V.
Faits et théories
de l’évolution
14. Des magistères
qui ne se recouvrent pas
Les lieux incongrus sont souvent à l’origine d’histoires qui sortent de l’ordinaire. Au début de 1984, j’ai passé plusieurs jours au Vatican, où j’étais hébergé dans un hôtel édifié pour accueillir les prêtres en voyage. Tandis que je ruminais d’intrigantes questions (par exemple, à quel usage avait-on bien pu destiner le bidet figurant dans chaque salle de bains ?) et m’inquiétais de savoir si je ne pouvais pas avoir autre chose que de la confiture de prunes sur mes tartines au petit déjeuner (pourquoi la corbeille collective ne contenait-elle que des centaines de parts de confiture de prunes toutes identiques et pas une seule, disons, de confiture de fraises ?), je fis l’expérience (une de plus) de l’une de ces innombrables situations qui, mettant en lumière les contrastes entre cultures différentes, nous ouvrent des horizons nouveaux et rendent la vie si intéressante. Notre groupe de scientifiques (venus à Rome pour participer à un colloque sur l’hiver nucléaire, organisé par l’Académie pontificale des sciences) partageait l’hôtel avec un groupe de jésuites italiens et français, qui étaient en même temps des scientifiques professionnels. Un jour, à déjeuner, ces prêtres m’ont invité à venir à leur table pour m’interroger sur un problème qui les troublait. Que se passait-il en Amérique, m’ont-ils demandé, avec toutes ces polémiques sur le « créationnisme scientifique » ? L’un d’eux m’a posé la question : « Est-ce que la théorie de l’évolution rencontre vraiment des difficultés actuellement, et, si oui, de quelle nature sont-elles ? On m’a toujours dit qu’il n’y avait pas de contradiction fondamentale outre l’évolutionnisme et la religion catholique, et que les preuves en laveur de l’évolution sont complètement satisfaisantes et convaincantes. Est-ce que j’ai laissé passer quelque chose ? »
Il s’en est suivi une conversation animée où se mêlaient le français, l’italien et l’anglais, et qui a duré près d’une demi-heure ; mais tous les prêtres parurent rassurés par mon message global : « La théorie de l’évolution n’a nullement été mise en difficulté ; aucun argument nouveau n’a été présenté. Le créationnisme est un phénomène local qui s’explique par l’histoire socioculturelle des États-Unis ; c’est un mouvement minoritaire (qui tend malheureusement à le devenir moins, actuellement) lancé par des fondamentalistes protestants qui sont convaincus que tous les mots de la Bible sont à prendre à la lettre, quel qu’en soit le sens. » Nous nous sommes séparés, tous satisfaits, mais j’ai vraiment été surpris par le rôle que j’avais été appelé à jouer, moi, l’agnostique juif, essayant de rassurer un groupe de prêtres catholiques en leur expliquant que la théorie de l’évolution demeurait à la fois vraie et totalement compatible avec la croyance religieuse.
Autre histoire dans le même registre : on me demande souvent si je n’ai jamais été confronté au créationnisme directement dans les cours que je donne aux étudiants de licence à Harvard. Je réponds qu’en trente ans d’enseignement je n’ai eu affaire qu’une seule fois à ce type d’incident. Un jeune étudiant de première année, très sincère et sérieux, est venu me voir à mon bureau pour me poser une question qui, à n’en pas douter, le tourmentait profondément. Il me dit : « Je suis un chrétien fervent, et n’ai jamais eu de raison de douter de l’évolution, une notion à la fois passionnante et bien démontrée. Mais mon camarade de chambre, protestant évangélique77 militant, me soutient, avec passion, que je ne peux pas être à la fois bon chrétien et évolutionniste. Alors, dites-moi, est-ce qu’on peut à la fois croire en Dieu et en l’évolution ? » De nouveau, je me contins du mieux que je pus, et fis mon devoir d’intellectuel : je le rassurai en lui disant que la théorie de l’évolution était à la fois vraie et entièrement compatible avec la croyance chrétienne (c’est une position à laquelle j’adhère sincèrement, mais, encore une fois, je m’étais trouvé dans une situation bien étrange pour un juif agnostique).
Ces deux histoires illustrent un point capital, qui ne retient pas souvent l’attention, mais qui est absolument essentiel si l’on veut comprendre le statut et l’impact de la doctrine fondamentaliste, politiquement puissante, qui s’est auto-intitulée, au prix d’un oxymoron, « créationnisme scientifique » : cette doctrine affirme que la Bible est littéralement vraie, que tous les organismes ont été créés au cours de six jours de vingt-quatre heures, que la Terre n’est âgée que de quelques milliers d’années, et que la théorie de l’évolution est donc nécessairement fausse. Le créationnisme n’oppose pas la science et la religion, car il n’existe pas de conflit de ce type (comme nous l’avons vu dans l’introduction de cet ouvrage). Le créationnisme ne s’appuie pas sur un problème technique qui n’aurait pas encore été résolu dans le domaine des notions de la biologie ou de l’histoire de la vie. Le créationnisme est un mouvement local et « clochemerlesque », qui ne possède un certain impact qu’aux États-Unis, parmi les pays occidentaux, et qui n’est repris que par le petit nombre des Églises protestantes américaines admettant l’inerrance de la Bible, donc vraie à la virgule près.
Je ne doute pas qu’on puisse trouver occasionnellement une sœur qui préfère enseigner le créationnisme dans le cours de biologie de son école paroissiale, ou un rabbin qui fasse de même dans sa propre institution scolaire. Mais le créationnisme, fondé sur la vérité littérale de la Bible, n’a guère de sens pour les catholiques ou les juifs, car aucune de ces deux religions n’enseigne traditionnellement que la Bible doit être considérée comme littéralement vraie plutôt que comme un texte éclairant, utilisant en partie des métaphores et des allégories (facteurs essentiels de toute bonne écriture), et demandant à être interprété pour bien le comprendre. La plupart des Églises protestantes, bien sûr, ont la même position (nonobstant le courant marginal du fondamentalisme).
La thèse que je viens juste d’illustrer par le biais de mes histoires personnelles représente l’attitude classique actuelle de toutes les grandes religions occidentales (et de l’ensemble de la science occidentale). (Je ne peux, par ignorance, parler des religions orientales, même si je les soupçonne, pour la plupart d’entre elles, d’adopter une position sans doute équivalente.) L’absence de conflit entre la science et la religion provient d’une absence de recouvrement entre leurs domaines respectifs : la science s’occupe de la nature concrète de l’univers, tandis que la religion est en quête de valeurs morales et de sens spirituel. Pour atteindre à la sagesse au cours d’une vie, il faut prêter la plus grande attention à chacun de ces deux domaines : un grand livre nous enseigne en effet que la vérité peut nous rendre libre et que nous pouvons vivre en harmonie avec nos prochains dès lors que nous avons appris à vivre de façon juste, à compatir et à marcher humblement.
Dans le contexte de cette position classique, j’ai été extrêmement étonné par la déclaration du pape Jean-Paul II faite le 22 octobre 1996 devant l’Académie pontificale des sciences, le même corps savant qui avait parrainé mon voyage antérieur au Vatican. Dans ce texte, intitulé « La vérité ne peut pas contredire la vérité », le pape a soutenu à la fois que la théorie de l’évolution était prouvée et qu’elle était compatible avec la doctrine religieuse catholique. Les journaux du monde entier y ont fait écho par de gros titres à la une, par exemple le New York Times du 25 octobre : « Le pape confirme le soutien de l’Église à la conception scientifique de l’évolution. »
Je sais bien que certains jours les médias sont en manque de nouvelles sensationnelles, et que c’était justement le cas à ce moment. Cependant, je n’ai pu m’empêcher de ressentir un immense étonnement devant l’attention qui était ainsi prêtée à la déclaration du pape (tout en étant plus ou moins content, bien sûr, car nous avons besoin du maximum de soutien dans les médias, surtout lorsqu’il émane d’autorités morales respectées et extérieures à la science). L’Église catholique ne s’oppose pas à la théorie de l’évolution et n’a aucune raison de le faire. Pourquoi le pape avait-il donc pris la peine de faire cette déclaration ? Et pourquoi la presse l’avait-elle reprise avec tant d’empressement, la nouvelle ornant la première page des journaux dans le monde entier ?
Ma première réaction, qui s’est bientôt révélée erronée, fut de penser que les journalistes, de par le monde, comprenant mal sans doute la relation entre la science et la religion, devaient donc donner beaucoup trop d’importance à un commentaire mineur fait par le pape. Peut-être, me dis-je, que la plupart des gens pensent réellement qu’il existe une guerre entre la science et la religion, et que la théorie de l’évolution ne peut s’accorder avec la croyance en Dieu. Dans ce contexte, la reconnaissance par le pape de la légitimité de l’évolution pourrait être, en effet, regardée comme une information de première grandeur, l’équivalent d’un événement qui ne s’est pas produit, mais qui aurait fait le plus grand bruit dans les journaux en 1640 : le pape Urbain VIII libérant son plus célèbre prisonnier de son assignation à résidence et lui présentant d’humbles excuses : « Désolé, Signor Galilei…, le Soleil, euh, est bien au centre de l’Univers. »
Mais j’ai découvert ensuite que cette attention considérable accordée par la presse n’était pas une erreur de journalistes anglophones non catholiques. Le Vatican lui-même avait publié le texte en question en le présentant comme une nouvelle d’intérêt exceptionnel. Et les journaux italiens en avaient même fait de plus gros titres et de plus grands articles. Le quotidien conservateur Il Giornale, par exemple, avait proclamé : « Selon le pape, il est possible que nous descendions des singes. »
Manifestement, je n’y étais pas ; quelque chose de nouveau ou de surprenant devait se cacher dans la déclaration du pape, qui provoquait tout ce bruit. Je me demandais ce que cela pouvait bien être, surtout que, comme je l’ai vérifié par la suite, mon diagnostic initial était bien exact, à savoir que l’Église catholique accorde une grande importance à la recherche scientifique, considère que la science ne représente pas une menace pour la religion en général ou pour la doctrine catholique en particulier, et accepte depuis longtemps à la fois que l’évolution soit un domaine de recherche légitime et que l’harmonie puisse régner entre les thèses évolutionnistes et la religion catholique.
En tant qu’ancien électeur de Tip O’Neill78, je sais, bien sûr, que « les ressorts de toute politique sont de nature locale », et que le Vatican avait sans nul doute ses propres raisons internes, qui me restent complètement inconnues, d’annoncer que le pape soutenait la théorie de l’évolution par le biais d’une déclaration de grande importance. Cependant, je me suis dit qu’il devait me manquer quelque élément essentiel, ce qui me mit de mauvaise humeur. Je me suis ensuite rappelé la règle fondamentale de toute recherche dans le domaine des idées : lorsque quelque chose paraît déconcertant, cela ne fait jamais de mal de lire les documents primordiaux (principe plutôt simple et allant de soi, mais qui semble pourtant avoir complètement disparu de vastes secteurs de la vie culturelle en Amérique).
Je savais que le pape Pie XII (qui n’est pas l’un des personnages de l’histoire du vingtième siècle que je préfère, c’est le moins qu’on puisse dire) avait fait la déclaration de base dans une encyclique de 1950, intitulée Humani generis. Je connaissais la teneur de son message : les catholiques pouvaient croire tout ce que la science disait sur l’évolution du corps humain, aussi longtemps qu’ils acceptaient l’idée que, au moment choisi par Dieu, celui-ci avait insufflé l’âme dans l’organisme. Je savais aussi que cette thèse ne me posait pas de problèmes, car, indépendamment de mes conceptions personnelles sur l’âme, la science ne peut s’attaquer à ce type de sujet et, par conséquent, ne peut pas se sentir menacée par les prises de position théologiques sur cette question légitimement et intrinsèquement religieuse. Pie XII, en d’autres termes, avait correctement compris et respecté l’idée selon laquelle la science et la religion s’occupent de domaines distincts. Ainsi, je pensais être en complet accord avec Humani generis, mais je n’avais jamais lu ce texte dans son entier (circonstance qui, de nos jours, n’est pas souvent perçue comme un empêchement lorsqu’il s’agit d’afficher une opinion).
J’ai rapidement obtenu les textes en question par un moyen plutôt inattendu : Internet. (Ainsi donc, le pape est « en ligne », de façon très visible, tandis qu’un luddite comme moi ne l’est pas79. C’est pourquoi je me suis assuré le concours d’un collègue, internaute accompli, pour pêcher les documents recherchés. J’aime bien ce renversement des stéréotypes : une institution religieuse se montrant tout à fait « branchée », et un scientifique « vieux jeu ».) Ayant maintenant lu en entier l’encyclique Humani generis de 1950 du pape Pie XII et la déclaration du pape Jean-Paul II de 1996, je comprends finalement pourquoi cette dernière a paru si nouvelle, si révélatrice, et a mérité tous ces gros titres en première page. Et il ne pouvait pas y avoir de message plus agréable pour les évolutionnistes et les amis à la fois de la science et de la religion.
Le texte de Humani generis porte sur le magisterium (ou autorité doctrinale) de l’Église, mot qui ne renvoie pas à la notion de majesté ou de domination impériale incontestable, mais à celle, bien différente, de l’enseignement, (en latin, magister signifie « enseignant »). Nous pouvons, je crois, adopter ce mot et ce concept pour cerner le message central de cet essai et exposer la solution théorique du problème constitué par l’hypothétique « conflit » ou « guerre » entre la science et la religion. Normalement, il n’existe pas de tel conflit, car chacune de ces deux catégories de la pensée humaine possède en propre son magistère (ou domaine d’autorité doctrinale), et l’un et l’autre ne se recoupent pas : il s’agit d’un principe que je désignerais ici du sigle « NORMA » (pour « non-recouvrement des magistères »). La science s’occupe du domaine de la réalité empirique et cherche à savoir de quoi est fait l’univers (recensement des faits) et pourquoi il fonctionne de cette façon (élaboration de théories). La religion s’occupe des valeurs morales et du sens. Ces deux magistères ne se recoupent pas, et ils ne recouvrent pas non plus tous les sujets de questionnement (pensez, par exemple, pour commencer, au magistère de l’art et au sens de la beauté). Pour se référer aux clichés habituels, les scientifiques recherchent l’âge des roches, tandis que la religion s’occupe du « rocher des siècles » ; nous étudions la façon dont marche le ciel, et elle nous enseigne comment y aller80.
La solution du conflit (supposé) entre la science et la religion pourrait rester toujours parfaitement claire si leurs magistères respectifs étaient situés très loin l’un de l’autre, séparés par un vaste territoire vide. Mais, en réalité, ils ont de très nombreux points de contact, et s’interpénètrent de façon merveilleusement complexe le long de leur frontière commune. Un grand nombre des questions les plus profondes que nous nous posons renvoient à différents aspects des deux magistères, constituant les diverses parties d’une réponse complète, et il peut être difficile, dans ces conditions, de distinguer ce qui relève légitimement de l’un et de l’autre. Pour ne citer que deux vastes questions mettant en jeu des faits relevant à la fois de l’évolution des espèces et des arguments moraux : Puisque l’évolution a fait de nous les seuls organismes sur la Terre dotés d’une conscience complexe, qu’est-ce que cela implique pour l’homme en terme de responsabilité à l’égard des autres espèces ? En quoi la perception de nos liens généalogiques avec les autres espèces peut-elle influer sur le sens que nous donnons à la vie humaine ?
L’encyclique Humani generis de Pie XII est imprégnée d’un esprit extrêmement traditionaliste. Écrite par un homme profondément conservateur, elle s’attaque à tous les mouvements en « isme » et à tous les scepticismes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale qui ont donné un contenu à la lutte pour reconstruire un monde respectant la personne humaine, après l’Holocauste. Ce texte a pour sous-titre : « Sur certaines opinions fausses qui menacent de ruiner les fondements de la doctrine catholique », et il commence par un appel à la mobilisation :
Les dissentiments et les erreurs des hommes en matière religieuse et morale, qui ont toujours été pour les honnêtes gens et avant tout pour les vrais fils de l’Église, la cause d’une très vive douleur, le sont particulièrement aujourd’hui où nous voyons de toutes parts attaqués les principes mêmes de la culture chrétienne.
Pie XII s’en prend tour à tour aux différents ennemis extérieurs de l’Église : le panthéisme, l’existentialisme, le matérialisme dialectique, l’historicisme et, bien sûr, par-dessus tout, le communisme. Il note ensuite, avec tristesse, que certains membres de l’Église, bien intentionnés, sont récemment tombés dans un dangereux relativisme (« un égalitarisme et pacifisme religieux, au nom duquel tous les points de vue sont égaux ») afin d’attirer à eux tous ceux qui désirent embrasser la religion chrétienne mais ne veulent pas accepter en particulier le magistère catholique.
Parlant comme un conservateur acharné, Pie XII se lamente :
Ces nouveautés ont déjà produit des fruits empoisonnés dans toutes les parties de la théologie. […] Quelques-uns se demandent si les anges sont des créatures personnelles, si la matière diffère essentiellement de l’esprit. […] Il s’en trouve pour soutenir que la doctrine de la Transsubstantiation, fondée, disent-ils, sur une notion philosophique vieillie de la substance, doit être corrigée, de telle sorte que la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie se réduise à une sorte de symbolisme.
Le pape mentionne en premier lieu l’évolution, pour dénoncer les explications erronées auxquelles arrivent, par une application exagérée, les exécrables partisans de tous les courants de pensée étiquetés en « isme » :
Certains, sans prudence ni discernement, prétendent que l’évolution explique l’origine de toute chose. […] Cette hypothèse, précisément, sert aux dirigeants communistes pour propager plus efficacement et mettre en avant leur matérialisme dialectique et faire disparaître des esprits toute notion de Dieu.
