I.
Art et science
1. Des fossiles qui se meuvent
vers le haut
Morgan évoque ce moment atterrant durant lequel leurs ravisseurs s’étaient préparés à pendre le roi Arthur : « Ils lui avaient mis un bandeau sur les yeux ! J’étais comme paralysé ; je ne pouvais plus bouger, je suffoquais, ma langue était pétrifiée… Ils l’amenèrent sous la corde. » Mais, à la toute dernière minute, dans la meilleure tradition des romans-feuilletons à suspense, le preux Lancelot était arrivé à la rescousse, à la tête de cinq cents chevaliers – tous à vélo. « Seigneur ! quel magnifique spectacle formaient le flot des panaches et la procession continue des roues dont les rayons renvoyaient la lumière du soleil en milliers d’éclairs ! J’agitai mon bras droit pour saluer Lancelot à la tête de sa troupe en train d’envahir la scène. Je me débarrassai de mon nœud coulant et de mes liens, et hurlai : “À genoux, tas de canailles, et inclinez-vous devant le roi ! Celui qui ne s’exécutera pas dînera ce soir en enfer !” »
Ce n’est pas une scène tirée d’un film des Monty Python ou de l’émission de variétés américaine Saturday Night Live que je suis en train de décrire, et je ne me suis pas trompé sur le genre du narrateur. Il ne s’agit pas de la fée Morgane (qui se serait sans doute sortie de cette épineuse situation par quelque tour de magie, au lieu d’attendre le salut de la technologie), mais de Hank Morgan, l’Américain du Connecticut à la cour du roi Arthur, le héros du roman satirique de Mark Twain qui porte précisément ce titre9. Morgan, transporté de la ville de Hartford, au dix-neuvième siècle, à celle de Camelot10, au sixième siècle, y bouleverse tout par l’introduction d’une multitude de produits « modernes », comme le tabac, le téléphone, le base-ball et… la bicyclette.
Lorsqu’il est appliqué dans un roman ou dans un tableau, le procédé de l’anachronisme produit sur nous un puissant effet. On y a eu recours souvent, dans tous les registres, depuis les œuvres les plus hautement philosophiques jusqu’aux plaisanteries de plus bas niveau (par exemple, Jésus est, dans un tableau de Dali, crucifié dans la salle de réunion du conseil d’administration d’une entreprise ; ou bien il est, dans un roman de Dostoïevski11, condamné par le Grand Inquisiteur, lors de sa Seconde Venue ; ou bien encore, il n’obtient, dans des blagues populaires de diverses origines, qu’un rabais de cinquante pour cent chez le coiffeur italien ou chez le tailleur juif lorsqu’il veut se mettre en tenue de notre époque – plaisanteries que l’on ne raconte plus aujourd’hui, car jugées de mauvais goût).
Le procédé de l’anachronisme exerce ce puissant et mystérieux effet parce que, je le suppose, nous nous référons à la séquence temporelle connue de notre histoire afin de nous repérer dans notre monde, où les événements sont terriblement enchevêtrés. Et lorsque « le temps est hors des gonds. Ô sort maudit »12, nous nous sentons vraiment déboussolés. Nous savons aussi que corriger une apparente discordance temporelle n’est pas aussi facile dans la vie réelle que dans les récits de fiction, où l’on peut user de procédés magiques (de sorte que l’enchanteur Merlin fait s’endormir Hank Morgan pour mille trois cents ans, ou bien que l’on se débarrasse de Dracula en lui enfonçant un pieu dans la poitrine). Lorsque Hamlet achève son distique en disant : « Que ce soit moi qui aie à le rétablir ! » (formule qui est sans doute l’équivalent shakespearien de : « Facile » !), sa foi dans sa capacité à restaurer le cours normal des choses nous paraît comme le signe évident de sa folie.
Pour des raisons qui relèvent en partie du mythe, mais qui sont aussi en partie justifiées et honorables, la science donne d’elle-même l’image d’une discipline dont le développement a été le plus linéaire et, chronologiquement, le mieux ordonné de toutes. Si l’on admet, en effet, qu’elle met en œuvre, de façon pratiquement invariable, de fructueuses méthodes de raisonnement, d’observation et d’expérimentation, et que, ce faisant, elle arrive à rendre compte de plus en plus exactement du monde naturel, alors, son histoire peut sans doute se ramener à un processus continu d’accumulation de succès. Dans cette représentation, où règne l’ordre simple et linéaire, émanant du seul mécanisme du progrès des connaissances, tout anachronisme marqué ne peut que nous apparaître comme extrêmement étonnant, et on le jugera de manière diamétralement opposée suivant qu’il paraît en avance ou en retard sur son temps. Des conceptions anciennes, continuant à être entretenues de nos jours, nous semblent risibles et absurdes : c’est le cas, par exemple, des créationnistes qui veulent faire tenir la totalité de l’histoire des formes vivantes dans le petit nombre de milliers d’années prescrit par la chronologie biblique interprétée littéralement ; ou bien encore de celui des quelques individus qui, de nos jours, adhèrent sérieusement à la Société de la Terre plate. Mais, lorsqu’une notion « moderne » est défendue, de façon anachronique, par un savant d’une époque lointaine, cela nous remplit d’admiration, et peut même nous sembler proche du miracle.
Une personne manifestement en avance sur son temps (un vrai Hank Morgan qui aurait présenté un pistolet à six coups à Jules César, ou expliqué la théorie de la sélection naturelle à saint Thomas d’Aquin) ne peut qu’évoquer un extraterrestre venu d’un monde plus avancé que le nôtre, ou un ange tombé du ciel. De toute l’histoire de la science, Léonard de Vinci est sans doute le personnage auquel s’appliquent le mieux ces métaphores : il est mort en 1519, mais ses carnets personnels exposent les principes de l’aéronautique, présentent les plans de machines à voler et de sous-marins, et avancent une interprétation correcte des fossiles, que la science officielle ne trouvera pas avant la fin du dix-huitième siècle. Une ligne téléphonique privée le reliait-elle, par-delà les siècles, à Einstein, ou même à Dieu en personne ?
Je dois avouer que, comme beaucoup, j’ai toujours été fasciné par ce personnage. Durant mon enfance, je n’étais pourtant pas particulièrement intéressé par le monde des idées : je jouais tous les après-midi au stickball13 et ne lisais pas grand-chose d’autre que des bandes dessinées et les livres prescrits par les enseignants. Mais Léonard frappa mon imagination. À l’âge de dix ans environ, je réclamai un livre sur sa vie et son œuvre, et c’est sans doute le seul ouvrage « sérieux » que je n’aie jamais expressément demandé à mes parents. Lorsque j’ai fait mes études de géologie, j’ai acheté les deux volumes des carnets de Léonard publiés en livre de poche par les Éditions Dover (réédition du recueil rassemblé en 1883 par Jean-Paul Richter), parce que j’avais lu certaines de ses observations sur les fossiles, rapportées dans le Codex Leicester14, et que j’avais été stupéfié non seulement par leur précision, mais aussi par leur association à des principes paléo-écologiques très clairs, qui n’ont pas été reconnus avant notre siècle et servent encore de base aux recherches actuelles.
De bien des façons, Léonard de Vinci demeure un personnage obscur, difficile à cerner. Les peintures qu’on peut lui attribuer en toute certitude ne dépassent pas la quinzaine, mais il est vrai qu’elles comprennent deux des œuvres les plus célèbres de tout l’art occidental : La Joconde (au musée du Louvre), et La Cène (une fresque en mauvais état à Milan). Il n’a rien publié de son vivant, en dépit des nombreux et exubérants projets dans ce sens ; toutefois, plusieurs milliers de fascinantes pages de manuscrits nous sont parvenues, ne représentant probablement que le quart de la totalité de ce qu’il a écrit. Il n’a pas vécu dans une retraite isolée pour y cacher son génie, et fut, de son vivant, probablement l’intellectuel le plus célèbre de toute l’Europe. Les ducs et les rois appréciaient sa conversation et ses compétences en matière de construction de machines de guerre et de canaux d’irrigation. Il travailla sous le patronage généreux des plus puissants souverains européens, comme Ludovic le More, duc de Milan, l’infâme César Borgia et le roi de France François Ier.
Les carnets de Léonard n’ont généralement pas été connus avant la fin du dix-huitième siècle, et ne furent publiés qu’au siècle suivant (et d’abord de façon occasionnelle et fragmentaire). C’est pourquoi le célèbre Florentin occupe cette position très particulière et unique en son genre de « visiteur extraterrestre secret », de penseur d’une remarquable originalité, mais dont les travaux restés inconnus n’ont exercé aucune influence sur le développement de la science (car presque toutes ses grandes inventions ont été redécouvertes indépendamment, avant qu’on n’ait eu connaissance de ses carnets)15.
Très généralement, Léonard de Vinci continue à être présenté, de nos jours, sous l’aspect d’une sorte d’« extraterrestre » au sein de la culture occidentale, c’est-à-dire d’un génie tellement transcendant qu’il a découvert, au quinzième siècle, des conceptions que les autres scientifiques, avançant péniblement dans leur marche vers la vérité, n’ont pas trouvé avant plusieurs siècles. Léonard a été seul et au-dessus de tout le monde, nous dit-on à satiété, parce qu’il a mis ses dons de génie extraordinaires au service d’une méthodologie complètement moderne, fondée sur des observations extrêmement précises et des expériences ingénieuses. C’est ainsi qu’il a pu dépasser l’obscurantisme et la stérile scolastique qui persistaient encore en son temps.
