, en remontant dans le passé, on retrouve les premières étapes du développement qui nous a conduits à notre état actuel moderne. (Ces métaphores sur la nature grossière et simiesque, ou juvénile et inconsciente, des stades les plus anciens de notre histoire figurent probablement à égalité dans les préjugés que nous entretenons habituellement à leur sujet.) Autrement dit, selon cette façon de voir, lorsque nous remontons notre arbre évolutif, nous devrions rencontrer des ancêtres de plus en plus anciens, dotés d’une capacité mentale de plus en plus réduite. Les premières réalisations artistiques connues devraient donc être grossières et primitives. En réalité, ce que nous voyons, c’est l’œuvre d’un Picasso des origines ; et c’est pourquoi nous en testons muets de surprise.

Je vais consacrer cet essai à montrer que les œuvres entières de deux grands spécialistes de l’art rupestre paléolithique ont chacune été marquées par ces points de vue traditionnels. Je soutiendrai ensuite que cette façon de mettre le signe égal entre « ancien » et « plus rudimentaire » est en contradiction avec les enseignements de la théorie de l’évolution correctement comprise. De plus, elle est désormais réfutée, en pratique, par la découverte de la grotte Chauvet et d’autres lieux. Je suggérerai ensuite qu’admettre comme normal de trouver un niveau d’élaboration maximal pour cet art des premiers temps ne peut que nous conduire à l’aimer encore plus : en effet, ce faisant, nous abandonnons l’idée erronée (bien qu’épique) de la marche triomphale vers le progrès et la remplaçons par un sentiment profondément satisfaisant d’unicité avec ces êtres humains qui, biologiquement, nous étaient complètement identiques, bien qu’éloignés de nous au maximum, dans le temps et sur le plan culturel.

(Tout le monde connaît ces stratèges du lundi matin qui énoncent comment le match de football de la veille aurait dû se dérouler, ou bien ces passagers d’une voiture qui disent au conducteur ce qu’il doit faire : les individus qui pontifient ainsi se ridiculisent au plus haut point puisqu’ils ne sont même pas partie prenante des actions en question. On pourrait avoir l’impression que le présent essai s’apparente dangereusement à ce type d’attitude peu recommandable. Tout compte fait, je suis paléontologiste et spécialiste des escargots terrestres, et non pas historien de l’art, ni anthropologue. On pourrait peut-être se demander de quel droit je me permets de critiquer les travaux monumentaux poursuivis leur vie durant par l’abbé Henri Breuil et André Leroi-Gourhan, les plus qualifiés et prolifiques des auteurs fervents de ce domaine ? Pour ma défense, je dirais, premièrement, que les erreurs honorables ne comptent pas comme des échecs en science, mais comme des facteurs de progrès, dans la mesure où elles stimulent cette activité fondamentale : la correction des résultats antérieurement acquis. Aucun grand domaine d’étude nouveau ne s’est jamais développé sans d’importantes erreurs, et il suffit de citer ici cette célèbre phrase de Darwin : « Les faits erronés sont extrêmement gênants pour le progrès de la science, car ils durent souvent longtemps ; mais les conceptions erronées, même soutenues par quelques données, ne font guère de mal, car chacun prend un salutaire plaisir à prouver qu’elles sont fausses. » À l’inverse de Marc Antoine, je vais montrer ici l’importance de Breuil et de Leroi-Gourhan, non les enterrer49. Deuxièmement, les résultats obtenus dans des disciplines voisines peuvent souvent apporter des éclairages nouveaux à des domaines de recherches où régnaient jusqu’ici des points de vue traditionnels. Je vais donc parler ici en m’appuyant sur la discipline qui est la mienne, la théorie de l’évolution, très voisine de la paléoanthropologie, et montrer, comme beaucoup d’autres l’ont fait avant moi et sur les mêmes bases, que la façon traditionnelle d’envisager les stades anciens de notre histoire ne cadre pas du tout avec notre manière actuelle de comprendre l’évolution, traduisant par conséquent des préjugés persistants qu’il convient de réexaminer, puis d’écarter le cas échéant.)

L’étiquette générale d’art de l’« ère glaciaire » ou « paléolithique » (littéralement, du « vieil âge de la pierre ») a été appliquée aux deux grandes catégories de ces œuvres extrêmement variées, se rencontrant dans une vaste aire géographique : l’une comprend de petits objets transportables, regroupés sous le vocable d’art « mobilier » (il s’agit, par exemple, de statuettes appelées « Vénus » ; d’animaux tels que des cerfs, des chevaux et d’autres mammifères, sculptés dans l’os ou dans l’ivoire sur des plaques, des médaillons, ou des propulseurs de lances). L’autre catégorie correspond aux gravures et aux peintures figurant sur les parois des grottes (et aussi, maintenant, dans un petit nombre de sites à ciel ouvert), regroupées sous le vocable d’art « pariétal ». En Europe, les spécimens d’art mobilier ont été trouvés de l’Espagne jusqu’à la Sibérie ; ceux de l’art pariétal, principalement en France et dans le nord de l’Espagne, plus quelques sites en Italie, et peut-être d’autres encore plus éloignés. (Des grottes ornées d’autre façon, mais peut-être aussi anciennes, voire plus, ont été découvertes dans beaucoup d’autres régions du monde, de l’Afrique à l’Australie.)

Figure 17

La datation par le radiocarbone (appliquée aux traces de charbon) des œuvres de l’art pariétal a donné une gamme de dates allant de 32 410 ans avant notre époque pour la grotte Chauvet à 11 600 ans pour la grotte du Portel50. Cette période correspond à l’occupation de l’Europe par notre propre espèce, Homo sapiens (souvent appelée « l’homme de Cro-Magnon » en l’honneur d’un site de la Dordogne où il a été découvert pour la première fois. Il faut rappeler que « l’homme de Cro-Magnon », c’est nous, comme le prouvent ses caractéristiques anatomiques et ses réalisations dans l’art pariétal, et non pas quelque lointain ancêtre marchant penché vers l’avant et poussant des grognements). Les habitants de l’Europe immédiatement antérieurs ont été les célèbres néandertaliens, lesquels n’ont laissé (pour autant que nous le sachions) aucune trace d’art pariétal. Ces derniers ont coexisté avec les hommes de Cro-Magnon, probablement à l’époque des premiers temps de l’art pariétal. Cette différence culturelle frappante renforce l’idée que l’homme de Neandertal et l’homme de Cro-Magnon ont représenté deux espèces distinctes, bien qu’étroitement apparentées, et non pas les points terminaux d’un mouvement évolutif continu. En accord avec ce point de vue, on admet que l’homme de Neandertal s’est éteint, tandis que l’homme de Cro-Magnon a perduré, puisque nous en sommes les représentants aujourd’hui (voirie chapitre 10).

Deux questions dominent depuis longtemps les discussions théoriques sur l’art pariétal : celle de sa fonction et celle de son évolution dans le temps. Les deux plus grands spécialistes de ce domaine, l’abbé Henri Breuil (1877-1961) et André Leroi-Gourhan (1911-1986), ont eu des conceptions profondément différentes en ce qui concerne sa fonction, mais (quelque peu paradoxalement) sont tombés en grande partie d’accord au sujet de son évolution dans le temps.

Plusieurs prêtres français sont devenus de distingués chercheurs en préhistoire (la France est un pays où la tradition catholique et les préoccupations intellectuelles générales favorisent l’harmonie entre ces sphères différentes que sont la science et la religion – voir le chapitre 14). Pierre Teilhard de Chardin est sûrement celui qui est devenu le plus célèbre, tandis qu’Henri Breuil est sans doute celui qui a fait le meilleur travail. Ce dernier, qui avait des dons artistiques, a consacré presque soixante ans de sa vie à recopier les dessins figurant sur les parois des cavernes (à une époque où les techniques photographiques ne donnaient que de mauvais résultats pour les prises de vue souterraines), puis à les comparer à ceux qu’il avait déjà recueillis. Il faisait son calque directement à partir de la paroi chaque fois que cela était possible, et toujours avec le plus grand soin (il faut noter que la technique du dessin n’est pas fondamentalement moins objective que celle de la photographie). Mais il lui fallait parfois travailler en employant des méthodes plus difficiles et indirectes. Par exemple, il était impossible d’appliquer du papier contre les célèbres peintures du plafond de la grotte d’Altamira, parce que cela aurait fait se détacher le pigment employé par les artistes du paléolithique. Par suite, à l’instar de Michel-Ange peignant le plafond de la chapelle Sixtine, il s’allongeait sur le dos, installé confortablement sur des sacs de fougères, positionnant son papier-calque aussi près que possible de la paroi, et n’exécutant que des dessins imparfaits.

Puisqu’il dessinait les animaux un par un, l’abbé Breuil a tendu à les interpréter de la même façon, c’est-à-dire en les comprenant individuellement plutôt qu’en les voyant comme éléments d’une vaste composition. Il soutint que ces dessins avaient servi d’« incantations magiques » pour faire venir le gibier dans le secteur (dessiner les animaux les attirait), ou bien pour assurer le succès de la chasse (les animaux sont souvent représentés avec des blessures ou des trous dus aux lances). Il a écrit dans son livre récapitulatif de 1952 :

Là aussi, pour la première fois, des hommes ont rêvé de grand art, et, par la contemplation mystique de leurs œuvres, donné à leurs contemporains l’assurance du succès de leurs expéditions, du triomphe dans la lutte contre les énormes pachydermes ou herbivores.

À la génération suivante, André Leroi-Gourhan, directeur du musée de l’Homme à Paris, approcha le même sujet, celui de la signification des peintures préhistoriques, d’un point de vue on ne peut plus différent, puisque ce scientifique fit partie de l’un des grands mouvements intellectuels de notre siècle, l’école française du structuralisme, dont le chef de file fut l’anthropologue Claude Lévi-Strauss. Ce mode de pensée recherche des motifs invariants et généraux, renvoyant à des divisions dichotomiques qui peuvent éventuellement correspondre à de grandes caractéristiques de la nature, mais reflètent surtout un mode de fonctionnement fondamental du cerveau. C’est ainsi que nous opérons une distinction entre la nature et la culture (le cru et le cuit, dans la terminologie de Lévi-Strauss), la lumière et l’obscurité, et, par-dessus tout, le masculin et le féminin.

Leroi-Gourhan considéra donc la décoration de chaque grotte comme une composition synthétique, un sanctuaire dans lequel le nombre et la position des animaux revêtaient une signification donnée au sein d’un ensemble organisé autour de la dualité essentielle masculin-féminin. Chaque animal avait une valeur symbolique, et le couple binaire fondamental était l’opposition entre le cheval (symbole mâle) et le bison (symbole femelle). Il interpréta aussi les signes abstraits, figurant dans les décorations, comme sexuellement marqués, la représentation des lances, par exemple, correspondant à un symbole masculin, celle des blessures, à un symbole féminin. Il considéra que les grottes elles-mêmes avaient une valeur féminine, ce qui imposait un regroupement et un positionnement définis des symboles masculins. Sur la base de cette théorie, Leroi-Gourhan traita chaque grotte comme une unité et dressa de vastes tableaux statistiques sur la fréquence et la localisation des différents symboles – ce qui offrait le plus grand contraste par rapport à la méthode de l’abbé Breuil, qui se concentrait sur chaque animal en particulier. Leroi-Gourhan a écrit :

Il est évident que le fond du système repose sur l’alternance, la complémentarité ou l’antagonisme des valeurs mâles et femelles et qu’on pourrait penser à un « culte de la Fécondité ». […] On ne peut pas compter beaucoup de religions primitives ou évoluées, dont le squelette ne consiste pas dans la confrontation des mêmes valeurs, qu’il s’agisse des couples divins comme Jupiter et Junon ou des principes comme le Yin et le Yang. Les Paléolithiques connaissaient sans doute une division du monde animal et humain en deux moitiés confrontées et concevaient que l’union de ces deux moitiés régissait l’économie des êtres vivants. […] Les Paléolithiques représentaient dans les cavernes les deux grandes catégories d’êtres vivants, les symboles masculins et féminins qui y correspondent et le symbole de la mort qui nourrit les chasseurs. Dans les zones centrales, le système s’exprimait par l’agrégation de symboles mâles autour des figures femelles principales, alors que dans les autres parties du sanctuaire, les représentations mâles étaient exclusives, et complémentaires, semble-t-il, de la cavité souterraine elle-même.

Cependant, en dépit de leur différence idéologique maximale au sujet de la fonction et de la signification de l’art pariétal, Breuil et Leroi-Gourhan se trouvèrent d’accord sur le second grand sujet, son évolution chronologique. Bien entendu (comme nous allons le voir), ces deux grands spécialistes différaient sur de nombreux points de détail, mais ils partagèrent une conviction inébranlable et bien précise : l’évolution dans le temps de l’art pariétal a correspondu à une progression, allant de formes d’expression simples et frustes, au début, à des réalisations de plus en plus raffinées et complexes, par la suite. Cela revenait à appliquer à l’histoire de l’art, dans sa période connue la plus ancienne, la structure des mythes et légendes classiques de la culture occidentale : dans ce schéma traditionnel, on le sait, le héros naît, fait ses premiers pas hésitants, atteint la maturité, accomplit ses exploits, puis termine tragiquement (et, en effet, Breuil et Leroi-Gourhan ont parlé d’un stade final de dégénérescence de l’art pariétal, survenu après que les glaciers se furent retirés et que le gibier se fut dispersé).

Ce sont des raisons complexes qui ont poussé Breuil et Leroi-Gourhan à admettre que l’évolution de l’art pariétal s’était très certainement faite sur le mode du progrès. En premier lieu, ils étaient, sans aucun doute et en grande partie, simplement prisonniers des modes de pensée habituels, si profondément enracinés dans notre culture qu’ils sont rarement perçus consciemment et mis en question. Mais une importante raison technique les a aussi conduits à cette façon de voir. On peut souvent dater les couches sédimentaires par différents moyens, à présent devenus classiques. Mais une grotte est un trou creusé dans les roches : comment la dater ? (On pourrait peut-être établir l’âge des roches formant ses parois ; mais il n’aurait absolument aucun rapport avec l’âge auquel se serait formée la grotte en tant que trou.) Comment, dès lors, peut-on savoir de quand date une peinture ou une gravure préhistorique figurant sur la paroi d’une caverne ? De nos jours, on peut dater les pigments colorés au moyen du carbone 14, cette méthode étant notamment appliquée au charbon utilisé pour dessiner les traits noirs ; mais Breuil ne disposait nullement de cette technique, et, à l’époque de Leroi-Gourhan, elle demandait tellement de matériel pour arriver à déterminer une date qu’il aurait fallu sacrifier des peintures entières – ce que personne n’aurait jamais approuvé.