La déclaration majeure de Pie XII sur l’évolution figure vers la fin de l’encyclique (paragraphes 35 à 37). Elle admet la thèse classique des magistères qui ne se recouvrent pas (NORMA) et commence en reconnaissant que l’évolution se situe en un domaine délicat où les points de contact sont nombreux entre eux. « Il nous reste à dire quelques mots de questions qui se rapportent aux sciences positives, mais sont en rapport plus ou moins étroit avec les vérités de la foi81. »
Le pape formule ensuite cette position bien connue qui autorise les catholiques à accepter tous les aspects de l’évolution du corps humain (en tant que données concrètes relevant du magistère de la science) à condition d’admettre que l’âme, créée par Dieu, y a été insufflée par Lui (notion religieuse relevant du magistère de la religion).
L’Église n’interdit pas que la doctrine de l’évolution, pour autant qu’elle recherche si le corps humain fut tiré d’une matière déjà existante et vivante – car la foi catholique nous oblige à maintenir l’immédiate création des âmes par Dieu –, dans l’état actuel des sciences et de la théologie, soit l’objet de recherches et de discussions de la part des savants de l’un et de l’autre parti.
Jusqu’ici, je n’avais rien trouvé de surprenant dans Humani generis, rien qui puisse satisfaire ma perplexité par rapport à la nouveauté supposée de la récente déclaration de Jean-Paul II. Mais en allant un peu plus loin dans le texte, je me suis aperçu que Pie XII en disait davantage sur l’évolution, quelque chose que je n’avais jamais vu cité, et qui rend, en effet, intéressante la prise de position du pape actuellement en exercice. En bref, Pie XII a affirmé avec force que la théorie de l’évolution est peut-être légitime en principe, mais qu’elle n’a pas été prouvée et qu’elle pourrait peut-être bien se révéler complètement fausse. D’ailleurs, on a vraiment l’impression que le pape aurait bien aimé que ce dernier cas se réalise.
Tout de suite après la citation précédente, Pie XII nous met en garde sur la façon dont doit être correctement menée la recherche sur l’évolution :
Cependant, cela doit être fait de telle sorte que les raisons qui favorisent ou combattent l’une ou l’autre opinion soient exprimées et jugées avec le sérieux nécessaire, modération et mesure. […] Certains outrepassent cette liberté de discussion en faisant comme si on avait déjà établi de façon absolument certaine, avec les indices que l’on a trouvés et ce que le raisonnement en a déduit, l’origine du corps humain à partir d’une matière déjà existante et vivante ; et cela, comme s’il n’y avait rien dans les sources de la révélation divine qui, en ce domaine, impose la plus grande modération et la plus grande prudence.
En fait, Pie XII accepte de façon générale le principe du non-recouvrement des magistères, au nom duquel les catholiques peuvent prendre en compte l’hypothèse de l’évolution en ce qui concerne le corps humain, à condition d’admettre que Dieu y a insufflé l’âme. Mais il offre ensuite, « paternellement », aux scientifiques son avis (de Saint-Père) sur la validité de l’évolution en tant que concept scientifique : cette notion, dit-il en substance, n’est pas encore prouvée, et vous devez tous être particulièrement prudents, parce que l’évolution soulève de nombreuses questions troublantes se situant exactement à la frontière de mon magistère.
On peut comprendre cette seconde prise de position de deux façons assez différentes : soit il s’agit d’une incursion gratuite au sein d’un magistère qui n’est pas le sien ; soit il s’agit d’un conseil visant à rendre service, émis par une personnalité extérieure, intelligente et se sentant concernée. En tant qu’homme de bonne volonté, et dans l’intérêt de la conciliation, je ne demande pas mieux que de me ranger à la deuxième interprétation.
Quoi qu’il en soit, c’est ce second point de vue rarement cité (« l’évolution reste une conception à la fois non prouvée et un brin dangereuse »), et non le premier, bien connu, sur le principe du NORMA (« les catholiques peuvent accepter la notion d’évolution du corps dès lors qu’ils admettent que l’âme y a été insufflée par Dieu »), qui donne son caractère nouveau et intéressant à la récente déclaration de Jean-Paul II.
Ce dernier a commencé par rappeler, brièvement, l’encyclique plus ancienne de Pie XII, en réaffirmant, en particulier, le principe du NORMA. Il n’y a donc là rien de nouveau et rien qui se prête à un battage médiatique :
Dans son encyclique Humani generis (1950), mon prédécesseur Pie XII avait déjà affirmé qu’il n’y avait pas d’opposition entre l’évolution et la doctrine de la foi sur l’homme et sur sa vocation.
Pour bien montrer comment fonctionne le principe du NORMA, Jean-Paul II pose un problème que l’on peut éventuellement envisager et en donne une solution parfaitement admissible : comment est-il possible de réconcilier le point de vue de la science postulant une continuité physique dans l’évolution humaine avec celui de l’Église catholique affirmant que l’âme a dû être insufflée dans le corps humain à un certain moment choisi par Dieu ?
Avec l’homme, nous nous trouvons donc devant une différence d’ordre ontologique, devant un saut ontologique, pourrait-on dire. Mais poser une telle discontinuité ontologique, n’est-ce pas aller à rencontre de cette continuité physique qui semble être comme le fil conducteur des recherches sur l’évolution, et cela dès le plan de la physique et de la chimie ? La considération de la méthode utilisée dans les divers ordres du savoir permet de mettre en accord deux points de vue qui sembleraient inconciliables. Les sciences de l’observation décrivent et mesurent avec toujours plus de précisions les multiples manifestations de la vie et les inscrivent sur la ligne du temps. Le moment du passage au spirituel n’est pas objet d’une observation de ce type.
La nouveauté, dans la déclaration de Jean-Paul II, qui justifiait l’attention des médias, se situe plutôt dans la profonde révision qu’il fait subir à la seconde position, rarement citée, de Pie XII : celle-ci, comme nous l’avons vu, consistait à dire que l’évolution, bien que théoriquement possible et compatible avec la religion, ne disposait que de peu de preuves en sa faveur, et pourrait même se révéler erronée. Jean-Paul II déclare, et je ne peux que dire « amen » et le remercier de l’avoir noté, qu’entre le moment où Pie XII a dressé son constat, c’est à-dire à l’époque où l’humanité se relevait à peine des ruines de la Seconde Guerre mondiale, et celui où il formule sa propre déclaration, presque à l’aube du troisième millénaire, un demi-siècle s’est écoulé. Or, durant ce laps de temps, les scientifiques ont tellement accumulé de données et perfectionné la théorie que l’évolution ne peut plus être mise en doute par toute personne de bonne volonté et d’intelligence normale :
Pie XII ajoutait […] que cette opinion [l’évolution] ne devrait pas être adoptée comme s’il s’agissait d’une doctrine certaine et démontrée. […] Aujourd’hui, près d’un demi-siècle après la parution de l’encyclique, de nouvelles connaissances conduisent à reconnaître dans la théorie de l’évolution plus qu’une hypothèse82. Il est en effet remarquable que cette théorie se soit progressivement imposée à l’esprit des chercheurs, à la suite d’une série de découvertes faites dans diverses disciplines du savoir. La convergence, nullement recherchée ou provoquée, des résultats des travaux menés indépendamment les uns des autres, constitue par elle-même un argument significatif en faveur de cette théorie.
En conclusion, Pie XII avait, à contrecœur, admis que l’évolution était une hypothèse légitime, mais il la regardait comme à peine soutenue par les faits et peut-être (il l’espérait manifestement) destinée à se révéler fausse. Jean-Paul II, près de cinquante ans plus tard, réaffirme la légitimité de la notion d’évolution en invoquant le principe du NORMA (rien de neuf, donc, ici), mais ajoute ensuite que de nouvelles données et de nouveaux aperçus théoriques placent maintenant la réalité de l’évolution au-delà de tout doute raisonnable. Les chrétiens sincères doivent à présent accepter l’évolution, non pas simplement comme une possibilité plausible, mais comme un fait effectivement prouvé. En d’autres termes, la doctrine catholique officielle sur l’évolution était passée de la position réticente de Pie XII en 1950 (« C’est pas vrai, n’est-ce pas83 ? Mais nous pourrions faire face, dans le cas contraire ») à celle, totalement compréhensive, de Jean-Paul II (« C’est prouvé ; nous reconnaissons toujours les faits de la nature et nous attendons avec plaisir d’intéressantes discussions sur le point de savoir quels en sont les corollaires dans le domaine religieux »). J’applaudis avec joie à ce changement, considérant que c’est un événement digne d’un évangile, puisque ce mot signifie littéralement « bonne nouvelle ». Mon domaine d’activité professionnelle relève du magistère de la science, mais j’apprécie le soutien qui lui est ainsi apporté par un éminent chef de file de l’autre grand magistère qui essaie d’éclairer la complexité de notre vie. Et je me rappelle les paroles de sagesse du roi Salomon : « Comme de l’eau fraîche pour une gorge altérée, ainsi est une bonne nouvelle venant d’un pays lointain » (Proverbes, 25, 25).
Tout comme la religion doit porter le faix de ses extrémistes, je dois faire face à certains de mes collègues scientifiques (dont quelques-uns sont particulièrement bien placés pour exercer de l’influence par leurs écrits) qui considèrent avec consternation ce mouvement de rapprochement entre magistères différents. À des personnes telles que moi, c’est-à-dire des scientifiques agnostiques qui apprécient favorablement ce rapprochement, exprimé tout particulièrement dans la récente déclaration du pape, ils disent : « Allons, soyez honnêtes ; vous savez pertinemment que la religion est une affaire de superstitions, de cerveaux brumeux et de personnes retardataires et vieux jeu. Si vous faites tout ce bruit autour du rapprochement entre science et religion, c’est parce que cette dernière est extrêmement puissante, et qu’il faut se montrer diplomate si l’on veut que le public soutienne la science. » Je ne crois pas que beaucoup de scientifiques soutiennent cette conception, mais une telle position me consterne ; et je vais donc terminer le présent essai en exprimant mon point de vue sur la religion, traduisant, je crois, le consensus existant pratiquement chez tous les scientifiques qui réfléchissent (et qui soutiennent le principe du NORMA aussi fermement que le pape).
Je ne suis pas, personnellement, croyant, ni religieux, dans le sens où je n’adhère à aucune institution ou pratique. Mais j’ai un grand respect pour la religion, et ce sujet me fascine depuis toujours, surpassant à mes yeux presque tous les autres (à quelques exceptions près, comme l’évolution et la paléontologie). Cela tient en grande partie à ce paradoxe historique extraordinaire qui a voulu que l’institution religieuse ait été responsable, tout au long de l’histoire occidentale, des horreurs les plus épouvantables en même temps que des manifestations les plus sublimes de la bonté humaine dans le cadre de circonstances héroïques. (Les horreurs se sont produites, me semble-t-il, lorsque, de temps en temps, les autorités religieuses se sont trouvées dotées d’un pouvoir séculier. L’Église catholique en a patronné un certain nombre, de l’inquisition aux massacres des protestants et des hérétiques ; mais cela s’explique essentiellement parce que cette institution a exercé un large pouvoir séculier durant une grande partie de l’histoire de l’Occident. Lorsque mon peuple a tenu un rôle analogue, mais plus brièvement et à l’époque de l’Ancien Testament, il a commis des atrocités semblables, qui s’appuyaient sur les mêmes justifications.)
Je suis convaincu, de tout mon cœur, qu’un concordat peut exister entre nos deux magistères, fondé sur le respect, peut-être même sur l’estime réciproque : il ne s’agit de rien d’autre que du principe du NORMA. Ce dernier représente une position assise sur des bases morales et intellectuelles, et n’est pas simplement un stratagème diplomatique. Il joue dans les deux sens. D’un côté, la religion ne peut plus désormais dicter quelles sortes de résultats doit trouver la science, puisque ce type de conclusion ne dépend en réalité que du magistère de cette dernière ; mais, de l’autre côté, les scientifiques ne doivent pas prétendre qu’ils sont plus capables que la religion de définir les catégories morales parce qu’ils ont une meilleure connaissance de la nature empirique du monde. Si les deux magistères admettent de reconnaître leurs limites respectives, cela a d’importantes conséquences pratiques, dans notre monde agité par tant de passions diverses.
La religion a trop d’importance pour trop de gens pour que l’on se permette d’écarter ou de dénigrer cette recherche de consolation qu’elle représente pour beaucoup. Je peux, par exemple, soupçonner dans mon for intérieur que la thèse du pape sur l’insufflation de l’âme par Dieu dans le cours de l’évolution humaine représente une concession à notre angoisse, un stratagème pour maintenir la croyance en la supériorité de l’homme, alors que le monde modelé par l’évolution n’alloue aucune position privilégiée à aucun organisme. Mais je sais aussi que la question de l’âme se situe hors du magistère de la science. Celle-ci ne peut prouver ou réfuter cette notion, et le concept d’âme ne met nullement en danger mon domaine d’activité professionnelle, et n’a d’ailleurs aucune influence sur lui. En outre, bien que je n’accepte pas personnellement la conception catholique de l’âme, je respecte la valeur métaphorique de cette notion, qui permet de donner une base aux discussions sur la morale, et de mettre en relief ce que nous apprécions le plus dans les facultés humaines : la disposition à respecter, à se soucier, et à livrer toutes ces luttes éthiques et intellectuelles que l’apparition de la conscience dans l’évolution nous a imposées.
D’un point de vue moral (que je ne déduis donc pas de mes connaissances sur le monde objectif), ma préférence va à la thèse, en forme de « douche froide », selon laquelle la nature est réellement capable de « cruauté » et d’« indifférence » (termes de morale complètement inappropriés) : en effet, elle n’existe pas « pour nous » – elle ignorait que nous allions venir (nous sommes, n’est-ce pas, des intrus de toute dernière minute, à l’échelle des temps géologiques) – et ne se soucie absolument pas de nous (métaphoriquement parlant). Je considère que cette façon de voir possède un contenu libérateur, et non pas décourageant, car elle nous met dans la position de construire librement notre morale par nous-mêmes (rien ne peut être plus important), et nous affranchit de l’illusion d’avoir à tirer passivement nos règles de morale des faits objectifs de la nature.
Mais je reconnais que ce genre de position effraie de nombreuses personnes et qu’une vision plus spiritualiste de la nature reste attrayante pour beaucoup (qui admettent la réalité objective de l’évolution, mais continuent à y chercher quelque sens intrinsèque en termes humains, en partant du magistère de la religion). Je comprends vraiment, par exemple, les affres de ce lecteur du New York Times dont la lettre a été publiée dans le numéro du 3 novembre 1996. Il y déclare soutenir la prise de position de Jean-Paul II, tout en reconnaissant qu’elle lui pose problème :
L’acceptation de l’évolution, exprimée par Jean-Paul II, me trouble beaucoup. Le problème de la douleur et de la souffrance, dans un monde créé par Dieu qui est tout amour et lumière, est assez difficile à comprendre, même pour un créationniste. Mais, du moins, ce dernier peut dire que la Création originelle, issue des mains de Dieu, était bonne, harmonieuse, innocente et douce. Que peut-on dire de l’évolution, voire de l’évolution envisagée sous l’angle spirituel ? La douleur et la souffrance, la cruauté irréfléchie et la terreur représentent ses moyens de création. Le moteur de l’évolution est constitué par la prédation broyant les chairs palpitantes des proies. […] Si l’évolution est vraie, ma foi va devoir affronter des mers tempétueuses.
Je ne suis pas d’accord avec ce lecteur, mais nous pourrions avoir ensemble une discussion passionnante. J’avancerais ma théorie de la « douche froide » ; il invoquerait (probablement) la question d’un sens spirituel intrinsèque gisant au sein de la nature, même s’il ne nous est guère apparent. Mais nous nous en trouverions tous deux éclairés et enrichis par une meilleure compréhension de ces profondes questions auxquelles il est impossible de répondre fondamentalement. C’est là, je pense, que se situent la plus grande utilité et la plus grande nécessité du principe du NORMA, le non-recouvrement des magistères de la science et de la religion. Il nous permet (en fait, nous impose) de tenir des discours respectant chacun des deux magistères, mais faisant constamment appel à chacun d’eux pour poursuivre la même quête : la sagesse. Si les êtres humains peuvent prétendre à une quelconque particularité, c’est celle-ci : nous sommes apparus dans l’évolution comme les seuls organismes obligés de réfléchir et de parler. Le pape Jean-Paul II me dirait sans doute que son magistère connaît depuis toujours cette particularité unique en son genre, car l’Évangile de saint Jean commence par la formule : « In principio erat Verbum » (« Au commencement était le Verbe »).
15. La loi de Boyle
et les détails de Darwin
Deux œuvres d’art à Florence illustrent magnifiquement la capacité des révolutions scientifiques à modifier notre façon de voir l’organisation de l’univers et la place qu’y tient l’homme. Dans la grande cathédrale Santa Maria del Fiore, est suspendu un tableau réalisé par Michellino, un artiste du quinzième siècle. Intitulé Dante e il suo poema (« Dante et son poème », autrement dit La Divine Comédie), il montre la totalité de l’univers. La Terre occupe le centre, symbolisé par la ville de Florence : Dante figure au milieu de celle-ci, et la magnifique coupole de la cathédrale, réalisée par Brunelleschi, se trouve à sa gauche (il y a là, bien sûr, un anachronisme, car Dante est mort en 1321, tandis que l’architecte y a édifié le grand dôme un siècle plus tard). À la droite de Dante, les âmes des damnés descendent vers l’enfer, tandis que celles promises au salut final montent lentement l’escalier en spirale du purgatoire. Les sept demi-cercles en haut du tableau représentent les sept corps célestes du système de Ptolémée, dont la Terre occupait le centre (les sept corps en question comprenaient les cinq planètes visibles, le Soleil et la Lune). Le monde plus lointain des étoiles fixes figure dans les coins du haut.