Par exemple, la « Note d’introduction » au catalogue officiel d’une récente exposition du Codex Leicester à New York explique ainsi, en résumé, la façon dont Léonard a pu réaliser ses découvertes : « Ce Codex laisse apercevoir comment il a mis en œuvre des capacités d’observation presque surhumaines et compris, en même temps, l’importance de l’expérimentation. C’est ainsi qu’il a pu arriver à une étonnante compréhension du fonctionnement de la nature, dont la finesse équivaut à celle de ses réalisations artistiques. » Lorsque les textes conventionnels de ce genre reconnaissent tout de même que de nombreuses conceptions de Léonard étaient encore imprégnées de l’esprit médiéval, ils considèrent presque toujours que ce dernier représentait pour lui une pure entrave qu’il lui a fallu vaincre par l’observation et l’expérimentation. Ils ne l’appréhendent jamais comme un contexte qui aurait pu être utile à Léonard, ou qui pourrait, à présent, nous aider à comprendre ses pensées et la façon dont il a interprété ses résultats. Par exemple, le long article consacré au célèbre Florentin dans l’Encyclopaedia Britannica se termine par ces mots : « Léonard a essayé de sonder les secrets du vaste royaume de la nature… Les connaissances qu’il a acquises étaient encore bridées par les conceptions scolastiques médiévales, mais les résultats de ses recherches ont représenté les premiers pas réussis d’un mode de pensée moderne, parce qu’ils ont été obtenus au moyen de la méthode expérimentale. »
Il s’agit d’une interprétation classique ; mais je crois pourtant que rien ne saurait être plus erroné, par sa façon d’approcher l’histoire des connaissances, ou plus stérilisant pour les recherches sur ce personnage fascinant de l’histoire des idées. Il est exact que Léonard a réalisé de magnifiques observations. Il a réellement anticipé des résultats que la science officielle a mis deux ou trois siècles à atteindre après son époque. Mais il n’était ni un extraterrestre ni un ange ; et nous n’arriverons jamais à le comprendre si nous persistons à l’envisager comme une sorte de Hank Morgan, un personnage historique véritablement en décalage par rapport à son temps, un « moderne » chez les Médicis, un « homme du futur » à la cour de François Ier.
Léonard a travaillé dans le contexte de son époque. Il s’est servi d’une vision du monde typique du Moyen Âge et de la Renaissance pour poser les grandes questions, et interpréter les thèmes et les phénomènes, d’une façon qui allait révéler son extraordinaire originalité. Si nous ne prenons pas en compte, et ne respectons pas, les sources et les caractéristiques médiévales de sa pensée, nous n’arriverons jamais à le comprendre et à mesurer véritablement ses idées révolutionnaires. En fait, toutes les grandes conceptions scientifiques, toutes les pensées fructueuses, prennent nécessairement naissance dans un contexte social et intellectuel, et celui-ci est capable tout autant de faire surgir des conceptions nouvelles que d’entraver la pensée. L’histoire ne marche pas linéairement vers le progrès, et le passé n’est pas simplement une mauvaise vieille époque qu’il s’agit de dépasser et de rejeter, en raison de son caractère inévitablement suranné.
Dans le présent essai, je vais tenter de montrer le rôle central qu’ont joué les caractéristiques largement médiévales des idées de Léonard, en analysant les remarquables observations paléontologiques qu’il a rapportées dans le Codex Leicester. Je commencerai par établir qu’elles témoignent véritablement d’une vision de précurseur, mais poserai ensuite deux questions pour essayer de cerner le contexte, propre au début du seizième siècle, dans lequel Léonard a mené ses recherches : Quelle autre explication des fossiles Léonard essaya-t-il de réfuter en faisant ses observations ? Quelle théorie de la Terre essaya-t-il de soutenir au moyen de ses résultats ? En effet, il n’a pas fait ses observations pour gagner les louanges des générations futures ; il a étudié les fossiles pour répondre à ces deux questions telles qu’elles se posaient à son époque ; et ses réponses se rapportent à un débat qui était alors « brûlant », mais que nous pouvons juger aujourd’hui comme irrémédiablement dépassé et dont nous pouvons nous moquer. En fait, il nous est impossible de comprendre les résultats auxquels Léonard est arrivé en paléontologie si nous nous bornons à nous émerveiller de la précision de ses observations, et si nous ne nous demandons pas pour quelles raisons il a mené ses recherches.
Oui, mille fois oui, les observations faites par Léonard sont souvent extraordinairement exactes, comme l’ont toujours fait remarquer les spécialistes, et les raisons en sont celles que l’on rapporte généralement. En outre, lorsqu’on mesure leur finesse et qu’on se rend compte qu’elles sont au cœur des règles fondamentales de l’analyse paléo-écologique actuelle, on a, en effet, l’impression d’avoir affaire à un géologue de l’ère victorienne qui se serait, d’une façon ou d’une autre, fourvoyé au début du seizième siècle. Mais j’arrête de m’émerveiller et dresse la liste des points suivants.
1. Léonard a reconnu que les strates horizontales étaient déposées successivement au cours du temps, dans la mesure où il a pu retrouver les mêmes couches sur les deux côtés des vallées creusées par les rivières :
Les rivières ont scié de part en part et séparé les unes des autres les unités des grandes Alpes. Et cela est révélé par l’arrangement des couches rocheuses stratifiées : du sommet de la montagne jusqu’à la rivière, tout en bas, on voit les strates d’un côté de la rivière correspondre à celles situées sur l’autre côté.
(Toutes les citations, sauf indication contraire, sont tirées du Codex Leicester, tel qu’il figure, en traduction anglaise, dans le recueil des carnets de Léonard réalisé par MacCurdy.)
2. Il a observé que les rivières, lorsqu’elles sont proches de leur source et coulent dans les hautes montagnes, laissent des dépôts constitués de gros rochers aux arêtes vives ; puis, à mesure qu’ils sont transportés de plus en plus loin, les blocs tendent progressivement à décroître en taille et à devenir plus arrondis de forme ; et lorsque leur cours devient plus lent, les rivières déposent des graviers puis, finalement, de l’argile fine, près de leur embouchure. (Cette règle m’a été enseignée, en tant que principe numéro un de la géologie, le premier jour du premier cours que j’ai eu dans cette discipline, lorsque j’en ai entamé l’étude à l’université.)
Lorsqu’une rivière coule dans les montagnes, elle dépose une grande quantité de grosses pierres. […] Et ces pierres gardent encore une partie de leurs arêtes et de leurs facettes ; et à mesure que la rivière avance dans son cours, elle transporte des pierres de plus en plus petites, aux arêtes de plus en plus effacées ; et plus loin encore, elle dépose des graviers, d’abord grossiers, puis plus fins… jusqu’à ce que, pour finir, le sable devienne si fin qu’il semble presque de l’eau. […] et cela donne cette poudre blanche que l’on utilise pour faire les cruches.
3. Lorsque les fossiles sont présents dans des strates superposées, cela signifie qu’ils ont été déposés à des moments distincts et successifs.
4. Les traces et les pistes des organismes marins sont souvent préservées à la face supérieure des strates : « Entre les différentes couches de pierre, on peut trouver les traces laissées par les vers qui ont rampé dessus, alors qu’elles n’étaient pas encore solidifiées. »
5. Si l’on trouve, dans un dépôt fossile, des coquillages dont les deux valves sont encore liées l’une à l’autre, c’est que l’animal a dû être enseveli de son vivant, car tout transport relativement prolongé après sa mort aurait désarticulé les valves : en effet, chez l’animal vivant, celles-ci ne sont pas soudées l’une à l’autre mais seulement reliées par une charnière de tissu organique qui se désagrège rapidement après la mort. (Cette façon de déduire un éventuel transport en regardant si les coquillages fossiles possèdent ou non leurs deux valves est une règle toujours utilisée en tant que première approximation, dans toutes les analyses paléo-écologiques couramment effectuées aujourd’hui. Je doute qu’aucun géologue d’avant le dix-neuvième siècle ait jamais mentionné cette observation, si ce n’est de façon fortuite, alors que Léonard donnait une importance primordiale à ce principe. En tout cas, c’est cette constatation qui m’a inspiré, en premier lieu, mon admiration pour Léonard lorsque j’ai commencé mes études de géologie à l’université, car je venais juste d’apprendre cette règle dans mes cours, et je me suis donc dit : « Quelle intelligence ! Comme il est moderne ! »)
Et nous trouvons les huîtres assemblées en vastes amas, au sein desquels on peut voir des individus dont les coquilles sont encore reliées les unes aux autres, ce qui indique qu’ils n’ont pas été transportés par la mer et qu’ils étaient encore vivants.
En un autre lieu, cependant, Léonard a été en mesure de déduire que les coquillages avaient été pour la plupart transportés après leur mort :
Ce type de lieu correspondait à une plage du bord de mer, sur laquelle les coquilles ont été jetées, se sont brisées, leurs morceaux ayant ensuite été séparés ; on ne les y trouve jamais par deux, comme lorsqu’elles sont associées, dans la mer, à l’animal vivant, les deux valves se recouvrant l’une l’autre.
6. Léonard met souvent en œuvre le principe dit « uniformitariste », qui consiste à se servir de l’observation des phénomènes d’aujourd’hui pour taire des déductions sur les événements survenus dans le passé. En voici un exemple frappant : il a observé sur quelle distance se déplace quotidiennement une coque pour essayer de comprendre la distribution spatiale des coquilles dans une couche fossilifère :
Ce coquillage ne nage pas en pleine eau, mais trace un sillon dans le sable, et s’appuyant sur les bords de ce dernier, il peut se déplacer régulièrement de trois à quatre braccia par jour. [La braccia (« bras ») mesurait environ soixante centimètres.]
7. On n’a trouvé aucun fossile marin dans les régions ou dans les sédiments qui n’étaient pas antérieurement recouverts par la mer.