Dans ces conditions, la seule façon d’espérer dater les peintures pariétales reposait, en fait, sur celles-ci : il s’agissait de rechercher un critère interne à ce plus ancien des arts, qui allait permettre d’en ordonner les réalisations selon une séquence chronologique. Breuil travailla de toutes ses forces pour arriver à établir un tel ordre de succession, en se fondant sur les superpositions des peintures (les plus récentes recouvrant les plus anciennes). Il y arriva jusqu’à un certain point, mais des problèmes techniques décourageants l’empêchèrent de trouver une solution générale. Il n’est pas toujours facile de dire dans quel ordre des peintures en ont recouvert d’autres lorsque les surfaces qui les portent sont fondamentalement plates. En outre, même lorsque cela est possible, la peinture du dessus peut très bien avoir été exécutée le lendemain ou mille ans après la peinture de dessous. Leroi-Gourhan a bien mis en lumière le contraste opposant la facilité avec laquelle on peut dater les objets mobiliers trouvés dans les strates géologiques et la difficulté de faire la même chose pour des peintures figurant sur les parois des cavernes : « Le renne gravé sur une petite plaque trouvée dans une couche qui a aussi donné des centaines d’outils en silex est souvent facile à dater, mais un mammouth peint sur la paroi d’une grotte à deux mètres ou plus au-dessus du sol se trouve séparé de tout repère chronologique. »

Les deux préhistoriens se tournèrent donc vers la technique de prédilection des historiens de l’art des périodes ultérieures : l’analyse des styles. Mais un problème de raisonnement circulaire se présente alors, car il est nécessaire de disposer d’indices indépendants des peintures elles-mêmes. Nous sommes en mesure de rapporter le style de Michel-Ange au seizième siècle, et celui de Picasso au nôtre, car nous pouvons nous référer indépendamment à des dates fournies par une chronologie historique connue. Mais nulle nécessité interne à la peinture, ni aucune exigence logique, n’oblige à ce qu’un style de peinture particulier, le maniérisme, ait existé il y a quatre cents ans, tandis qu’un autre style, le cubisme, ne pouvait apparaître que beaucoup plus tard. Si nous ne disposions d’aucune autre donnée que le tableau de Michel-Ange appelé Le Jugement dernier et celui de Picasso intitulé Guernica (autrement dit, si nous n’avions aucun document écrit, aucun élément contextuel, aucun témoignage), nous ne pourrions pas savoir comment ils se sont succédé dans le temps.

Quand on ne dispose que d’informations extrêmement limitées (situation que durent affronter Breuil et Leroi-Gourhan), il faut essayer de bâtir une théorie du changement stylistique qui puisse indiquer une évolution chronologique sur la base de preuves internes. (Si nous pouvions affirmer, par exemple, que le réalisme a nécessairement précédé l’abstraction, alors nous pourrions situer Michel-Ange avant Picasso, sur la base des seuls critères internes à la peinture.) Je ne blâme pas ces scientifiques d’avoir essayé de trouver une théorie du changement stylistique de ce genre, car comment auraient-ils pu faire autrement, étant donné le peu d’informations dont ils disposaient ? Mais je suis intrigué par le fait qu’ils se soient rabattus si facilement et sans réflexion critique (presque automatiquement, semblerait-il) sur la forme la plus classique de la « mythologie du progrès » : leur chronologie s’est fondée sur une évolution allant du simple au complexe, du brut à l’élaboré.

L’attirance d’Henri Breuil pour la légende du progrès ne me paraît pas difficile à saisir. Il était, tout compte fait, un enfant du dix-neuvième siècle, l’époque par excellence où l’on a cru dans le progrès de l’humanité, surtout dans les pays occidentaux, alors au faîte de leur expansion industrielle et coloniale (les ravages de la Première Guerre mondiale mirent fin à cette illusion pour beaucoup, mais apparemment pas pour Breuil). En revanche, l’attitude d’André Leroi-Gourhan est plus étonnante, car son adhésion philosophique au structuralisme l’avait conduit à voir l’ensemble pictural de chaque grotte comme l’expression de dispositions invariantes de la psyché humaine, opposant de façon dualiste le masculin et le féminin, le danger et la sécurité, et ainsi de suite.

En fait, dans plusieurs passages intéressants, Leroi-Gourhan attaque ce problème de front. Il admet que le structuralisme conduit réellement à soutenir la thèse d’une forme et d’une fonction invariables pour l’ornementation des grottes-sanctuaires, tout au long de l’histoire de l’art pariétal paléolithique. Mais, étant donné cette constance de structure, il soutient ensuite qu’il est impossible d’arriver à apercevoir une évolution de l’art pariétal avec le temps, si ce n’est en s’appuyant sur l’idée que le style employé pour peindre les invariables symboles change de façon systématique avec le temps. Un bison a sans doute toujours la même valeur féminine et occupe sans doute toujours la même position au sein des grottes, mais les artistes ont probablement appris à mieux les peindre au cours du temps. Leroi-Gourhan écrit :

[Il y a] survivance du même contenu du début à la fin : le couplage des animaux avec les signes apparaît à l’aurignacien [première période de l’art pariétal] et disparaît avec le magdalénien [dernière période]. L’unité idéologique prive, par conséquent, l’art pariétal des repères que fourniraient les changements dans le thème figuratif fondamental. Seules les variantes dans les représentations de ce contenu uniforme restent saisissables à travers l’étude stylistique.

Les éléments représentés dans l’art pariétal comprenaient toute une série de figures et de signes. Dans la première catégorie, il s’agissait essentiellement des grands mammifères de l’ère glaciaire en Europe (divers cervidés, le cheval, le bison, le mammouth, le rhinocéros, le lion et plusieurs autres types), mais aussi occasionnellement de l’homme (celui-ci ayant également laissé ces fréquents et merveilleux témoignages : des empreintes de mains, souvent réalisées par leur positionnement contre la paroi et par la projection d’un aérosol de pigment coloré autour des doigts). Dans la seconde catégorie, à laquelle on accorde rarement autant d’attention pourtant, elles dépassent sûrement les figures animales par leur nombre et peut-être aussi par leur importance symbolique –, il s’agissait de toute une gamme de signes qui festonnaient les parois : dans certains, on peut reconnaître la représentation schématique d’armes ou de parties du corps (souvent des organes sexuels) ; d’autres consistent en des formes géométriques et d’autres encore sont tout à fait mystérieux.

Dans l’interprétation de Breuil et de Leroi-Gourhan, celle d’une histoire de l’art pariétal sur le mode du « progrès », les figures et les signes ont apparemment obéi à une évolution en sens opposé. Les figures avaient commencé par des formes grossières et simples, puis avaient progressé vers des représentations réalistes plus complexes et déliées, avec des indications de dimension et de perspective. De leur côté, les signes étaient devenus plus simples et plus schématiques : dans le cas de ceux que l’on pouvait identifier (comme la vulve), ils avaient manifestement évolué vers des représentations géométriques extrêmement simplifiées, moins variables et plus symboliques. Leroi-Gourhan a écrit : « L’évolution dans la figuration des animaux tend vers l’analyse de plus en plus précise des formes. De leur côté, les signes deviennent de plus en plus géométriques, et ce contraste entre les deux types de figuration constitue l’un des aspects les plus intéressants que peut se proposer la recherche sur la signification de ces représentations. »

Mais, selon Breuil et Leroi-Gourhan, ces apparents changements dans des directions opposées traduisaient en réalité, comme ils l’ont souligné à de nombreuses reprises, les différentes facettes d’une même tendance globale, celle d’un développement dans le sens du progrès. En peignant les figures, les artistes se sont efforcés de mieux représenter les animaux, et la succession supposée des styles a correspondu à cette amélioration continue. Et, en dessinant les signes, ces mêmes artistes ont consciemment mis au point un système de symboles, lesquels ont pris une valeur d’autant plus universelle qu’ils sont devenus plus abstraits, se réduisant à une forme géométrique fondamentale. Tout compte fait, et l’analogie avait bien été notée par ces scientifiques, la plupart des alphabets ont tiré leurs lettres de la représentation très simplifiée d’objets (et cela est encore plus vrai pour les systèmes idéographiques tels que le chinois).

Initialement, Breuil avait proposé une succession de cinq stades dans l’évolution de l’art pariétal, dont le sens global, en ce qui concerne les figures, avait été d’aller vers un réalisme et une complexité toujours plus affirmés (ses articles du début des années 1900 sont absolument fascinants à lire). Il a mis au point ultérieurement sa nouvelle théorie de deux cycles successifs, chacun décrivant une marche complète vers le progrès, culminant par un apogée, avant de finir par le déclin. (Breuil a continué de soutenir, en dépit de preuves contraires de plus en plus nombreuses, que le premier cycle se caractérisait par des représentations d’animaux en « perspective tordue » : un bison étant vu, par exemple, de côté au niveau du corps, et, de face, au niveau de la tête.)

Les deux théories de l’abbé Breuil ne sont pas aussi différentes qu’elles semblent, car, dans la première des deux, la série de cinq étapes successives comprenait dans son milieu un épisode de déclin. J’ai été particulièrement frappé par les adjectifs qu’il a employés pour juger de la qualité des différentes étapes, alors qu’il était censé les décrire objectivement. Dans l’un de ses premiers articles datant de 1906, il parle du Stade 3 (qui deviendra ultérieurement le stade de déclin de la fin du premier cycle), en disant que « les fresques sont d’un dessin déplorable, d’un manque de proportion déconcertant ». Il fait ensuite l’éloge du redressement opéré au Stade 4, en le comparant aux efforts d’artistes de la Renaissance essayant de recréer les beautés oubliées de la Grèce ancienne : « Les artistes cherchent à retrouver le modelé perdu dans la phase précédente. Ils obtiennent ce résultat par la polychromie ; celle-ci est d’abord timide. » Breuil conclut son article ainsi : « L’art paléolithique, après des débuts presque enfantins, développa rapidement une façon vivante de représenter les formes animales, mais ne perfectionna pas ses techniques de peinture avant un stade avancé. »

Leroi-Gourhan, par contraste, avança une théorie dans laquelle l’évolution de l’art pariétal était passée par une série unique de quatre étapes. Mais sa « marche au progrès » ne différait guère de la seconde théorie de Breuil (même si ce dernier voulait que l’histoire ait été jouée deux fois). Toutes deux commençaient par des animaux immobiles dessinés au moyen de traits raides campant des silhouettes grossières, l’intérieur du corps n’étant pas coloré ; elles passaient ensuite à des images plus précises, faisant preuve d’un sens plus aigu du mouvement et de la perspective, et étant plus richement colorées. (Les derniers artistes, pensait Leroi-Gourhan, atteignirent un tel stade de perfection que leur art stagna un peu vers la fin, devenant quelque peu académique à force de répétition dans l’excellence.)

Mario Ruspoli, un disciple de Leroi-Gourhan, a bien fait ressortir le trait essentiel de la théorie en question dans son livre publié en 1986, La Grotte de Lascaux. « Dès les toutes premières images, on a l’impression d’être en présence d’un système qui va se raffiner de plus en plus au cours du temps. […] On peut résumer le développement de l’art des grottes paléolithique en disant qu’il a consisté en quinze mille ans d’apprentissage, suivis de huit mille ans d’académisme. »

Leroi-Gourhan a reconnu qu’il y avait une ressemblance fondamentale entre ses conceptions et celles, antérieures, de Breuil. Après avoir fait une critique détaillée (bien que respectueuse) de ces dernières et dressé la vaste liste de leurs différences sur des points particuliers, il a admis que la similitude dans leur façon de voir l’évolution de l’art paléolithique avec le temps tenait à une même conception du progrès :

La théorie […] est logique et rationnelle : l’art a apparemment commencé par de simples silhouettes esquissées, puis a développé des formes plus élaborées pour arriver à des modèles du réel, puis a mis au point la peinture bichrome ou polychrome, avant d’entrer finalement en décadence.

Cette théorie du progrès dans la peinture paléolithique, reposant sur le développement d’un réalisme de plus en plus complexe et délié, a dominé l’étude de l’art préhistorique pendant des décennies. Écrivant au sujet de la notion des quatre stades successifs de Leroi-Gourhan, Brigitte et Gilles Delluc (dans le livre de Ruspoli cité ci-dessus) déclarent tout simplement : « Cette classification a été assez vite adoptée par tout le monde. » Et pourtant, je crois que chacun se rend compte à présent que la thèse du progrès dans l’art paléolithique ne peut pas se soutenir. La marche en avant, vers un réalisme plus grand et plus complexe, n’a pas de sens sur le plan théorique, et elle est désormais réfutée de façon empirique par des découvertes tomme celle de la grotte Chauvet et d’autres.

Les doutes théoriques. Je ne veux pas me servir du présent essai pour rapporter une fois de plus ma thèse favorite selon laquelle on ne peut regarder l’évolution darwinienne comme une marche en avant vers le propres, mais seulement comme un mécanisme permettant de réaliser de meilleures adaptations aux changements survenant dans les milieux locaux, et selon laquelle aussi le signe égal mis entre évolution et progrès représente l’obstacle le plus fort dans la culture de notre époque, nous empêchant de comprendre correctement la plus grande des révolutions scientifiques dans l’histoire de la pensée humaine. Cependant, je ne peux m’empêcher de souligner que ce préjugé a certainement joué pour beaucoup dans le fait que l’on ait pu aussi facilement proposer et accepter cette notion manifestement invraisemblable : l’art pariétal, de -30 000 ans à -10 000 ans, aurait évolué en obéissant à une progression linéaire.

Mais pourquoi dis-je de l’hypothèse de la marche au progrès, défendue par Breuil et Leroi-Gourhan, qu’elle était « manifestement invraisemblable » ? Tout compte fait, l’espèce humaine est réellement issue d’ancêtres simiesques dotés d’un plus petit cerveau et, probablement, de capacités mentales plus limitées, sur le plan artistique ou autre. Dès lors, pourquoi ne pourrait-on pas dire qu’il y a bien eu progrès au cours du temps ?

La réponse à cette question demande que l’on envisage l’échelle des temps convenable. L’intervalle de vingt mille ans que l’on admet pour l’histoire connue de l’art pariétal ne mène nullement loin en arrière vers nos ancêtres simiesques (à partir desquels on pourrait défendre la notion d’un progrès mental général). Les plus anciennes réalisations de l’art pariétal se situent complètement dans l’intervalle de temps correspondant à notre propre espèce, Homo sapiens. (D’après les meilleures estimations, ce dernier est apparu en Afrique il y a environ deux cent mille ans, puis a émigré au Levant, voire en Europe proprement dite, dès -90 000 ans avant notre ère.) Par conséquent, les artistes qui ont réalisé les premières œuvres connues de l’art pariétal étaient bien plus proches dans le temps des êtres humains vivant aujourd’hui que des tout premiers Homo sapiens.

Mais un partisan de la thèse de la « marche vers le progrès » pourrait encore rétorquer : « D’accord, je comprends bien, à présent, que nous ne discutons que d’une petite tranche de l’histoire évolutive humaine, et non de sa quasi-totalité depuis que notre lignée s’est séparée de celle du chimpanzé. Mais la tendance observable sur l’ensemble de l’histoire de la lignée ne doit-elle pas aussi se vérifier au sein de l’histoire plus courte des espèces individuelles, car l’évolution en direction de facultés mentales plus élevées s’est sûrement faite de façon lente et constante ? » C’est précisément ici que réside le préjugé majeur qui nous fait accepter de façon non critique la vision d’une histoire de l’art sur le mode de la « marche au progrès ». Il nous paraît aller de soi que les toutes premières œuvres d’art devaient être de facture primitive. Plus ancien dans le temps, pensons-nous, signifie sûrement plus rudimentaire en terme d’aptitudes mentales.

Nous faisons là, je crois, tout simplement une erreur (bien que celle-ci soit profondément enracinée et très répandue). Des phénomènes apparemment semblables se produisant à des échelles différentes ne sont pas automatiquement comparables, et souvent (je dirais même : généralement) diffèrent profondément. Les changements qui s’opèrent lorsqu’on passe d’une espèce à l’autre au cours d’une séquence évolutive représentent un phénomène complètement différent de la variation (spatiale ou temporelle) qui prend place au sein d’une seule et même espèce. Les êtres humains ont un cerveau plus gros que celui des singes ancestraux ; ceux-ci ont un cerveau plus gros que les lointains ancêtres représentés par les poissons. Cet accroissement de la dimension du cerveau traduit, en effet, une augmentation considérable des capacités mentales. Mais la corrélation mire la taille et l’intelligence que l’on observe en passant d’une espèce à l’autre ne signifie pas que la variation de la taille cérébrale d’un individu humain à l’autre est elle aussi corrélée à l’intelligence. En fait, on observe jusqu’à mille centimètres cubes de différence dans la dimension cérébrale entre adultes normaux, mais on n’a jamais trouvé de corrélation entre taille cérébrale et intelligence (le cerveau humain moyen présente un volume d’environ mille trois cents centimètres cubes).