Si, par une courte marche, nous nous rendons ensuite à l’église franciscaine de Santa Croce, nous y trouvons la tombe de Galilée. Il regarde vers les cieux, dont l’étendue s’est trouvée immensément élargie grâce à lui, et tient un télescope dans la main droite. Sa main gauche enserre une petite sphère sans importance : la Terre. En l’espace de deux siècles (Galilée est mort en 1642), cette dernière était donc passée d’une représentation où elle occupait une position centrale à une autre, où elle n’avait plus qu’un statut périphérique ; de plus, dans la première, elle avait de vastes dimensions et dominait un univers de taille limitée, tandis que, dans la seconde, elle n’était plus qu’un petit morceau de pierre, perdu au sein d’un univers d’une inconcevable étendue.
Dans une célèbre déclaration, Sigmund Freud a soutenu que les révolutions scientifiques ne demandent pas seulement que les gens acceptent de reconstruire en fonction d’elles leur façon de voir l’organisation physique du monde ; elles sont vraiment achevées lorsqu’ils admettent que cette radicale révision implique une rétrogradation du statut de l’homme au sein de l’univers. Le père de la psychanalyse a ainsi affirmé que toutes les révolutions scientifiques importantes ont en commun cette caractéristique ironique d’avoir déboulonné l’homme des piédestaux qu’il s’était successivement construits pour se rassurer sur son statut cosmique élevé. Pour exprimer cela d’une autre façon, on peut encore dire que toutes les grandes révolutions font voler en éclats des piédestaux, et suscitent des résistances pour l’évidente raison que nous n’acceptons qu’à contrecœur de voir notre statut ainsi rétrogradé. Freud a nommément qualifié de majeures deux révolutions : celle de Copernic et de Galilée sur la physique des cieux, et celle de Darwin sur la nature de la vie. Malheureusement, cette dernière est encore de nos jours à l’état inachevé, parce que nous « arrangeons » les données de l’évolution de façon à préserver notre position élevée sur un piédestal : autrement dit, nous interprétons à tort le processus de l’évolution comme une accumulation prédictible d’améliorations, conduisant de façon progressive à l’apparition finale de l’intelligence humaine, en tant que couronnement.
Bien qu’il nous reste donc encore à nous accommoder de Darwin, la première révolution ayant conduit à réviser notre position dans le cosmos a été acceptée rapidement dans de larges cercles. En 1633, Galilée a comparu devant l’inquisition à Rome, et, sous la menace de la torture et de la mort, a abjuré officiellement sa conception héliocentrique de l’univers, fondée sur le modèle copernicien. Il a passé le reste de sa vie en assignation à résidence dans sa propriété d’Arcetri, près de Florence, où il mourut en 1642. La même année, Robert Boyle, qui était alors un adolescent riche voyageant à travers l’Europe (bientôt pourtant, il deviendra à son tour un grand physicien et chimiste), visita Florence et lut son Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, juste au moment où le maître était en train de mourir dans la localité voisine.
En 1688, homme d’âge mûr à son tour, Robert Boyle écrivit un célèbre traité sur la science et la religion intitulé Dissertation sur les causes finales des choses naturelles : où l’on se demande si l’homme de science étudiant ta nature doit les admettre, et si oui, avec quelles précautions ? Dans cet ouvrage, publié deux générations seulement après la mort de Galilée, Boyle démontre que la cosmologie copernicienne a bien fait voler en éclats le piédestal de l’héliocentrisme, et qu’elle est déjà effectivement acceptée de tout le monde, à cette date, ce qui indique que la première grande révolution au sens capital qu’en a donné Freud est réellement achevée. (L’intervalle de temps mis en évidence par cette observation présente une grande importance, car on pourrait soutenir que des siècles sont nécessaires pour faire voler en éclats des piédestaux : si Galilée s’est fait accepter de tous, mais non Darwin, c’est simplement, pourrait-on se dire, parce que le physicien italien a disposé de deux siècles d’avance sur le biologiste britannique. Mais dans la mesure où le piédestal de l’héliocentrisme s’est effondré durant le siècle même où vécut Galilée, on peut affirmer que nous avons largement eu assez de temps pour faire de même avec Darwin et le piédestal de l’anthropocentrisme. Or, nous n’y sommes pas arrivés, et cela veut donc dire que ce dernier est sans doute implanté de façon plus durable dans notre psychisme.)
Boyle pose la question de savoir si l’existence du Soleil et de la Lune, ainsi que leurs mouvements réguliers, apportent la preuve des capacités créatrices de Dieu et de sa bienveillance. Il commence par tourner en ridicule ceux qui voudraient soutenir l’ancien système géocentrique pour la raison que Dieu a fait toute chose pour le bénéfice de l’homme :
Je n’ose pas imiter leur hardiesse et affirmer que le Soleil, la Lune et toutes les étoiles, ainsi que d’autres corps célestes, ont été faits seulement dans le but de servir à l’homme… Ils soutiennent, par exemple, que le Soleil et d’autres énormes globes lumineux sont obligés d’être en mouvement perpétuel pour illuminer la Terre, parce qu’ils s’imaginent qu’il vaut mieux, pour l’homme, que ces corps lointains soient en mouvement perpétuel, plutôt que la Terre, qui est sa demeure.
Boyle se réfère ensuite plus explicitement au renversement du piédestal de l’héliocentrisme, affirmant que Dieu n’aurait sûrement pas créé un corps aussi énorme que le Soleil seulement dans le but d’illuminer un astre aussi minuscule et sans importance que la Terre :
Mais, en considérant les choses en tant que simple physicien, il ne semble pas très vraisemblable qu’un très Sage Agent ait créé d’énormes corps célestes tels que le Soleil et les étoiles fixes (particulièrement si nous supposons, comme le font les astronomes vulgaires, qu’ils se meuvent avec cette inconcevable rapidité qu’ils sont obligés de leur assigner) seulement ou principalement pour illuminer un petit globe qui, sans exagération, n’est qu’un petit point physique, comparé aux immenses espaces correspondant à ce que l’on appelle le ciel.
On ne peut pas s’attendre à ce que Boyle, qui écrivait cent cinquante ans avant Darwin, se soit attaqué au second piédestal (celui de l’anthropocentrisme), ni même qu’il ait mis en question la conception créationniste du monde vivant. Mais j’ai l’intention, dans le présent essai, de montrer comment la façon dont Boyle comprenait la « religion naturelle » éclaire la contribution britannique particulière aux traditions historiques qui rendent le piédestal de l’anthropocentrisme, visé par Darwin, si résistant à la démolition. Je vais montrer ensuite que le radicalisme philosophique de Darwin s’apprécie mieux à partir du moment où l’on comprend la théorie de la sélection naturelle comme une attaque directe et délibérée de la théologie naturelle de Boyle.
Robert Boyle (1627-1691), fils du premier comte de Cork, appartenait à une riche famille noble anglo-irlandaise. Après avoir fait ses études à Eton et vécu à l’étranger pendant plusieurs années, il passa sa période la plus productive sur le plan scientifique à Oxford, de 1658 à 1668, où il construisit une pompe pneumatique et réalisa ses expériences majeures sur les propriétés des gaz. (Sa plus célèbre découverte, appelée loi de Boyle, stipule que, à température constante, la pression d’une quantité donnée de gaz varie en proportion inverse de son volume.) Dans son plus grand ouvrage, The Sceptical Chemist [« Le chimiste sceptique »] (1661), Boyle a attaqué la théorie aristotélicienne des quatre éléments (terre, air, feu et eau), et développé une importante théorie corpusculaire de la matière. (Il n’a pas postulé l’existence de différentes sortes d’éléments fondamentaux, comme cela a été plus tard établi dans le cadre du tableau périodique, mais il a plutôt soutenu que les propriétés des différentes substances découlaient de variations dans le mouvement et l’organisation de particules fondamentales.)
Boyle s’est ensuite établi définitivement à Londres en 1668, où il a réalisé un travail d’organisateur, en fondant notamment la Royal Society (qui est encore l’institution scientifique la plus éminente de Grande-Bretagne), et a travaillé à de nombreuses autres causes chères à son cœur. (Il a, par exemple, été le directeur de la Société pour la propagation de l’Évangile en Nouvelle-Angleterre.)
En science, il a acquis sa plus grande réputation en tant que défenseur rigoureux des conceptions mécanistes et détracteur des notions aristotéliciennes de formes et d’essences. Le Dictionary of Scientific Biography (« Dictionnaire des biographies scientifiques ») décrit sa philosophie fondamentale en ces termes :
[Boyle a] profondément cru en la nécessité d’établir une théorie mécaniste de la matière, fondée sur l’observation empirique. Il a également estimé possible d’arriver à une chimie théorique, rationnelle et scientifique. […] On parle traditionnellement de Boyle comme du « restaurateur de la philosophie mécaniste » en Angleterre. […] Son objectif le plus important fut de réfuter toutes les notions aristotéliciennes sur les formes […] et d’y substituer des explications rationnelles mécanistes dans les termes de ce qu’il appelait « ces deux grands principes très catholiques, la matière et le mouvement ».
Mais le dévouement à la science allait de pair, chez Boyle, avec une autre passion déterminante : il croyait en une forme pure du protestantisme et milita infatigablement pour défendre la cause de la religion. De tous les scientifiques de l’entourage de Newton, il fut le croyant le plus sincère et le plus conventionnel. En outre, Boyle ne considérait pas la religion comme une question simplement personnelle. Il a écrit autant de textes dans ce domaine que dans celui de la science, et il a composé plusieurs traités sur les rapports potentiellement harmonieux entre ces deux catégories de la pensée, y compris l’ouvrage analysé dans le présent essai.
On peut se demander si Boyle n’affrontait pas, en réalité, une grave contradiction sur cette question de la complémentarité de la science et de la religion. En effet, selon une conception très répandue, mais erronée, la religion est nécessairement, dans tous ses aspects, une question de mysticisme, alors que la science, par ses côtés mécanistes, ne peut qu’être antithétique à cette quête d’une réalité « supérieure ». Mais la façon dont Boyle concevait Dieu, qui était largement partagée par Newton et la plupart des scientifiques contemporains, reliait parfaitement la philosophie mécaniste et la religion en un système cohérent conférant un statut plus élevé aux deux parties. Le Dieu de Boyle était un horloger, grand maître de la mécanique, qui avait créé l’Univers avec des lois de la nature si bien agencées et si bien conçues dès le départ que la totalité de l’histoire avait pu se dérouler depuis la Création sans autre intervention miraculeuse (mais ni Boyle ni Newton ne prétendaient que Dieu était obligé de s’en tenir à ses décisions originelles, et ils Lui accordaient assurément le droit d’intervenir par quelque miracle, ici ou là, lorsque Son ineffable sagesse le demandait). Boyle a écrit :
Le très sage et puissant Auteur de la Nature, dont la vue perçante est capable de pénétrer l’univers entier et d’en examiner toutes les parties d’un seul coup, donna corps aux structures, au commencement des temps, pour en faire le système en question, et établit entre les choses ainsi créées les lois du mouvement qu’il jugea convenables en fonction des fins qu’il s’était proposées en faisant le monde. Et en raison de l’intelligence illimitée qu’il avait mise en œuvre au départ, il a été en mesure non seulement de voir l’état présent des choses qu’il avait faites, mais aussi d’en voir à l’avance tous les états futurs. […] Mais cette explication n’est pas incompatible avec la croyance en de vrais miracles ; car elle suppose seulement que le cours ordinaire de la nature se maintienne constamment tel qu’il a été réglé à l’origine, sans pour autant nier que le très libre et puissant Auteur de la Nature puisse, dès lors qu’il le juge bon, suspendre, altérer ou contredire ces lois du mouvement, que lui seul a établies au départ.
Puisque les lois invariantes créées par Dieu peuvent être découvertes et étudiées par la science, et puisque ce sont les régularités de la nature qui illustrent le mieux la divine omnipotence, on peut donc appréhender empiriquement la grandeur de Dieu, ce qui fait de la science la servante de la religion, et pas le moins du monde son adversaire.
Le livre de Boyle A Disquisition About the Final Causes of Natural Things (« Dissertation sur les causes finales des choses naturelles », 1688), bien qu’il soit rarement consulté aujourd’hui (et sans doute inconnu de presque tous les scientifiques en activité), représente l’un des ouvrages classiques ayant fondé l’approche anglaise de la théologie naturelle. Il a été au point de départ de cette branche de la philosophie qui a culminé dans l’un des livres les plus influents du dix-neuvième siècle, Natural Theology (« Théologie naturelle »), de William Paley, publié en 1802 ; puis, ce courant s’est effondré avec L’Origine des espèces, de Darwin, en 1859. C’est Boyle et ses collègues qui ont proposé et mis au point la notion centrale de cette école de pensée : l’« argument du dessein », comme il a été appelé. Son principe était d’essayer d’identifier des causes finales dans la nature en tant que preuves de l’existence de Dieu, de Ses pouvoirs et de Son incessante bienveillance. (De son côté, Paley a sous-titré son ouvrage : Preuves de l’existence et des attributs de la divinité, fournies par les aspects de la nature.)
Pour cerner la valeur de l’« argument du dessein » (et comprendre qu’il est, en définitive, erroné), il nous faut revenir à une terminologie oubliée, et expliquer la notion de « cause finale » à la lumière de la célèbre analyse d’Aristote. (Boyle n’aimait pas la physique d’Aristote, mais il reprit à son compte les explications traditionnelles du maître dans le domaine des catégories de la causalité.) Le philosophe grec avait proposé de distinguer quatre types de causes distinctes, bien mises en évidence dans la classique « parabole de la maison ». Le matériau de construction représente une « cause matérielle », car une maison est différente selon qu’elle est faite de paille, de bois ou de pierre (comme s’en sont aperçus les trois petits cochons). Le maçon qui assemble concrètement les éléments constitue une « cause efficiente ». Le plan ne représente qu’un dessin sur le papier et ne participe en rien à l’édification directe de la maison. Mais sans lui, vous n’obtiendriez rien de plus qu’un tas de pierres, de sorte que le plan constitue, en réalité, une « cause formelle ». Enfin, sans la recherche d’un objectif, personne ne se soucierait de construire quoi que ce soit, de sorte que le désir du propriétaire de vivre dans sa maison constitue une « cause finale » (non pas dans le sens temporel de venir en dernier, mais dans celui de l’étymologie latine du mot « fin », c’est-à-dire du but).
Entre l’époque de Boyle et la nôtre, il s’est produit un changement considérable dans le contenu de la science, de sorte que notre façon de concevoir la causalité s’est modifiée radicalement. L’une de ces modifications est seulement d’ordre terminologique, et, par conséquent, elle est moins importante. Nous reconnaissons toujours le caractère fondamental des facteurs « matériel » et « formel », mais nous ne les appelons plus des « causes ». D’un autre côté, le triomphe de la révolution mécaniste, lancée par Boyle et les scientifiques de sa génération, a conduit à une modification plus fondamentale : ce triomphe a été si total que les seules causes désormais reconnues comme telles ont concerné la production et la manipulation des objets (autrement dit, il s’agit des causes qui étaient appelées « efficientes » par Aristote). Par ailleurs, corollairement, la notion de but, ou de cause finale, a été bannie de la science. Nous ne pensons plus du tout, de nos jours, que les objets inorganiques répondent à des buts voulus par l’homme ou par quelque autre agent. En ce qui concerne les organismes, nous admettons sans aucun doute une notion de dessein, dans le sens familier de « fait exprès », puisque les structures sont agencées correctement de façon à desservir une fonction (oui, les yeux sont bien apparus dans l’évolution pour permettre de voir) : mais nous considérons, de nos jours, que l’adéquation des structures aux fonctions résulte d’une cause efficiente, la sélection naturelle, et non de la volonté des organismes ou d’un Dieu créateur.
Pourtant, à l’époque de Boyle, la notion de causes finales avait encore cours, que ce soit dans la science ou dans la religion ; et le physicien anglais écrivit son traité de 1688 afin de cerner les domaines où cette notion était appropriée et où l’on pouvait établir la preuve de son existence. De façon intéressante, Boyle a posé le problème sur le modèle de celui de Goldilocks84, reconnaissant les objets d’une catégorie donnée comme trop petits, ceux d’une autre catégorie comme trop grands, et ceux d’une troisième comme juste comme il faut. En définissant les structures bien agencées des organismes « juste comme il faut », il a établi un lien solide entre la vénérable notion de causes finales et la biologie, et a, par conséquent, fondé sa défense scientifique de la religion sur l’observation des phénomènes dont Darwin montrera plus tard qu’ils sont de purs produits de la causalité efficiente ordinaire. La thèse de Boyle, selon laquelle le bon agencement des structures organiques révèle une intention bienveillante au sein du cosmos, apporte un réconfort moral, et son attrait est tel que nous n’avons pas encore été capables d’y renoncer. C’est pourquoi nous maintenons dressé ce piédestal que la révolution darwinienne aurait dû renverser, et nous « arrangeons » notre interprétation de l’évolution de façon à regarder l’histoire des êtres vivants comme prédictible et orientée vers un but (et non pas soumise à la contingence du fortuit). Nous donnons ainsi un caractère erroné à la théorie darwinienne, au nom du même besoin de réconfort moral auquel répondait jadis le Dieu de Boyle.
Dans son ouvrage de 1688, ce dernier commence par soutenir que deux écoles de pensée philosophique nient l’existence vérifiable de causes finales pour des raisons opposées : les épicuriens, qui considèrent que les objets matériels ont été construits sous l’effet du hasard, et les cartésiens, qui regardent la sagesse de Dieu comme tellement impénétrable que de simples mortels ne peuvent espérer comprendre ses véritables desseins :
Épicure et la plupart de ses disciples excluent de prendre en compte la fin des choses [les causes finales], car le monde ayant, selon eux, été édifié sous l’effet du hasard, on ne peut s’attendre à ce que des fins quelconques aient été voulues. Et à l’opposé, Monsieur Descartes et la plupart de ses disciples estiment que toutes les fins de Dieu matérialisées dans les choses sont si sublimes qu’il serait présomptueux de croire que l’homme pourrait arriver par sa raison à les découvrir. Autrement dit, selon ces sectes opposées, il est soit impertinent de rechercher des causes finales, soit présomptueux de penser que nous pourrions les trouver.