8. Lorsque les coquilles fossiles se présentent cassées en petits morceaux et entassées les unes sur les autres, Léonard estime qu’elles ont été transportées par les vagues et les courants avant d’être déposées :
Mais comment pourrait-on trouver, entassés à l’intérieur d’un gros coquillage, des fragments et des morceaux de nombreuses autres sortes de coquilles de différents types, à moins d’admettre qu’ils y ont été amenés par les vagues et déposés tandis qu’il gisait, mort, sur le rivage, mode de transport qui est celui-là même par lequel la mer rejette sur la côte de nombreuses autres petites choses ?
9. On peut souvent calculer l’âge d’une coquille fossile d’après ses anneaux de croissance, lesquels correspondent à des séries successives de mois et d’années. (La sclérochronologie, autrement dit l’analyse des phénomènes de croissance périodique, n’est devenue une discipline importante et rigoureuse de la paléobiologie que ces vingt-cinq dernières années.) Il est possible, écrit Léonard, de « compter sur les coquilles des coques et des escargots le nombre de mois et d’années qu’a duré leur vie, exactement comme on peut le faire sur les cornes des taureaux ».
J’ai souvent cité, dans mes essais, une phrase de Darwin que j’apprécie beaucoup : « Comment ne pas voir que toute observation, pour être de quelque utilité, doit être faite pour confirmer ou pour réfuter quelque théorie ? » Les observations pénétrantes de Léonard semblent, en effet, parées d’une merveilleuse auréole de modernité, mais comprendre la raison pour laquelle il a entrepris ses recherches et la façon dont il a interprété ses données va nous permettre de le situer dans le contexte de sa propre époque, qui est le seul approprié. Il n’a pas observé les fossiles par pure curiosité désintéressée, sans viser un but, ni avoir de questions à mettre à l’épreuve. Il a recueilli toutes ses données dans un dessein précis et déclaré : réfuter les deux principales interprétations des fossiles qui prévalaient à son époque. Celles-ci avaient été proposées pour résoudre un problème qui troublait les naturalistes depuis l’Antiquité : si les coquillages fossiles sont les restes d’organismes marins (et certains étaient pratiquement impossibles à distinguer des espèces présentes), comment avaient-ils pu être ensevelis dans des strates localisées au sommet des montagnes, à plusieurs milliers de mètres au-dessus du niveau actuel de la mer ?
Premièrement, Léonard réfute et tourne en ridicule l’idée, très répandue à son époque, selon laquelle les fossiles s’étaient retrouvés sur les montagnes lorsque le Déluge de Noé avait fait monter les eaux et déclenché de violents courants. Les observations 3 à 6, dans ma liste, vont à l’encontre d’une telle interprétation, dans la mesure où elles montrent que de nombreux fossiles ont conservé la façon dont ils se présentaient lorsqu’ils étaient vivants, et qu’ils n’ont absolument pas été transportés après leur mort. La survenue d’un unique déluge ne peut pas expliquer la présence de fossiles dans plusieurs couches successives (observation 3). Des strates qui auraient été déposées par de violents courants ne pourraient pas avoir conservé les traces laissées par les vers cherchant à s’alimenter (observation 4). Les flots du Déluge de Noé auraient dissocié les valves de tous les coquillages (observation 5). Si les coques arrivent à bouger laborieusement d’environ 2,50 mètres par jour au sein de leur sillon, la durée du Déluge (40 jours) ne leur aurait pas laissé assez de temps pour progresser à l’intérieur des terres jusqu’à 400 kilomètres du rivage de la plus proche des mers actuelles (là où résident aujourd’hui les coques fossiles) :
À cette vitesse, elles n’auraient pas pu se rendre de la mer Adriatique jusqu’à Monferrato, en Lombardie, en 40 jours (la durée admise du Déluge), soit un voyage de 400 kilomètres.
En outre, ajoute Léonard, les coques sont trop lourdes pour être transportées sur le dessus des vagues, et elles n’ont pas pu être hissées au sommet des montagnes par des courants de fond, car ceux-ci, estime-t-il, vont toujours des points les plus hauts vers les points les plus bas, même lorsque les vagues et les courants marins superficiels se dirigent vers l’intérieur des terres.
La réfutation explicite de la thèse expliquant la localisation des fossiles par le Déluge de Noé constitue l’un des grands thèmes du Codex Leicester, et elle occupe plusieurs pages entières : un passage est, par exemple, intitulé « Du Déluge et des coquillages marins », et un autre, « Réfutation des dires selon lesquels les coquillages ont été transportés, grâce au Déluge, loin de la mer, sur la distance d’un voyage qui a duré de nombreux jours ».
Deuxièmement, Léonard rejette, avec encore plus de dédain, diverses versions néoplatoniciennes de la thèse selon laquelle les fossiles ne sont pas du tout les restes d’anciens organismes, mais ont été produits par quelque force plastique agissant au sein des roches, ou par quelque phénomène venu des étoiles, capable d’imiter avec précision un être vivant, afin d’affirmer symboliquement l’harmonie existant entre les différents règnes de la nature : animal, végétal et minéral. Si les fossiles appartiennent, en effet, au règne minéral, alors leur position au sommet des montagnes cesse d’être une anomalie, puisqu’il n’est plus nécessaire de penser qu’ils ont un jour habité les mers.
Léonard a réalisé les observations 7 à 9 pour réfuter la thèse néoplatonicienne selon laquelle les fossiles se sont « développés » au sein des roches dans lesquelles ils étaient enfermés et ne représentent pas les restes d’organismes. Si les fossiles marins sont inorganiques, pourquoi ne se « développent »-ils pas dans toutes les strates, au lieu de ne figurer que dans les couches rocheuses présentant d’abondantes preuves d’une origine océanique (observation 7) ? Si les fossiles appartiennent au règne minéral, pourquoi se développent-ils souvent sous forme de fragments et pourquoi se présentent-ils en amas chaotiques ressemblant exactement aux empilements de coquillages sur nos plages, ou aux couches déposées par les rivières dans les lacs et les étangs (observation 8) ? Et enfin, argument très convaincant, si les fossiles se développent à partir de « germes » internes aux roches, comment peuvent-ils augmenter de taille année après année, comme l’indiquent les anneaux de croissance sur les coquilles, et cela sans briser la matrice qui les entoure (observation 9) ?
Léonard a réservé ses critiques les plus mordantes à cette théorie néoplatonicienne des signes et des signatures, qu’il considérait comme encore imprégnée de conceptions magiques (ce genre de théorie est restée très vivace – et très controversée – au sein de la science occidentale jusqu’à la fin du dix-septième siècle. Le Mundus subterraneus [1664] du grand savant jésuite Athanasius Kircher a représenté la dernière tentative bien argumentée pour défendre la position néoplatonicienne). Léonard écrit :
Ceux qui considèrent que ces coquillages ont été et continuent à être constamment créés en ces endroits, en raison de la nature de ces lieux et grâce à l’intervention des cieux, n’ont sûrement pas de capacités de raisonnement suffisantes, parce que le nombre d’années de croissance est enregistré sur le revêtement extérieur de leur coquille [c’est l’observation 9, de nouveau]. Et l’on peut trouver des spécimens aussi bien petits que gros. Or, ces derniers n’auraient pas pu se développer sans s’être nourris, ou n’auraient pas pu se nourrir sans bouger. Mais, ici [c’est-à-dire au sein de la matrice rocheuse rigide], il leur était impossible de bouger. […] Ce sont les ignorants qui soutiennent que la nature ou les cieux ont engendré [les fossiles] en ces lieux, par l’entremise d’influences célestes.
Mais démontrer que Léonard a réalisé ses observations paléontologiques pour réfuter les théories dominantes de son temps n’est pas suffisant, si l’on veut l’appréhender comme un penseur immergé dans sa propre époque, et non comme un remarquable précurseur des conceptions du vingtième siècle. En effet, un véritable extraterrestre aurait été obligé, lui aussi, de réfuter les thèses erronées entendues dans son entourage, afin de faire place aux conceptions plus avancées qu’il aurait amenées avec lui (exactement comme Hank Morgan a été obligé de rejeter d’abord le système d’acheminement des messages par porteur afin de recourir à l’appel téléphonique, lorsqu’il a été question de faire venir le régiment cycliste de Lancelot). Il me faut donc mettre en avant un argument supplémentaire, qui puisse être particulièrement bien étayé dans le cas de Léonard.
Tout comme ce dernier a réalisé ses pénétrantes observations pour réfuter les explications dominantes sur la nature et la localisation des fossiles, il s’est aussi servi de ses interprétations pour défendre sa propre théorie de la Terre (« toute observation […] doit être faite pour confirmer ou pour réfuter quelque théorie »). Or, il est tout à fait évident que l’aiguillon positif ayant poussé Léonard à faire ses observations paléontologiques s’insérait nettement dans le contexte de la pensée à la Renaissance ou à la fin du Moyen Âge ; autrement dit, il était fermement rattaché à sa propre époque et à ses propres préoccupations, et non pas aux nôtres. En effet, Léonard a réalisé ses observations sur les fossiles principalement dans le but de soutenir son interprétation particulière de la Terre, car celle-ci aurait été sérieusement compromise si la théorie néoplatonicienne ou celle du Déluge de Noé s’étaient révélées correctes. Si Léonard n’avait pas été aussi attaché à sa théorie « surannée » de la Terre, je doute qu’il n’aurait jamais été poussé à faire ses observations merveilleusement « modernes » sur les fossiles, car ses carnets présentent invariablement ses observations comme des arguments venant soutenir sa théorie géophysique.
