Les exemples illustrant ce renversement des conceptions traditionnelles s’accumulent depuis une quinzaine d’années. Le premier cas ayant ouvert la voie a été celui des gènes homéotiques des insectes : il s’agit de gènes qui confèrent leur identité propre à chacun des segments (ou anneaux) du corps de ces animaux, en déterminant le développement des antennes, des pièces buccales, des pattes, etc., à l’emplacement convenable. Ces mêmes gènes ont été aussi découverts, sous une forme à peine altérée, chez les vertébrés. (Les gènes homéotiques ont été identifiés pour la première fois chez de drôles de mutants dont certains organes se trouvaient en des emplacements du corps erronés, par exemple des pattes se développant sur la tête à la place des antennes. Chez Drosophila, les gènes homéotiques se présentent regroupés en deux séries, figurant toutes deux sur le même chromosome. De façon intéressante, chez les vertébrés, on observe ces mêmes séries, mais en nombre multiplié : il s’agit ainsi de quatre séquences réparties sur quatre chromosomes.) Ces gènes de vertébrés homologues de ceux des insectes ne sont cependant pas responsables de la segmentation fondamentale de la colonne vertébrale (ce qui prouve, à l’inverse, que les segments des insectes ne sont pas de simples homologues des vertèbres, comme Geoffroy Saint-Hilaire l’avait originellement proposé). Mais des gènes homéotiques vertébraux régulent effectivement la segmentation embryonnaire du cerveau moyen et postérieur, et ils influent fortement sur d’autres structures répétitives importantes, déterminant, par exemple, le positionnement des nerfs crâniens le long de l’axe du corps.
Un deuxième cas a ensuite sérieusement secoué l’exemple classique de convergence cité par tous les manuels, à savoir les paires d’yeux existant dans trois grands embranchements : les vertébrés, les arthropodes (les yeux à multiples facettes des mouches en constituant ici l’exemple fondamental), et les mollusques (en particulier, les yeux à cristallin des calmars, au fonctionnement si semblable au nôtre, mais construits à partir de tissus différents). Nous avions toujours estimé que ces yeux étaient apparus à trois reprises dans ces embranchements, de façon complètement indépendante, parce qu’ils diffèrent considérablement dans leur organisation anatomique fondamentale. Et nous avions considéré que cette convergence supposée constituait l’exemple de choix illustrant la capacité de la sélection naturelle à engendrer des organes de fonction similaires et optimaux, mais construits au moyen de matériaux différents, et apparus à partir de points de départ complètement distincts. Mais nous savons maintenant que les yeux, dans ces trois embranchements, se développent tous, durant l’embryogenèse, selon une voie génétiquement contrôlée en grande partie par un même gène (appelé Pax-6 chez les vertébrés), présent dans ces trois lignages, parce qu’il a été hérité d’un ancêtre commun, et restant assez semblable chez chacun d’eux pour fonctionner de manière interchangeable (car la version de ce gène qui existe chez la mouche est capable d’induire des yeux chez les vertébrés et vice versa). Les réalisations finales diffèrent de façon importante (l’œil à multiples facettes de la mouche n’est pas homologue de notre œil à cristallin unique), mais leurs voies de développement respectives dérivent d’une même voie ancestrale, de sorte qu’on ne peut plus considérer les yeux de ces différents embranchements comme illustrant un pur phénomène de convergence.
Le renversement d’opinion qui s’est opéré au cours de la décennie écoulée a été proprement étonnant. Mayr soutenait naguère que nous ne devrions même pas nous soucier de rechercher des homologies génétiques et des voies embryogéniques communes entre embranchements distincts. Nous sommes maintenant passés à l’autre extrême, et nous nous étonnons lorsque, ayant découvert un gène de développement fondamental chez Drosophila, nous n’en trouvons pas l’homologue chez les vertébrés. Charles B. Kimmel a commencé un récent article sur ce sujet en écrivant : « Nous en sommes au point de trouver plus surprenant de constater que tel gène de régulation étudié chez la souris ne possède pas d’homologue chez Drosophila, que d’observer qu’il en a. En effet, nous savons maintenant que les gènes agissant au cours du développement ont été extrêmement conservés au cours de l’évolution. »
Cependant, j’ai l’impression que je n’ai pas encore complètement assimilé ce changement (bien que la nouvelle façon de voir flatte mes espoirs et conforte parfaitement mes présupposés théoriques), car je n’avais jamais imaginé que la théorie sur l’unité des embranchements, que j’avais toujours trouvée passionnante (l’hypothèse du retournement de Geoffroy Saint-Hilaire), puisse être sans doute vraie. Le plan fondamental d’organisation du corps, de l’avant vers l’arrière ? très bien. Les yeux ? pourquoi pas ? Mais le ventre des arthropodes comme dos des vertébrés ? de la sottise, bien que l’idée soit intéressante !
Et pourtant, la théorie du retournement de Geoffroy Saint-Hilaire, reformulée correctement dans le langage de la génétique moderne et de la biologie du développement, se révèle être vraie. Dans plusieurs articles, publiés ces deux dernières années, et s’appuyant sur des travaux principalement réalisés dans le laboratoire de Eddy M. De Robertis à l’université de Californie de Los Angeles, ainsi que dans celui de Ethan Bier à l’université de Californie de San Diego, toutes les grandes lignes de la théorie du Français ont été confirmées de manière frappante, transposées en termes contemporains (voir surtout Holley et al., 1995 ; De Robertis et Sasai, 1996 ; François et al., 1994 ; François et Bier, 1995).