Boyle procède ensuite à la façon de Goldilocks pour rechercher quelle classe d’objets naturels pourrait peut-être donner à voir des causes finales, indiquant un acte de création par un Dieu omniscient et aimant. Dans la catégorie de Maman Ours, celle du « trop petit », il range les objets inorganiques figurant sur notre terre (« objets inanimés au sein du monde sublunaire », selon sa terminologie). Les roches et les eaux sont de composition trop simple, de sorte qu’ils ont très bien pu se former sous l’effet du hasard (ils se prêteraient alors à l’objection d’Épicure), ou bien sous l’effet de lois de la nature constantes et simples. (Dieu a promulgué ces lois, bien sûr, mais les objets matériels se sont édifiés sous l’action des forces physiques agissant selon les lois de la nature, et n’ont pas été créés par Dieu, de sorte qu’ils ne témoignent pas des desseins de Dieu directement). Boyle écrit :
En ce qui concerne les corps inanimés, comme les roches, les métaux, etc., la plupart d’entre eux sont de structure si simple, non élaborée, qu’il ne semble pas absurde de penser que diverses interactions et collisions entre parties de la matière universelle aient pu les engendrer, à un moment ou à un autre, puisque nous voyons que peuvent être produits des corps de structures variées, comparables aux objets courants, lors de certaines sublimations ou cristallisations chimiques au sein de solutions minérales ou métalliques, ou lors d’autres phénomènes où les mouvements ne paraissent pas être particulièrement guidés et voulus par une Cause intelligente.
Dans la catégorie de Papa Ours, celle du « trop grand », Boyle place les objets inorganiques massifs du cosmos : notre soleil, les planètes et les étoiles. Ils sont trop énormes, trop lointains et trop difficiles à cerner. Dieu a dû les créer, mais pas à notre intention (rappelez-vous que Galilée et d’autres savants avaient déjà fait tomber le premier piédestal). On ne trouvera donc pas dans ces corps célestes de causes finales qui pourraient servir au réconfort des êtres humains ou à éclairer leur entendement. Les étoiles et les planètes se prêtent à l’objection cartésienne selon laquelle les desseins de Dieu sont trop impénétrables pour que l’homme puisse les comprendre. Les étoiles permettent d’apercevoir la grandeur de Dieu, mais pas sa bonté ; or, de véritables causes finales doivent attester à la fois de l’existence de Dieu et de sa bienveillance : « La manière cartésienne de considérer le monde convient très bien pour montrer la grandeur des pouvoirs de Dieu, mais pas, contrairement à la façon pour laquelle je plaide, pour mettre en lumière sa sagesse et sa bienfaisance. »
Quels objets sont donc capables d’entrer dans la catégorie de Bébé Ours, celle du « juste comme il faut » (« la façon de voir le monde pour laquelle je plaide », selon les termes de Boyle) ? Le physicien britannique propose les animaux et les plantes comme témoignages suffisants de causes finales prouvant l’existence de Dieu et sa bonté. Premièrement, par contraste avec la simplicité des objets inorganiques de la catégorie de Maman Ours, les animaux sont suffisamment complexes pour requérir un créateur direct :
S’il est vrai que le hasard, ou n’importe quoi d’autre, peut arriver à produire une pierre dotée d’une belle forme, ou une substance métallique, sans qu’intervienne à aucun moment la supervision d’une cause sage et toute-puissante, […] il en est d’autres qui requièrent un tel nombre et un tel concours de causes contribuantes, et une telle série continue de mouvements ou d’actions, qu’il est complètement improbable qu’ils aient pu être produits sans le guidage d’un agent rationnel, sage et puissant. […] Je n’ai jamais vu d’objet inanimé, produit de la nature ou du hasard, comme on dit, dont l’ingéniosité soit comparable à celle du plus petit organe de l’animal le plus insignifiant.
Deuxièmement, contrairement à l’indicible grandeur des objets entrant dans la catégorie de Papa Ours, comme les étoiles et les planètes, les organes des animaux sont suffisamment familiers pour révéler à quoi ils sont destinés et donc l’intention de leur Créateur : « Je ne peux m’empêcher de penser, écrit Boyle, que les caractéristiques des corps célestes ne fournissent pas, et de loin, des arguments aussi puissants et clairs en faveur de la sagesse et des visées de l’auteur du monde que ne le font celles des animaux et des plantes. »
J’aurais aimé avoir assez de place pour expliquer les arguments détaillés et ingénieux (mais aussi tirés par les cheveux et, en dernière analyse, erronés) de Boyle, cherchant à établir que tous les organes et toutes les fonctions des organismes répondent de manière optimale à une utilité et à un dessein. Mais je vais plutôt me borner à discuter de quelle façon cette argumentation classique en faveur de l’existence et de la bienveillance de Dieu à la fois institue et consolide ce piédestal que nous semblons si peu empressés de faire s’écrouler afin d’achever la révolution darwinienne : car, si la biosphère fonctionne comme une machine bien huilée parce qu’elle a été construite par Dieu, et si l’on doit interpréter les desseins en terme d’utilité par rapport à l’homme (en tant que plus parfaite de toutes les créatures de Dieu), alors, la théologie naturelle affirme notre supériorité sur la nature et notre droit à régner sur elle. Citons une dernière fois Boyle :
Le globe terraqué et ses productions, […] et particulièrement les plantes et les animaux dont il est garni, […] semblent vraiment avoir été faits pour l’usage et le bénéfice de l’homme, qui a donc le droit d’en utiliser autant qu’il peut en soumettre. […] Par conséquent, le prophète royal avait raison de s’exclamer : Comme tes œuvres sont multiples et variées, Ô Seigneur ! Avec quelle sagesse tu les as toutes faites !
Lorsque Darwin se mit en devoir, de façon consciente et délibérée, de révolutionner les conceptions humaines sur le statut et l’histoire des plantes et des animaux, il ne contesta pas les prémisses de Boyle postulant que les organismes sont bien agencés, et que le problème prioritaire de l’histoire naturelle est d’expliquer comment il se fait que les caractéristiques anatomiques et fonctionnelles des êtres vivants sont si parfaites. Le grand biologiste britannique écrit, dans la préface de L’Origine des espèces, que les données de la taxinomie, de l’embryologie, de la paléontologie et de la biogéographie suffisent à prouver l’existence de l’évolution, mais qu’on ne peut pas être satisfait tant qu’on n’a pas expliqué « cette perfection des structures et des coadaptations qui, à juste titre, excite notre admiration ».
Mais, en fait, Darwin a retourné sens dessus dessous les thèses de Boyle (et, par suite, de Paley) puisque, tout en acceptant ses prémisses (la perfection de l’agencement des organismes), il a inversé ses explications. Au lieu d’un Dieu bienveillant créant les organismes expressément dans un but élevé (l’utilité pour l’homme étant visée en premier lieu par Dieu), Darwin a postulé un processus mécaniste appelé la sélection naturelle (une cause efficiente). En outre, et en contraste maximal avec les traditions plus anciennes, la cause ainsi invoquée ne portait pas sur ces entités « supérieures » que sont les espèces et les écosystèmes, mais seulement sur les organismes : ceux-ci luttaient pour leur succès reproductif individuel, et rien d’autre ! Les traits mêmes de la nature que Boyle (puis Paley) avait interprétés comme preuves de l’existence de Dieu et de sa bonté (les structures parfaites des êtres vivants et l’harmonie des écosystèmes) sont devenus, pour Darwin, des conséquences secondaires, ou des retombées, d’un processus n’obéissant nullement à quelque dessein supérieur, et fonctionnant seulement pour le bénéfice des organismes individuels !
Contrairement à Boyle, Darwin n’était nullement tenu par l’adhésion à une religion instituée. Mais, il faut nous demander quelle sorte d’enseignement plus vaste sur le statut humain on pouvait tirer des notions d’évolution et de sélection naturelle. En d’autres termes, dans quelle mesure Darwin désirait-il explicitement faire s’écrouler le piédestal empêchant la pleine réalisation de sa révolution, au sens de Freud ? Jusqu’où voulait-il aller dans son renversement des conceptions traditionnelles défendues par Hoyle, selon lesquelles l’homme occupait une position dominante (ou du moins supérieure) au sein d’un monde rationnellement organisé ?
Puisque Darwin n’a pas écrit de livre sur ces questions philosophiques, il faut nous rabattre sur ses lettres et ses notes privées. L’une de ses correspondances est célèbre et peut être considérée comme particulièrement révélatrice (elle est, de plus, magnifiquement écrite) : elle prouve que Darwin aspirait véritablement à un statut révolutionnaire dans le sens de Freud. Le plus célèbre collègue américain de Darwin, le botaniste de Harvard Asa Gray, lut L’Origine des espèces (l’ouvrage étant juste sorti des presses) avec joie et accablement en même temps. Dans une lettre sincère et profondément émouvante, Gray dit à Darwin qu’il voulait bien accepter la sélection naturelle en tant que cause efficiente du changement évolutif, mais que, en tant que théiste convaincu, il ne pouvait pas abandonner sa croyance (même improuvable) selon laquelle Dieu avait dû poursuivre quelque dessein supérieur en faisant fonctionner la nature au moyen de ce principe. Dans sa merveilleuse lettre du 22 mai 1860, Darwin lui répondit respectueusement qu’il doutait profondément de cette façon de voir traditionnelle et réconfortante :
Venons-en à l’aspect théologique de la question. C’est là un sujet qui m’est toujours pénible. Je suis troublé. Je n’avais pas l’intention d’écrire en faveur de l’athéisme. Mais j’avoue que je ne vois pas, avec cette certitude que d’autres disent avoir, et que j’aimerais bien partager, les preuves du dessein et de la bienveillance tout autour de nous. Il me semble qu’il y a trop de souffrance dans le monde. Je n’arrive pas à croire qu’un Dieu bienveillant et omnipotent a créé délibérément les Ichneumonidae pour qu’ils se nourrissent des chairs vivantes de la chenille dans laquelle ils se développent, ni le chat pour qu’il joue avec la souris.
Darwin écrit ensuite son paragraphe fondamental sur le dessein et le sens dans l’histoire de la vie. À mes yeux, il s’agit là de l’une des « grandes citations » à faire figurer dans les annales de la pensée occidentale :
D’un autre côté, je ne peux absolument pas me satisfaire de regarder ce merveilleux univers, et notamment la nature de l’homme, et de conclure que tout est le résultat de la force brutale. Je suis enclin à penser que toute chose est le résultat de lois déterminées, ses détails, bons ou mauvais, étant laissés à l’opération de ce que l’on peut appeler le hasard.
Nous arrivons donc là au point essentiel dans notre explication de la pensée de Darwin sur cette question, la plus fondamentale de toutes. Il accepte l’existence d’une prédictibilité telle que celle fournie par des lois, peut-être même en admettant quelque intention sous-jacente, en un sens théologique plus ou moins clair, pour ce qui concerne les grandes lignes de l’univers. Mais Darwin tient son marteau prêt pour la démolition du piédestal, dans le domaine de ce qu’il appelle « les détails » : ils sont laissés à « l’opération de ce que l’on peut appeler le hasard ». Étant donné son choix soigneux des mots et sur la base des exemples qu’il donne, je suis convaincu que Darwin visait par cette formule ce que nous appelons maintenant « contingence » (autrement dit, l’imprédictibilité due à l’extrême complexité des séquences historiques), et non pas le hasard dans le sens du jeu de dés. (Cette distinction ne peut pas être plus importante, car le pur hasard interdit toute explication des détails, tandis que la contingence, bien qu’au départ incompatible avec des prédictions, permet réellement d’expliquer l’existence de tel ou tel détail, après coup. La contingence est au cœur du mode de connaissance de l’historien, tandis que le hasard pur nie que l’on puisse même expliquer les détails.)
Nous arrivons maintenant à un nouveau problème d’évaluation sur le modèle de Goldilocks. Darwin propose un mécanisme conventionnel pour les grandes lignes de l’univers, mais une approche révolutionnaire pour les détails. Pourtant, quel facteur domine dans l’histoire de la vie ? Les détails ne représentent-ils que quelques bosses et creux insignifiants sur une boule qui décrit sa trajectoire en fonction des lois déterminées du mouvement, dont l’existence répond peut-être à un dessein ? Ou bien est-ce que les détails forment des montagnes si hautes et des ravins si profonds que la trajectoire de la boule est obligatoirement commandée par ces irrégularités ? Est-ce que les détails ont une dimension ajustée à la taille du petit lit de Maman Ours ou à celle de la couche royale de Papa Ours (désolé du contenu sexiste de ces images, mais je refuse d’écrire des contes pour l’heure du coucher qui soient « politiquement corrects », ne serait-ce que pour faire état de ce que nous a malheureusement légué l’histoire) ?
En examinant comment Darwin continue à développer prudemment son argumentation auprès de Gray, on s’aperçoit qu’il range les détails dans le camp de Papa Ours, celui du « trop grand » : autrement dit, ils sont trop nombreux et importants pour qu’on puisse maintenir la croyance traditionnelle réconfortante en un mouvement de l’évolution conduisant de façon prédictible à la domination de l’homme. Il laisse voir qu’il accorde un rôle majeur à la contingence en recourant à une série de trois exemples, les deux premiers étant incontestables, le troisième plus audacieux, mais éminemment plausible dès lors que l’on accepte les deux premiers.
Premier exemple : « En raison de l’application excessivement complexe des lois naturelles, la foudre tombe sur un homme donné – peu importe que celui-ci soit bon ou mauvais – et le tue. » Bien. Il n’y a rien à objecter. Le phénomène physique n’a pas été aléatoire. La foudre est tombée en un endroit particulier en résultat de principes physiques, mais personne n’oserait soutenir que cet homme s’est trouvé en ce lieu particulier en raison d’un dessein. Sa mort a été contingente et imprédictible.
Deuxième exemple : si nous admettons la contingence dans le cas de la mort, pourquoi ne l’admettrions-nous pas aussi dans le cas de la naissance ? « La naissance d’un enfant résulte de l’application de lois encore plus complexes, mais le nouveau-né se révélera peut-être déficient mental. » Là encore, si nous comprenions mieux l’embryologie, nous pourrions savoir (en un sens physique) pourquoi tel enfant donné est entré dans la vie avec un handicap mental sévère. Mais oserions-nous jamais soutenir qu’un Dieu bienveillant avait l’intention d’obtenir ce résultat tragique dans ce cas donné en établissant les règles rationnelles du développement embryonnaire ? Il faut comprendre cet événement particulier comme le résultat de la contingence, sans intention quelle qu’elle soit.
Troisième exemple : nous allons maintenant transposer les raisonnements précédents dans le domaine de l’évolution. Celle-ci met aussi en jeu des phénomènes de naissance et de mort, mais qui concernent cette fois-ci les espèces et les populations. Si la naissance d’un individu donné (par exemple, le retardé mental) et si la mort d’un autre individu particulier (par exemple, par l’effet de la foudre) sont des événements contingents, alors pourquoi ne pas étendre également la même analyse à la naissance et à la mort des espèces : car les espèces sont des individualités biologiques à l’échelle des temps géologiques. Et puisque Homo sapiens n’est qu’une espèce parmi de nombreuses autres, pourquoi ne pas voir sa naissance (et sa mort éventuelle) comme rien de plus qu’un nouveau cas de contingence ? « […] et je ne vois pas de raison pour laquelle il faudrait faire appel à d’autres lois pour expliquer la venue à l’existence d’un homme ou d’un animal. »
Lorsque j’étais au lycée, mon professeur d’art dramatique me dit un jour que la plus célèbre indication de mise en scène, dans le théâtre anglophone, figure dans la scène ni de l’acte III du Conte d’hiver de Shakespeare : celui-ci a écrit, juste après le long soliloque d’Antigonus : « Sort, poursuivi par un ours85. » De la même manière, peut-on espérer que la conception traditionnelle réconfortante, mais erronée et pernicieuse, du progrès dans l’évolution menant à la suprématie de l’homme fasse sa sortie, dès lors que Papa Ours, fort du poids dominant de la contingence, abat son maillet sur le piédestal que Robert Boyle avait institué, William Paley glorifié et Charles Darwin nié ?
16. La plus invraisemblable
des histoires
Puisque je suis un intellectuel adepte du fauteuil et de la tour d’ivoire, je vais commencer le présent essai par deux récits décrivant le comportement rituel très semblable de gens qui se lèvent à un moment donné dans des circonstances où l’on est normalement assis. Dans le premier, qui concerne la Culture avec un « C » majuscule, l’assistance, lors d’une interprétation du Messie d’Haendel, se lève dès les premiers accords de l’Alléluia, puis reste debout pendant tout ce morceau. (Les choristes – j’en suis un – apprécient beaucoup ce rituel, car c’est la seule circonstance où l’ovation debout leur est garantie ; l’entracte suit immédiatement ce grand moment de musique qui achève la deuxième partie de l’oratorio.) Dans le second, qui concerne la culture populaire, l’exemple fondamental est celui du moment où l’on se lève à la septième manche d’un match de baseball : par milliers, les supporters d’une équipe donnée se dressent tous de leur siège, juste avant que les joueurs qu’ils soutiennent ne commencent leur tour d’attaque à la septième manche86. (Cela produit un effet presque surnaturel. Personne ne donne d’ordre, et la foule, bien qu’indisciplinée, se comporte pourtant, durant ce seul instant, comme un tout. D’innombrables pères ont dû mettre à profit l’existence de ce rituel pour dire à leur petit garçon crédule, la première fois qu’ils l’ont emmené à un match de base hall : « Je suis capable de faire se dresser toute l’assistance quand je veux », puis de murmurer le commandement approprié juste avant le moment prévisible. Y a-t-il jamais eu de gosse poussé ainsi à l’obéissance, en croyant que « papa savait tout » ?)