Léonard était tellement supérieur, même aux yeux de ses contemporains, qu’une puissante mythologie s’est développée autour de lui dès l’origine. Trente ans seulement après sa mort, Giorgio Vasari a publié une première biographie, qui rapportait de nombreuses fables touchantes, comme l’histoire de la mort de Léonard dans les bras de François Ier. (Ce dernier l’admirait, certes, énormément ; mais le jour de son décès, le roi et sa cour se trouvaient dans une autre ville. A. Richard Turner a écrit un livre entier, tout à fait fascinant, sur les diverses légendes qui ont couru au fil des âges sur le personnage de Léonard : Inventing Leonardo [« Les mythes sur Léonard »], University of California Press, 1992.) Si je veux soutenir que le contexte de la pensée médiévale a constitué un aiguillon positif pour le célèbre Florentin, il est nécessaire de réfuter l’une de ces légendes les plus fréquemment entendues : celle affirmant qu’il était illettré et n’avait donc pu travailler qu’en se fondant sur ses observations, ce qui, paradoxalement, lui avait été d’un grand bénéfice, puisqu’il avait été tenu dans l’ignorance des traditions fallacieuses de la scolastique médiévale. En effet, comment pourrais-je soutenir que le contexte des idées médiévales a été le facteur déterminant ayant poussé Léonard à entreprendre ses recherches, s’il n’a pas connu ou s’il n’a jamais étudié les doctrines dominantes professées à son époque ?
Fils illégitime d’un notaire de Florence, Léonard fut élevé dans un milieu aisé, mais non intellectuel, et ne reçut qu’une éducation conventionnelle limitée. Point très important, il n’a pas appris le latin, qui était alors le moyen presque universel de la communication intellectuelle. Il l’étudiera assidûment à l’âge adulte, même s’il n’a jamais dépassé le stade de l’ânonnement. (J’aime beaucoup la remarque de Martin Kemp dans son superbe livre Leonardo da Vinci, The Marvelous Works of Nature and Man [« Léonard de Vinci : les merveilleuses œuvres de la nature et de l’homme »] : « On ressent presque un sentiment d’humiliation à imaginer Léonard, approchant la quarantaine, en train d’apprendre en secret la litanie des racines “amo, amas, amat…”, à l’instar d’un écolier dans la cour de récréation. »)
En outre, Léonard a étudié le latin parce qu’il désirait vivement accéder de plain-pied au savoir antique classique et aux sources médiévales. Il s’est constitué une bibliothèque respectable pour l’époque, comprenant des traductions italiennes lorsqu’elles existaient, et des livres en latin, lorsque c’était nécessaire. Il a lu en profondeur une grande quantité d’ouvrages se rapportant au domaine qui fait l’objet du présent essai, la paléontologie et la structure de la Terre. Kemp écrit : « Il s’est penché sur les questions qui avaient soulevé de considérables controverses dans la science antique et médiévale. Une liste impressionnante d’auteurs classiques a contribué à sa formation en géographie physique. […] C’est probablement dans ce domaine que Léonard possédait les plus vastes connaissances des sources antiques et médiévales. »
Il a lu les auteurs grecs, Aristote et Théophraste, en géologie ; il détenait un exemplaire de l’ouvrage encyclopédique de Pline l’Ancien intitulé Histoire naturelle ; il a étudié les conceptions des grands savants musulmans Avicenne et Averroès (surtout par le biais des sources chrétiennes médiévales). Il a dressé la liste d’une partie de ce qu’il avait lu ou de ce qu’il possédait, au verso de la couverture de son Manuscrit F : la Météorologie d’Aristote, des textes d’Archimède sur le centre de gravité, ceux « d’Albertuccio et d’Albertus, De coelo et mundo ». Je trouve cette dernière annotation particulièrement intéressante, puisqu’elle montre que Léonard obéissait aux conventions du Moyen Âge en distinguant Albert le Petit (ce que signifie le diminutif italien Albertuccio) et Albert le Grand (Albertus). Le premier est Albert de Saxe (1316-1390), philosophe scolastique et physicien allemand. Les érudits ultérieurs l’ont souvent confondu avec Albert le Grand (1200-1280), qui fut le précepteur de saint Thomas d’Aquin. Les deux Albert ont écrit abondamment sur la forme et la dynamique de la Terre, et Léonard a probablement pris connaissance des idées de Jean Buridan (1300-1358) par le biais de sa lecture d’Albert de Saxe. Les conceptions de Buridan ont été à la base de la théorie de la Terre que le célèbre Florentin a défendue au moyen de ses observations sur les fossiles.
En quoi consistait donc cette théorie ? Dit de la façon la plus brève, Léonard soutenait vigoureusement une conception parfaitement prémoderne et très répandue à son époque, qui a occupé une place on ne peut plus centrale dans toute sa pensée et son œuvre artistique : la Terre était un macrocosme qui pouvait se comparer au corps humain, lequel, de son côté, était un microcosme ; et ces deux mondes étaient unis par des liens de causalité. Nous avons tendance, de nos jours, à considérer ce mode de représentation comme « simplement » analogique ou « purement » métaphorique, et à penser qu’il devait induire un sentiment trompeur d’unité (en réalité, inexistante) entre le cosmos et l’homme, contrairement aux systèmes d’interprétation actuels qui font appel à une causalité normale. Dans la vision du monde prémoderne qu’avait Léonard, les correspondances de ce genre entre la nature et l’homme étaient chargées d’un sens profond, en partie parce qu’elles se référaient à une théorie générale de correspondance symbolique entre les différents règnes et les différentes échelles de la matière. En fait, cette conception était, paradoxalement, celle-là même que Léonard rejetait si vigoureusement quand il attaquait l’interprétation néoplatonicienne du développement des fossiles au sein des roches, comme produits du règne minéral.
L’unité matérielle et causale entre le microcosme du corps et le macrocosme de la Terre est une idée qui revient incessamment, et qui occupe une place centrale, aussi bien dans le Codex Leicester que dans tous les écrits de Léonard. Ce dernier savait aussi que cette doctrine venait de loin, et qu’elle avait été empruntée à l’Antiquité classique par la scolastique médiévale. Dans le Manuscrit A (qui est conservé, de nos jours, à l’institut de France), Léonard a écrit qu’il ouvrirait son « Traité de l’eau » (jamais achevé, ni publié) par l’exposé suivant, qu’il a d’ailleurs repris presque mot pour mot dans le Codex Leicester :
L’homme a été appelé par les Anciens le « petit monde », et, en fait, cette conception est appropriée, puisqu’elle admet que l’homme est composé de terre, d’eau, d’air et de feu, et qu’il en va de même pour la Terre ; et tout comme l’homme possède en lui-même des os servant de soutien et de charpente à la chair, le monde possède des roches qui sont le soutien de la Terre ; de même que l’homme possède en son sein une réserve de sang, là où les poumons se dilatent et se contractent au cours de la respiration, de même la Terre possède son océan qui, également, se soulève et s’abaisse toutes les six heures, en un mouvement qui correspond à la respiration du monde [phénomène des marées] ; de même que partent, de ladite réserve de sang, des veines qui étendent leurs branches dans tout le corps humain, de même l’océan émet, dans le corps de la Terre, un nombre infini de canaux emplis d’eau.
Il suffit de se tourner vers la plus célèbre des œuvres de Léonard pour voir que l’analogie entre le macrocosme et le microcosme occupait une place centrale dans sa pensée. La Joconde se tient sur un balcon, surplombant un paysage complexe mettant en scène un phénomène géologique, à savoir le cycle hydrologique de l’eau, calqué sur la circulation du sang dans le corps humain. Martin Kemp remarque :
Les processus de la nature vivante ne sont pas seulement évoqués par leur correspondance théorique avec ceux prenant place dans le corps de la dame, mais ils se reflètent aussi, de façon plus directe, dans certains aspects extérieurs de sa personne et de ses vêtements, car ceux-ci sont animés d’innombrables ondulations et mouvements d’écoulement. Les délicates cascades de ses cheveux correspondent parfaitement au mouvement de l’eau, comme Léonard lui-même s’est plu à le noter : « Remarquez le mouvement à la surface de l’eau qui se conforme à celui des cheveux. » […] Les petits plis de tissu qui partent vers le bas à partir de la bordure froncée de son décolleté soulignent cette analogie, de même que les torsades du châle barrant sa poitrine sur son côté gauche.
Nous arrivons maintenant au problème crucial qui donne aux observations paléontologiques une place centrale dans la thèse développée dans le Codex Leicester. Ce carnet, comme l’ont depuis longtemps reconnu les historiens, consiste fondamentalement en un traité sur la nature de l’eau, ses propriétés, ses manifestations et ses usages. Pourquoi, dans ce contexte, Léonard consacre-t-il tellement de place à cette question, apparemment annexe, de la nature des fossiles et de leur localisation dans les strates des montagnes, loin au-dessus du niveau actuel de la mer ? L’explication se trouve dans l’effort quasi héroïque qu’il a entrepris pour vaincre une difficulté majeure : prouver la validité de l’analogie entre le microcosme du corps et le macrocosme de la Terre. La plupart des historiens n’ont pas vu cet aspect du problème et n’ont donc pas bien saisi le lien existant, dans le Codex Leicester, entre les passages sur l’hydrologie et ceux portant sur la paléontologie.
Léonard sait fort bien (il se bat avec ce problème depuis des années, et plusieurs carnets portent la marque de sa réflexion) que son analogie, à laquelle il accorde une importance capitale, souffre d’un défaut qui pourrait se révéler fatal : il existe une différence cruciale entre le corps humain et la Terre. Les deux sont construits au moyen des quatre éléments traditionnellement reconnus : la terre, l’eau, l’air et le feu. Mais le corps humain se sustente en faisant circuler ces éléments, notamment en faisant fonctionner un certain mécanisme qui permet à l’eau (le sang) de monter depuis les jambes jusqu’à la tête. L’analogie entre le microcosme et le macrocosme ne peut être soutenue qu’à la condition de montrer que la Terre possède, elle aussi, un système comparable d’auto-entretien reposant sur la circulation de ses éléments.