De même, tandis que l’évolution s’accompagne manifestement de changements lorsqu’on passe d’une espèce à l’autre dans une lignée généalogique, la plupart des espèces individuelles ne se modifient pas beaucoup pendant la durée de leur existence dans les temps géologiques. Les espèces de grande dimension, très répandues et connaissant un grand succès évolutif, tendent à être particulièrement stables. L’homme tombe dans cette catégorie, et les archives paléontologiques sont en accord avec cette prédiction. La morphologie humaine ne s’est pas modifiée de façon notable depuis cent mille ans. Comme je l’ai dit plus haut, les hommes de Cro-Magnon qui ont peint les grottes nous étaient identiques : pourquoi faudrait-il que leurs capacités mentales aient été différentes des nôtres ? Nous ne considérons pas Platon ou Toutankhamon comme des sots dans la mesure où ils ont vécu il y a longtemps. Rappelez-vous que l’intervalle de temps séparant Platon des peintres des cavernes est plus petit que celui séparant ceux-ci des premiers Homo sapiens.

Mais les partisans de la notion de « marche au progrès » dans l’histoire de l’art pariétal peuvent encore se rabattre sur un argument apparemment plus prometteur : le changement culturel diffère profondément de l’évolution biologique. Nous pouvons admettre qu’il y ait eu stabilité sur le plan biologique, mais néanmoins considérer que l’histoire de l’art ou des techniques s’est déroulée dans le sens de l’accumulation et du progrès. La route a été longue et ardue depuis Jéricho et les balbutiements de l’agriculture jusqu’à la ville de New York et l’Internet.

D’accord, en théorie ; mais ce que l’on sait, en pratique, de l’histoire de l’art interdit d’invoquer cet argument. Je veux bien admettre que si nous arrivions à retrouver les tout premiers débuts de l’art, nous ne serions pas d’emblée confrontés à des réalisations complexes. Mais les plus anciennes manifestations de l’art pariétal qui nous soient connues, datant de -30 000 ans, se situent entièrement dans l’histoire d’Homo sapiens en Europe : elles nous sont bien plus proches dans le temps que la première invasion de l’Europe par les Homo sapiens venus d’Afrique. Je ne sais pas pourquoi on n’en a pas trouvé qui soient plus anciennes (peut-être en découvrira-t-on un jour ; ou peut-être que les hommes de Cro-Magnon n’ont migré que tardivement dans une région où existaient des grottes). Je doute que Ugh, le premier orateur chez l’homme de Cro-Magnon, ait parlé d’une façon suave. Mais nous ne considérons sûrement pas Périclès comme moins bon que Martin Luther King, simplement parce qu’il a vécu quelques milliers d’années plus tôt. Phidias n’est nullement inférieur à Picasso, et aucun compositeur moderne ne dépasse Jean-Sébastien Bach pour la simple raison qu’il vit au vingtième siècle. Je vous prie de vous rappeler que le premier artiste connu de l’époque de Cro-Magnon, vivant il y a trente mille ans environ, se situe, dans le temps, plus près de Périclès et de Phidias que de Ugh, le premier orateur, et de Ur, le tout premier peintre. Dans ces conditions, pourquoi faudrait-il que l’art pariétal soit plus primitif que la grande statue d’Athéna qui ornait jadis le Parthénon ?

Et finalement, pourquoi faudrait-il que des régions aussi éloignées que le sud de l’Espagne, le centre de la France et le sud-est de l’Italie, soient passées par une même série de stades liés au sein d’une progression ayant duré vingt mille ans ? Les variations régionales et individuelles peuvent faire s’effacer les tendances générales, même aujourd’hui, dans notre monde uniformisé par les voyages en avion et la télévision. Pourquoi, en fait, pensons-nous que l’évolution doive se manifester fondamentalement partout par la notion d’un progrès uniforme ?

Ce type de critique a été bien mis en avant par Paul G. Bahn et Jean Vertut dans leur livre Images of the Ice Age (« Images de l’ère glaciaire »), paru en 1988 (j’ai eu le plaisir de constater qu’ils avaient trouvé notre théorie paléontologique des équilibres ponctués utile pour élaborer leur thèse) :

L’évolution de l’art paléolithique a probablement été semblable à celle même des êtres vivants : non pas une montée en ligne droite ou une échelle, mais un cheminement touffu, un buissonnement complexe, avec des branches parallèles et une grande masse de ramifications annexes ; non pas un changement lent et graduel, mais un « équilibre ponctué », avec des moments occasionnellement éclatants. […] Chacune des périodes du Paléolithique supérieur a presque certainement vu la coexistence d’un certain nombre de styles et de techniques, ayant plus ou moins d’importance selon les moments, […] ainsi que toutes sortes de talents et d’aptitudes. […] Par conséquent, toute figure apparemment « primitive » ou « archaïque » n’est pas nécessairement ancienne (Leroi-Gourhan a parfaitement admis ce point), et certaines des toutes premières réalisations artistiques nous apparaîtront probablement comme très élaborées.

Réfutation empirique. Les arguments théoriques peuvent paraître éblouissants, mais rien ne vaut un bon fait objectif. Les théories de Breuil et de Leroi-Gourhan étaient en train de s’affaiblir depuis de nombreuses années, tandis que de nouvelles informations s’accumulaient et que les vieilles certitudes s’envolaient. Mais une avancée technique particulière a véritablement ouvert la voie à une totale remise en question. Grâce à une nouvelle méthode de datation par le carbone radioactif, appelée « spectrographie de masse par accélérateur », on n’a besoin maintenant que de minimes quantités de charbon, et on peut donc dater des peintures sans être obligé d’en extraire beaucoup de matériel.

À la fin de 1994, trois explorateurs français ont découvert un merveilleux site archéologique, à présent appelé la grotte Chauvet. Les peintures d’animaux, particulièrement celles, magnifiques, des chevaux et des lions, valent, par leur complexité et leur précision, n’importe lesquelles de tout l’art paléolithique. Mais la datation par le carbone radioactif, répétée à plusieurs reprises et probablement exacte, donne un âge de plus de trente mille ans, ce qui fait de la grotte Chauvet l’une des plus anciennes de toutes les grottes ornées connues. Si le plus vieux des spécimens de l’art pariétal est aussi le plus élaboré, alors les théories antérieures sur son propres linéaire doivent être abandonnées. Dans l’épilogue d’un superbe livre publié en 1996 sur cette nouvelle grotte, Jean Clottes, l’un des chefs de file des spécialistes de l’art paléolithique, écrit :

Il faut réviser la subdivision de l’art paléolithique en styles successifs, proposée par Leroi-Gourhan. Son Style I (dans lequel la grotte Chauvet devrait être placée), défini comme archaïque et très grossier, sans aucune représentation pariétale précise, n’est manifestement plus adéquat. Nous savons maintenant que des techniques sophistiquées ont été inventées par les Aurignaciens à une date précoce. Le rendu de la perspective par divers moyens, l’usage généralisé de l’estompe, le détourage des animaux, la restitution du mouvement et du modelé remontent donc à plus de 30 000 ans. […] Cela signifie que les Aurignaciens, qui ont coexisté avec les Néandertaliens avant de les supplanter, avaient des capacités artistiques identiques à celles de leurs successeurs. L’art ne connut pas une évolution linéaire à partir de débuts gauches et frustes, comme on le croyait depuis le travail de l’abbé Henri Breuil.

Il ne faut pas se lamenter d’avoir à abandonner la notion classique selon laquelle nous nous trouvons aujourd’hui au faîte de la marche au progrès des aptitudes mentales, laissant loin derrière nous les ténèbres des commencements. Car c’est une immense satisfaction de se rendre compte que nous nous situons sur le même plan que les premiers artistes connus du paléolithique. Si ces peintures nous parlent avec tant de force, à nous qui vivons aujourd’hui, c’est parce que nous connaissons leurs auteurs : nous-mêmes.

Francis Bacon a avancé le célèbre paradoxe suivant : « Antiquitas saeculi, juventus mundi » (autrement dit, en gros : « Les jours anciens furent la jeunesse du monde »). En d’autres termes, il ne faut pas se représenter le paléolithique comme une époque ancienne où l’homme fut un primitif, mais comme une période où notre espèce fut jeune et vigoureuse (alors que nous sommes aujourd’hui les « vieilles barbes »). L’art paléolithique correspond à notre jeune âge, et nous nous sentons viscéralement à l’unisson avec les peintures de la grotte Chauvet parce que, comme Wordsworth l’a écrit : « L’enfant est le père de l’homme. » Mais il faut aussi rappeler la première strophe, moins fréquemment citée, du poème où figure l’expression précédente :

Mon cœur bondit lorsque j’aperçois
Un arc-en-ciel sur l’horizon.
Il en était ainsi dans les premiers temps de ma vie ;
Il en est toujours ainsi maintenant que je suis un homme.

Nous aimons l’arc-en-ciel depuis trente mille ans sans interruption, et même depuis plus longtemps. Nous avons lutté, durant tout ce temps, pour arriver à dépeindre la beauté et la puissance de la nature. L’art de la grotte Chauvet, de Lascaux, d’Altamira et de centaines d’autres sites archéologiques, fait bondir notre cœur parce que ce sont nos propres commencements que nous voyons sur ces parois, et que nous nous rendons compte que nous étions, déjà, dignes de grandeur.

9. La leçon des maîtres anciens

Le plus célèbre conte qui, dans la littérature, évoque une bosse décrit une sorte d’histoire évolutive. « Au début des temps, nous dit Rudyard Kipling dans son livre Just so Stories for Little Children (« Les Histoires comme ça pour les enfants »), lorsque le monde était tout neuf, et que les animaux commençaient juste à travailler pour l’Homme, il y avait un chameau qui vivait dans le Vaste Désert, parce qu’il ne voulait pas travailler. » Lorsque le cheval, le chien et le bœuf le pressèrent de se mettre au travail, le chameau récalcitrant fit entendre un ronflement : « Humph. » Là-dessus, le plus puissant des djinns du pays décida de donner corps à cette expression sonore, et mit donc une bosse51 sur le dos du chameau pour compenser les trois jours de travail perdus au début des temps : « C’est fait exprès, dit le djinn, c’est parce que tu as manqué ces trois jours. Tu pourras maintenant travailler trois jours sans manger, parce que tu pourras faire appel aux réserves de ta bosse. »

Kipling s’est servi du chameau pour faire aux enfants un sermon à l’ancienne mode sur les vertus du travail et les dangers de l’oisiveté. En effet, le poème accompagnant le conte se départ du ton charmant employé par celui-ci pour prendre la forme d’un pesant discours moralisateur, énoncé en vers de mirliton :

Elle est vilaine cette bosse du Chameau
Que vous pouvez voir au zoo ;
Mais elle est encore plus vilaine
Celle que nous attrapons en travaillant trop peu.

Je crois que nous devons à la nature une marque de gratitude pour nous faire pardonner cette exploitation humoristique d’un produit de l’évolution qui date de longtemps, et qui est venu à l’existence sans la moindre intervention de l’homme, probablement bien avant que notre espèce soit apparue. C’est pourquoi je vais aussi conter une histoire de bosse, mais à propos d’un animal différent et dans un dessein opposé. Dans le conte de Kipling, le chameau acquiert une bosse afin de servir l’homme, son maître, avec application. Dans le mien, nous découvrons l’existence d’une bosse chez un autre animal par l’entremise des artistes de la préhistoire qui l’ont représenté dans leurs peintures, alors que les archives fossiles n’auraient jamais pu nous la révéler. J’espère que la nature acceptera cet échange : le détournement d’une bosse bien connue pour en faire le fondement d’une fable morale discutable (c’est le conte de Kipling sur le chameau) ; la restitution d’une autre, grâce à nos ancêtres, qui nous ont ainsi fourni la seule preuve possible de son existence, et sans laquelle cette particularité anatomique aurait disparu à jamais des annales de la biologie (c’est l’histoire de l’élan irlandais dont il va être question ici).

Il est bien connu que certains mammifères, des chameaux à Quasimodo, possèdent une bosse. Les cerfs, cependant, n’en ont pas, bien que les gros cervidés portant de lourdes ramures (les élans, en particulier) développent souvent une région proéminente sur le dos, au niveau des épaules, c’est-à-dire à l’endroit où les pattes avant entrent en contact avec la colonne vertébrale. Mais le cerf qui a eu la plus grande ramure de tous les temps, l’élan irlandais, aujourd’hui éteint (et mal dénommé), avait réellement acquis une bosse bien individualisée : et nous en connaissons l’existence seulement parce que les artistes de la préhistoire ont peint ce cerf géant sur les parois des grottes. Une bosse, correspondant à du tissu graisseux, ne se fossilise pas.

Megaloceros giganteus, appelé à tort « élan irlandais », est sûrement le plus spectaculaire des cervidés éteints. Dans une célèbre boutade, Voltaire avait fait remarquer que le « Saint Empire romain52 » était mal nommé sur tous les points : il regroupait essentiellement des pays de langue allemande en Europe centrale, et n’était ni saint, ni romain, ni de nature impériale. De même, l’élan irlandais n’était pas un élan, et ne vivait pas exclusivement en Irlande. Il a occupé les régions à climat tempéré de l’Europe et de l’Asie occidentale (avec des espèces étroitement apparentées en Sibérie et en Chine) à partir de -400 000 ans jusqu’à -10 600 ans avant notre époque, date à laquelle on le retrouve pour la dernière fois. Le qualificatif « irlandais » provient du fait que les spécimens d’Irlande sont nombreux et particulièrement bien conservés, car ils ont été hermétiquement enfouis dans des sédiments situés en dessous de couches de tourbe dans de nombreuses tourbières de l’île. Une exploitation commerciale s’est développée en Irlande au dix-neuvième siècle pour exhumer et vendre ces spécimens aux muséums et aux collectionneurs du monde entier, d’où l’identification de cet animal avec ce pays. (Dans un article de 1994, Adrian M. Lister a fait le bilan de pratiquement tout ce qui est connu sur l’élan irlandais. J’ai, moi aussi, beaucoup étudié cette espèce et ai publié sur elle à la fois des articles spécialisés, tel celui de 1974, et des articles de vulgarisation, comme celui par lequel j’ai précisément inauguré la présente série d’essais, qui en comprend aujourd’hui plus de deux cent cinquante regroupés en huit volumes.)

L’erreur de dénomination, « élan », a une histoire plus complexe. Les scientifiques d’antan avaient pensé que les fossiles trouvés en Irlande pouvaient appartenir à la même espèce que l’orignal du Canada, qui était alors mal connu. Mais, en Europe, ce dernier était appelé « élan », d’où la confusion. Quoi qu’il en soit, puisque Megaloceros n’est pas un orignal, le nom familier attribué à cette espèce est donc dénué de sens. Dans le présent essai, je m’en tiendrai à la pratique de tous les spécialistes actuels de ce fossile, et désignerai Megaloceros du nom de « cerf géant ».