Le même type d’histoire (sûrement fausse) est invoqué pour expliquer les deux exemples que j’ai donnés, bien qu’il fasse appelle, chaque fois, à des personnages et à des lieux on ne peut plus différents. Dans le cas de l’oratorio, on dit que le roi d’Angleterre (George II ou George IV, selon la version que vous préférez) avait trouvé la musique d’Haendel tellement émouvante qu’il s’était mis debout pour lui faire honneur ; et le public, depuis, fait de même. Dans le cas du base-ball, on dit que le président des États-Unis (William Howard Taft, assure le consensus) se leva au cours d’un match parce qu’il voulait étirer ses jambes, et toute l’assistance l’avait imité, par respect pour sa fonction.
J’aime ces contes, parce que, dès l’instant où l’on y fait figurer des mobiles plus raisonnables, ils peuvent illustrer à merveille une notion fondamentale dans le domaine de la recherche historique, à savoir que souvent des conséquences de grande ampleur ont pu être déclenchées par des phénomènes banals, d’objectif totalement différent. Autrement dit, tel trait ou tel comportement qui existent actuellement n’ont pas nécessairement de rapport, dans leur forme ou leur fonction, avec la façon dont ils sont apparus à l’origine. Qui sait pourquoi le bon roi George (celui que vous voulez) s’est levé ? Peut-être qu’il a pensé que c’était déjà l’entracte ? Peut-être qu’il s’ennuyait ou désirait aller fumer une cigarette ? En ce qui concerne Taft, il s’est probablement levé parce qu’il voulait partir plus tôt (certaines versions racontent même l’histoire de cette façon). Y a-t-il jamais eu de Président qui soit resté durant la totalité d’une partie ? Mais pensez à la somme des conséquences que cela a entraînée depuis : des millions et des millions de spectateurs qui se lèvent au moment voulu ! Le nombre de joules faramineux que cela représente comme énergie dépensée ! Toutes sortes d’autres coutumes venant ensuite s’y ajouter, comme le chant en chœur, dans ces circonstances, de Take me out to the ball-game !87 par des personnes qui ne chantent d’ordinaire jamais, hormis sous la douche, mais entonnent alors cet hymne à pleine voix. Et tout cela parce qu’un roi ou un Président ont, un jour, essayé de se défiler plus tôt, ou de sortir pour aller faire pipi ! Des retombées considérables à partir d’événements à l’origine complètement insignifiants.
Je soulève ce sujet, parce que je me suis rendu compte récemment que l’exemple archiclassique auquel ont recours tous les manuels pour faire valoir l’exactitude de la théorie darwinienne de l’évolution a fait son apparition de la même façon. Autrement dit, il s’agit d’un exemple bien défini et universellement répandu qu’on invoque en raison de ses racines historiques supposées ; or, celles-ci n’existent pas en réalité. Il y a plusieurs années de cela, j’ai passé en revue tous les principaux manuels de biologie dont on se sert au lycée. Tous, sans exception, commençaient leur chapitre sur l’évolution en discutant en premier lieu la théorie de Jean-Baptiste Lamarck sur l’hérédité des caractères acquis, puis présentaient la théorie de Darwin comme une meilleure solution. Tous ces livres se servaient du même exemple pour illustrer la supériorité du darwinisme : le cou de la girafe.
Dans ce type d’ouvrage, on nous dit donc que la girafe a un grand cou parce que cela lui permet de brouter les feuilles au sommet des grands acacias : elle peut ainsi accéder à une ressource alimentaire permanente qui n’est accessible à aucun autre mammifère. Lamarck, poursuit le texte des manuels, a expliqué l’apparition de ce grand cou dans l’évolution en soutenant que les girafes l’ont, à l’origine, allongé à force de tirer dessus, puis ont transmis ce trait par la voie de l’hérédité.
Cette charmante explication permet sans doute de célébrer les vertus de l’effort, mais l’hérédité, hélas, ne fonctionne pas ainsi. L’allongement du cou durant toute une vie ne provoque pas la modification des gènes qui influencent sa longueur : les rejetons ne peuvent retirer aucun bénéfice, par la voie de l’hérédité, des efforts accomplis par les parents. La solution darwinienne est donc préférable, puisqu’elle est compatible avec la nature mendélienne de l’hérédité : elle postule que les girafes ayant par hasard été dotées d’un long cou (au sein d’une population présentant une large gamme de variations dans la longueur de cet organe, d’un individu à l’autre) tendent à laisser davantage de rejetons survivants. Ceux-ci reçoivent de leurs parents la tendance génétiquement déterminée d’un plus long cou, et la transmettent à leur tour, les individus ainsi dotés devenant donc toujours plus nombreux à chaque génération. Par ce lent processus, poursuivi sur d’innombrables générations, la longueur du cou peut s’accroître constamment, aussi longtemps que le milieu local favorise les animaux capables d’atteindre les feuilles au sommet des arbres.
Pour afficher une conviction ou l’adhésion à un mouvement, nous recourons souvent à des images symboliques dont la signification est claire pour ceux qui partagent une même histoire culturelle. Ainsi, les citoyens américains proclament leur affiliation politique en portant un pin’s représentant un éléphant ou un âne. Plus spécifiquement, parmi les partisans de ce dernier animal, un insigne portant seulement l’image d’un saxophone a servi à reconnaître les « Amis de Bill » lors de la campagne électorale de Bill Clinton, tout comme un pin’s représentant un soulier troué (rappelant la célèbre photo d’un candidat fatigué) rallia naguère les partisans de Adlai Stevenson88. De même, le plus grand des mammifères, son cou bien en vue, symbolise l’évolution, et plus particulièrement le mécanisme de la sélection naturelle de Darwin. Lorsque Francis Hitching a écrit récemment un livre iconoclaste en faveur de l’évolution, mais contre le darwinisme, il a choisi pour titre The Neck of the Giraffe (« Le cou de la girafe »), alors même que son ouvrage mentionne à peine cet animal.
On s’attendrait que cet argument si souvent répété s’appuie sur des fondements assurés et sur une histoire qui ait été à la fois bien étoffée et charmante tout au long de son édification. Bref, à l’instar de la tête de l’animal qu’il évoque, cet exemple, le plus familier de tous, devrait avoir un statut dépassant tous les autres, émergeant d’un développement aussi remarquable par son agencement et sa subtilité que le « cou de la girafe » lui-même. Autrement dit, pour rappeler la deuxième des images contenues dans ma phrase d’ouverture, et pour citer le plus beau de tous les poèmes d’amour (intitulé Cantique des cantiques, ce qui n’est pas inapproprié) : « Ton cou est comme une tour d’ivoire. […] Ta stature que voici est comparable à un palmier. »
Cependant, si nous ne trouvions, à l’origine de cette histoire si fréquemment rapportée, que des bribes de spéculation, et pas de fondement véritable, ou alors seulement une anecdote amusante équivalant à peu près à celle du roi qui voulait faire une « pause-pipi », nous serions peut-être en droit d’en tirer deux leçons de grande importance. Premièrement, ce n’est pas parce qu’une histoire est souvent répétée qu’elle est nécessairement vraie ; dès lors nous devrions toujours examiner les fondements mêmes de celles que l’on tient pour totalement assurées. Deuxièmement, l’importance actuelle et l’utilité présente d’un phénomène donné ne nous apprennent pas nécessairement quelles ont été les circonstances de son apparition dans l’histoire.
En recherchant les origines historiques supposées des différentes explications évolutionnistes du long cou de la girafe, nous ne trouvons rien du tout, ou alors les plus sommaires des spéculations. Bien entendu, la longueur d’un passage n’a pas de nécessaire corrélation avec son importance. Polonius, ce vieux bavard, nous a rappelé, dans l’un de ses rares moments de lucidité, que « la brièveté est l’âme de la pensée »89, (mais il a gâché immédiatement cette sage remarque par un flot de propos nébuleux sur la folie de Hamlet). Un grand nombre des histoires les plus célèbres de la Bible tiennent en un ou deux vers, tandis que les préceptes et les listes généalogiques s’y étirent sur des pages et des pages.
Cependant, il doit exister au moins une grossière relation entre la longueur réservée à une histoire et la profondeur du sens qu’on lui attribue. Peu nombreux, sans doute, sont les écrivains ou les philosophes qui consacrent des chapitres entiers à des sujets banals, puis traitent en une seule phrase le thème qui leur tient le plus à cœur, car comment les lecteurs pourraient-ils alors mesurer l’importance respective des différents points ? Je suis tout à fait certain que les auteurs de l’Ancien Testament accordaient plus de poids aux préceptes qu’ils énonçaient et à leurs listes généalogiques (la loi et les liens de parenté étaient, en effet, à la base de l’ordre et du pouvoir dans leur société) qu’à l’histoire de Jonas et de la baleine (le chapitre le plus court dans l’un des livres les plus brefs de la Bible). Aujourd’hui, c’est le contraire qui est vrai, car on attribue plus d’importance aux histoires du type de celle de Jonas qu’aux longues listes généalogiques énumérant des personnages inconnus avec des noms imprononçables ; et cela ne fait qu’illustrer la thèse majeure que je défends ici, à savoir que, pour juger de l’importance ou du sens d’un trait (ou d’une histoire), il faut nettement distinguer son emploi présent de la façon dont il est apparu.
Le cou de la girafe n’a tout simplement pas été une question capitale pour les fondateurs de la théorie de l’évolution : ce n’était pas un sujet de réflexion sur lequel fonder différents mécanismes évolutifs, ni quoi que ce soit d’autre, d’ailleurs. On ne disposait pas alors d’observations sur les girafes qui eussent permis de soutenir une théorie explicative plutôt qu’une autre, et il n’en existe d’ailleurs pas non plus actuellement. Ce manque de données empêche rarement un scientifique imaginatif de spéculer, je l’admets, mais on peut formuler énormément d’hypothèses différentes avant que l’insuffisance d’information n’oblige à s’arrêter. Cependant, aucun spécialiste d’histoire naturelle qui se respecte ne s’appuie généralement (je l’espère, du moins) sur une pure spéculation pour fournir l’illustration fondamentale d’une théorie d’importance capitale.
Lamarck a bien mentionné le cou de la girafe comme exemple possible d’un accroissement de la dimension des organes au cours de l’évolution, à la suite des efforts accomplis par les individus au cours de leur vie, et dont le résultat était transmis à leurs rejetons par la voie de l’hérédité. Mais cette discussion n’occupe en tout et pour tout qu’un seul paragraphe dans un chapitre rempli d’exemples bien plus détaillés et manifestement considérés par Lamarck comme bien plus importants. Ce dernier a écrit le passage suivant sur le cou de la girafe (et absolument rien de plus ; autrement dit, s’il a formulé ces quelques phrases de spéculation, ce n’était sûrement pas dans l’intention d’en faire la pièce centrale de sa théorie) :
Relativement aux habitudes, il est curieux d’en observer le produit dans la forme particulière et la taille de la girafe : on sait que cet animal, le plus grand des mammifères, habite l’intérieur de l’Afrique et qu’il vit dans des lieux où la terre, presque toujours aride et sans herbage, l’oblige de brouter le feuillage des arbres, avec de constants efforts pour l’atteindre. Il est résulté de cette habitude soutenue depuis longtemps, dans tous les individus de sa race, que ses jambes de devant sont devenues plus longues que celles de derrière, et que son col s’est tellement allongé, que la girafe, sans se dresser sur ses jambes de derrière, élève sa tête et atteint à six mètres de hauteur.
Ce paragraphe contient une remarque révélatrice (mais il faut connaître la littérature du dix-neuvième siècle pour trouver ce passage) prouvant que Lamarck ne se souciait pas beaucoup de la girafe, et donc n’accordait pas une grande importance à cet exemple mentionné en passant. Il n’y avait à son époque pas de zoos publics, tels qu’on les connaît aujourd’hui, et seules quelques ménageries privées (généralement entretenues à la cour royale) pouvaient héberger des girafes. Des voyageurs avaient vu ces animaux à l’état sauvage, et certains d’entre eux avaient pu les contempler dans des parcs aménagés au Caire. Ce mammifère était connu des Européens depuis l’Antiquité, car les empereurs romains les faisaient figurer dans les massacres publics au Colisée. Certains auteurs avaient affirmé, comme Lamarck dans le passage ci-dessus, que les pattes avant de la girafe étaient beaucoup plus grandes que les pattes arrière. En réalité, elles sont de même taille. Cette impression provient du fait que le dos de la girafe est très incliné, en raison de la présence à son niveau d’énormes muscles et apophyses spinales nécessaires au soutien du grand cou. Des études parfaitement fiables, disponibles du temps de Lamarck, avaient établi que les pattes avant et arrière étaient de même taille, réfutant la vieille légende des membres antérieurs plus grands. Donc, si Lamarck reprenait à son compte cette erreur dans le seul paragraphe qu’il ait consacré à cet animal, c’est qu’il n’avait pas lu complètement la littérature correspondante.
L’exemple de la girafe n’a pas gagné en importance lorsque les auteurs anglais ont expliqué la théorie de Lamarck à leurs compatriotes. Charles Lyell, qui s’opposait à celle-ci, en donne un exposé remarquablement fidèle dans le second volume de son ouvrage Principles of Geology (1832), qui a servi de référence à la plupart des auteurs anglophones ayant ultérieurement cité la théorie de Lamarck. Il mentionne l’exemple de la girafe en le résumant, et ne fait aucun commentaire supplémentaire. Dans son célèbre recueil de conférences aux travailleurs On Our Knowledge of the Causes of the Phenomena of Organic Nature, publié en 1863 et qui représente le premier exposé de vulgarisation du darwinisme, Thomas H. Huxley ne parle pas du tout de la girafe, et illustre la théorie de Lamarck par deux exemples qui avaient été donnés par ce dernier : le gros bras droit du forgeron, un caractère que le zoologiste français supposait transmis à la descendance ; et les grandes pattes et les pieds palmés des échassiers, des traits que ceux-ci avaient peut-être acquis par évolution afin d’éviter d’être noyés par l’eau des rivières ou de glisser sur les fonds boueux des mares.
Si l’on se tourne vers la référence suprême, la première édition de L’Origine des espèces, de Darwin (1859), on n’y trouve pas la moindre mention du cou de la girafe en tant qu’illustration de la sélection naturelle. D’une façon intéressante (et qui confirme ma thèse avec éclat), Darwin se réfère effectivement à la girafe exactement dans le contexte généralement invoqué pour la légende du cou, c’est-à-dire celui d’une explication spéculative sur l’efficacité de la sélection naturelle. Mais, dans ce passage, le naturaliste britannique traite de l’extrémité opposée de l’animal : il narre une histoire au sujet de sa queue. En outre, dans la mesure où Darwin n’aimait pas beaucoup recourir au mode stupide des spéculations « ad hoc » pour illustrer les pouvoirs de la sélection naturelle, le cas de la queue de la girafe n’occupe qu’un bref paragraphe.
L’auteur de L’Origine des espèces avance cette histoire pour montrer que la sélection naturelle est capable d’expliquer l’existence d’organes dont « l’importance paraît insignifiante ». La queue de la girafe, soutient-il, a pour utilité principale de servir de chasse-mouches. On pourrait peut-être penser qu’une telle fonction est trop mineure pour être prise en compte par un mécanisme de survie différentielle (est-ce que le fait de tuer les mouches peut vraiment avoir des conséquences sur la survie ?). Darwin réplique :
La queue de la girafe ressemble à un chasse-mouches artificiel ; il paraît donc d’abord incroyable que cet organe ait pu être adapté à son usage actuel par une série de légères modifications qui l’auraient mieux approprié à un but aussi insignifiant que celui de chasser les mouches. Nous devons réfléchir, cependant, avant de rien affirmer de trop positif même dans ce cas, car nous savons que l’existence et la distribution du bétail et d’autres animaux dans l’Amérique méridionale dépendent absolument de leur aptitude à résister aux attaques des insectes ; de sorte que les individus qui ont les moyens de se défendre contre ces petits ennemis peuvent occuper de nouveaux pâturages et s’assurer ainsi de grands avantages. Ce n’est pas que, à de rares exceptions près, les gros mammifères puissent être détruits par les mouches, mais ils sont tellement harassés et affaiblis par leurs attaques incessantes qu’ils sont plus exposés aux maladies et moins en état de se procurer leur nourriture en temps de disette, ou d’échapper aux bêtes féroces90.
En fait, Darwin mentionne le cou de la girafe dans une seule phrase, mais (de façon ironique) dans un but opposé à celui dont on a parlé jusqu’ici, à savoir la capacité de la sélection naturelle à façonner les organismes en fonction de certaines habitudes. Dans la conclusion d’un passage sur les preuves de l’évolution fournies par l’homologie, autrement dit par la rétention des mêmes structures ancestrales chez des descendants dont la morphologie fonctionnelle est extrêmement divergente, Darwin note que le remarquable cou de la girafe n’est pas construit au moyen de l’addition de nouvelles vertèbres, mais de l’élongation des mêmes sept os présents dans le cou de pratiquement tous les mammifères. Ainsi, l’histoire limite les pouvoirs de la sélection naturelle, en restreignant les solutions adaptatives au domaine des types d’organisation qui sont transmis héréditairement. Il écrit :
Le même squelette se retrouvant dans la main de l’homme, l’aile de la chauve-souris, la nageoire du dauphin et la patte du cheval ; le même nombre de vertèbres figurant dans le cou de la girafe et dans celui de l’éléphant ; ces faits, ainsi que d’innombrables autres, s’expliquent immédiatement d’eux-mêmes dans le cadre de la théorie de la descendance par modifications lentes, légères et successives.
Dans son livre suivant et plus long, De la variation des animaux et des plantes domestiques (1868), Darwin fait place finalement au cou de la girafe dans le contexte d’une discussion sur la sélection naturelle. Mais, là encore, et de façon ironique par rapport à l’élévation de cet exemple au statut de grand classique dans la catégorie des spéculations « ad hoc », Darwin ne se réfère pas au « cou de la girafe » pour raconter une sotte histoire sur des avantages adaptatifs présumés, mais pour discuter d’un problème plus délicat, portant de façon déterminante sur le point de savoir si la sélection naturelle peut vraiment constituer une explication générale de l’évolution.