Mais comment appliquer cette conception dans le cas de notre planète ? Car elle se heurte apparemment à une contradiction : l’eau et la terre sont des éléments lourds ; leur mouvement naturel est orienté vers le bas ; et cela devrait conduire, dans l’absolu, à une planète dotée de quatre couches concentriques, la terre étant au centre, l’eau au-dessus, l’air encore au-dessus et le feu à la périphérie. Autrement dit, si la terre et l’eau se meuvent seulement vers le bas, ces éléments lourds doivent finir par se stabiliser en formant deux sphères concentriques au centre de la planète ; et il ne peut donc pas y avoir, dans ce macrocosme, de circulation des éléments, concourant à son auto-entretien. Léonard sait qu’il doit dès lors trouver un mécanisme faisant, sur notre planète, monter la terre et l’eau (contre leur mouvement naturel) aussi bien que les faisant descendre. C’est avec ce pressant problème, si difficile à résoudre, que Léonard bataille tout au long du Codex Leicester.
De façon ironique, je vais le montrer, il n’a jamais réussi à trouver de solution pour ce qui concerne le principal objet traité dans ce Codex : l’eau. Autrement dit, il est sans cesse revenu à la charge, mais n’a jamais identifié de mécanisme satisfaisant garantissant la remontée de l’eau, et donc sa circulation en cycle. Cependant, et nous en venons maintenant au point crucial qui passe généralement inaperçu, Léonard a réellement obtenu un succès (de son point de vue) dans sa quête pour trouver un mécanisme suscitant le mouvement vers le haut de la terre, l’autre élément lourd. Les fossiles localisés sur les montagnes constituent la preuve, fournie par l’observation, que la terre peut monter, à la fois de façon générale et souvent. Car les coquillages marins ont jadis habité dans la mer et se retrouvent à présent sur le sommet des montagnes. Les observations paléontologiques constituent un argument central dans le Codex Leicester, non pas, comme on l’a généralement soutenu, parce que les fossiles vivaient jadis dans l’eau, et que ce manuscrit traite de l’eau et de tout ce qui s’y rapporte (une bien piètre raison pour consacrer tant de place à la paléontologie), mais parce que les fossiles attestent de la réalité de l’un des mécanismes recherchés par Léonard. Et le succès de ses thèses dans le cas de la terre contraste ici avec son échec dans le cas de l’eau, l’objet principal de ce manuscrit : autrement dit, les fossiles fournissent la preuve fondamentale qu’il existe bien un mécanisme général faisant monter la terre, ce qui soutient la conception d’une planète s’auto-entretenant, légitimement comparable au corps humain.
Léonard savait parfaitement que la question de la circulation de l’eau au sein de la Terre lui posait un problème sérieux, et il y est revenu, de façon quasi obsessionnelle, manuscrit après manuscrit, répétant les termes de l’énigme presque mot pour mot, et proposant diverses solutions, mais pour les abandonner un peu plus loin, car insoutenables. L’eau, par elle-même et en suivant son « cours naturel » (selon les propres termes de Léonard), ne peut que s’écouler vers le bas. Mais, au sein de la Terre, il fallait qu’elle se meuve aussi vers le haut, en suivant des canaux internes (par analogie avec les vaisseaux sanguins du corps humain), et en apparaissant sous la forme de sources dans les hautes montagnes (et, ensuite, pour boucler le cycle, revenant à la mer sous la forme de rivières). Il fallait donc qu’une force quelconque, au sein de la Terre, fasse s’élever l’eau, en opposition à sa tendance naturelle à s’écouler vers le bas. L’action combinée de ces deux forces (l’une vers le bas, l’autre vers le haut) faisait ainsi circuler l’eau de façon cyclique – de sorte que celle-ci se comportait à l’instar du sang dans notre corps, assurant l’entretien d’un corps vivant.
Ainsi l’eau qui est amenée de la profondeur des mers jusqu’au sommet des montagnes s’épanche hors des canaux [autrement dit, donne les sources dans les montagnes] et redescend vers le point bas représenté par les mers, puis s’élève de nouveau jusqu’à la hauteur où elle jaillit, et reprend encore le même chemin vers le bas. Ainsi, circulant alternativement vers le haut et vers le bas, elle obéit par moment à son propre désir (se mouvant vers le bas) et, à d’autres moments, à celui du corps dans lequel elle est renfermée (se mouvant vers le haut). [Passage tiré du Codex Arundal, conservé au British Museum.]
Léonard ne pouvait pas être plus explicite en admettant que l’eau n’était en mesure de se mouvoir vers le haut qu’en allant à rencontre de sa tendance naturelle et qu’il fallait donc se fonder sur l’analogie entre microcosme et macrocosme si l’on voulait vraiment trouver le mécanisme de ce mouvement anormal :
Clairement, il semble bien que la totalité de la surface des océans, lorsque ces derniers ne sont pas affectés par la tempête, se trouve à distance constante du centre de la Terre, et que les sommets des montagnes sont d’autant plus éloignés de ce centre qu’ils s’élèvent au-dessus de la surface de la mer16. Donc, à moins que le corps de la Terre ne ressemble à celui de l’homme, il est impossible que l’eau de la mer, située bien plus bas que les montagnes, dispose de l’énergie nécessaire, en raison de sa nature, pour s’élever jusqu’au sommet des montagnes. Il faut donc penser que le même mécanisme qui fait monter le sang à la tête de l’homme fait aussi monter l’eau au sommet des montagnes. [Passage tiré du Manuscrit A, conservé à l’institut de France.]
Mais faire état d’une nécessité n’est pas équivalent à trouver le mécanisme invoqué. Tout au long du Codex Leicester, Léonard lutte pour identifier un processus physiquement plausible capable de faire s’élever l’eau au sein de la Terre. Il essaie et rejette plusieurs explications, comme le montre Martin Kemp dans un article intitulé « Le corps de la Terre ». Peut-être, soutient d’abord Léonard, que la chaleur du Soleil fait monter l’eau dans les veines (c’est-à-dire dans les canaux internes) qui courent au sein des montagnes. (Dans le Codex Leicester, Léonard décrit très nettement la Terre comme un être vivant : « Le corps de la Terre, à l’instar du corps des êtres vivants, est parcouru d’un réseau de veines : celles-ci sont toutes reliées les unes aux autres, et leur raison d’être est de nourrir et de donner vie à la Terre et à ses créatures. ») Mais il s’aperçoit ensuite que cette explication ne peut pas être la bonne pour deux raisons : premièrement, sur les plus hauts sommets des montagnes, les plus proches du Soleil, l’eau reste froide, et même glacée ; deuxièmement, ce mécanisme devrait marcher particulièrement bien en été, lorsque la chaleur solaire est au maximum ; mais, à cette époque, les rivières des montagnes sont souvent presque asséchées.
Dans sa deuxième tentative, Léonard se tourne vers la chaleur interne de la Terre et un processus de distillation : peut-être que les feux intérieurs font bouillir l’eau dans des cavernes internes et que celle-ci monte sous forme de vapeur au sein des montagnes, puis revient sous forme liquide et jaillit à l’extérieur au niveau des sources d’altitude. Mais cette explication ne marche pas non plus, parce qu’un tel processus de distillation conduirait les roches formant le toit des cavernes internes à être complètement imprégnées d’eau par la vapeur envoyée vers le haut. Or, elles sont souvent totalement sèches. Léonard se lance alors dans une troisième tentative, qui va se révéler encore plus mauvaise que les précédentes : peut-être que les montagnes se comportent comme des éponges et, de cette façon, s’imprègnent d’eau jusqu’à saturation, de sorte que les sources de haute montagne correspondraient à une sorte de suintement évacuant le trop-plein. Mais Léonard s’aperçoit qu’il ne peut pas traduire cette explication en termes mécaniques :
À supposer que la Terre se comporte à la façon d’une éponge qui, lorsqu’on en plonge une partie dans l’eau, pompe celle-ci, de sorte que le liquide arrive jusqu’à son sommet, le problème est que, même si l’eau s’élève jusqu’au sommet de l’éponge, cette dernière ne peut pas la rendre depuis cette extrémité, à moins qu’elle ne soit pressée. Or, sur le sommet des montagnes, ce n’est pas ce que l’on voit : l’eau s’y écoule toujours de son propre mouvement, sans que la moindre pression soit exercée.
(On peut se demander, bien entendu, pourquoi Léonard n’a pas invoqué l’explication, déjà connue en son temps et admise aujourd’hui comme « évidemment » correcte, selon laquelle l’eau monte dans l’atmosphère sous forme de vapeur d’évaporation, puis retombe sous forme de pluie sur le sommet des montagnes. En fait, Léonard admettra cette solution à contrecœur dans des carnets écrits postérieurement au Codex Leicester. Mais, en nous mettant à sa place et en nous représentant ses propres schémas explicatifs, nous pouvons voir aisément pourquoi il évitait d’invoquer cette solution qui nous semble à présent si évidente. Il désirait prouver que l’eau figure dans le corps vivant de la Terre à l’instar du sang dans le corps vivant de l’homme, et, au nom de cette analogie, l’eau devait circuler à la fois vers le haut et vers le bas au sein de canaux internes à la Terre, comparables à des vaisseaux sanguins. Le sang ne s’évapore pas, pour retomber ensuite sur notre tête !)
Mais si Léonard, à son grand désappointement, n’a jamais résolu le problème du mouvement ascensionnel de l’eau, il a en revanche, et pour sa plus vive satisfaction, éclairci un autre problème également épineux, celui du mécanisme du mouvement de la terre vers le haut : pour cela, il a combiné ses conceptions sur la gravité avec sa façon de comprendre les phénomènes de l’érosion. (J’ai bataillé pendant plusieurs jours pour me familiariser avec le mélange complexe d’idées entretenues par le Florentin : celles-ci étaient formées, d’une part, des conceptions scolastiques de Jean Buridan sur la gravité et sur la Terre, transmises par le biais des livres d’Albert de Saxe, et d’autre part, des propres hypothèses de Léonard sur la structure interne de la Terre, combinées à ses observations sur la surface de notre planète. Mais je suis sûr maintenant d’avoir saisi correctement son argumentation, et d’être en mesure d’en présenter ici un résumé allant à l’essentiel.)