Cette espèce était donc de grande taille, à peu près égale à celle de l’orignal actuel, mais elle était dépassée, sur ce point, par un ou deux autres cervidés fossiles. Cependant, la ramure de Megaloceros, qui lui a valu sa célébrité, a détenu sans conteste le record de dimension et de poids. Croissant sur la tête vers l’extérieur et à angle droit par rapport à l’axe du corps, ces grands bois palmés (de forme aplatie plutôt que buissonnante) pouvaient atteindre un poids de cinquante kilos et une envergure de près de quatre mètres. Sachant que cette ramure tombait chaque année et que les cerfs géants mâles la renouvelaient donc périodiquement (les femelles en étaient dépourvues), on ne peut que rester abasourdis par la dépense énergétique que cela représentait.

Étant donné que le présent essai va se concentrer sur les plus anciens rapports de l’homme et de ce cerf géant, je remarque que l’histoire des discussions scientifiques sur Megaloceros a toujours tourné autour de la question des éventuels contacts humains avec cet animal bizarre et fascinant. Deux problèmes ont dominé les plus anciens articles publiés.

1. Le cerf géant est-il éteint ? Les espèces s’éteignent-elles d’ailleurs véritablement ? Au dix-huitième siècle, tandis que l’on amorçait la prise en compte de la démarche linnéenne et que la science de la géologie, en train de naître, commençait à révéler le grand âge de la Terre, un large débat s’est instauré chez les naturalistes européens de cette époque : une espèce entière pouvait-elle s’éteindre ? De nombreux scientifiques de premier plan rejetaient cette possibilité, soit sur la base des croyances créationnistes traditionnelles (car il y aurait alors eu un trou dans le système des relations voulu comme permanent et complet par un Dieu omniscient), soit sur la base d’une argumentation tirée des premières formes de la pensée évolutionniste (dans le système de Lamarck, par exemple, les espèces possédaient trop de souplesse adaptative pour mourir, bien qu’elles pussent se transformer en quelque chose de plus élevé dans l’échelle).

Mais si les espèces ne mouraient pas, où se trouvait aujourd’hui l’animal qui, dans les temps lointains, avait laissé d’aussi magnifiques ramures dans les tourbières irlandaises ? Certains scientifiques pensaient que les forêts toujours inexplorées du Canada pouvaient encore abriter le cerf géant, peut-être sous la forme dégénérée de l’orignal, doté de bois plus petits. (Comme on l’a vu, c’est cette hypothèse qui a conduit à la fausse dénomination d’élan irlandais pour le cerf géant.)

Ce débat a rebondi de façon intéressante dans diverses directions. Sur le front politique, un homme d’État à plein temps et paléontologiste à ses heures, nommé Thomas Jefferson53, reprocha bruyamment au grand naturaliste français Georges Buffon d’avoir déclaré que toutes les espèces américaines devaient être des versions plus petites et dégénérées des formes européennes (de sorte que l’orignal d’Amérique était un cerf géant dégradé). Pour mettre en pièces cet argument, Jefferson publia un article sur une patte fossile munie de griffes qui avait dû appartenir à un lion géant, sûrement plus grand que n’importe laquelle de ses contreparties de l’Ancien Monde. Malheureusement, il est apparu que cette patte était celle d’un paresseux terrestre géant – ce qui montre une fois de plus qu’il ne faut jamais fonder des arguments en faveur du patriotisme ou de la morale sur les faits incertains de la nature.

Sur le front artistique, le meilleur peintre d’animaux en Grande-Bretagne, George Stubbs, fit le portrait d’un jeune orignal mâle d’un an, acquis par le duc de Richmond (ce fut le premier de ces animaux à être importé en Grande-Bretagne). Cette peinture, exécutée en 1770, montre le cervidé en question figurant sur une corniche dans une montagne, des nuages de tempête s’amassant dans l’arrière-plan, et une ramure complète d’adulte gisant sur le devant. On connaît et on apprécie ce tableau depuis longtemps, mais les circonstances de sa composition n’ont été découvertes que récemment. Son exécution avait été commandée par le grand spécialiste écossais d’anatomie médicale William Hunter, parce qu’il avait entrepris une étude (qui n’a jamais été publiée) visant à déterminer si l’orignal américain pouvait éventuellement représenter la même espèce que le cerf géant d’Irlande (et c’est pourquoi Stubbs a peint des bois d’adulte au premier plan du tableau ; voir l’article de W.D. Ian Rolfe de 1983).

Figure 18

Les partisans de la thèse de l’extinction ont peu à peu gagné du terrain à mesure que de nouvelles expéditions, comme celles de Lewis et Clark, ne trouvèrent nulle trace de Megaloceros vivant, tandis que l’orignal a progressivement été mis hors de course, dans la mesure où ses différences avec le cerf géant devenaient de plus en plus apparentes. Georges Cuvier, à l’époque le plus grand anatomiste d’Europe, et le fondateur de la paléontologie des vertébrés, a formulé, dans son ouvrage en quatre volumes Recherches sur les ossements fossiles (1812), le jugement final sur la question des extinctions en général, et la disparition du cerf géant en particulier. Parlant avec sa force coutumière, Cuvier écrivit à propos de ce dernier :

Voici le plus célèbre de tous les ruminants fossiles, et celui que les naturalistes regardent le plus unanimement, comme une espèce inconnue sur le globe. […] Il est, cependant, certain que les bois fossiles d’Irlande ne peuvent venir ni de l’élan, ni du renne. […] Cette espèce [fossile] ne peut absolument pas être confondue avec aucun grand cervidé [actuel] d’aucun continent.

2. L’homme a-t-il jadis interagi avec le cerf géant ? Une fois que le problème de l’extinction fut réglé, les scientifiques tournèrent leur attention vers la question du moment et de la façon dont cette espèce était morte. Les partisans de la thèse selon laquelle il y avait eu une interaction entre l’homme et le cerf géant subirent un revers majeur lorsqu’on s’aperçut que, en ce qui concernait les grands sites irlandais, l’homme n’avait atteint l’Irlande que bien longtemps après la disparition de Megaloceros (en tout cas, nos ancêtres n’avaient laissé ni os ni outils indiquant leur présence, s’ils étaient arrivés avant). Mais qu’en était-il de la distribution plus vaste du cerf géant sur le continent européen ? Nos cousins néandertaliens et, ultérieurement, nos ancêtres de Cro-Magnon ont certainement vécu dans le même temps que lui ; mais ont-ils interagi avec lui, ou bien ont-ils partagé le même territoire en s’ignorant mutuellement, faisant comme les « bateaux qui se croisent dans la nuit » du poème de Longfellow ?

Le cerf géant n’est jamais très fréquent dans les couches sédimentaires du continent européen. Sur la base de cette observation, les paléontologistes estiment que cette espèce a toujours vécu en populations de faible densité, et n’a probablement été remarqué par les êtres humains que comme un élément mineur des faunes locales. On a trouvé quelques os de cerf géant apparemment accompagnés de traces ou d’outils laissés par l’homme, mais on a longtemps hésité à en tirer la conclusion que nos ancêtres avaient vu cet animal parce que la preuve la plus irréfutable, sa représentation claire dans l’art paléolithique, a longtemps fait défaut. Dans un article fondamental de 1949, G.F. Mitchell et H.M. Parkes ont écrit : « Il faut peut-être souligner de nouveau qu’il n’y a pas de représentation du cerf géant dans l’art paléolithique pariétal. »

La science est une activité difficile, subtile, ambiguë et influencée par toutes sortes de préjugés psychologiques et sociaux, bien qu’évidemment orientée de façon générale vers la compréhension toujours plus développée du monde réel qui se trouve « là devant nous ». Mais, de temps en temps, nous sommes récompensés par la découverte d’un fait indéniable, simple et clair, et nous ne pouvons alors que nous réjouir. En 1952, le premier Megaloceros indubitable fit son apparition sur la paroi d’une grotte nouvellement découverte : c’était un cadeau qui nous était fait par nos ancêtres, et la solution manifeste à la question de savoir si ceux-ci avaient interagi un jour avec le cerf géant. La grotte de Cougnac, dans la portion sud du centre de la France54, a livré trois représentations de Megaloceros, deux mâles et une femelle. Les cervidés sont difficiles à identifier dans l’art pariétal, car les peintures sont partiellement symboliques et pas entièrement figuratives, et certaines espèces ne diffèrent les unes des autres que de façon subtile. Mais la ramure de Megaloceros est très particulière, et on ne pouvait guère douter de l’identité du second mâle de Cougnac, clairement représenté. Peu de cervidés possèdent des bois palmés. Le daim, Dama dama, constitue la seule possibilité réelle de confusion avec Megaloceros. Mais les pointes (les dents) de la ramure chez ce dernier figurent sur le bord postérieur du bois, tandis qu’elles se trouvent sur le bord antérieur chez le cerf géant. La peinture de Cougnac montre distinctement une grande ramure palmée dont les dents sont situées sur son rebord antérieur.

Une grande découverte qui reste unique n’est qu’une grande découverte. Pour tirer des conclusions générales, il faut au moins deux cas de ce genre. Quarante-trois ans après qu’on eut pénétré pour la première fois dans la grotte de Cougnac, le cerf géant reste rare dans l’art des cavernes, ce qui va dans le sens de la remarque que j’ai avancée plus haut : Megaloceros était un animal peu répandu dans l’Europe de l’ère glaciaire. En tout et pour tout, quatre représentations seulement ont été identifiées, et une seule d’entre elles confirme de façon satisfaisante la découverte de Cougnac. Dans la grotte de Pech-Merle55, qui était déjà connue avant celle-ci, figure un dessin représentant peut-être schématiquement un cerf géant, mais ce n’est pas grand-chose de plus qu’un croquis grossier dessiné d’un doigt dans l’argile. La ramure évoque, en effet, fortement celle de Megaloceros, mais je ne miserais pas une grosse somme d’argent sur cette allégation et personne ne l’aurait fait avant que la grotte de Cougnac vienne confirmer la présence du cerf géant dans l’art des cavernes. La grotte Cosquer, récemment découverte56, offre aussi deux représentations du cerf géant, mais, pour les identifier, il faut s’appuyer sur une comparaison avec celles de Cougnac ; à elles seules, les images de Cosquer n’auraient pas constitué une preuve convaincante de l’existence de Megaloceros dans les peintures paléolithiques.

Figure 19

Ainsi, une seule autre représentation peut vraiment être considérée comme une confirmation indépendante des peintures de Cougnac, et comme la preuve que nos ancêtres ont interagi avec le cerf géant. Il s’agit de deux peintures de cet animal, magnifiquement exécutées, figurant dans la grotte Chauvet récemment découverte (voir l’essai précédent). Ni l’une ni l’autre de ces représentations ne montre la ramure caractéristique, mais tous les autres traits spécifiques, connus d’après les ossements fossiles et les peintures de Cougnac, sont fidèlement dépeints, et l’identification semble indubitable. (On a interprété ces deux peintures comme des représentations d’animaux femelles, et c’est probablement correct ; mais je me demande si l’une ou l’autre, ou les deux, ne pourraient pas être des mâles en cours de mue [ayant donc rejeté leurs bois], car on peut apercevoir de petites projections très proches des oreilles, qui pourraient représenter des pédicelles, autrement dit des cornillons sur lesquels s’appuient les bois, et qui se dévoilent lorsque ceux-ci sont tombés [ils n’existent que chez les mâles]. Quoi qu’il en soit, ne représenter qu’un seul des deux sexes a un sens du point de vue de l’histoire naturelle, même si cela peut traduire aussi de simples intentions symboliques de la part des artistes. Dans deux excellents articles parus dans les années 1980, le paléontologiste Anthony Barnosky a prouvé, en s’appuyant sur les sites d’Irlande, que les mâles et les femelles vivaient en troupeaux distincts pendant une partie de l’année, comme le font de nombreuses espèces de cervidés, de nos jours.)

Pour les paléontologistes, l’art des grottes apporte de précieux renseignements qui dépassent de loin la simple confirmation d’une interaction entre le cerf géant et l’homme préhistorique. Pensez à cette limitation irritante des archives fossiles classiques : les paléontologistes ne peuvent se fonder que sur les données représentées par les ossements et les autres parties dures susceptibles de se conserver. Les nombreux autres traits, dont l’importance est capitale pour la compréhension de la biologie d’une espèce (la forme des parties molles du corps, les couleurs, les émissions sonores, les comportements), ne se fossilisent tout simplement pas. La paléontologie dépend de manière décisive des déductions (souvent douteuses, parfois même fantaisistes) susceptibles d’être faites sur la base d’archives malheureusement bien maigres pour appréhender la richesse de la nature dans son entier. Nous pouvons quelquefois tirer des conclusions raisonnables : lorsque nous trouvons une dent de requin imbriquée dans la coquille d’une ammonite, cela nous apprend quelque chose sur le régime alimentaire de ces anciens poissons. Mais souvent nous ne pouvons tout simplement rien dire : par exemple, je suis tout bonnement incapable d’imaginer quel a été le contexte de la naissance du langage humain, puisque de nombreux millénaires se sont écoulés entre l’invention originelle de ce dernier et les premiers signes d’écriture susceptibles de se conserver dans les archives géologiques. (Dans cet ordre d’idées, j’avoue que je trouve, par antiphrase, relativement « drôle », pour ne pas dire plus, la présentation de « dinosaures animés » dans les muséums, dont le succès est incontestable : il s’agit de dinosaures-robots qui bougent, tournoient et hurlent. Ce genre de présentation très prisée du public s’appuie précisément sur les caractéristiques [couleurs, émissions sonores, crêtes, collerettes et autres ornements de tissus mous] qui ne peuvent rester que hautement hypothétiques.)

Les paléontologistes accordent donc un grand prix aux rares circonstances géologiques qui permettent occasionnellement la préservation de parties molles. L’essentiel de nos connaissances les plus importantes sur l’histoire de la vie dépend de ces précieuses « fenêtres » ouvertes sur l’organisation anatomique complète des anciens êtres vivants. Nous n’aurions jamais su quelle était la gamme complète des organismes qui existaient au moment de l’explosion cambrienne si le Schiste de Burgess n’avait pas préservé les parties molles aussi bien que les coquilles et les carapaces, car un grand nombre de ces tout premiers animaux n’avaient pas du tout de parties dures. Nous n’aurions jamais reconnu Archaeopteryx comme le premier oiseau si le calcaire lithographique de Solnhofen n’avait préservé ses plumes aussi bien que ses os.

Toutes ces « fenêtres » ont dépendu de conditions géologiques rares, généralement consistant en l’enfouissement rapide de cadavres d’animaux dans des sédiments fins dépourvus à la fois d’oxygène et de bactéries capables de décomposer toute pièce organique molle. (La conservation dans l’ambre met en jeu les mêmes phénomènes.) L’évolution des êtres vivants, a conduit à l’addition, par le biais de l’un de ses produits particuliers, d’un mécanisme supplémentaire de réalisation de ces fenêtres, malheureusement tardivement, et ne concernant que des domaines très limités : les artistes humains ont représenté certaines structures anatomiques constituées par des parties molles (non seulement les formes, mais parfois aussi les couleurs) chez des animaux de la faune européenne de l’ère glaciaire. Et nous, leurs descendants, devons leur être à jamais reconnaissants pour cette forme de « fenêtre », unique en son genre, qu’ils ont ouverte sur le passé.