Admettons que le cou de la girafe soit apparu par évolution en tant qu’adaptation permettant de brouter les feuillages situés haut dans les arbres. Comment la sélection naturelle a-t-elle pu édifier une telle structure par accroissements successifs ? En effet, il est nécessaire que ce long cou ait été associé à des modifications de presque toutes les parties du corps : des pattes plus grandes pour en accentuer l’effet, et toute une gamme de structures de soutien (os, muscles et ligaments) pour maintenir ce cou dans sa position redressée. Comment la sélection naturelle a-t-elle pu simultanément altérer le cou, les pattes, les articulations, les muscles et la circulation sanguine (pensez à la pression nécessaire pour que le sang éjecté du cœur puisse atteindre le cerveau, loin et haut) ? Pour répondre à ces problèmes, certains auteurs critiquant la théorie de Darwin ont proposé que toutes les parties concernées avaient dû changer ensemble, d’un seul coup. La possibilité d’une telle modification, soudaine et coordonnée, signifierait que la sélection naturelle ne peut être considérée comme une force créative, dans la mesure où une adaptation donnée peut donc survenir d’un seul coup en tant que conséquence fortuite d’une variation déterminée de façon interne. (En outre, ajoute Darwin, il n’est pas prouvé que puissent se produire par une bonne fortune de telles variations coordonnées de façon complexe ; dès lors cette hypothèse paraît assez fallacieuse.)
Le naturaliste britannique avance ensuite une explication subtile et convaincante (peut-être pas complètement satisfaisante au regard des conceptions actuelles, mais entièrement logique et cohérente). De façon intéressante, sa proposition prend en compte précisément le thème central du présent essai, selon lequel il est nécessaire de distinguer entre l’usage présent d’un trait donné et la raison pour laquelle il est apparu dans l’évolution. La façon dont fonctionne actuellement une girafe requiert peut-être l’action coordonnée de tous les organes concourant au soutien du long cou, mais il n’est pas nécessaire que tous ces traits soient apparus et aient évolué de concert. Si le cou avait grandi de trois mètres en une seule fois, alors bien sûr il aurait fallu que tous les détails anatomiques permettant son maintien aient été en place. Mais si le cou ne s’est accru que de deux centimètres et demi à chaque fois, alors il n’aurait pas été nécessaire que la totalité de la gamme des structures de soutien soit apparue. Une organisation anatomique adaptée peut très bien s’être construite par différentes bribes à la fois. Certains animaux ont pu avoir un cou légèrement plus grand ; chez d’autres, cela a pu être le cas des jambes ; chez d’autres encore, les muscles du cou ont pu être un peu plus développés. Grâce à la reproduction sexuelle, les traits favorables présents chez différents organismes ont pu ensuite se trouver combinés chez les descendants.
En se servant de la girafe comme exemple hypothétique pour formuler une explication de type général, Darwin a effectivement entamé ici une démarche relevant de la conjecture. Mais ce mode de spéculation me paraît défendable, et complètement différent de celui consistant à raconter de sottes histoires. Lorsque les scientifiques ont besoin d’expliquer un point de théorie difficile, l’illustrer par un exemple hypothétique (plutôt que l’exposer par un discours complètement abstrait) est un excellent stratagème (peut-être même indispensable). Il ne s’agit pas alors de « spéculation » dans le sens péjoratif (autrement dit, il ne s’agit pas d’une histoire idiote qui ne permet pas de comprendre vraiment un mécanisme complexe), mais plutôt de l’exposition d’un schéma explicatif. (Dans d’autres disciplines, comme la philosophie ou le droit, on a très souvent recours à ce mode d’explication au moyen d’exemples hypothétiques.)
En invoquant ainsi la girafe, Darwin a effectivement introduit dans son texte une phrase sur l’avantage adaptatif représenté par la capacité d’atteindre les hauts feuillages. Considéré en dehors de son contexte, ce commentaire pourrait passer pour la préfiguration des sottes spéculations qui allaient être ensuite avancées. Mais si l’on considère le passage dans sa totalité, on voit bien quel est son rôle au sein d’un exemple conjectural destiné à illustrer un point de théorie plus subtil (passage tiré de l’ouvrage de 1868 de Darwin, volume II, p. 220-221) :
En ce qui concerne des animaux tels que la girafe, dont toute la structure est si admirablement coordonnée en fonction de certains objectifs, on a émis l’hypothèse que tous ses organes avaient dû être modifiés d’un seul coup, contrairement au principe de la sélection naturelle. Autrement dit, ce type d’explication suppose que la variation envisagée ait été de grande amplitude et soit survenue soudainement. Sans aucun doute, s’il faut que le cou d’un ruminant devienne brusquement beaucoup plus grand, ses membres antérieurs et son dos doivent simultanément être renforcés et modifiés. Mais on ne peut nier qu’un animal puisse avoir son cou, sa tête, sa langue ou ses pattes avant, un tout petit peu allongés, sans que cela demande des modifications correspondantes dans d’autres parties du corps ; et on ne peut pas nier non plus que les animaux ainsi très légèrement modifiés possèdent, en temps de disette, un léger avantage, et sont en mesure de brouter des rameaux plus haut situés, et ainsi de survivre. Quelques bouchées de plus ou de moins chaque jour peuvent faire la différence entre la vie et la mort. Par la répétition du même processus, et par le croisement occasionnel des survivants, un certain progrès peut sans doute se faire, même lent et fluctuant, en direction de la structure admirablement coordonnée de la girafe.
Je soupçonne que le cou de la girafe a commencé à devenir une question explicitement abordée et controversée au sein de l’évolutionnisme à partir du moment où St. George Mivart s’en empara. Rebelle fascinant à de nombreux titres (catholique fervent dans un pays anglican, et évolutionniste fermement opposé au mécanisme de la sélection naturelle), il a publié en 1871 un ouvrage de critique du darwinisme, intitulé On the Genesis of Species (« De la genèse des espèces »). Or, il y traite effectivement du cou de la girafe, avançant précisément la thèse supposée de Darwin sous la forme qui est devenue classique depuis dans tous les manuels destinés à l’enseignement secondaire, autrement dit sous la forme d’une histoire spéculative sur la sélection naturelle. Mais remarquez que Mivart a écrit sur cette question pour s’opposer au darwinisme : or, il est bien connu que les ennemis d’une théorie tendent généralement, lorsqu’ils veulent l’attaquer, à en rabaisser le contenu et à la présenter de façon caricaturale. Mivart a déclaré :
À première vue, il semblerait qu’il ne puisse pas y avoir de meilleur exemple en faveur de la sélection naturelle. Supposons que surviennent occasionnellement de sévères sécheresses dans la région habitée par cet animal. Dans ces conditions, lorsque la végétation du niveau du sol a été consommée et qu’il ne reste que les arbres, il est évident que seuls les individus (appartenant, par hypothèse, à l’espèce naissante de la girafe) capables d’atteindre les feuillages élevés sont en mesure d’être préservés et de devenir les géniteurs de la génération suivante.
Dans la sixième et dernière édition de L’Origine des espèces (1872), Darwin a ajouté un chapitre (c’est la seule fois où il l’a fait) principalement dans le but de réfuter l’attaque de Mivart. Ce nouveau texte traite effectivement de la girafe (bien que seulement pour répondre à cette critique), et c’est lui qui semble avoir fourni la référence fondamentale de la légende telle qu’elle a été développée par la suite (car presque toutes les publications ultérieures de L’Origine des espèces, jusqu’à nos jours, ont repris cette sixième édition, et non la première de 1859, qui ne mentionnait nullement le cou de la girafe par rapport à la théorie de la sélection naturelle).
Lorsqu’on lit le texte de Darwin, aux mots soigneusement choisis, on rencontre, cependant, un fait ironique de plus à ajouter à notre liste, qui décidément s’allonge. On dit traditionnellement que le cou de la girafe représente l’exemple fondamental à partir duquel on voit bien qu’il faut préférer le darwinisme (la sélection naturelle) au lamarckisme, comme mécanisme de l’évolution. Mais Darwin lui-même (bien qu’il ait eu tort, comme on s’en est rendu compte par la suite) ne niait pas le principe lamarckien d’hérédité des caractères acquis sous l’influence de l’usage ou perdus à la suite de l’absence d’usage. Il considérait que ce dernier mécanisme n’intervenait que faiblement et rarement, et seulement comme un appoint par rapport à la sélection naturelle ; mais il acceptait la validité de l’évolution par l’usage et l’absence d’usage. En fait, Darwin, dans son nouveau chapitre de la sixième édition, spécule effectivement sur l’avantage adaptatif du cou de la girafe, mais il cite à la fois la sélection naturelle et le lamarckisme comme mécanismes probables de son allongement. Il est donc évident que Darwin n’a jamais considéré le cou de la girafe comme l’exemple prouvant la supériorité de la sélection naturelle sur d’autres mécanismes plausibles. Il écrit, dans deux passages de la sixième édition, mariant le lamarckisme et la sélection naturelle :
Parce processus [la sélection naturelle] longuement continué, […] combiné sans doute dans une très grande mesure avec les effets héréditaires de l’augmentation de l’usage des parties, il me paraît presque certain qu’un quadrupède ongulé ordinaire pourrait se convertir en girafe.
Dans toute région, une espèce broute certainement plus haut que les autres, et il est presque également certain qu’elle seule peut ainsi acquérir dans ce but un cou allongé, en vertu de la sélection naturelle et par les effets de l’augmentation d’usage91.
Nous pouvons résumer les grandes lignes de cette histoire aux méandres complexes en disant qu’elle égrène une série d’ironies (rappelons que l’ironie, par définition, concerne une phrase dans laquelle, à des fins humoristiques ou sarcastiques, on donne volontairement à un mot un sens opposé à celui qui est ordinairement admis ; par exemple, quand on dit « Ah ! c’est intelligent ! » pour caractériser un acte ou une parole parfaitement stupides). Dans l’histoire que je traite ici, aucun des cinq faits historiques que je vais reprendre ci-après n’est venu à l’existence chargé d’ironie. C’est seulement rétrospectivement qu’on se rend compte que chacun d’eux avait, en fait, une valeur ironique. Tous, en effet, contredisent la légende que « tout le monde connaît » au sujet des girafes, à savoir que leur long cou qui leur permet d’atteindre des feuillages élevés illustre à merveille la supériorité de la théorie darwinienne de la sélection naturelle sur la théorie lamarckienne de l’usage et du défaut d’usage. En d’autres termes, s’il y a quelque chose qui prête à rire, c’est la sotte légende classique racontée dans tous les manuels actuels.
1. Lamarck mentionne le cou de la girafe dans un bref paragraphe de spéculation figurant au sein d’un chapitre consacré à de bien plus longs exemples regardés par cet auteur comme infiniment plus importants.
2. Darwin ne parle pas du tout de ce cas dans la première édition de L’Origine des espèces. Il raconte bien une histoire de girafe sur le mode « ad hoc », mais en évoquant l’extrémité opposée de cet animal, c’est-à-dire sa queue et non pas son cou. La brève phrase de Darwin mentionnant cette partie du corps de la girafe illustre la notion opposée de stabilité des espèces due à l’hérédité (conservation du même nombre de vertèbres) et non l’apparition d’adaptations nouvelles.
3. Lorsque Darwin, dans son livre plus long et plus technique de 1868, discute effectivement du cou de la girafe dans le contexte de la sélection naturelle, il n’évoque pas l’histoire « ad hoc » classique purement spéculative, mais se sert de ce cas pour faire comprendre un point théorique délicat, à savoir comment le processus graduel de la sélection naturelle peut arriver à édifier une adaptation complexe demandant la coordination de nombreux organes (le cou et toutes les structures le soutenant).
4. Mivart, en essayant de réfuter le darwinisme, raconte l’histoire « ad hoc » (qui allait devenir ensuite traditionnelle), mais dans le but de caricaturer la théorie à laquelle il s’oppose.
5. Lorsque Darwin répond à Mivart dans la dernière édition de L’Origine des espèces, il interprète effectivement le cou de la girafe en tant qu’adaptation permettant de brouter les feuillages élevés, mais il soutient que son édification a résulté de l’action de la sélection naturelle, de concert avec les mécanismes lamarckiens ! (Tant pis pour l’explication « classique » selon laquelle le cou de la girafe permet de voir la supériorité de Darwin sur Lamarck.)
Je ne sais pas où, ni comment, la forme moderne de la légende a pris naissance (mais j’aimerais bien le savoir), en parfait contraste avec les sources historiques présumées. Henry Fairfield Osborn, le plus éminent paléontologiste de son époque et qui fut très longtemps directeur de l’American Museum of Natural History, rapporte la version « classique » de cette histoire dans son livre de vulgarisation publié en 1918, The Origin and Evolution of Life (« L’origine et l’évolution des êtres vivants ») :
L’un des problèmes classiques dans le domaine de l’adaptation est de comprendre comment ont pu être établies les diverses proportions du corps. Par exemple, comment s’est formé le très long cou chez la girafe qui broute le sommet des arbres ? Au tout début du dix-neuvième siècle, Lamarck a attribué son allongement originel à l’acquisition de modifications héréditaires provoquées par l’habitude d’étirer le cou. Darwin, de son côté, l’a attribué à la constante sélection des individus qui naissaient dotés d’un plus long cou. Son explication est probablement la bonne.
Cette version a, depuis, persisté. Le lecteur se demandera peut-être pourquoi consacrer tant d’énergie à débroussailler cette histoire mystérieuse. Pourquoi réveiller le chat qui dort et ne pas laisser se propager des légendes idiotes, surtout si les histoires invraisemblables ne font de mal à personne ? J’ai donné, plus haut, quelques-unes des raisons théoriques expliquant l’intérêt de cette tâche, mais je voudrais aussi mettre en avant une préoccupation d’ordre pratique. Si nous choisissons de faire d’une spéculation médiocre et sotte une exemple fondamental destiné à figurer dans tous les manuels (en supposant, à tort, que cette histoire possède une légitimité historique et qu’elle est confirmée par des preuves), nous nous exposons à de sérieux ennuis, car les critiques ne vont pas manquer de relever ses points faibles, puis faire l’hypothèse que la théorie dans son ensemble doit être quelque peu fragile si ses partisans choisissent de prendre cet exemple sot comme illustration fondamentale. Par exemple, dans son livre antidarwinien cité plus haut (et intitulé de façon éponyme : The Neck of the Giraffe), Francis Hitching raconte cette histoire sous sa forme habituelle :
On prend souvent l’apparition évolutive de la girafe, l’animal doté de la plus haute taille parmi les êtres vivants actuels, comme une preuve classique montrant que Darwin avait raison et Lamarck tort. La girafe a acquis par évolution son long cou, nous dit-on, parce que la sélection naturelle a retenu les animaux les plus capables de brouter les sommets les plus élevés des arbres, là où la nourriture est la plus abondante et la compétition la moins forte.
Hitching ajoute ensuite : « Le besoin, pour survivre, d’accéder à une nourriture située toujours plus haut, n’est, comme de nombreuses explications darwiniennes de ce genre, pas beaucoup plus qu’une spéculation a posteriori. » Hitching a tout à fait raison, mais il réfute, en réalité, un conte invraisemblable que Darwin était bien trop intelligent pour qu’il le raconte, même si la légende en question a, néanmoins, été reprise dans tous les manuels de l’enseignement secondaire, au titre d’« exemple classique ». L’éternelle vigilance, comme on dit, est le prix de la liberté. Il faut y ajouter que l’intégrité intellectuelle est le premier facteur constitutif de ce dernier.
Pour finir, on pourrait peut-être excuser cette répétition irréfléchie d’une vieille légende sans fondement historique, si des recherches ultérieures avaient prouvé néanmoins qu’il y avait quelque chose de vrai dans le conte. Mais lorsqu’on se tourne vers la girafe elle-même, on rencontre le dernier aspect ironique de cette longue histoire. On ne trouve aucune preuve certaine sur la façon dont cet animal a bien pu acquérir par évolution son cou indéniablement utile.
Toutes les girafes appartiennent à une seule espèce, qui est très éloignée de tous les autres mammifères ruminants, et n’est étroitement reliée qu’à l’okapi, une espèce d’Afrique centrale, rare et au cou bien plus court. Les archives paléontologiques de notre ongulé sont très clairsemées en Europe et en Asie, mais les espèces ancestrales avaient un cou relativement court. Toutefois, ces maigres données paléontologiques ne permettent pas de comprendre comment l’espèce à long cou est apparue. (L’ouvrage The Giraffe : Its Biology, Behavior, and Ecology, [« La girafe : biologie, comportement et écologie »] de A.I. Dagg et J.B. Foster est un exposé excellent et complet sur tous les aspects majeurs de la biologie de la girafe.)
Lorsqu’on étudie la fonction du long cou chez la girafe moderne, on découvre qu’elle a de multiples facettes. Presque tout ce qui compte dans la vie de cet animal met en jeu peu ou prou cette remarquable partie de son anatomie. Bien entendu, la girafe s’en sert pour atteindre les feuillages les plus élevés des acacias (mais ses longues pattes, sa face allongée et sa grande langue participent aussi à cette fonction). Elle broute ainsi un étage de végétation qui n’est accessible à aucun autre groupe de mammifères vivant au sol. Cet ongulé peut atteindre près de six mètres de haut. Comme je l’ai vu de mes propres yeux sur le terrain, les bosquets d’acacias en Afrique sont souvent dénudés en dessous d’un niveau bien délimité qui correspond au plus haut point pouvant être atteint par les girafes locales.
Mais ce mammifère se sert aussi de son cou pour d’autres activités très importantes. Les mâles, par exemple, établissent des hiérarchies de dominance lors de fréquents et longs combats au cours desquels ils se servent de leur cou comme bélier pour frapper leur adversaire. Il ne s’agit pas de simples manœuvres d’intimidation, car le long cou propulse la tête avec une grande force, de sorte que les cornes osseuses qui ornent celle-ci peuvent infliger des dommages considérables, lors des chocs. Dagg et Foster décrivent de la façon suivante un combat entre deux mâles, dénommés Star et Cream :
Les deux mâles […] se tenaient parallèlement l’un à côté de l’autre, regardant en direction opposée, les pattes écartées pour se tenir bien en équilibre. Soudain, Star abaissa sa tête et la balança, les cornes en avant, contre le tronc de Cream, le bruit du choc s’entendant facilement à quarante mètres à la ronde. Ce dernier vacilla sur le côté, se rétablit et frappa à son tour avec sa tête, touchant Star au cou. Celui-ci visa alors les pattes avant de Cream, les heurtant de sa tête par-dessous.