Notre planète possède un centre géométrique, appelé par Léonard « centre du monde » ou quelquefois « centre de l’univers » (car Léonard a vécu avant la publication de l’œuvre de Copernic et acceptait le système de Ptolémée, dans lequel la Terre occupait le centre de l’Univers et le Soleil tournait autour d’elle). Dans sa représentation, l’eau des mers devait se disposer en une sphère parfaite autour de ce centre, la surface des océans se situant en tous ses points à la même distance de ce dernier. De même, si la terre était distribuée de façon homogène, elle devait également former une sphère parfaite, tous les points de sa surface étant à la même distance du centre. (Soit dit en passant, et contrairement à ce que l’on entend couramment, tous les savants admettaient à son époque – et l’admettaient depuis l’Antiquité – que la Terre était sphérique et non pas plate.)
Mais la terre, élément lourd, était loin d’être homogène, dans la représentation de Léonard. L’intérieur de notre planète était constitué d’une masse structurée de façon complexe, comprenant un matériau solide, la terre ; un matériau liquide, l’eau, coulant dans des « veines » au sein des roches ; et même de l’air, dans les cavernes creusées par l’eau. Par suite, en raison de cette distribution inégale de la terre, un hémisphère donné de notre planète devait toujours être plus lourd que l’autre.
Or, toujours selon cette représentation, la planète possédait aussi un centre de masse (que Léonard appelle, selon une terminologie que nous n’accepterions plus aujourd’hui, « centre de gravité »). Si la planète avait été homogène, ce « centre de gravité » aurait coïncidé avec son centre géométrique. Mais, comme un hémisphère était plus lourd que l’autre, le « centre de gravité » devait se situer en dessous du centre géométrique, du côté de l’hémisphère le plus lourd. En tant qu’être vivant, la planète devait s’efforcer de rapprocher le centre de gravité du centre géométrique. Elle essayait d’atteindre cet objectif au moyen d’une stratégie connue depuis des temps immémoriaux par les enfants jouant à la balançoire de type bascule (le Codex Leicester contient un dessin d’une telle balançoire, mais présenté dans un autre contexte). Pour équilibrer un système à bascule de ce genre, la personne la plus lourde doit se rapprocher du centre, tandis que la personne la plus légère doit s’en éloigner. Exactement de la même manière, les masses solides de l’hémisphère le plus lourd devaient se rapprocher du centre de la planète, tandis que les masses rocheuses de l’hémisphère le plus léger devaient s’en éloigner. Le phénomène d’émergence des montagnes au-dessus des mers et celui, subséquent, de la localisation des fossiles à leur sommet ne faisaient que traduire ce mouvement d’élévation de la terre dans l’hémisphère le plus léger.
Léonard décrit cette idée de manière succincte dans le Manuscrit F (conservé à l’institut de France) :
Étant donné que le centre de gravité naturelle de la Terre doit occuper le centre du monde, et que la Terre devient toujours plus légère dans l’une de ses parties, cette dernière s’élève, tandis que la partie opposée se meut d’autant qu’il est nécessaire pour que le centre de ladite gravité rejoigne le centre du monde ; et la sphère de l’eau garde sa surface constamment équidistante du centre du monde.
Il fallait donc que Léonard trouve un mécanisme général qui assure l’équilibre de la planète par le biais de l’allégement de l’un des hémisphères et de l’alourdissement de l’autre. Il y est parvenu en invoquant l’intervention de deux modes d’érosion par l’eau, l’un prenant place à l’intérieur de la Terre, l’autre à sa surface. Dans le premier de ces deux cas, l’eau circulant dans les « veines » internes de la planète creusait des cavernes, dont les plafonds devenaient instables. Ils finissaient par s’écrouler, et d’énormes blocs rocheux tombaient donc en direction du centre de la planète. Là, ils se distribuaient symétriquement de part et d’autre de ce dernier. Il s’ensuivait que l’un des hémisphères devenait plus lourd, et l’autre plus léger (puisque ce dernier avait possédé antérieurement la totalité de la masse rocheuse tombée). Léonard donne une illustration frappante de ce processus dans le Codex Leicester (que les historiens n’ont généralement pas comprise) : on y voit la masse rocheuse tombée représentée sous la forme d’une structure en forme de croissant répartie symétriquement par rapport au centre de la Terre (voir la figure 5).
En décrivant ce mécanisme dans le Codex Leicester, Léonard lui attribue explicitement la responsabilité du mouvement vers le haut des strates fossilifères :
Si les sommets des montagnes se projettent si haut au-dessus du niveau des mers, cela est probablement dû au fait qu’une très grosse masse, à l’intérieur de la Terre, a dû se détacher de la voûte d’une immense caverne, emplie d’eau, et tomber vers le centre du monde. Elle avait été, en effet, minée par les eaux circulantes, puisque celles-ci usent continuellement les lieux où elles passent. […] Cette grosse masse est donc tombée […]. Elle se positionne de façon que des poids opposés s’équilibrent autour du centre du monde, et la partie de la Terre dont elle s’est détachée se trouve allégée ; et cette dernière s’éloigne immédiatement du centre du monde et gagne en hauteur, car on peut voir les couches rocheuses [avec leurs fossiles], résultant des changements subis par l’eau, localisées sur le sommet des hautes montagnes.
L’autre mode d’érosion, aboutissant à l’allégement de l’hémisphère en question, accentue le processus décrit ci-dessus, en s’attaquant aux montagnes qui ont émergé. En effet, les rivières érodent les flancs de ces dernières et emportent les sédiments qui en résultent jusque dans les océans. Une partie d’entre eux s’en ira dans l’hémisphère opposé, ce qui accroîtra la différence de poids entre les deux moitiés de la Terre, provoquant, en conséquence, un mouvement d’élévation supplémentaire des montagnes.
Or ces couches ont une telle épaisseur qu’elles donnent des collines ou des montagnes élevées, et les rivières qui érodent les flancs de ces dernières mettent à nu les couches contenant les coquillages, de sorte que le côté le plus léger de la Terre continue à s’élever, tandis que les antipodes [le côté opposé de la planète] se rapprochent d’autant plus du centre de la Terre, et que les anciennes couches du fond des mers deviennent des chaînes de montagnes.
C’est ainsi que nous pouvons saisir l’importance cruciale des observations paléontologiques de Léonard dans le Codex Leicester. Il a présenté le cas des fossiles pour venir soutenir la thèse centrale de sa vision prémoderne du monde à laquelle il tenait beaucoup : l’interprétation vénérable, que l’on retrouve de l’Antiquité au Moyen Âge, selon laquelle la Terre est un être vivant, s’auto-entretenant, en un macrocosme fonctionnant sur les mêmes principes et mettant en jeu les mêmes mécanismes que le microcosme représenté par le corps humain. Léonard avait besoin, par-dessus tout, d’un mécanisme général pour faire s’élever les éléments lourds, la terre et l’eau, à l’encontre de leur tendance naturelle à tomber, de telle sorte que la Terre pouvait s’auto-entretenir, à l’instar d’un être vivant, en recyclant constamment tous ses éléments (et elle n’était donc pas dans un état stable et inerte, qui voyait les éléments lourds disposés en permanence sous forme de couches situées en dessous de celles des éléments plus légers).
Léonard fut dans l’incapacité de trouver quelque mécanisme de ce genre pour l’eau, élément qui constituait l’objet principal du Codex Leicester. Et cet échec l’a énormément contrarié. Mais il en a effectivement découvert un pour l’autre élément, encore plus lourd, la terre. Il a repris à son compte et développé une explication avancée par les philosophes scolastiques pour rendre compte du mouvement d’élévation de l’un des hémisphères de la planète, cette dernière étant conçue comme structurellement hétérogène. C’est ainsi qu’il a proposé que les processus d’érosion interne et externe dus à l’eau pouvaient déterminer l’allégement de l’hémisphère en question ; mais il lui fallait trouver des indications prouvant que la terre était bien animée d’un mouvement ascensionnel. Cette confirmation, couronnement de son effort théorique, lui est venue d’une observation bien connue sur laquelle on débattait vivement depuis les temps classiques de la science grecque : la présence d’organismes marins fossiles dans des strates localisées sur le sommet des montagnes.
Léonard avait aussi besoin d’affirmer que le mouvement ascensionnel des strates représentait bien une caractéristique permanente de la physique de la Terre, et non un phénomène bizarre et accidentel. C’est pourquoi il lui a fallu réfuter les deux explications les plus couramment avancées à son époque : en effet, le Déluge de Noé avait été évidemment un phénomène singulier, sortant de l’ordinaire, et si tous les fossiles étaient issus de cet événement, on ne pouvait pas s’appuyer sur eux pour prouver l’existence d’un mécanisme général et permanent responsable du mouvement ascensionnel de la terre. Par ailleurs, si les fossiles se formaient au sein des roches en tant qu’objets appartenant au règne minéral, il était alors possible que les montagnes aient toujours eu la même hauteur, et on ne pouvait pas, là non plus, se fonder sur eux pour invoquer un quelconque mouvement des strates vers le haut. Léonard a donc entrepris ses magnifiques observations sur les fossiles afin de soutenir sa charmante conception, hélas surannée, d’un parallélisme profond et exact entre le microcosme du corps humain et le macrocosme de la Terre. Observateur véritablement brillant, il n’était pas un extraterrestre, mais un homme de son époque, laquelle a été particulièrement fascinante et riche d’enseignements.