Même sans l’aide apportée par l’art des cavernes, nous pouvons apprendre sur les mammifères de l’ère glaciaire davantage de choses que sur la plupart des autres animaux ayant vécu dans un passé plus lointain. En effet, on peut souvent en retrouver des squelettes complets et bien préservés, et ces animaux tendent à nous être familiers, étant donné leur étroite parenté avec les espèces vivantes actuelles. Mais de nombreuses caractéristiques importantes restent nécessairement obscures lorsque nous ne disposons que des os comme base d’observation. Par exemple, nous pouvons déduire l’existence de la trompe chez un éléphant ou un tapir de la préhistoire d’après la forme particulière des os nasaux, mais nous ne pouvons pas savoir quelle était sa dimension, sa couleur ou sa fonction. De même, on dessine pratiquement toujours sans bosse les camélidés fossiles, non pas parce qu’il y aurait quelque raison d’affirmer son absence, mais parce que nous ne pouvons déduire leur probable présence seulement à partir des os.

Prenons le cas de la plus pressante des questions que les os seuls ne peuvent permettre de résoudre au sujet de la morphologie du cerf géant. On s’est toujours prioritairement intéressé, chez cette espèce, à ses bois, ce qui est bien compréhensible au vu de leurs imposantes dimensions. Comment un animal dont le crâne pesait deux kilos et demi pouvait-il chaque année développer une ramure de cinquante kilos ? Toute structure de taille exagérée requérant d’importantes compensations adaptatives dans d’autres parties du corps, le débat scientifique sur le cerf géant s’est concentré essentiellement sur la nature du remodelage de son organisation anatomique qui permettait de soutenir les gigantesques bois. Adrian Lister affirme, par exemple, que les os des mâchoires, remarquablement épais chez cet animal, servaient peut-être de réserve de calcium, dans laquelle l’organisme pouvait puiser pour l’édification de la ramure (ce mécanisme existe quelque peu chez certaines espèces modernes de cervidés). Valerius Geist a montré que des bois aussi énormes imposent de sévères contraintes dans la recherche des ressources alimentaires, car un petit nombre seulement d’espèces de plantes sont susceptibles de fournir suffisamment de minéraux dans le temps requis. Geist a fait l’hypothèse que seuls les saules étaient capables de répondre à ces conditions, avant de découvrir des feuilles de saule associées à des dents fossiles de cerf géant !

Figure 20

Mais la plupart des adaptations compensatrices avaient des fonctions plus fondamentales, dans le sens où elles soutenaient les bois sur le plan biomécanique. Par exemple, le sommet du crâne était épais à un point inhabituel, et les premières vertèbres du cou étaient particulièrement puissantes et larges (ce qui était nécessaire à l’insertion des gros muscles et ligaments qui soutenaient la tête). De façon très remarquable, comme on le voit sur la figure de la page 201, dessinée par le grand spécialiste d’anatomie Richard Owen, les apophyses des vertèbres de la région de l’épaule se projettent très loin au-dessus de la colonne vertébrale. Dans son History of British Fossils Mammals, and Birds, (« Histoire des fossiles britanniques de mammifères et d’oiseaux ») publié en 1846, Owen a été le premier à noter l’existence et la signification de ces projections, les analysant comme des structures adaptées au soutien des énormes bois :

Il y a treize vertèbres dorsales, et les antérieures sont remarquables par la longueur des apophyses qui permettaient aux ligaments élastiques soutenant la tête de s’y attacher : celles des troisième, quatrième et cinquième vertèbres dorsales atteignent trente centimètres de hauteur.

Les études récentes ont confirmé les conceptions d’Owen sur le rôle déterminant dévolu aux apophyses des vertèbres. Chez les cervidés actuels, une structure du cou, nommée justement ligamentum nuchae (« ligament du cou »), s’attache, d’une part, à l’occiput (l’arrière du crâne) et, d’autre part, aux premières vertèbres cervicales, avant de s’étendre vers l’arrière pour aller s’insérer sur les apophyses des vertèbres de la région de l’épaule. Plus sont développées les vertèbres du cou, plus sont longues les apophyses des vertèbres dorsales, et plus est puissant le ligament, afin de mieux soutenir la tête massive. Toutes ces structures, ce n’est pas surprenant, sont extrêmement grandes chez le cerf géant ! (Sur la forme et la fonction du ligamentum nuchae, voir l’article de 1985 de N.J. Dimery, R. McN. Alexander et K.A. Deyst).

Les grandes apophyses vertébrales dorsales du cerf géant laissent penser que la forme de son corps pouvait en être affectée ; mais de quelle façon, et comment cela influait-il sur la vie et le comportement de l’animal ? D’autres gros cervidés actuels (ou des animaux voisins) possèdent également de grandes apophyses vertébrales dorsales, et présentent en conséquence une surélévation des tissus dans la région de l’épaule : c’est le cas, par exemple, de l’orignal ou du bison qui vivent de nos jours.

Comment les apophyses vertébrales dorsales encore plus grandes du cerf géant influençaient-elles la morphologie externe de son corps ? Les reconstitutions classiques de cet animal ont soit laissé complètement de côté cette question et dessiné une ligne droite à la place du dos (ce qui était manifestement une erreur), soit représenté sur le dos une saillie longue et de faible surélévation, à l’instar de ce qui existe chez l’orignal actuel. Ainsi, la peinture « classique » de Charles R. Knight, le meilleur des artistes spécialistes des animaux préhistoriques et qui a exercé la plus grande influence dans ce domaine, a pris l’orignal comme modèle et représente un vaste bombement, néanmoins peu individualisé.

Arrivés à ce stade, nous nous trouvons dans une impasse : les pièces du squelette ne peuvent rien nous apprendre de plus. Et nous en serions restés là à jamais s’il n’y avait pas eu ce cadeau capital que nous ont fait nos ancêtres. Les cerfs géants de Cougnac et de Chauvet (deux mâles et une femelle à Cougnac, et deux femelles, semble-t-il, à Chauvet) nous apprennent de nombreuses choses que nous n’aurions pas pu savoir en nous fondant seulement sur les données paléontologiques classiques. La tête est fine et se termine par un museau pointu, alors que celle de l’orignal est large et charnue. Les mâles possèdent un gros cou puissant. À l’instar de la plupart des cervidés, Megaloceros tenait sa tête en position basse, presque alignée avec le dos, et non élevée par rapport à celui-ci (le cou étant pratiquement à angle droit avec le corps), comme représenté dans de nombreuses reconstitutions.

Mais un trait se distingue particulièrement dans toutes ces peintures, constituant une merveilleuse surprise et apportant un enseignement inattendu – tous les commentateurs ont d’ailleurs mis l’accent sur cette découverte. Les artistes du paléolithique ont représenté sur chacun des cerfs géants, mâles ou femelles, une grosse bosse proéminente, bien individualisée, visible, et non pas simplement une zone renflée de façon diffuse et indistincte telle que pouvait le suggérer au minimum l’existence des apophyses vertébrales dorsales. (Cette bosse caractéristique et unique en son genre, révélée pour la première fois à Cougnac, est devenue depuis un critère d’identification du cerf géant dans l’art pariétal. C’est seulement grâce à elle que l’on peut reconnaître les représentations mal préservées de Cosquer. Les deux excellentes peintures de Chauvet pourraient être identifiées par d’autres traits, mais, en l’absence de ramure chez ces deux animaux vraisemblablement femelles, la bosse indique clairement l’espèce à laquelle ils appartiennent.)

En outre, la bosse présentait des couleurs et était liée à des marques caractéristiques qui donnaient une allure bien déterminée à l’animal (et on n’en aurait jamais eu connaissance sur la base des seules données classiquement fournies par les fossiles). Dans toutes les peintures où l’intérieur des figures était peint, la bosse était colorée en sombre : elle apparaissait alors soit sous forme d’une frappante tache noire bien délimitée (chez deux animaux de la grotte de Cougnac), soit sous forme d’une tache noire plus diffuse, mais également grande (chez la première femelle de la grotte Chauvet), tandis qu’elle était représentée par un épaississement et une accentuation du trait délimitant le corps chez la deuxième femelle. (Les artistes du paléolithique ont dessiné le grand mâle de Cougnac seulement en silhouette, l’intérieur n’étant pas peint, ce qui était probablement un choix esthétique, le dessin ne visant pas à une représentation exacte de l’animal. J’admets, bien sûr, que les traits présents dans toutes ces peintures pouvaient constituer des conventions artistiques, ou du moins des accentuations ou des exagérations des traits réels, et ne renvoyaient pas forcément à une représentation objective. Mais auraient-ils dessiné une bosse parfaitement individualisée si cette dernière n’avait pas existé ? Surtout que les artistes du paléolithique ont représenté avec exactitude le bison, l’élan et le renne, les dotant de cette vaste région surélevée au niveau des apophyses vertébrales dorsales qui figurent chez les grands herbivores.)

À partir de cette bosse, figurent, dans ces représentations, d’autres marques de signification incertaine : il s’agit soit de lignes colorées, soit de replis de peau, soit de lignes de séparation entre régions où la fourrure différait par la couleur, la longueur ou la conformation des poils. Chez les quatre peintures dont l’intérieur est coloré, on peut voir une ligne bien visible courant à partir de la bosse pour former une grande diagonale barrant la totalité du flanc jusqu’aux pattes arrière. Chez trois de ces quatre animaux, on voit, en outre, une autre ligne partant du bord antérieur de la bosse pour former une diagonale opposée sur la poitrine, juste au-dessus des pattes avant. Finalement, l’un des animaux représentés dans la grotte Chauvet porte une grosse bande noire en diagonale à travers la totalité du cou, tandis que l’un des mâles figurés à Cougnac présente une ligne colorée dans la même position.

La bosse est donc localisée sur la région du dos qui recouvre les apophyses vertébrales dorsales. La « condition préexistante » de longues apophyses, permettant l’attachement du ligament destiné à soutenir la tête porteuse de lourds bois, a sûrement fourni le substrat qui a facilité l’apparition dans l’évolution d’une bosse bien individualisée. Mais il est également sûr que la bosse du cerf géant est devenue bien davantage que l’expression passive de la structure sous-jacente du squelette (car une expression passive se traduit seulement par cette vaste région globalement surélevée que l’on observe chez de nombreuses autres espèces possédant aussi des apophyses vertébrales dorsales développées). La bosse du cerf géant, avec sa forme exagérée bien repérable, et sa mise en valeur supplémentaire par la couleur et par des lignes partant en diagonale vers l’avant et vers l’arrière, a dû représenter un produit particulier de l’évolution. Mais lequel ?

On ne peut répondre avec une certitude absolue à cette question, mais la comparaison avec les cervidés vivant actuellement suggère qu’elle remplissait une fonction fondamentale dans le domaine des signaux qui accompagnent cette activité darwinienne essentielle : la compétition pour la reproduction. Dans un travail antérieur57, j’avais suggéré que le cerf géant n’utilisait peut-être pas ses bois pour se battre réellement, mais qu’il s’en servait pour faire connaître son statut, de sorte que la compétition était plutôt fondée sur des démonstrations symboliques que sur des combats véritables et dangereux. Autrement dit, de façon crue, les gros bois permettaient aux mâles qui les portaient de remporter la victoire par une sorte de « bluff », leur assurant ainsi davantage de copulations.

Je pense à présent que ma suggestion était erronée. Les travaux, réalisés par la suite, de Tim Clutton-Brock et d’Andrew Kitchener m’ont convaincu que le cerf géant se servait presque sûrement de ses bois dans le cadre de combats réels. Mais les batailles pour le succès reproducteur chez les cervidés mâles (et d’autres grands mammifères) mettent aussi en jeu des rituels, des démonstrations et des attitudes de parade, dans lesquels les bois jouent un grand rôle. Les cervidés font des démonstrations, brament et paradent avant un engagement réel. Ils exécutent souvent des marches parallèles » afin d’observer la longueur totale et la conformation d’un rival, et tout trait susceptible d’augmenter l’impression de puissance, de férocité et de volume peut aider à établir un statut de dominance, le suis d’accord avec Kitchener et Lister pour dire que la grosse bosse colorée de manière très voyante fonctionnait probablement bien comme moyen d’intimidation et comme signal indicateur d’une éventuelle puissance. Kitchener écrit que « l’élan irlandais [le cerf géant] jaugeait probablement ses concurrents au cours d’une marche parallèle qui mettait ans doute en évidence la nature massive de la bosse sur les épaules, et, par suite, donnait des indications sur la taille corporelle et sur les capacités éventuelles de combat ». Lister ajoute que « la bosse dorsale bien visible colorée en sombre faisait sans doute partie des éléments fondamentaux de démonstration ».

Cependant, je doute que le rôle de signal indicateur de l’aptitude au combat puisse expliquer la totalité des fonctions remplies par la bosse du cerf géant, ne serait-ce que parce que les femelles semblent aussi avoir eu une bosse bien visible, même si, suppose-t-on, elles ne se battaient pas. Soit dit en passant, la présence de la bosse chez la femelle indique une fonction distincte pour ce trait, dépassant le simple fait de surmonter les apophyses vertébrales dorsales. En effet, ces dernières sont beaucoup plus courtes chez les femelles que chez les mâles, mais la bosse de la femelle ne paraît pas plus petite que celle du mâle ! Une même forme et un développement similaire chez les deux sexes semblent suggérer une autre fonction, telle que celle de signal général de reconnaissance des autres membres de l’espèce, ou d’autres fonctions encore inconnues et insoupçonnées.

Quoi qu’il en soit, la bosse du cerf géant, de forme unique en son genre et de fonction très particulière, illustre magnifiquement un principe fondamental de la théorie de l’évolution. Il est évident que cette structure n’est pas apparue, à l’origine, « afin » de remplir d’éventuelles fonctions de démonstration et de reconnaissance. Au départ, elle s’est probablement formée en tant que simple conséquence passive du développement des apophyses vertébrales dorsales, lui-même suscité par le besoin, très différent et impératif, de soutenir la tête portant des bois extrêmement pesants. En fait, tous les grands mammifères possédant de grandes apophyses vertébrales dorsales développent nécessairement sur le dos, au-dessus de celles-ci, une région largement bombée, mais sans qu’il y ait de bosse clairement individualisée. Chez tous ces animaux, le bombement du dos ne fait jamais l’objet de modification importante, restant la conséquence passive du développement des apophyses vertébrales sous-jacentes et n’ayant aucune fonction par lui-même. Cependant, pour quelque raison inconnue, il s’est produit, chez le cerf géant, une évolution qui a fait passer le bombement du statut préexistant de passive conséquence à celui d’une structure en forme de bosse bien individualisée et très apparente, ayant des fonctions adaptatives complexes en propre.

Ainsi, des structures qui apparaissent initialement comme des conséquences non adaptatives par rapport à une adaptation primaire (le bombement sur le dos découlant nécessairement du développement des apophyses vertébrales dorsales sous-jacentes) peuvent ultérieurement être « cooptées » au service d’un objectif particulier, vital pour le succès évolutif de l’animal. Une grande partie de l’aspect fascinant de l’évolution, son caractère capricieux et imprédictible, dérive de ce processus de cooptation appliqué à des structures initialement apparues dans l’évolution pour d’autres raisons, ou sans raisons du tout. Les plumes qui étaient apparues en tant que système de thermorégulation chez de petits dinosaures coureurs ont été ensuite cooptées pour le vol chez les oiseaux. Le cerveau qui a opéré, chez nos ancêtres australopithèques, un développement évolutif en raison de tel ou tel aspect de leur mode de vie dans la savane africaine, a été par la suite coopté chez les hommes de Cro-Magnon à des fins de création artistique ou technique (et c’est la seule et unique raison pour laquelle il nous est possible aujourd’hui de nous interroger et de comprendre une autre structure cooptée : la bosse du cerf géant !).