Dagg et Foster décrivent ensuite les conséquences sérieuses de tels affrontements :
La girafe qui perd dans un combat n’en sort pas toujours indemne. Sa tête peut avoir été touchée durant la bataille ou bien l’animal peut avoir été assommé et rester gisant sur le sol, inconscient. […] À l’issue de l’une de ces luttes observées dans le parc national Kruger, l’un des combattants a été tué. Il présentait un gros trou immédiatement à l’arrière de l’une des oreilles ; la vertèbre supérieure de son cou avait été fracturée lors des chocs, et la moelle épinière avait été, de ce fait, lésée.
Il est intéressant de noter que les girafes se défendent contre les prédateurs (surtout les lions) en faisant des ruades, mais que celles-ci ne sont jamais utilisées dans les combats entre mâles, le cou étant alors l’arme offensive exclusive. Par conséquent, cette fonction du cou pourrait très bien être spécifiquement apparue au cours de l’évolution dans le cadre particulier des combats sexuels.
Le cou de la girafe lui est aussi utile de plusieurs autres façons : il lui permet d’inspecter de haut les environs, et de repérer les prédateurs ou d’autres dangers ; il sert aussi de dispositif de rayonnement de la chaleur, grâce à la grande surface cutanée qu’il représente (contrairement aux autres mammifères africains, les girafes ne recherchent pas l’ombre et peuvent rester au soleil). D’éminents scientifiques ont considéré que ces deux fonctions avaient pu être à l’origine de l’apparition évolutive du grand cou. En outre, les girafes déplacent adroitement leur centre de gravité grâce à des mouvements appropriés du cou (et ce type de manœuvre revêt une grande importance dans une vaste gamme d’activités, qu’il s’agisse de se lever depuis la position couchée, de la course, ou du franchissement des haies ou d’autres barrières).
Nous pouvons maintenant revenir au thème central de cet essai, à savoir la non-concordance entre l’usage fait actuellement d’un trait ou d’un organe et la façon dont il est apparu historiquement dans l’évolution. Et nous allons comprendre pourquoi le cou de la girafe ne peut fournir la preuve d’aucun scénario adaptatif quel qu’il soit, darwinien ou autre. Les girafes se servent effectivement de leur long cou pour brouter les feuilles au sommet des acacias ; mais cette fonction actuelle, même si elle est d’une importance vitale, ne prouve pas que l’allongement du cou se soit produit originellement dans ce but. Ce phénomène est peut-être survenu dans le contexte d’un autre usage, ce qui veut dire que, dans ce cas, l’emploi du long cou à des fins alimentaires aurait été coopté seulement dans un deuxième temps, lorsque les girafes se seraient aventurées dans les plaines dégagées. On peut également imaginer que le cou allongé est un trait apparu dans l’évolution parce qu’il permettait de réaliser plusieurs fonctions à la fois. Au total, on ne peut donc pas savoir quelles ont été les raisons historiques de l’apparition évolutive du long cou de la girafe, au simple vu de la liste de ses usages actuels.
Lorsqu’on considère toute la gamme de ses fonctions présentes, on peut tenir pour à peu près sûr que certains usages doivent être secondaires, et n’ont donc pas pu être à l’origine de son apparition. Il ne me paraît pas imaginable, par exemple, que le long cou soit apparu pour aider la girafe à courir, ou à sauter, ou à se lever (parce que les problèmes rencontrés par cet animal dans les activités en question n’ont pris corps qu’après l’acquisition du grand cou et les solutions à des problèmes ne peuvent pas avoir été la raison de l’apparition de ces derniers).
Mais d’autres fonctions ont très bien pu représenter la raison originelle de l’apparition du grand cou. Et dans ce cas, la célèbre aptitude à atteindre les feuillages élevés n’aurait été, en grande partie, qu’une retombée secondaire. Puisque la sélection naturelle correspond fondamentalement au succès reproductif différentiel, et puisque les combats sexuels représentent l’un des principaux moyens par lesquels se réalise ce dernier, on peut avancer l’hypothèse suivante de façon tout à fait plausible : l’allongement du cou aurait eu pour fonction adaptative première d’assurer le succès dans ces tournois, tandis que la célèbre aptitude à manger les feuillages élevés n’en aurait été qu’une conséquence parfaitement auxiliaire. En bref, nous ne disposons d’aucune base pour répondre quoi que ce soit de solide à la plus célèbre des questions : comment la girafe a-t-elle acquis son long cou ? Et notamment, rien ne permet de confirmer l’histoire darwinienne « ad hoc » traditionnellement racontée à ce sujet.
Cet essai a donc mis en lumière une double erreur, à deux niveaux différents, en même temps qu’il a essayé d’établir la notion fondamentale suivante : il faut distinguer l’usage présent qui est fait d’un trait ou d’un phénomène (comme une narration) et la raison qui l’a amené à apparaître originellement à un moment donné de l’histoire. À un premier niveau, celui des narrations, l’invocation actuelle du cou de la girafe comme cas classique d’évolution darwinienne ne dérive nullement d’un développement historique solide et continu. Le scénario tel qu’on le raconte habituellement est à la fois sot et non prouvé. À un deuxième niveau, celui de la vie concrète de la girafe, s’il est vrai que le long cou (qui confère à cet animal la plus haute taille rencontrée chez les mammifères) lui permet effectivement de brouter les feuillages élevés des acacias, cela ne prouve pas que ce trait soit apparu évolutivement dans le cadre de cette fonction. On peut envisager plusieurs autres scénarios raisonnables, et nous n’avons aucune donnée probante qui permette de préférer l’un plutôt que l’autre. Caveat lector.
Comment se fait-il donc que nous ayons été mystifiés au point d’accepter le conte traditionnel sans se poser de questions ? Je soupçonne deux raisons primordiales : nous aimons les histoires qui paraissent raisonnables et satisfaisantes, et nous sommes peu enclins à mettre en doute les références qui font apparemment autorité (comme c’est le cas des manuels). Mais il faut absolument se rappeler que la plupart des contes satisfaisants sont faux. Les spectateurs des matchs de base-ball se sont levés à la septième manche bien avant le président Taft, et l’histoire du roi qui se serait levé au moment de l’alléluia n’a pas de fondement non plus. Polonius était peut-être un casse-pieds, mais il a vraiment donné quelques bons conseils à Laërte, dans un célèbre discours que celui-ci n’a sûrement pas bien entendu, dans la mesure où il était avant tout préoccupé de quitter la ville. Parmi d’autres recommandations, Polonius a souligné l’importance de la tenue vestimentaire (et nous ferions bien de nous rappeler son conseil). La théorie darwinienne de l’évolution est peut-être l’idée la plus forte et la plus véridique qui ait jamais été émise par la science occidentale, mais si nous continuons à l’illustrer par une histoire fondamentalement assez sotte, entièrement spéculative, dépourvue de preuves et indéfendable, nous nous comportons, en fait, comme si nous revêtions de haillons une belle créature – et nous devrions en avoir honte, « car la mise souvent dit ce qu’est l’homme »92.
17. Une fraternité par inversion
(ou : quand le ver se retourne)
Dans le plus célèbre soliloque de la littérature anglaise, Hamlet, méditant sur le choix de vivre ou de mourir, évoque la tentation du suicide (« not to be », « ne pas être ») comme moyen d’échapper aux affronts directs, tels que « l’injustice des tyrans, l’insolence des orgueilleux »93. Mais les écrivains et les intellectuels redoutent beaucoup plus l’effacement et l’oubli (c’est-à-dire le fait d’être tout simplement ignoré), cet affront indirect pouvant les guetter sur cette « mer de malheurs » qu’est éventuellement la vie. Samuel Johnson, comme l’a rapporté James Boswell94, a parfaitement bien mis en évidence quel crève-cœur représente l’absence d’écho pour un créateur : « J’aime mieux être attaqué que non remarqué. Car le pire traitement que vous pouvez réserver à un auteur, c’est de faire le silence sur son œuvre. »
J’ai donc été particulièrement ému en lisant récemment une anecdote sur les dernières années de la vie du grand physiologiste anglais Walter H. Gaskell (1847-1914). Après une carrière remarquable de travail expérimental sérieux sur la fonction du cœur et celle du système nerveux, Gaskell changea complètement de direction, et consacra la totalité de la seconde partie de sa vie professionnelle (à partir de 1888) à établir et à défendre une théorie personnelle sur l’origine des vertébrés. Dans le Dictionary of Scientific Biography, Gerald L. Geison conclut son long article sur Gaskell par ce paragraphe :
Ses dernières années furent assombries […] par le sentiment que sa chère théorie sur l’origine des vertébrés ne recevait pas l’attention qu’elle méritait. Même à Cambridge, où il a donné des cours sur ce sujet jusqu’à sa mort, le nombre de ses auditeurs a décru au fil des ans. On dit que, à la fin, dans une scène poignante, Gaskell a terminé son cours en serrant la main du seul et unique auditeur qui lui était resté.
Nous pouvons peut-être plaindre Gaskell pour son destin de paria ; mais, à vrai dire, il avait avancé une théorie assez folle sur l’origine des vertébrés. Il était absolument convaincu, de toute la force de son âme, et avec une absence frappante de sens critique, que l’évolution animale avait dû suivre une seule voie, celle d’une progression continue, promue par la complexification du cerveau et du système nerveux. Gaskell a écrit dans son ouvrage majeur, The Origin of Vertebrates (« L’origine des vertébrés », 1908) – d’où sont tirées toutes les citations de cet auteur dans le présent essai :
On peut suivre sans rupture, et en fonction toujours de la même loi, l’apparition évolutive de l’homme à partir des mammifères, celle des mammifères à partir des reptiles, celle des reptiles à partir des amphibiens, celle des amphibiens à partir des poissons, celle des poissons à partir des arthropodes [les insectes et les formes voisines], celle des arthropodes à partir des annélides [les vers segmentés]. On peut penser que cette même loi nous permettra d’arranger en une série bien ordonnée tous les groupes au sein du règne animal.
Autrement dit, Gaskell pensait que le principe déterminant ce progrès linéaire était une « loi fondamentale de développement du système nerveux central ». Et pour justifier sa thèse par une frappante illustration, il s’est servi des célèbres paroles de l’Ecclésiaste (9, 11) sur l’aléatoire et l’absence de sens, en les retournant : « Cette loi du progrès est la suivante : la victoire ne revient pas aux plus rapides, ni aux plus forts, mais aux plus intelligents »95.
Les biologistes qui considèrent comme lui que l’évolution a progressé le long d’une seule et unique voie rencontrent leur plus grand problème lorsqu’ils essaient de trouver une transition continue entre les plans d’organisation apparemment très distincts des vertébrés et des invertébrés. Pour s’attaquer à ce vieux problème, Gaskell s’est tourné vers la stratégie classique adoptée par tous les partisans du progrès linéaire depuis des temps immémoriaux : trouver les invertébrés les plus complexes et essayer d’établir un lien avec les plus simples des vertébrés. Là encore suivant la tradition, il a estimé que les arthropodes étaient les invertébrés sur lesquels devait s’ancrer le pont, puis il a essayé de définir celui-ci en recourant à sa loi de complexification neurologique. Il a écrit :
Cette considération amène directement à voir l’origine des vertébrés dans le groupe des invertébrés ayant l’organisation la plus élevée, les Arthropodes, car, parmi tous les groupes d’animaux vivant sur la terre actuellement, ils sont les seuls à posséder un système nerveux central dont le plan est étroitement comparable à celui des vertébrés.
Jusque-là, rien que de classique. Mais la théorie de Gaskell commence à devenir très particulière, et un brin bizarre, par la façon dont il a choisi d’établir le lien invraisemblable entre les arthropodes et les vertébrés. Parmi la pléthore d’importantes différences qui existe entre ces deux embranchements, l’une d’elles représente un contraste majeur et s’est toujours trouvée au centre de tous les débats sur cette question, formant l’obstacle principal à toute tentative d’envisager une évolution linéaire. Les arthropodes et les vertébrés partagent quelques grandes lignes dans leur organisation générale : la structure de leur corps est allongée et bilatéralement symétrique, les organes sensoriels se trouvant à l’avant, les organes excréteurs à l’arrière, et une segmentation plus ou moins poussée s’observant le long de l’axe principal du corps. Mais la distribution dans l’espace des organes internes principaux ne peut pas être plus différente, ce qui soulève le problème classique ayant motivé plusieurs siècles de controverses et de désespoir chez les zoologistes.
Chez les arthropodes, le système nerveux est situé à la face inférieure : il est représenté par deux chaînes principales qui courent sur la surface interne de la paroi ventrale. La bouche s’ouvre également sur la face ventrale, l’œsophage passant entre les deux chaînes, l’estomac et le reste du tube digestif courant le long du corps au-dessus des chaînes nerveuses. Chez les vertébrés, par contraste maximal, le système nerveux est disposé le long de la surface supérieure (le dos), sous la forme d’un unique tube se terminant par une dilatation à l’avant, constituant le cerveau. La totalité du tube digestif court donc, chez eux, le long de l’axe du corps en dessous du tube nerveux. (La figure correspondante, tirée du livre de Gaskell et reproduite ci-contre, illustre cette différence essentielle d’une façon involontairement amusante.) Mais comment l’évolution (ou un créateur divin, d’ailleurs) a-t-elle pu transformer un arthropode dont les chaînes nerveuses s’étirent le long de la face ventrale, en un vertébré supérieur doté d’un système nerveux en position dorsale, le tube digestif étant en dessous de lui ?
Gaskell a proposé une solution assez extravagante pour expliquer une telle transformation – et s’il a perdu sa réputation (et ses étudiants), c’est qu’il a été ensuite incapable de la défendre de façon convaincante. Il a donc soutenu que le tube digestif dorsal des arthropodes avait donné, dans l’évolution, le cerveau et la moelle épinière des vertébrés, grâce à « la loi du développement du tissu nerveux » qui a promu la marche montante du progrès. Autrement dit, selon lui, du tissu nerveux nouveau a commencé à entourer l’ancien tube digestif des arthropodes, étouffant progressivement toutes ses fonctions digestives, à la manière dont le figuier étrangleur96 tue son arbre hôte, ou l’anaconda, le porc sauvage qu’il a capturé. Le cerveau actuel des vertébrés entoure l’ancien tube digestif des arthropodes, ce qui explique, selon Gaskell, l’existence des ventricules cérébraux (ces cavités figurant à l’intérieur du cerveau) : ils représentent les restes d’une cavité digestive ancestrale. De même, le canal situé au centre de la moelle épinière représente l’ancien intestin des arthropodes, maintenant entouré de tissu nerveux.
Mais cette solution hypothétique confronta Gaskell à un problème encore plus troublant : si le tube digestif des arthropodes est devenu le système nerveux des vertébrés, alors, quel organe a été le précurseur du tube digestif des vertébrés ? Cette question parut à Gaskell la plus difficile de toutes, et il fit appel à un deus ex machina qui ne satisfit finalement personne en dehors de lui (et peut-être de son dernier auditeur) : le tube digestif des vertébrés était tout simplement apparu de novo, afin de répondre à une évidente nécessité. Gaskell conclut ainsi :
Les vertébrés sont issus des arthropodes grâce à la formation d’un nouveau canal alimentaire et à l’inclusion de l’ancien canal au sein du système nerveux central qui s’est développé.
Peut-on tirer quelque leçon de la folie de Gaskell, hormis le rappel pressant et bienvenu qu’il convient d’être prudent et mesuré lorsqu’on avance des théories ? Oui, je le crois, car je soutiens depuis longtemps, et j’en ai fait un thème essentiel de ces chroniques mensuelles, que lorsqu’un scientifique de valeur consacre sa carrière à développer une théorie que l’on jugera ultérieurement extravagante, on peut toujours trouver dans sa démarche des raisons intéressantes et instructives. Et cela s’applique certainement au cas de Gaskell, car on peut apercevoir chez lui une inclination générale dans sa façon de penser, en même temps qu’une raison personnelle forte l’ayant poussé à concevoir l’étrange théorie de la transformation d’un estomac en un cerveau et de la genèse d’un nouveau tube digestif à partir de rien, si ce n’est d’une brumeuse potentialité.
C’est l’inclination générale de son mode de pensée, issue de sa conviction erronée mais inébranlable dans le progrès linéaire, qui l’a conduit à envisager le passage des arthropodes aux vertébrés au moyen d’un mécanisme de transmutation quasi alchimique. Mais lorsqu’on regarde l’histoire de cette question, on voit aussi qu’une raison particulière a interagi avec sa conviction globale en faveur du progrès, et l’a mené à développer une thèse de plus en plus extravagante, recueillant de moins en moins d’assentiment. Pour résumer, Gaskell a proposé sa propre théorie parce qu’il ne pouvait pas accepter l’explication plus ancienne et très répandue à son époque sur la façon dont les arthropodes et les vertébrés étaient reliés, explication qui, de toute façon, a été, elle aussi, jugée extravagante jusqu’il y a peu.
Réfléchissez au contraste fondamental entre les plans d’organisation respectifs de ces deux types d’animaux, et à la façon la plus évidente de passer de l’un à l’autre. Les arthropodes possèdent des chaînes nerveuses ventrales, avec un appareil digestif situé au-dessus ; les vertébrés sont dotés d’un tube nerveux dorsal et d’un système digestif situé en dessous. Pourquoi ne pas simplement retourner un insecte ou un ver segmenté pour obtenir le mode d’organisation propre aux vertébrés ? Renversez un coléoptère sur le dos (comme l’a fait Kafka, rappelez-vous, lorsqu’il a changé en blatte le narrateur de La Métamorphose), et la configuration anatomique des vertébrés apparaît : le système nerveux se trouve au-dessus du tube digestif.