Cette confirmation a commencé avec le séquençage d’un gène de vertébré appelé chordin. Chez le crapaud Xenopus (mais aussi, semble-t-il, chez tous les vertébrés), le gène chordin code pour une protéine qui intervient dans le façonnement de la face dorsale (supérieure) de l’embryon en cours de développement, et joue un rôle important dans la formation du tube nerveux dorsal. Quand les scientifiques cités ci-dessus ont recherché s’il existait un gène correspondant chez Drosophila, ils ont découvert, à leur grande surprise, que le gène chordin présente une ressemblance suffisante avec le gène appelé sog pour que l’on puisse affirmer avec certitude qu’ils sont homologues et dérivent d’un même ancêtre commun. Mais sog est exprimé au niveau de la face ventrale (inférieure) de la larve de Drosophila, où il détermine la formation des chaînes nerveuses ventrales. Ainsi, le même gène (par descendance d’un ancêtre commun) est responsable de l’édification du tube nerveux dorsal chez les vertébrés et des chaînes nerveuses ventrales chez Drosophila, conformément à la vieille thèse de Geoffroy Saint-Hilaire selon laquelle le dos des vertébrés est le ventre des arthropodes, et que les deux embranchements peuvent être mis en correspondance sur le plan structural, au moyen d’un retournement.
Cette observation intéressante ne suffit pas à elle seule à confirmer la théorie du Français, mais De Robertis et ses collègues en ont apporté des preuves définitives grâce à deux découvertes supplémentaires. Premièrement, ils ont trouvé qu’un gène majeur responsable de l’édification de la face dorsale chez la mouche (appelé decapentaplegic, ou dpp) possède un homologue chez les vertébrés (appelé Bmp-4) qui façonne le côté ventral de Xenopus : c’est un autre retournement compatible avec l’hypothèse de Geoffroy Saint-Hilaire. En outre, l’ensemble de ces gènes semble fonctionner de la même façon dans les deux embranchements, mais inversée. Autrement dit, dpp, diffusant du haut vers le bas, peut agir à l’encontre de sog et supprimer la formation des chaînes nerveuses ventrales chez Drosophila, tandis que Bmp-4 (l’homologue de dpp), diffusant du bas vers le haut, peut agir à l’encontre de chordin (l’homologue de sog) et supprimer la formation du tube nerveux dorsal chez les vertébrés. (La figure de la page suivante, tirée des publications originales, montre les rapports en question bien mieux que ne peuvent le faire des mots.)
Deuxièmement, ces scientifiques ont aussi trouvé que le gène de la mouche peut fonctionner chez l’homme et vice versa. Le gène chordin des vertébrés est capable d’induire la formation de tissu nerveux ventral chez la mouche, et le gène sog de la mouche est capable d’induire la formation de tissu nerveux dorsal chez les vertébrés. Je considère que ces trois découvertes apportent la preuve exacte et bien étayée de la vieille théorie du retournement de Geoffroy Saint-Hilaire.
En outre, les résultats actuels confirment la version donnée par le Français et non les hypothèses avancées par la suite en faveur d’une évolution linéaire. Ils ne soutiennent pas la notion stupide selon laquelle, à un moment décisif dans la marche au progrès de l’évolution, un arthropode aurait littéralement exécuté un mouvement de retournement pour devenir le premier vertébré. En fait, comme Geoffroy Saint-Hilaire l’a soutenu, il y a longtemps, les deux embranchements possèdent bien un même plan d’organisation, mais orienté de façon inverse. En évoluant de leur côté à partir d’un ancêtre commun, les vertébrés ont orienté le même plan d’une certaine façon, les annélides et les arthropodes, dans la direction opposée. L’évolution a fait preuve d’énormément d’ingéniosité et de flexibilité, en réemployant à de multiples reprises une même série de gènes et de voies de développement dans un contexte fait de quantité de milieux et de modes de vie différents. Ainsi notre fraternité et notre fonds commun, comme les eaux dormantes de la légende, viennent de bien plus loin98 que nous n’aurions jamais osé l’imaginer. L’empreinte du passé imprègne fortement les grandes lignes des plans d’organisation qui ont été mis en place dans l’évolution.
Pour terminer sur une note à vrai dire extravagante, les amateurs de films de série B se rappelleront l’un des grands classiques de ce genre : la version originale de The Fly, celle dont le héros est incarné par Vincent Price (et non pas cet affreux « remake » avec Jeff Goldblum, interprétant le héros hybride)99. Rappelez-vous l’inoubliable dernière scène : la mouche à tête d’homme piégée dans la toile d’araignée, et madame Huit-Pattes qui s’avance pour exécuter son horrible travail. D’une voix perçante de peur, la mouche ne cesse de crier : « À l’aide, à l’aide ! » Finalement, et par miséricorde (car la tête de la mouche sur le corps d’homme est morte, et les deux créatures ne peuvent donc plus, désormais, être démêlées et correctement reconstituées), un autre personnage jette une pierre sur la toile, pour mettre fin aux souffrances de l’homme-mouche (« Ils achèvent bien les chevaux, n’est-ce pas ? »). Peut-être que dans le prochain « remake », à ce moment précis, au lieu de jeter la pierre, le personnage pourrait plutôt proposer à la victime un conseil d’inspiration zoologique : « Retourne-toi, car tu peux ainsi devenir un homme. »