Cette particularité anatomique de Megaloceros est donc intéressante en tant qu’illustration de cet important principe général. Néanmoins, je ne prétends pas que c’est là la raison majeure expliquant notre fascination pour cette bosse (même si le principe de cooptation m’est cher et figure en bonne place dans mes publications spécialisées, et même si je base souvent mes essais sur des allers-retours entre de petits faits et de vastes généralisations). En fait, le principe de cooptation est bien établi et bénéficie d’illustrations probantes depuis de nombreuses années. Il est vrai qu’un bon exemple de plus ne fait pas de mal, surtout quand il s’agit d’une structure frappante figurant chez une espèce aussi fascinante. Mais il faut reconnaître que ce cas ne constitue le point de départ d’aucune réflexion théorique nouvelle.

J’aimerais suggérer, en revanche, qu’il nous faut accorder la plus grande valeur à cette bosse du cerf géant pour une raison différente fondamentale : c’est un trait d’histoire naturelle dont le caractère précieux en lui-même, au-delà des mots, tient simplement au fait qu’elle a existé jadis et que nous ne l’aurions jamais connue objectivement – et dès lors elle ne nous aurait jamais fascinés – si nos ancêtres n’avaient pas entrepris de nous en laisser d’aussi beaux témoignages visuels.

Il est souvent possible, sans avoir à recourir à l’observation, de déduire l’existence (et la forme) de phénomènes régis par des lois naturelles simples. Nous connaissons ainsi le tableau des éclipses solaires qui se sont produites au cours des derniers milliers d’années, même si nombre d’entre elles n’ont pas été notées dans les annales humaines. Mais pour les phénomènes complexes relevant de l’histoire naturelle, qui ne se répètent pas, sont uniques en leur genre dans tous les détails de leur splendeur, et qui dépendent de façon déterminante d’une succession contingente et imprédictible d’états antérieurs dans l’histoire, nous ne pouvons savoir qu’ils ont existé, à moins que les archives de l’histoire, maigres et très imparfaites, n’en laissent la preuve directe. Tous les phénomènes d’histoire naturelle sont à la fois plaisants à contempler et instructifs. Mais la vaste majorité d’entre eux est tombée, au cours de l’évolution, dans le puits sans fond des archives de l’histoire qui n’ont pas été enregistrées. Et ce qui a été perdu à un moment donné a été perdu à jamais.

Vous pouvez peut-être réagir à cette constatation en disant : « Et alors ? Nous sommes entourés d’une pléthore de phénomènes ; on ne peut pas tout savoir. » Mais ma curiosité est infinie et insatiable. Chacune de ces pertes est une tragédie définitive : quelque chose a existé jadis, mais nous ne le saurons jamais. La bosse du cerf géant, qui était un objet ne pouvant pas se fossiliser, puisqu’elle consistait en des tissus mous, aurait dû normalement tomber dans les oubliettes de l’histoire. Mais nos ancêtres ont effectué un merveilleux sauvetage, et il faut nous en réjouir énormément. Tout phénomène nouveau peut nous instruire ; tout objet inattendu possède une beauté par lui-même ; tout trait sauvé de la grande machine à effacer les traces de l’histoire est le résultat (je ne sais comment dire cela autrement) d’un acte sacré de préservation, qui a permis de conserver un fragment de la totalité.

Nous ne saurons jamais qui fut le peintre du paléolithique ayant sauvé de l’oubli ce précieux trait, la bosse du cerf géant, et qui nous l’a transmis, à nous, ses descendants. À cette personne anonyme je ne peux que dire : « Tu as fait bien davantage que moi… » Car je me contente ici de rapporter et d’interpréter, tandis que tu as sauvé un élément réel et incontestable, comptant au nombre des belles choses de ce monde.

10. Notre exceptionnelle unicité

Une erreur stupide est souvent au point de départ d’une prise de conscience. Fort heureusement, la toute dernière fois que j’ai connu ce genre de phénomène très répandu (et que j’ai corrigé immédiatement), c’était entièrement en privé (de sorte que je n’ai pas eu à affronter la honte publique, puisque personne n’en a rien su !). Le plus grand quotidien du Zimbabwe, The Herald, a publié, dans son numéro du 14 janvier 1997, un avis officiel, sous le titre suivant : « Permis délivrés aux propriétaires de chiens et de cycles ». La redevance annuelle serait, annonçait-il, de vingt dollars zimbabwéens (deux dollars US environ) pour une bicyclette et de trente dollars pour un tricycle. Je ris en mon for intérieur de cette évidente absurdité : imposer beaucoup plus un jouet d’enfant qu’un objet utile aux adultes (et je dois reconnaître que cette moquerie était sans doute teintée d’un reste de ce racisme inconscient si répandu dans notre culture que même les Blancs de bonne volonté ne peuvent entièrement se départir de cette tare ; je m’étais probablement dit quelque chose du genre : « Ces primitifs d’Africains sont encore à la traîne »). Mais c’était de moi qu’il fallait se moquer, car je réalisai bientôt que les tricycles sont des véhicules à trois roues, mus par des hommes, qui servent de taxis sur de courtes distances ou de triporteurs pour le transport des marchandises lourdes, dans beaucoup de pays situés hors de la sphère occidentale. Ces robustes engins utilisés par des adultes sont plus grands que les bicyclettes et susceptibles de procurer des revenus supérieurs à ceux que l’on peut obtenir avec celles-ci : par suite, il est logique que leur imposition soit plus élevée.

L’une des erreurs les plus fréquentes que l’on puisse rencontrer dans les processus du raisonnement humain est d’élever au rang de vérité universelle une notion de portée limitée, qui n’est admise que par un seul individu ou par une seule culture donnés, et qui, de plus, peut se révéler erronée. Dans le cas personnel rapporté ci-dessus, ma méprise n’a pas eu de conséquences fâcheuses et elle n’a pas duré plus de quelques minutes. Mais il est d’autres erreurs de ce genre, bien plus importantes et répandues, qui constituent souvent les plus grands obstacles à une meilleure compréhension du monde par les scientifiques ou par les penseurs en général. Ma petite bévue au sujet des bicyclettes et des tricycles se greffait sur la conception plus large selon laquelle l’histoire humaine a dû progresser de façon linéaire au cours du temps (les Africains restant en arrière des Européens). Il s’agit, sans doute, de la plus dangereuse et de la plus répandue de toutes les erreurs culturellement déterminées, et promues, à tort, au statut de vérité universelle.

J’en ai rencontré récemment un exemple frappant lors d’un important voyage que j’ai fait dans l’intermède entre deux de ces essais mensuels. J’ai vu, pour la première fois, les restes magnifiques de deux grandes villes mayas, Chichén Itzá et Uxmal. Parmi les nombreux problèmes que nous pose cette ancienne et complexe civilisation méso-américaine, celui du décryptage de son écriture est particulièrement notable. Les Mayas ont connu leur apogée dans la seconde moitié de notre premier millénaire, puis cette civilisation s’est mystérieusement effondrée entre le neuvième et le dixième siècle de notre ère. (Celle-ci a connu, par la suite, plusieurs phases de renaissance, en partie en amalgame avec d’autres cultures méso-américaines ; et des Mayas, parlant le maya, vivent encore au Guatemala, au Yucatán, et dans les régions voisines. Mais les connaissances sur leur système d’écriture, ainsi que la plus grande partie de celles concernant leurs sciences mathématique et astronomique, n’ont pas survécu aux invasions européennes.)

Les conquistadors espagnols ont détruit la plus grande partie des livres mayas (écrits sur des papiers faits avec de l’écorce et repliés en accordéon). Seuls quatre manuscrits nous sont parvenus. Mais l’écriture maya figure aussi sur des centaines de grandes stèles de pierre, originellement érigées dans le but d’afficher des formules de cérémonies devant de grands bâtiments ; et elle existe aussi sous la forme de centaines d’inscriptions apposées sur les murs, les statues et la poterie. Sa récente élucidation se range au nombre des plus grands exploits scientifiques du vingtième siècle : on sait donc maintenant qu’elle consiste en des symboles qui peuvent représenter des syllabes, mais aussi des mots entiers (ils sont donc semblables sur ce point aux hiéroglyphes égyptiens, bien qu’ils aient été inventés indépendamment).

Nous pouvons certes nous réjouir de ce succès et de la frappante réinterprétation de l’histoire maya qui a ainsi été permise, mais nous devons aussi nous demander comment se fait-il que ce décryptage ait attendu aussi longtemps (en effet, comme le souligne Michael D. Coe dans son livre, fort justement remarqué, Breaking the Maya Code [« Le décryptage de l’écriture maya »], les outils nécessaires à cette élucidation existaient virtuellement depuis qu’on a commencé à étudier sérieusement l’écriture maya, au milieu du dix-neuvième siècle).

Les raisons en sont complexes et nombreuses : notamment, les documents mayas ont été détruits, cruellement et systématiquement, par les premiers colons espagnols. Mais Coe montre que la vieille erreur consistant à se représenter l’histoire humaine sur le mode du progrès linéaire a aussi joué un grand rôle. Puisque les Mayas ont atteint leur apogée il y a si longtemps (tandis que l’Europe était en train de stagner), et qu’ils appartenaient, aux yeux de nombreux historiens d’origine européenne, à un groupe ethnique qu’ils jugeaient inférieur, plusieurs spécialistes éminents de la culture maya ont purement et simplement refusé de croire que ces inscriptions pouvaient représenter une langue écrite complète. L’écriture maya devait, soutenaient-ils, se résumer à de grossiers pictogrammes. C’est tout ce dont avait été capable, selon eux, un peuple primitif qui, malgré de surprenants exploits en astronomie et en architecture, n’avait jamais dû maîtriser les subtilités et la complexité d’une langue écrite.

Par exemple, Coe cite un spécialiste des Mayas qui, en 1935, critiqua vertement les premiers pas (dans la bonne direction) effectués par Benjamin Lee Whorf en matière de décryptage de cette écriture. Celui-ci, qui fut l’un des grands linguistes de la génération précédente, avait correctement attribué des valeurs phonétiques aux glyphes mayas. Mais son détracteur lui rappela que ces derniers ne pouvaient représenter qu’une écriture « embryonnaire » : c’étaient sûrement des images grossières, dont le contenu informatif était limité, et elles ne pouvaient pas donner lieu à des phrases complètes, articulées au moyen d’une grammaire. Invoquant cette thèse du progrès linéaire (couplée ici avec une certaine dose de racisme), l’auteur critiquant Whorf a écrit :

E.B. Tylor a dit, il y a longtemps, que l’écriture marquait la différence entre la civilisation et la barbarie. […] Tout le monde sait qu’aucune race autochtone d’Amérique n’a possédé de système complet d’écriture et que, par conséquent, aucune n’a jamais atteint le stade de la civilisation, selon la définition de Tylor.

Coe montre aussi que l’« hyper-évolutionnisme » de Sylvanus Morley, le spécialiste numéro un des Mayas dans la première moitié de notre siècle, constitua également un obstacle au décryptage de cette écriture. Coe écrit :

Sylvanus Morley […] pensait que l’écriture s’était développée en passant du système pictographique au système idéographique (le chinois représentant le système idéographique par excellence, puisque, selon Morley, chaque signe y correspond à une idée), puis à un système phonétique.

Dans la mesure où Morley pensait que les Mayas étaient plus primitifs que les Chinois et, dès lors, devaient se trouver largement au stade pictographique, il était impossible que cet auteur réussisse jamais à décrypter leur écriture, puisque celle-ci, on le sait maintenant, est en grande partie phonétique et disposait d’un système grammatical complet !

Permettez-moi d’élargir encore un peu plus mon propos sur les erreurs dues aux conceptions linéaires : nous sommes donc passés, jusqu’ici, de ma méprise personnelle à propos d’un pays actuel à une faute grave qui a longtemps empêché de comprendre toute une civilisation dotée d’une longue histoire. Nous allons maintenant aborder une erreur théorique majeure qui empêche souvent de comprendre l’évolution humaine comme une totalité.

À propos de cette dernière, il est légitime de parler de « tendances générales ». On ne peut également guère douter que l’accroissement de la taille cérébrale a représenté à la fois l’une de ces tendances majeures et le facteur principal expliquant l’extraordinaire expansion qu’a connue notre espèce, ainsi que son élévation à une position dominante au sein de la biosphère. Dire cela, cependant, n’implique pas nécessairement que l’histoire évolutive de l’homme se soit fondamentalement déroulée sur le mode linéaire : autrement dit, depuis le moment, il y a six à huit millions d’années, où nos ancêtres se sont séparés de nos proches cousins (les chimpanzés), il n’est pas nécessaire qu’elle ait consisté essentiellement en une série linéaire d’étapes d’accroissement des capacités cérébrales, toute espèce « à la traîne » dans le déroulement du programme ayant été mise de côté et promise à l’extinction.

De nombreux cheminements et mécanismes ont pu conduire d’une forme initiale de primate, dotée d’un petit cerveau, à cette autre forme que nous représentons aujourd’hui, caractérisée par un encéphale disproportionné. Considérez le scénario évolutif suivant, radicalement opposé à la conception linéaire traditionnelle (cet exemple n’est pas réel, bien sûr, mais il contient des enseignements valant bien ceux que l’on trouve dans la conception linéaire alternative, qui, de toute façon, ne serre pas non plus la réalité de près). Supposez qu’une espèce ancestrale A, dotée d’un volume cérébral moyen de trois cents centimètres cubes, engendre cinq nouvelles espèces, et cela au cours d’une courte période cruciale, disons entre -2,2 millions d’années et -2,0 millions d’années. Ces cinq espèces sont dotées dès leur apparition d’un volume cérébral distinct : chez l’espèce B, il est de cinq cents centimètres cubes ; chez l’espèce C, de sept cents ; chez la D, de neuf cents ; chez la E, de mille cent ; chez la F, de mille trois cents. Ces capacités cérébrales restent inchangées durant toute la durée de leur vie au cours des temps géologiques. Chacune des six espèces (A et ses cinq descendants) vit pendant deux millions d’années, sans modification (il se peut, en effet, qu’elles ne rentrent même jamais en compétition, dès lors que chacune vit sur un continent différent : un tel cas de figure peut résulter de la rapide expansion de l’espèce ancestrale A, qui donne ensuite, également très vite, les espèces B, C, D, E et F dans cinq régions distinctes). Finalement, les espèces A, B, C, D et E s’éteignent, et seule l’espèce F survit. On appelle celle-ci Homo sapiens.

Les deux modes d’évolution (le linéaire, et l’autre, du type « élagage du buisson ») ont un point de départ identique, une espèce dotée d’un cerveau de trois cents centimètres cubes, et aboutissent au même point : une espèce dotée d’un cerveau de mille trois cents centimètres cubes. Dans un cas comme dans l’autre, la métaphore de la lutte et de la persistance peut être invoquée : dans le cas de la théorie linéaire traditionnelle, elle s’applique à la lente montée le long d’une échelle ; dans le cas du modèle de l’« élagage du buisson », elle sous-tend le maintien d’une espèce en dépit de imites les péripéties qu’elle doit affronter. Mais les deux conceptions sont l’une et l’autre également fausses dans leur façon de rendre compte des laits sur un mode exclusif. Pourquoi donc la plupart des gens ont-ils tendance à se fier prioritairement au modèle linéaire, et à regarder le modèle de l’« élagage du buisson » comme risible et absurde, sans doute inventé par votre serviteur pour satisfaire quelque caprice personnel pervers ?