Je ne prétends pas traiter de façon légère ou désinvolte des sujets graves et complexes. Tous les biologistes connaissant l’histoire de ce débat savent parfaitement qu’un insecte ou un ver retourné ne deviennent pas ipso facto des vertébrés. Il subsiste nombre d’incohérences et de problèmes épineux. Pour ne citer que le dilemme le plus largement discuté dans la littérature, l’œsophage d’un insecte retourné se dirige vers le haut, traversant le système nerveux (exactement au niveau de la région censée devenir le cerveau du vertébré), pour donner une bouche s’ouvrant sur le dessus de la tête. Manifestement, cela ne peut pas fonctionner (et ce cas ne s’est jamais présenté chez aucun vertébré réel) ! C’est pourquoi la théorie du passage des arthropodes aux vertébrés au moyen d’un retournement est obligée de postuler que la partie de l’ancien tube digestif devant transpercer le cerveau pour donner une bouche dorsale s’est atrophiée et a disparu, tandis qu’une nouvelle bouche ventrale s’est développée à l’avant du tube digestif des vertébrés. La formation d’un nouvel orifice à l’avant d’un ancien tube n’est sans doute pas un événement aussi invraisemblable que d’édifier un nouvel appareil digestif à partir de rien (comme le demandait la théorie de Gaskell), mais il n’existait pas non plus de preuve en faveur de ce genre d’hypothèse ; et celle-ci ne semblait constituer, elle aussi, qu’un plaidoyer « ad hoc » pour sauver une idée par ailleurs tentante.
Quoi qu’il en soit, je ne suis pas en train d’inventer une histoire invraisemblable pour trouver une réponse possible à la solution de Gaskell. La théorie du retournement possède une longue et fascinante histoire dans le domaine de la recherche de l’origine des vertébrés. La toute première version en a été donnée au début du dix-neuvième siècle et a constitué la thèse centrale d’une école souvent appelée la « biologie transcendantale ». Celle-ci avait pour but de ramener la diversité organique à un archétype ou à un petit nombre d’archétypes, qui, tels des modules de construction, pouvaient ensuite engendrer tous les plans d’organisation par le biais de lois de transformation rationnelles. Un certain nombre des plus importants penseurs européens participèrent à cette entreprise impressionnante, qui faisait cependant fausse route. En Allemagne, Goethe, qui fut un grand poète et un scientifique éminent, essaya de démontrer que les divers organes des plantes étaient les différentes manifestations d’une feuille archétypale. En France, Etienne Geoffroy Saint-Hilaire s’est efforcé de prouver que le squelette des vertébrés était constitué de pièces résultant de diverses modifications d’une vertèbre archétypale.
Dans les années 1820, Etienne développa son ambitieuse théorie de façon à y inclure les annélides et les arthropodes. Avec une hardiesse frisant la folie des grandeurs (de sorte qu’il ne pouvait pas être totalement convaincant), mais aussi avec beaucoup d’ingéniosité, de sorte qu’il ne pouvait pas avoir complètement tort, il soutint que les arthropodes édifiaient aussi leur organisation anatomique sur la base d’un plan vertébral, mais avec une différence capitale. Les vertébrés soutiennent leur corps au moyen d’un squelette interne, tandis que les insectes sont dotés d’un squelette externe et vivent donc à l’intérieur de leurs propres vertèbres (celles-ci existaient réellement, aux yeux de Geoffroy Saint-Hilaire, ce n’était pas une métaphore). Cette comparaison le conduisit à d’autres étranges déductions, qu’il défendit explicitement, par exemple que les côtes des vertébrés devaient représenter les mêmes organes que les pattes des arthropodes (et, par conséquent, que les insectes devaient marcher sur leurs côtes !).
Le zoologiste français admit aussi que la disposition inverse du tube digestif et du système nerveux posait un problème à sa théorie selon laquelle les insectes et les vertébrés représentaient différentes versions du même animal archétypal. Il proposa donc la première formulation de la théorie du retournement, dans le but de surmonter cette difficulté qui menaçait de faire s’écrouler sa tentative d’unification. Cette proposition initiale, que Geoffroy Saint-Hilaire avança en 1822, est beaucoup plus sensée que les scénarios évolutifs ultérieurs de transformation linéaire qui ont tant irrité Gaskell. Le Français était un évolutionniste avant la lettre, dans les décennies qui ont précédé l’avènement du darwinisme, mais il n’a pas mis au point sa théorie du retournement dans l’optique d’une succession généalogique des formes animales : autrement dit, il n’a pas soutenu qu’un arthropode ancestral avait évolué directement pour donner un vertébré primitif au moyen d’un retournement. En réalité, il avait un objectif très différent qui était d’établir l’existence d’une « unité de type », au nom de laquelle les arthropodes et les vertébrés pouvaient être engendrés à partir du même plan de base fondamental.
Il soutint donc, de façon tout à fait cohérente dans le cadre de sa propre théorie, que, par rapport à ce grand plan de base fondamental (comparable aux « essences » de Platon), il importait peu de savoir quelle face du modèle se trouvait du côté du soleil dans la réalité concrète quotidienne. En fait, son plan d’organisation anatomique, unique et universel, comprenait un tube digestif au centre, et les principales chaînes nerveuses quelque part à la périphérie. Les arthropodes positionnent celles-ci en bas, l’éloignant du soleil, et c’est pourquoi leurs chaînes nerveuses sont qualifiées de « ventrales ». Mais les vertébrés placent leur moelle épinière en haut, du côté du soleil, de sorte que cette même structure est dite « dorsale » chez nos apparentés. En d’autres termes, les arthropodes et les vertébrés possèdent un même plan d’organisation anatomique orienté de deux façons opposées le long de la ligne allant du centre de la Terre au Soleil, sans que cette inversion ait d’importance.
Mais, ultérieurement, les évolutionnistes partisans de la notion de progrès linéaire furent conduits à proposer, au nom de ce dernier, qu’il y avait eu réellement, à un moment donné de l’histoire des êtres vivants, un retournement dans une lignée ancestrale d’arthropodes, ce qui avait engendré les premiers vertébrés (pour la formulation classique de la théorie du retournement sous sa forme évolutionniste, voir William Patten, The Grand Strategy of Evolution, « La grande stratégie de l’évolution », 1920). Gaskell refusa cette façon d’envisager sa chère notion de progrès linéaire, car il la jugeait de mauvais goût. Il lui était insupportable d’imaginer que la grande marche en avant ayant mené de la méduse à l’homme, promue par le développement continu de la masse du tissu nerveux, avait un jour marqué une pause dans sa marche majestueuse et ordonnée vers la conscience humaine, pour exécuter un fantaisiste petit saut, un aimable petit trémoussement, afin de se retourner, juste au moment sublime et décisif d’entrer dans la dernière ligne droite, celle des vertébrés.
Gaskell voulait, en fait, que ses nobles soldats se soient toujours tenus debout tout au long du voyage qui les avait menés au sommet occupé par l’homme : c’est au nom de cette croyance qu’il avait été conduit à imaginer que le cerveau et la moelle épinière des vertébrés s’étaient édifiés à partir du canal alimentaire des arthropodes, tandis qu’il s’était formé un autre appareil digestif, complètement nouveau, en dessous. Parce stratagème, il a été en mesure de garder le haut en haut, et le bas en bas, tout au long de l’histoire linéaire de l’évolution animale, tout en positionnant le système nerveux en dessous du tube digestif chez les arthropodes, mais au-dessus de ce dernier chez les vertébrés. Gaskell pensait que sa solution sauvait la notion de progrès linéaire, puisqu’elle expliquait la nécessaire transition des arthropodes aux vertébrés sans avoir à invoquer les absurdités de la vieille théorie du retournement. « Comment se fait-il, a-t-il écrit, que cette dernière ait été discréditée et ait perdu du terrain ? C’est simplement, je suppose, parce qu’on pensait qu’elle nécessitait le retournement des animaux. » Il a donc inventé sa solution insolite pour réfuter la vénérable théorie de l’inversion. Il a écrit à propos du premier vertébré : « Si l’on considère que cet animal n’est pas issu d’un retournement, […] alors, ses ventricules cérébraux correspondent à l’estomac originel, et le canal central de la moelle épinière représente l’intestin rectiligne de l’arthropode ancestral. »
Quelle ironie ! Afin d’éviter la théorie « extravagante » du retournement, Gaskell a inventé une conception encore plus folle, celle d’un estomac transformé en cerveau et d’un nouvel intestin se formant en dessous. Il n’est pas étonnant que les biologistes ultérieurs aient fui comme la peste ces deux spéculations et qu’ils aient choisi, au contraire, l’autre solution évidente : les arthropodes et les vertébrés ne possèdent pas du tout le même plan d’organisation anatomique, mais représentent deux niveaux évolutifs distincts, de complexité semblable, issus d’un ancêtre commun beaucoup plus simple, qui n’avait pas de tube digestif bien individualisé, ni de système nerveux central. Tout compte fait, nous savons maintenant que les arthropodes et les vertébrés sont séparés depuis plus de cinq cents millions d’années, et que les arthropodes « plus simples » n’ont pas donné les vertébrés « plus complexes » à un moment situé à mi-chemin sur la voie menant à un seul et unique sommet évolutif.
En outre, cette solution sensée de deux trajectoires évolutives distinctes se combina parfaitement bien avec le néodarwinisme strict : dominant à partir des années 1930, celui-ci se fondait sur la notion de quasi-omnipotence de la sélection naturelle, celle-ci étant capable d’édifier les adaptations sans être véritablement limitée par les contraintes imposées par des plans d’organisation fondamentaux (tels que la feuille archétypale de Goethe ou le modèle vertébral de Geoffroy Saint-Hilaire). Si l’adaptation et la sélection naturelle exercent un tel pouvoir illimité sur toutes les réalisations évolutives, pourquoi rechercher des traits communs profonds chez des lignées séparées depuis longtemps ? Les arthropodes et les vertébrés partagent effectivement plusieurs traits d’organisation fonctionnelle. Mais ces ressemblances ne font que refléter la capacité de la sélection naturelle à façonner, indépendamment, des structures optimales dans des conditions où le nombre des solutions biomécaniques aux mêmes problèmes fonctionnels est limitée (c’est le phénomène évolutif qui est appelé « convergence »).
Tout compte fait, pour qu’un animal vole, il lui faut développer des ailes d’une sorte ou d’une autre, car on ne voit pas ce qui pourrait fonctionner autrement. Les chauves-souris, les oiseaux et les ptérosaures (ces reptiles volants de l’ère des dinosaures) ont tous acquis des ailes indépendamment, parce que la sélection naturelle ne connaît pas d’autre solution, et possède la capacité d’édifier de telles structures convergentes comme autant d’exemples illustrant son omnipotence. Par conséquent, si les arthropodes et les vertébrés ont acquis par évolution, chacun de leur côté, un tube digestif et un système nerveux, mais en position inverse, pourquoi se soucier de ce fait, puisque leurs plans d’organisation respectifs constituent vraisemblablement des réponses différentes à une même contrainte ? Ces deux embranchements sont séparés depuis un demi-milliard d’années et ont sans nul doute acquis par évolution leurs appareils digestif et nerveux par le biais d’adaptations distinctes.
Cette nouvelle façon de voir suscita un tel consensus que Ernst Mayr, le plus éminent des néodarwiniens, estima qu’il fallait jeter à la poubelle de l’histoire les idées d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire sur « l’unité du type ». Son analyse consista en gros à dire : nous nous rendons compte maintenant des immenses capacités de la sélection naturelle à construire et à modeler chaque trait ; à changer, puis à modifier de nouveau, presque chaque nucléotide de chaque gène, afin d’arriver à une meilleure adaptation. Des lignages qui sont séparés depuis cinq cents millions d’années ne peuvent pas avoir retenu suffisamment d’identité génétique pour garder encore dans leur patrimoine héréditaire de mêmes grandes contraintes affectant leur organisation anatomique respective. Dans son ouvrage de 1963 qui a fait date, Animal Species and Evolution (« Les espèces animales et l’évolution »), Mayr a écrit :
Dans les premiers temps du mendélisme, on a beaucoup recherché des gènes homologues qui rendraient compte de telles similitudes. Étant donné ce que l’on sait maintenant de la physiologie des gènes, il est clair que ce type de recherches a peu de chance d’aboutir, excepté chez des apparentés très proches.
Le verdict de l’histoire était ainsi tombé. Gaskell avait proposé une théorie bizarre pour supplanter celle de Geoffroy Saint-Hilaire sur l’unité des arthropodes et des vertébrés par le biais du retournement. Mais la théorie du Français paraissait, elle aussi, tout à fait extravagante. Les recherches en biologie de l’évolution allaient désormais, nous disait Mayr, abandonner toutes ces idées romantiques absurdes et se développer essentiellement à la lumière de la toute-puissante sélection naturelle.
Il y avait juste un petit problème. Darwin lui-même nous a dit dans son dernier livre (The Formation of Vegetable Mould Through the Action of Worms [« La formation de l’humus grâce à l’action des vers »]) qu’il ne faut jamais sous-estimer le pouvoir collectif des vers en marche. Dans la culture anglophone, deux métaphores ont trait au renversement des situations, l’une étant tirée du monde inorganique, l’autre du monde vivant. Pour sûr, les conservateurs ont sans doute des raisons de craindre le retournement de ces deux objets : les tables et les vers97. Quand un humble ver se retourne, surtout lorsqu’il est dérangé, cela peut conduire à l’effondrement d’un empire. Shakespeare nous l’a dit : « Le plus petit des vers se retourne généralement si on le piétine. » Et Cervantès, dans sa préface à Don Quichotte : « Même un ver, lorsqu’on lui marche dessus, se retourne habituellement. »
Le double sens de ces phrases est merveilleusement symbolique et réel. Geoffroy Saint-Hilaire avait proposé une théorie pour expliquer de façon unitaire l’organisation des animaux, en comparant notamment les vertébrés à des vers segmentés et à des arthropodes retournés. Au lieu de devenir la théorie de l’archétype des animaux complexes, elle était devenue l’archétype des idées folles en biologie. Mais le ver qui se retourne est aussi la métaphore de choix, dans la culture anglophone, pour parler du renversement des idées et des comportements admis. J’avais toujours apprécié, jusqu’ici, la hardiesse de la théorie du Français, mais je n’aurais jamais imaginé qu’il ait pu avoir raison (même si je fais miennes depuis longtemps, au cœur même de ma ligne de recherche, ses conceptions plus générales sur l’importance des contraintes structurales héritées qui pèsent sur les capacités optimisatrices de la sélection naturelle). Eh bien, le ver s’est retourné deux fois ces toutes dernières années, à la fois dans la réalité et symboliquement parlant. Il semble que Geoffroy Saint-Hilaire avait raison, tout compte fait, non pas dans tous les détails, bien sûr, mais au moins dans sa conception fondamentale. Et cette surprise phénoménale, un vrai triomphe, le retournement d’une idée folle en vérité, constitue l’exemple numéro un de ce qui se passe actuellement de plus passionnant dans le domaine de la théorie de l’évolution.
J’ai publié mon premier livre spécialisé, Ontogeny and Phylogeny (« Ontogénie et phylogénie »), en 1977. J’ai été très fier d’avoir pu réaliser ce long ouvrage sur les relations entre embryologie et évolution, mais j’ai aussi ressenti un vif désappointement, parce que nous ne savions alors que très peu de choses dans un domaine qui aurait pu fournir de nombreuses clés : les bases génétiques du développement. Comment le patrimoine génétique intervient-il pour orchestrer le plus grand des miracles de la biologie auquel on peut assister tous les jours : la réalisation automatique et généralement sans erreur des êtres adultes dans toute leur complexité, en partant d’œufs fécondés minuscules et apparemment dépourvus de toutes formes ? Nous ne savions pratiquement rien, à cette époque, mais le consensus voulait (on l’a vu plus haut) que les grands embranchements animaux, tous évolutivement séparés depuis au moins cinq cents millions d’années, ne pouvaient partager de lignes directrices contraignantes dans leur plan d’organisation ou dans leur architecture génétique. Le darwinisme pur régnait triomphalement, et la sélection naturelle, disait-il, avait édifié chaque plan d’organisation anatomique en fonction de sa propre utilité adaptative.
Mais nous sommes à présent en mesure de déterminer, facilement et de manière relativement économique, la structure chimique détaillée des gènes ; et nous pouvons étudier la façon dont les produits de ces gènes (enzymes et protéines) influencent le déroulement de l’embryogenèse. Grâce à ces techniques, nous avons fait l’abasourdissante découverte que tous les embranchements d’animaux complexes (les arthropodes et les vertébrés, en particulier) ont conservé, en dépit de leur demi-milliard d’années d’indépendance évolutive, une vaste série de déterminants génétiques identiques contrôlant l’édification du corps. Alors que l’on attribuait jadis sans hésiter à la convergence de nombreuses ressemblances dans les plans d’organisation fondamentaux chez les embranchements animaux, et que l’on y voyait la preuve de la capacité de la sélection naturelle à façonner des adaptations remarquables, il faut maintenant les interpréter de manière opposée, c’est-à-dire de la façon même que Mayr jugeait inconcevable : les traits semblables sont des homologies. Autrement dit, ils résultent de l’action de mêmes gènes, lesquels ont été hérités d’un ancêtre commun et n’ont jamais subi suffisamment de modifications pour que leur structure et leur fonction aient cessé d’être comparables. Les similitudes entre plans d’organisation révèlent des contraintes héritées de l’histoire, et ne reflètent nullement l’aptitude de la sélection naturelle à façonner indépendamment des réalisations optimales dans des lignées séparées. Les vertébrés sont, en un certain sens, de vrais frères (autrement dit, des homologues, et non pas simplement des analogues) des vers et des insectes.