J’aime beaucoup penser à cet homme que fut Léonard, être complexe, épris de paix, plein de douceur, grand artiste et savant. Ingénieur militaire, il a conçu les plans d’astucieuses machines de guerre, mais il n’en a généralement pas réalisé la construction – il a, par exemple, tenu secret son projet de sous-marin. Il s’en est expliqué ainsi dans le Codex Leicester :
Je ne publierai ni ne divulguerai ces plans, étant donné la nature mauvaise de l’homme ; car cet engin pourrait servir à perpétrer des assassinats au fond des mers, en éventrant le fond des bateaux et en faisant couler ces derniers, avec leurs équipages.
Et ses conceptions sur le mécanisme permettant de faire s’élever les montagnes au-dessus des mers (et de faire apparaître les fossiles, pour la plus grande joie des collectionneurs) me font penser à une autre image sur le même sujet, parmi les plus célèbres de la prose poétique : la prophétie d’Isaïe – « que toute vallée soit exhaussée ». Et celle-ci me conduit à me rappeler que la paix régnera sur la montagne d’Isaïe (sans aucun doute jonchée de fossiles) : le géologue pourra sûrement y étudier à loisir le mécanisme d’élévation de la terre, sans avoir besoin de fournir à son employeur belliqueux des plans pour assiéger ou raser des villes ennemies. Car, sur la montagne d’Isaïe, « le loup habitera avec l’agneau, le léopard se couchera près du chevreau ; […]. Il ne se fera ni mal, ni destruction sur toute ma montagne sainte »17.
2. Le paquebot Great Western
et le vaisseau de ligne
Téméraire
La science est marquée par le progrès ; les arts, par le changement. Les découvertes scientifiques peuvent être faites de façon interchangeable par tel ou tel savant, leurs noms respectifs n’ayant pas grande importance par rapport aux faits universels qu’ils mettent en lumière. De leur côté, les artistes ont individuellement un génie qui leur est propre et leurs chefs-d’œuvre, uniques en leur genre, ne peuvent être réalisés par personne d’autre qu’eux. Si Copernic et Galilée n’avaient jamais existé, la Terre aurait cependant continué à tourner autour du Soleil, et ses habitants auraient, tôt ou tard, appris la véritable façon dont est organisé le système solaire. Si Michel-Ange n’avait jamais vécu, la voûte de la chapelle Sixtine aurait peut-être été peinte, mais l’histoire de l’art serait sans doute différente, et l’humanité, nettement plus pauvre. Cette manière « classique » de rendre compte des différences entre art et science relève de notre malheureuse habitude, hélas très répandue, à invoquer des dichotomies grossièrement simplifiées à l’excès : celles-ci définissent des contrastes tranchés, qui, en raison de leur netteté, révèlent certes d’utiles aspects des phénomènes, mais engendrent en même temps des distorsions, en imposant des divisions artificielles à des entités aux éléments entremêlés de façon complexe, les dissociant en deux parties strictement séparées – « Et les deux ne se rejoindront jamais, Jusqu’à ce que la Terre et le Ciel se tiennent devant le Grand Trône de Dieu pour le Jugement dernier »18.
L’inexorabilité supposée du progrès technique, dans le cadre de cette dichotomie déformante, conduit au mythe d’une science pratiquement désincarnée : elle est vue comme une machine dotée de son propre mouvement, avançant, par conséquent, presque indépendamment de tout pilote humain. Dans ces conditions, les scientifiques deviennent anonymes et ne sont pratiquement pas connus du grand public. Quelques noms survivent, ceux de figures emblématiques ou de héros : Edison ou Bell comme inventeurs ; Darwin ou Einstein comme penseurs… Admettons que l’innovation technologique (dans la production industrielle, le domaine militaire, les transports et les communications) a toujours joué dans le changement social un bien plus grand rôle que tous les autres moyens d’expression de la sensibilité et de l’ingéniosité humaines. Comment résoudre alors le paradoxe selon lequel les personnes qui ont le plus compté dans le progrès de l’histoire humaine demeurent si peu connues ? Qui peut, en effet, nommer quiconque ayant eu un rapport avec l’invention de l’arbalète, de la fermeture Éclair, de la machine à écrire, de la photocopieuse ou de l’ordinateur ?
Les artistes, les hommes politiques et les généraux ont droit aux applaudissements et à la notoriété, bien que nombre d’entre eux n’impulsent que faiblement et transitoirement la course du changement social. Les scientifiques, les ingénieurs et les techniciens font avancer l’histoire, et n’ont droit qu’à l’oubli pour toute récompense : c’est en grande partie la conséquence de la croyance erronée selon laquelle la personne individuelle n’a que peu d’importance, dès lors que les découvertes s’inscrivent en une chaîne du progrès, se déroulant dans un ordre logique et inexorable. Permettez-moi d’illustrer cette façon traditionnelle de réserver aux scientifiques un traitement différent de celui que l’on accorde aux hommes politiques et aux artistes, en rapportant ici deux histoires, mettant en jeu ce type d’opposition.
Le colonel Calverly, chef d’une compagnie de dragons, dans l’opérette de Gilbert et Sullivan19 Patience, présente son régiment en donnant au public la formule de sa composition :
Si vous voulez la recette de ce célèbre
prodige,
Que le monde entier connaît sous le nom de « Dragons de la
garde »20,
Prenez tous les individus remarquables de l’histoire,
Énumérez-les au grand galop sur un air populaire…
Le colonel débite ensuite à pleine voix (et à toute vitesse) deux couplets hilarants de vers de mirliton, évoquant trente-huit individus, la plupart historiques, mais comprenant aussi des personnages de fiction ou ayant un caractère général. Un seul, parmi eux, est un scientifique. (Bien connu pour ses positions sexistes, Gilbert donne aux femmes trois fois plus de place qu’aux représentants de la science : il cite la reine Anne, ainsi que le personnage générique, et quelque peu scabreux, de « l’Odalisque sur un divan », et madame Tussaud, fondatrice du grand musée de cire de Londres.) Le scientifique apparaît dans le premier couplet :
Le cran de lord Nelson à bord du
Victory –
Le génie de Bismarck arrêtant un plan –
L’humour de Fielding (ce qui semble contradictoire)21 –
Le sang-froid de Paget s’apprêtant à trépaner.
La plupart d’entre nous situent aisément les trois premiers personnages : l’amiral Horatio Nelson, qui a trouvé la mort lors de la bataille de Trafalgar, le grand homme d’État allemand, et l’auteur de Tom Jones. Mais les scientifiques ne sont guère connus du temps où ils vivent, et leur souvenir disparaît rapidement dans les générations suivantes. Ainsi, qui est donc ce M. Paget, s’apprêtant à ouvrir la boîte crânienne d’un patient ? Il s’agit de sir James Paget, chirurgien de la reine Victoria, fondateur de la science de la pathologie, dont le nom était peut-être familier à tous ses contemporains de l’époque victorienne, mais que peu d’entre nous connaissent aujourd’hui (et je ne l’aurais pas situé sans le secours de ma fidèle encyclopédie). Bien que les scientifiques et les ingénieurs fassent avancer l’histoire, Gilbert n’en retient qu’un pour figurer dans la composition de l’élite anglaise et, de surcroît, cet homme a sombré depuis dans l’oubli, son nom ayant disparu du fonds culturel commun des classes éduquées.
Pour la seconde histoire, revenons à l’amiral Nelson et à la bataille de Trafalgar. Le 21 octobre 1805, la flotte de Nelson, formée de vingt-sept bateaux, combattit et détruisit les forces navales combinées de la France et de l’Espagne, comprenant trente-trois vaisseaux, au large de cap Trafalgar, non loin du détroit de Gibraltar. Les forces de Nelson capturèrent vingt bateaux et mirent hors de combat quatorze mille marins ennemis (dont la moitié environ furent tués ou blessés, les autres étant faits prisonniers), tandis que, de leur côté, elles n’eurent à déplorer que mille cinq cents morts ou blessés et ne perdirent aucun bateau. Cette victoire mit le point final à la menace d’une invasion de l’Angleterre par Napoléon, et assura à la Grande-Bretagne une suprématie navale qui dura plus d’un siècle.
Nelson, « à bord du Victory », engagea son navire amiral dans un combat avec le vaisseau français le Redoutable. Celui-ci se retrouva si près de son attaquant qu’un marin français, tirant depuis la hune d’artimon, à une distance de seulement quinze mètres, fit aisément mouche sur Nelson. L’amiral mourut de sa blessure quelques heures plus tard, ayant eu largement le temps d’apprendre qu’il avait triomphé.
Si le navire de Nelson ne succomba pas au cours de son assaut, et si la victoire globale revint à sa flotte, le mérite en revint surtout au vaisseau de ligne en second des forces navales britanniques, le Téméraire. Celui-ci sauva le Victory en tirant une bordée de bâbord sur le Redoutable, ce qui mit hors de combat le bateau français. (Le grand mât de ce dernier tomba en plein sur le Téméraire ; le bateau français se rendit alors, et le navire britannique en prit possession, amarrant le vaincu sur son flanc bâbord.) Un autre vaisseau français, le Fougueux, attaqua alors le Téméraire, mais celui-ci lui tira une bordée de tribord, qui fut également couronnée de succès, de sorte qu’il put amarrer son second trophée, cette fois-ci sur son flanc tribord. Le Téméraire, à présent incapable de combattre, mais tirant ses deux prises attachées à ses deux flancs, dut être remorqué jusqu’à son port par une frégate.
Considérons maintenant Joseph M.W. Turner (1755-1851), le plus grand peintre britannique du dix-neuvième siècle et premier personnage envisagé dans ma seconde histoire montrant l’opposition de traitement entre artistes et scientifiques. Dans la première partie de sa carrière, en 1806, Turner peignit un tableau de style héroïque conventionnel, illustrant cette bataille navale : La Bataille de Trafalgar, vue depuis les haubans de tribord du mât d’artimon du Victory. On y voit Nelson, entouré de ses officiers, en train de mourir sur le pont. À l’arrière-plan, le Téméraire canonne le Fougueux.