Cependant, je désire soutenir ici les thèses suivantes : (1) les deux conceptions ci-dessus présentent chacune une importante part de vérité ; (2) on a jusqu’ici donné la préférence à la conception linéaire, fondamentalement à cause du malheureux penchant d’origine culturelle mis en lumière par les exemples discutés au début de cet essai ; (3) on peut résumer l’histoire des idées sur l’évolution humaine au vingtième siècle en disant que la « théorie de l’édification et de l’élagage du buisson » n’a cessé de gagner de la force, tandis que la théorie linéaire n’a cessé de céder du terrain, ce qui a conduit à un meilleur équilibre entre les deux approches ; (4) une nouvelle découverte, annoncée en décembre 1996 (qui a inspiré cet essai) apporte un argument fort et inattendu en faveur de la « modalité du buisson », lui donnant le statut de mode d’évolution le plus courant de l’histoire évolutive humaine. (Dans le reste du présent essai, je me référerai aux deux façons de concevoir l’évolution en parlant de modalité linéaire » et de « modalité du buisson ».)

Le plus proche de mes collègues, mon ami Niles Eldredge, a attribué de nouveaux qualificatifs à chacune de ces deux façons de concevoir les modalités évolutives. Il a dit de l’une qu’elle est « taxique » et de l’autre qu’elle est « transformationnelle ». La première de ces deux conceptions fait appel, en effet, à la « production de nombreuses espèces distinctes ou “taxas” » (les groupes d’organismes qui sont formellement baptisés de noms scientifiques, comme les espèces ou les genres, sont appelés des « taxas ») ; tandis que la seconde s’appuie sur la « notion de développement soutenu, dû aux avantages fournis par certains traits » (un gros cerveau, par exemple) lors de la compétition entre les individus porteurs de variations au sein d’un groupe. Ces deux conceptions diffèrent principalement par la nature du « mécanisme fondamental » qui engendre les tendances. Pour la théorie « taxique » (la modalité du buisson), la mise en place de tendances dans l’évolution se fait par le biais d’une importante production simultanée d’espèces indépendantes, le changement se manifestant dans les lignages par le mécanisme de survie différentielle et de prolifération de certaines espèces, tandis que d’autres subissent l’extinction. Pour la théorie linéaire (ou « transformationnelle »), l’existence des tendances ne requiert pas de buissonnement d’espèces, elle résulte seulement du succès de certains traits avantageux au sein des espèces, dont les lignées progressent dès lors graduellement. (Bien entendu, les partisans de la modalité linéaire ne nient pas que les lignages puissent aussi produire de nouvelles espèces par des mécanismes de branchement ; mais, lorsque ce cas se présente, ces scientifiques accordent un rôle prépondérant à la lignée qui leur paraît développer graduellement la tendance, tandis que les branches latérales leur paraissent condamnées. En d’autres termes, pour les partisans de la modalité linéaire ou « transformationnelle », la production simultanée de nombreuses espèces ne joue aucun rôle dans la mise en place des tendances majeures au sein de l’histoire évolutive des êtres vivants.) Ernst Mayr, doyen des évolutionnistes américains et partisan convaincu de la notion de spéciation foisonnante comme facteur explicatif principal des tendances évolutives, a bien exprimé le contraste entre les deux points de vue, en écrivant :

J’ai l’impression que c’est le processus même de la création de très nombreuses espèces qui conduit au progrès évolutif. Les espèces, par rapport à l’évolution, sont tout à fait comparables aux mutations. Elles représentent également une nécessité pour le progrès évolutif, même s’il est vrai que l’amélioration significative du génotype n’est souvent due qu’à une seule mutation, parmi de très nombreuses. […] Dans cette optique, il apparaît qu’une prodigieuse multiplication d’espèces est un préalable à l’existence du progrès évolutif. […] Sans la spéciation, il n’y aurait pas eu de diversification du monde organique, pas de radiation adaptative, et très peu de progrès évolutif. L’espèce, donc, est la clé de voûte de l’évolution.

Néanmoins, la théorie linéaire a, jusqu’à récemment, fortement dominé la façon traditionnelle de concevoir l’évolution humaine. Par exemple, le concept suranné de « chaînon manquant » (qui était quasi automatiquement évoqué) supposait une modalité d’évolution linéaire, car un chaînon est l’un des éléments qui se succèdent au sein d’une chaîne continue. De leur côté, les buissons évolutifs peuvent être difficiles à délimiter, en raison des lacunes et des incertitudes liées à l’imperfection et à la rareté des archives fossiles, mais, quoi qu’il en soit, on ne peut, dans leur cas, jamais invoquer de « chaînon manquant » particulier et d’importance cruciale pour expliquer les lacunes dans leur description.

En outre, la conception linéaire n’a pas seulement été acceptée passivement ou de façon irréfléchie, en simple conséquence d’un penchant idéologique qu’on ne mettait pas en question. L’idée de la coexistence entre plusieurs espèces d’hominidés a été spécifiquement niée, attaquée et même dénoncée comme une erreur manifeste de raisonnement en biologie. Par exemple, quand j’étais étudiant au niveau de la licence, dans les années 1960, « l’hypothèse de l’existence d’une seule espèce d’hominidés à la fois », comme on l’appelait, était encore largement acceptée, probablement par la majorité des chercheurs en paléoanthropologie. Elle stipulait qu’une seule espèce d’hominidés, et seulement une, pouvait vivre dans une région donnée à un moment donné. Par conséquent, puisque la plus grande partie de notre histoire évolutive s’est déroulée sur un seul continent, l’Afrique, notre lignée avait dû se développer sur le mode de la transformation linéaire continue, une seule espèce vivant à tout moment, se perfectionnant lentement pour donner le stade suivant. Pour soutenir leur point de vue, les partisans de cette théorie citaient (à tort, en fait) le principe écologique selon lequel une espèce, et une seule, peut occuper une « niche » donnée (c’est-à-dire un milieu convenant au mode de vie de cette espèce). Les coléoptères ont des niches « étroites », de sorte que plusieurs espèces peuvent vivre dans un lieu donné (certaines se localisent sur l’écorce des arbres, d’autres sur le sol, d’autres encore dans les frondaisons, etc.). Mais les hominidés, et, eux seuls, ont inventé la « culture » (même si cette dernière a commencé sous une forme primitive) : de ce fait, ils occupent une niche tellement « vaste » qu’aucun endroit ne peut héberger plus d’une espèce en même temps.

Le manuel de base le plus en vue de l’époque en anthropologie physique (il s’agissait de Human Evolution [« L’évolution humaine »], de C.L. Brace et M.F. Ashley Montagu, 1965) affirmait : « Il est évident que les fossiles connus sont liés les uns aux autres dans le cadre d’une évolution linéaire. » Les auteurs reconnaissaient quatre étapes successives : celle des australopithécinés, celle des pithécanthropiens, celle des néandertaliens et celle de l’homme moderne, ils justifiaient cette séquence par « l’hypothèse de l’existence d’une seule espèce d’hominidés à la fois ». Ils ont écrit :

La culture, comme moyen principal d’adaptation, est une solution unique en son genre dans le monde des organismes vivants, et, en pratique, peut être considérée comme une niche écologique en elle-même (c’est la niche écologique de la culture). Un principe d’écologie évolutionniste, fondé sur la logique de l’efficacité, stipule que, à long terme, deux espèces distinctes ne peuvent occuper la même niche écologique. L’une d’elles finira par éliminer l’autre et restera la seule à occuper la niche en question. Appliqué aux primates, ce principe signifie que deux formes d’hominidés n’ont jamais pu occuper la niche écologique de la culture pendant quelque longueur de temps que ce soit.

C. Loring Brace, l’un des auteurs de ce texte, a continué jusqu’à aujourd’hui à ne pas vouloir envisager l’évolution des hominidés sous l’angle de la modalité du buisson. Dans l’édition 1991 de son ouvrage de vulgarisation The Stages of Human Evolution (« Les stades de l’évolution humaine »), Brace ne reconnaît qu’une seule branche latérale dans la totalité de l’histoire évolutive humaine, celle des australopithèques robustes ; et bien que la majorité des paléoanthropologues reconnaisse l’importance de cette lignée, il la qualifie de « brindille » !

Ma propre conception, cependant, est que l’évolution des hominidés s’est opérée selon une modalité linéaire : les australopithèques ont évolué pour donner les pithécanthropiens, qui, à leur tour, ont évolué pour donner les néandertaliens dans toutes les régions habitées de l’Ancien Monde. Puis, ceux-ci se sont finalement transformés pour donner les diverses populations modernes vivant aujourd’hui. J’ai laissé de côté la « brindille » des australopithécinés, qui sont devenus hyper-robustes et se sont éteints, […] de façon à présenter un schéma épuré, illustrant ma théorie générale.

Brace rejette l’idée que deux espèces humaines (ou plus) aient pu coexister en un lieu géographique donné. Il a même inventé l’étiquette de « catastrophisme appliqué à l’évolution humaine » pour flétrir la conception (aujourd’hui retenue par la plupart des paléontologistes, notamment dans le cas du remplacement des néandertaliens par les hommes modernes en Europe) selon laquelle la succession dans le temps de deux espèces d’hominidés peut résulter de l’immigration dans un territoire donné de l’espèce la plus récente en provenance d’une autre région (suivie de l’extinction de l’espèce antérieure qui vivait jusqu’alors sur le territoire en question), et ne dépend pas d’une transformation évolutive linéaire de la plus ancienne en la plus récente. Brace écrit :

Cette conception est remarquablement similaire à la notion de catastrophisme qui était défendue par Cuvier au début du dix-neuvième siècle : selon elle, le changement évolutif se réalise soudainement, pour des raisons qu’on ne peut pas connaître, dans une région éloignée de celle qu’on examine. La nouvelle forme, qui s’installe par immigration dans cette dernière, y prédomine ensuite jusqu’au changement soudain suivant.

Cependant, de toutes les modifications qui, au cours de ma carrière, se sont produites dans la façon de concevoir l’évolution humaine, aucune n’a été plus radicale, ni plus profonde, que la prise en compte de plus en plus nette de la modalité du buisson, appliquée à l’essentiel de l’histoire évolutive des hominidés. Si notre espèce est aujourd’hui unique en son genre et distribuée géographiquement dans le monde entier, cela représente une anomalie, et nullement la norme. Nous avions, à tort, cru le contraire jusqu’ici, poussés par notre mauvaise habitude à généraliser en partant des données de l’état présent, lequel n’est pourtant que transitoire et contingent.

Je vais maintenant brosser un bref tableau récapitulatif de l’histoire qui a vu la modalité du buisson remplacer la modalité linéaire dans l’interprétation de notre histoire évolutive, en présentant cinq découvertes et thèses successives, la cinquième portant sur de tout nouveaux résultats de recherches.

Figure 21

1. Les australopithécinés constituent deux branches. Lorsque, dans les années 1920, les scientifiques sud-africains décrivirent Australopithecus, le genre ancestral du nôtre, Homo, ils reconnurent deux grandes branches ou types d’espèces, celle de Australopithecus africanus et celle de A. robustus (branches qui furent appelées dans la littérature ultérieure les formes respectivement gracile et robuste des australopithécinés). Ainsi, dès le début, la modalité du buisson avait été envisagée pour les premières étapes de notre arbre évolutif. Mais les partisans de la théorie d’« une seule espèce d’hominidés à la fois » réagirent, à cette époque, ai déclarant que ces deux dénominations visaient, selon eux, les mâles et les femelles d’une seule et même espèce ; ou bien (à l’instar de Brace, dans la citation ci-dessus), ils regardèrent la lignée robuste comme une branche latérale sans importance, promise de toutes façons à l’extinction en raison de la supériorité de nos ancêtres, les australopithèques graciles.

Cependant, en 1959, Mary Leakey trouva un spécimen d’importance majeure, dont les caractéristiques en tant qu’espèce robuste étaient tellement exagérées qu’on ne pouvait plus les expliquer en invoquant le dimorphisme sexuel au sein d’une seule et unique espèce. Il n’était désormais plus possible de nier que deux lignées d’australopithécinés avaient sûrement coexisté ; et la version la plus pure de l’hypothèse d’une « seule espèce d’hominidés à la fois » s’effondra. (Mary Leakey a originellement appelé son espèce Zinjanthropus ; nous lui donnons généralement aujourd’hui le nom d’espèce « hyper-robuste » distincte : Australopithecus boisei.)

2. La coexistence d’Australopithecus et d’Homo. Une position de repli s’offrait encore aux partisans de la modalité linéaire. Ils pouvaient tenir les australopithécinés robustes (et hyper-robustes) pour une voie sans issue, considérer les graciles comme ancestraux dans une lignée menant linéairement au genre Homo, puis appliquer la théorie d’« une seule espèce d’hominidés à la fois » au genre Homo seul. Autrement dit, selon eux, une seule ligne droite allait d’Homo erectus (l’« homme de Java » et l’« homme de Pékin » dans les anciens textes) à l’homme de Neandertal, puis à notre propre espèce, que nous aimons situer tout en haut. Mais, par la suite, dans le milieu des années 1970, Richard Leakey (le fils de Mary) a trouvé des spécimens hyper-robustes dans les mêmes couches qui avaient livré les ossements de la forme africaine de Homo erectus (parfois appelée Homo ergaster, mais pas très différente de la forme asiatique de Homo erectus mise au jour en Indonésie et en Chine). Désormais, personne ne pouvait plus dire que ces diverses pièces squelettiques représentaient des variations au sein d’une seule et même espèce. Si la forme la plus extrême des australopithécinés robustes avait coexisté avec l’un des membres les plus évolués, à cette époque, de notre propre lignage, il n’y avait pas eu progrès linéaire dans l’évolution des hominidés, comme on l’avait cru, mais incontestablement évolution selon la modalité du buisson.

3. Une pléthore d’espèces entre -3 et -2 millions d’années. Avec l’existence de deux branches, la théorie linéaire n’était plus crédible, mais cela ne représentait pas, pour autant, un buissonnement très impressionnant. Dans les vingt années qui ont suivi la découverte de Richard Leakey mentionnée ci-dessus, les recherches en paléoanthropologie n’ont cessé de donner des bases de plus en plus solides à la modalité du buisson ; et, en lait, le buissonnement de notre histoire évolutive est devenu de plus en plus buissonnant. Pour dresser un bilan récapitulatif des nombreux et passionnants résultats de recherches dont on dispose aujourd’hui, on peut dire de façon très ramassée : nous n’avons actuellement pas de preuve qu’il ait existé plus d’une espèce dans les tout premiers moments de notre histoire évolutive, entre -4 et -3 millions d’années. (Pendant la plus grande partie de cette période, seule est attestée l’espèce Australopithecus afarensis, la célèbre « Lucy » de la littérature de vulgarisation58.) Mais entre -3 et -2 millions d’années (et surtout durant la seconde moitié de cet intervalle), il s’est produit une véritable explosion du nombre des espèces d’hominidés, et cela sur les deux grandes branches du buisson, c’est-à-dire à la fois dans le genre ancestral Australopithecus et dans le genre dérivé Homo. Le diagramme ci-joint, figurant dans le livre récent de Donald Johanson et Blake Edgar From Lucy to Language (« De Lucy au langage »), montre qu’au moins six espèces d’hominidés ont coexisté durant cette période, dont trois dans notre propre genre Homo.

4. La modalité du buisson dans l’histoire humaine ultérieure : Le problème des néandertaliens. Le penchant en faveur de la modalité linéaire a la vie dure. Je crois que tous les grands paléoanthropologues acceptent actuellement l’essentiel de la modalité du buisson et la notion d’une coexistence de plusieurs espèces d’hominidés en Afrique dans les débuts de l’histoire évolutive ; mais une certaine version de la vieille conception linéaire persiste encore : c’est la théorie, très répandue (bien qu’en train de perdre du terrain, me semble-t-il), qui concerne la partie la plus récente de cette histoire, c’est-à-dire durant le dernier million d’années, environ, et en particulier l’apparition de Homo sapiens. La presse a présenté ce débat (qui a fait l’objet de plusieurs de ces essais) comme la querelle entre la théorie de l’origine multirégionale de l’espèce humaine moderne et celle de sa naissance en Afrique et de son émigration hors de ce continent. Au vingt et unième siècle, on se souviendra probablement du multirégionalisme comme du dernier îlot de résistance de la modalité linéaire. Pour la théorie multirégionale, toute l’évolution hominidée s’est produite en Afrique (certes, sur un mode assez buissonnant) jusqu’à l’apparition d’Homo erectus. Cette dernière espèce s’est ensuite répandue dans tout l’Ancien Monde, entre -2 et -1,5 million d’années. Les trois grandes populations d’Homo erectus, habitant l’Afrique, l’Europe et l’Asie, ont ensuite évolué en parallèle (grâce à une faible dose de migration et, par suite, de mélange entre les trois groupes) en direction d’Homo sapiens. Cette conception relève de la modalité linéaire, puisqu’elle considère que toutes les sous-espèces d’une seule et même espèce progressent dans la même direction optimale (celle de l’augmentation de la taille cérébrale). Selon elle, en Europe par exemple, Homo erectus a évolué pour donner l’homme de Neandertal, et celui-ci s’est transformé en l’homme moderne. À la notion « une seule espèce à la fois », la modalité linéaire ajoute donc l’idée d’une progression constante vers le haut au sein de chaque espèce successive.

De son côté, la théorie de l’émigration hors d’Afrique peut très exactement se comprendre comme une application particulière de la modalité du buisson. Selon elle, Homo erectus s’est d’abord implanté sur les trois continents de l’Ancien Monde ; puis, Homo sapiens est né en tant que branche de l’une de ces trois populations (modalité du buisson), et non comme point terminal d’une tendance dont le développement se serait fait partout sur l’ensemble des continents de l’Ancien Monde. Ensuite, toujours selon cette autre théorie, H. sapiens s’est répandu, lors d’une seconde vague d’émigration partie de son lieu d’origine (probablement l’Afrique, comme l’indiquent des arguments à la fois génétiques et paléontologiques). Mais des populations de Homo erectus ou de ses descendants habitaient déjà l’Europe et l’Asie, de sorte que l’Homo sapiens africain est arrivé en tant que seconde espèce humaine (de nouveau, il y a eu, pendant un moment, coexistence de plus d’une espèce d’hominidés, conformément à la modalité du buisson). Puis, H. sapiens a finalement supplanté la forme autochtone antérieure. Dans le cadre de la modalité du buisson, l’homme de Neandertal et l’Homo sapiens moderne sont des espèces humaines distinctes (ayant coexisté), et non des espèces représentant différentes étapes d’une transformation accomplie au sein d’une série linéaire unique : l’homme de Neandertal a représenté une branche qui s’était détachée de Homo erectus (ou de ses descendants) en Europe, lundis que les ancêtres (H. sapiens) des Européens actuels sont arrivés d’Afrique, où ils avaient, de leur côté, pris naissance, de façon distincte, à partir des populations africaines de Homo erectus.

À mes yeux, comme à ceux d’autres auteurs (peut-être que ce point de vue est le mieux défendu dans le récent livre de C. Stringer et R. McKie, African Exodus : The Origin of Modern Humanity [« L’exode hors d’Afrique : l’origine de l’espèce humaine moderne »]), le plateau de la balance, étant donné les preuves récentes, penche fortement (et peut-être de manière définitive) en direction de la thèse de l’émigration hors d’Afrique et, par conséquent, de la modalité du buisson plutôt que de la modalité linéaire dans l’évolution humaine. (Soit dit en passant, la conception vers laquelle tend le consensus est celle-là même que Brace a rejetée naguère avec mépris, la qualifiant de « catastrophisme » appliqué à l’évolution des hominidés : Homo sapiens venant d’Afrique, en tant que seconde vague d’immigration, et supplantant l’homme de Neandertal. Cette idée s’oppose, effectivement, à celle que Brace envisageait comme seule modalité évolutive possible, la succession linéaire de l’homme de Neandertal et de l’homme moderne. En fait, les deux conceptions sont également envisageables au regard de la théorie de l’évolution. Seuls les faits contingents et empiriques issus de l’histoire réelle, et non les préférences pour telle ou telle conception [car chargées de trop de penchants inconscients] doivent décider laquelle des deux retenir.)

5. La modalité du buisson dans la partie récente de l’histoire évolutive humaine : nouvelles données en Asie. Si l’homme de Neandertal et Homo sapiens ont coexisté en tant qu’espèces indépendantes en Europe (ce qui réfute la théorie linéaire), que s’est-il passé en Asie orientale, où Eugène Dubois a découvert pour la première fois Homo erectus dans les années 1890, et où cette espèce ancestrale a connu une grande longévité et une vaste distribution géographique ? Selon la théorie multirégionale, les populations asiatiques d’Homo erectus ont directement donné les populations asiatiques modernes d’Homo sapiens. Selon la théorie de la modalité du buisson, Homo sapiens est arrivé (d’Afrique, en fait) en tant que seconde vague d’immigration, et a pu coexister pendant un moment avec les populations asiatiques d’Homo erectus ou de ses descendants. Pour trancher entre ces deux théories complètement différentes, il faut évidemment interroger les archives fossiles, et voir si elles attestent l’existence de populations intermédiaires entre les deux espèces, ou bien si elles prouvent que ces deux dernières ont coexisté à l’état indépendant, pendant une phase cruciale de transition. Mais on ne disposait pas de telles données décisives jusqu’ici, parce que les Homo erectus les plus jeunes observés en Asie (en Chine, dans ce cas) s’étageaient entre -420 000 et -290 000 ans, tandis que les spécimens asiatiques les plus anciens d’Homo sapiens dataient seulement de -40 000 ans. Par conséquent, nous ne disposions pas du tout de données pour la période cruciale de transition.

Dubois a découvert pour la première fois Homo erectus au début des années 1890, et ses spécimens, trouvés à Trinil, dans l’île de Java, restent les pièces fossiles les plus célèbres en tant que représentants indonésiens de cette espèce. Mais, au début des années 1930, des géologues hollandais ont découvert une série de douze calottes crâniennes (non accompagnées des os de la face et de la mâchoire supérieure) dans le site voisin de Ngandong, sur les berges de la rivière Solo. L’identité de ces spécimens (appelés de façon variée « homme de Solo » ou « Homo soloensis ») a suscité un vif débat, mais le consensus actuel les considère comme appartenant à l’espèce Homo erectus décrite par Dubois.

Cependant, bien que les paléoanthropologues soient arrivés à se mettre d’accord sur ce point, leur âge était resté jusqu’ici inconnu. Cette question décisive semble maintenant avoir été résolue, et de façon surprenante, par un article publié dans le numéro du 13 décembre 1996 du magazine Science : « Le plus récent Homo erectus de Java et sa coexistence probable avec Homo sapiens dans le sud-est de l’Asie », par C.C. Swisher III, W.J. Rink, S.C. Anton, H.P. Schwarcz, G.H. Curtis, A. Suprijo et Widiasmoro (mais si ! ce nom d’auteur est bien complet ; la plupart des Indonésiens, comme les anciens hommes d’État bien connus Suharto ou Sukarno, ne portent qu’un seul nom). Les responsables du musée où sont conservées les calottes crâniennes de Solo ne voulaient pas laisser les chercheurs que je viens de citer utiliser leur matériel pour faire une datation (puisque ce genre de technique conduit à endommager en partie les spécimens). Par suite, dans les sites en question, Swisher et ses collègues ont recueilli des dents de bovidés dans les mêmes couches que celles qui ont livré les crânes d’hominidés. Ils leur ont appliqué deux méthodes indépendantes de datation par la radioactivité et ont obtenu le même résultat surprenant (très réjouissant pour les partisans de la modalité du buisson) : les spécimens d’hominidés de Solo ont vécu entre -53 000 et -27 000 ans. Si ces dates sont confirmées par d’autres recherches, il faudra en conclure qu’Homo erectus ne s’est pas transformé pour donner linéairement les populations d’Homo sapiens en Asie, car les deux espèces y coexistaient encore en tant qu’entités indépendantes il y a environ quarante mille ans.

Ainsi, pour en venir au thème général qui fonde cet essai, si nous nous représentons la Terre entière telle qu’elle était il y a quarante mille ans, nous observons qu’il y avait, à ce moment-là, un buisson de trois espèces coexistantes : Homo neanderthalensis en Europe, des populations survivantes d’Homo erectus en Asie, et Homo sapiens en train de se répandre sans discontinuer dans toute la partie habitable de la planète. La richesse de cet ensemble de trois espèces peut sembler très inférieure à celle du buissonnement des hominidés qui existait en Afrique il y a deux millions d’années, et comprenait une demi-douzaine d’espèces vivant simultanément. Mais admettre que trois espèces humaines coexistaient encore il y a seulement trente ou quarante mille ans demande une révision majeure de nos façons habituelles de penser. Notre existence d’espèce unique en son genre dans le monde actuel représente une singularité, et n’a aucune valeur générale. Autrement dit, s’il est vrai qu’une seule espèce d’hominidés habite à présent cette planète, c’est la multiplicité des espèces qui a prévalu, non l’unicité, durant la plus grande partie de l’histoire des hominidés.

J’ai donc consacré cet essai à mettre en question notre penchant inconscient et persistant à voir l’histoire sous l’angle du progrès linéaire, une disposition d’esprit qui nous empêche souvent de bien comprendre l’évolution et l’histoire des êtres vivants sur la Terre. Mais il nous faut également prendre conscience de cet autre penchant, encore plus automatique : nous tendons à prendre un état de fait bien connu et bien établi dans le temps présent comme s’il était valable de tout temps et en tout lieu, et non à le considérer comme une exception. Ce type d’attitude a reçu un nom pompeux, en histoire des sciences : on l’appelle uniformitarisme ; il s’agit, autrement dit, de l’attitude consistant à se servir du présent pour comprendre le passé.

Comme de nombreux auteurs l’ont souligné (y compris votre serviteur dans le tout premier article qu’il a publié, en 1965), l’uniformitarisme est un terme complexe qui a de nombreux sens, certains légitimes, d’autres pratiquement faux, et en tout cas contraignants. Si nous voulons seulement dire, par là, que nous considérons les lois de la nature comme invariables dans l’espace et dans le temps, nous ne faisons alors qu’énoncer une proposition d’ordre général et une règle de raisonnement en science. Mais si nous étendons à tort cette proposition à tous les phénomènes se déroulant actuellement (et pas seulement aux lois universelles) et soutenons, par exemple, que les continents ont toujours été séparés, parce que des océans séparent actuellement les grandes masses continentales, ou bien que le bombardement météoritique de la planète ne peut pas déterminer des extinctions de masse, parce que personne n’a jamais été témoin de ce type de phénomène depuis que l’histoire humaine est consignée dans les annales (c’est-à-dire depuis peu de temps, par rapport à l’histoire de la Terre), alors, nous allons trop loin, sans conteste. La gamme actuelle des causes et des phénomènes ne recouvre pas nécessairement celle qui a existé autrefois.

Dans ces conditions, nous nous trompons gravement si nous pensons que les caractéristiques de l’état présent ont existé tout au long de l’histoire évolutive des hominidés. L’essentiel de cette histoire a consisté en un buisson, parfois très développé, dont les branches étaient constituées par les espèces en coexistence. L’état actuel dans lequel l’homme se présente comme la seule espèce en son genre, répandue de façon maximale sur toute la planète, est une parfaite singularité.

Mais si, à l’aune des temps géologiques, l’état de fait caractérisant notre époque est tellement inhabituel, pourquoi ne pas essayer de tirer le meilleur parti de cette situation ? Lors d’un précédent voyage en Afrique, il y a dix ans (consacré, entre autres, à donner des conférences à Nairobi et à faire du travail de terrain avec Richard Leakey au lac Turkana), j’avais été amené à écrire un essai intitulé « L’égalité des hommes est un accident de l’histoire »59. J’y avais soutenu que c’était tout à fait par hasard que les ancêtres communs à tous les êtres humains modernes avaient vécu, de façon surprenante, très récemment, et que cette circonstance avait pour corollaire que tous les groupes appelés « races » sont effectivement égaux du point de vue de leurs capacités biologiques (même si les individus au sein des groupes peuvent différer énormément, bien sûr).

Je n’ai pu m’empêcher de repenser à ce thème quand j’ai visité, lors d’un nouveau voyage plus récent, de nombreux lieux au Kenya, au Malawi et au Zimbabwe, où des êtres humains espéraient, désespéraient et luttaient. (Cette fois-ci, j’ai voyagé en Afrique en tant que membre du conseil d’administration de la fondation Rockefeller ; avec d’autres membres, nous avions pour objectif de nous informer sur de nombreux programmes sociaux, médicaux et agricoles : par exemple, nous avons visité une clinique consacrée au traitement des maladies transmises par voie sexuelle chez les prostituées de l’un des plus misérables bidonvilles de Nairobi, et examiné une série de plans destinés à améliorer la production de blé dans des villages affreusement pauvres du Malawi.)

L’un des moments les plus mémorables de ce voyage a été constitué par une matinée passée à discuter avec des paysannes d’un petit village du Malawi. Nous disposions de suffisamment de temps pour bien étudier les problèmes, écouter et observer avec la plus grande attention. Mon esprit vagabondait entre plusieurs sujets, mais ne pouvait s’empêcher de revenir sans cesse à l’un d’eux, en particulier. On ne pouvait imaginer plus grande différence entre les conditions dont relevaient les individus en présence : d’un côté, un professeur américain d’âge mûr, enseignant dans l’une des universités du nord-est des États-Unis ; de l’autre, une paysanne du Malawi, âgée de vingt-cinq ans, mère de cinq enfants (le plus âgé ayant déjà onze ans), et disposant d’un revenu annuel pour sa famille d’environ quatre-vingts dollars. Pourtant, son rire, les expressions de son visage, ses gestes, ses espoirs, ses craintes, ses aspirations, ses passions, n’étaient pas différents des miens. On peut comprendre la thèse de l’unicité humaine de façon purement intellectuelle et scientifique ; mais elle signifie aussi que tous les êtres humains appartiennent à la seule et même entité biologique, autrement dit, qu’ils font partie de la même unité. Tant que l’on n’a pas fait de cette connaissance une prise de conscience vécue de façon sensible, on ne peut pas vraiment comprendre le sens profond de la notion de compassion.

Si notre époque, au sein des temps géologiques, est donc très particulière, dans la mesure où elle a vu se substituer au riche buissonnement qui a prévalu durant la plus grande partie de l’histoire évolutive des hominidés une unité biologique inhabituelle, sous-tendant une fascinante diversité culturelle, pourquoi ne pas tirer parti de ce cadeau ? Une occasion de ce genre ne s’est même jamais présentée à nous durant la plus grande partie de l’existence de notre espèce sur la Terre ; mais c’est maintenant le cas. Pourquoi, dans ces conditions, n’avons-nous pas réussi jusqu’ici à saisir l’occasion majeure de salut qui nous est offerte par notre unité biologique ? Nous pourrions pourtant la saisir, réellement. Pourquoi ne pas essayer la fraternité ?