Dans la deuxième partie de sa carrière, en 1838, Turner revint aux vaisseaux de Trafalgar, et peignit une scène très différente, splendide par son contenu émotionnel et son message philosophique, un tableau qui allait devenir l’un des plus célèbres du monde : Le Vaisseau de ligne le Téméraire remorqué jusqu’à son dernier mouillage pour y être démoli. Les grands bâtiments de ligne, avec leurs trois rangées principales de canons, étaient des machines de guerre belles, terribles (dans le sens primitif du terme : inspirant la terreur) et impressionnantes. Le Téméraire avait été construit en chêne à Chatham et lancé sur la mer en 1798. Il emportait un équipage de sept cent cinquante hommes, bien plus que nécessaire pour sa manœuvre (avec une batterie de soixante-deux mètres de long) ; mais il fallait beaucoup de personnel pour servir ses quatre-vingt-dix-huit canons, chacun d’eux nécessitant plusieurs hommes pour la réalisation des opérations complexes de tir (charger, viser, tirer et maîtriser le recul). Mais ces « Cœurs de chêne » (comme la tradition patriotique nommait ces bâtiments) furent victimes de leur propre succès. Leur suprématie sur les mers rendit impossible toute autre guerre navale, tandis que les progrès dans la technologie de l’acier et celle des machines à vapeur rendirent bientôt surannés leur bois et leurs voiles. Ces vaisseaux ne se battirent plus jamais après les guerres napoléoniennes, et la plupart furent affectés à diverses tâches quotidiennes prosaïques dans les ports ou à leur voisinage. Le Téméraire, par exemple, fut désarmé en 1812 et servit alors de prison flottante et de magasin de ravitaillement.
Finalement, tandis que leur bois commençait à pourrir et que les marques de leur vieillissement progressaient, ces grands vaisseaux furent dégréés et vendus à des démolisseurs de bateaux, qui en récupéraient le bois, planche après planche. John Beatson, l’un de ces entrepreneurs dont les chantiers se trouvaient à Rotherhithe, acheta le Téméraire aux enchères pour cinq mille cinq cent trente livres. Deux remorqueurs à vapeur tirèrent la carcasse du vaisseau de ligne sur les quatre-vingt-dix kilomètres séparant Sheerness de Rotherhithe en septembre 1838.
Le tableau de Turner représente une scène poignante, d’une parfaite inexactitude très étudiée, illustrant le triste et dernier voyage du Téméraire. Le grand bâtiment de ligne, d’un blanc fantomatique, porte toujours fièrement ses trois mâts, avec un léger gréage encore en place, les voiles serrées sur les vergues. Le petit remorqueur à vapeur, dont les teintes vont du rouge sombre au noir, se tient devant, crachant sa fumée par sa grande cheminée, au point que, derrière lui, une partie d’un mât du Téméraire en est cachée. L’un des plus magnifiques couchers de soleil de Turner (dont le sens métaphorique est clair) occupe la partie droite du tableau. Le produit le plus majestueux et impressionnant de l’ancien ordre du monde navigue passivement vers sa mort, remorqué par un bateau relativement petit, issu de la nouvelle technologie. John Ruskin a écrit : « De tous les tableaux qui n’ont pas pour sujet explicite la douleur humaine, celui-ci est le plus pathétique qui ait jamais été peint. »
Turner a clairement construit son tableau dans le but d’émouvoir et de faire penser, et n’a pas cherché à peindre la scène avec exactitude. Les bateaux qui étaient vendus pour que l’on récupère leur bois étaient toujours démâtés, de sorte que le Téméraire a, en fait, accompli son dernier voyage à l’état de carcasse, sans mâts, sans voiles, ni gréage d’aucune sorte ; une image bien peu glorieuse, mais c’était la réalité. En outre, Rotherhithe se trouve tout à fait à l’ouest de Sheerness, de sorte que le soleil n’a jamais pu se coucher à l’arrière du Téméraire !
Pour rendre compte de ce tableau de Turner, on a souvent avancé une interprétation, simpliste et manifestement erronée, que je vais bientôt détailler. Mais, disons tout de suite que, si elle avait quelque once de vérité, cela reviendrait à opposer l’art et la science comme des ennemis déclarés et cela réduirait à néant l’objectif de cet essai, qui est de soutenir que ces deux activités, bien que légitimement distinctes sur certains points cruciaux, restent liées par des recoupements stimulants et des renvois réciproques potentiellement amicaux. L’interprétation en question, rappelant l’opposition décrite par Blake entre les « sataniques moulins noirs » et les « paysages charmants et verts de l’Angleterre », présente le petit remorqueur à vapeur comme un ennemi malveillant, le symbole de la tendance qu’aurait, selon elle, la technologie à dégrader et à détruire tout ce que l’art avait antérieurement créé de noble. C’est ainsi que s’est exprimé, dans un commentaire célèbre (bien qu’erroné sur le fond), William Makepeace Thackeray22 (l’un des trente-huit personnages de la recette de Gilbert pour faire un régiment de « Dragons de la garde »), à l’occasion de la première présentation du tableau de Turner, en 1839 :
« Le Vaisseau de ligne le Téméraire » : un tableau digne des plus grands qui aient jamais figuré sur les murs des académies, ou qui aient été peints sur les chevalets des peintres. Le vieux Téméraire est remorqué jusqu’à sa dernière demeure par un petit bateau à vapeur, méchant et diabolique. […] Ce petit démon de bateau à vapeur crache un panache de fumée, sale, rougeoyante, ardente et agressive, propulsé par sa roue à aubes qui tourne furieusement, soulevant des bouillons d’eau ; tandis que derrière lui, […] lentement, tristement et majestueusement, suit le brave vieux bateau, comme déjà marqué par la mort.
Cette interprétation est dénuée de sens, car Turner, comme tant d’autres artistes du dix-neuvième siècle, était captivé par les nouvelles technologies, et chercha intentionnellement à les prendre en compte dans ses tableaux. En fait, il était même tout spécialement fasciné par les machines à vapeur, et il s’est manifestement plu à mêler leur fumée noire aux couleurs naturelles plus légères de la lumière du jour.
Dans son analyse intitulée Turner : « Le Vaisseau de ligne le Téméraire », l’historienne de l’art Judy Egerton répertorie les nombreux tableaux dans lesquels Turner a fait figurer, clairement par plaisir, des bateaux à vapeur : la série commence par le vapeur à aubes représenté en bonne place dans la peinture du château de Douvres qu’il a réalisée en 1822 (les bateaux à vapeur transportant des passagers avaient juste commencé à circuler entre Calais et Douvres peu de temps auparavant, c’est-à-dire à partir de 1821), et elle culmine dans un vaste ensemble de peintures et de dessins représentant des bateaux à vapeur sur la Seine, réalisés dans les années 1830. Un commentateur perspicace, écrivant de façon anonyme dans la Quarterly Review en 1836, félicita Turner d’avoir créé « un nouveau sujet d’admiration, un nouveau cas du beau, la marche en avant fière et indomptable du bateau à vapeur ». Puis il loua spécifiquement « l’admirable façon dont Turner, le plus parfait de nos peintres paysagistes, a introduit le bateau à vapeur dans certaines de ses vues de la Seine ».
Ce même auteur porte au crédit du peintre anglais d’avoir établi un lien fructueux et stimulant entre la nature et la technologie :
La grande cheminée noire, la coque noire et le long panache de fumée se déployant dans l’air donnent, sur cette rivière, l’image de la vie, et même d’une vie majestueuse, qui ne paraît à sa juste place qu’en étant intégrée à l’ensemble des grandes et simples productions de la nature.
Le remorqueur à vapeur dans Le Vaisseau de ligne le Téméraire n’est ni méchant ni démoniaque. Il ne nargue pas le navire qu’il emmène au chantier de démolition. Ce n’est qu’un petit bateau accomplissant la besogne quotidienne qui lui a été assignée. S’il faut rechercher des méchants derrière cette scène peinte par Turner, c’est sûrement du côté des fonctionnaires de la marine britannique : ils ont laissé pourrir le grand bâtiment de ligne, puis l’ont vendu pour une bouchée de pain.
Et cela m’amène à Isambard Kingdom Brunel, l’ingénieur qui fait pendant à Turner dans ma seconde histoire. Combien d’entre vous connaissent son nom ? Combien d’entre vous reconnaissent même que cette série de trois mots se réfère à une personne et non à une minuscule principauté qui, pour une raison ou pour une autre, ne figurerait pas dans votre atlas ou dans votre album de timbres ? Cependant, on peut sûrement soutenir avec raison (au regard de ses réalisations, non par rapport à son influence personnelle) que Isambard Kingdom Brunel a représenté le personnage le plus important de toute l’histoire de la Grande-Bretagne au dix-neuvième siècle.
Brunel a été le plus grand ingénieur et constructeur de l’histoire industrielle britannique. Or, l’industrie a constitué le moteur de la société victorienne, car elle en a souvent déterminé les orientations politiques aussi sûrement qu’elle a mis en place ses voies de communication. Brunel (1806-1859) a construit des ponts, des docks et des tunnels, ainsi qu’une péniche cuirassée flottante, et mis également au point les plans des gros canons qui ont servi à l’attaque de Sébastopol durant la guerre de Crimée.
Il a réalisé un hôpital complet en préfabriqué, qui a été acheminé par morceaux en Crimée, en 1855.
Mais, c’est dans le monde des machines à vapeur, à la fois sur la terre ferme et sur les mers, que les travaux de Brunel ont eu le plus grand impact ; et nous commençons là à voir le lien avec Turner. Il a construit près de deux mille kilomètres de voies ferrées en Grande-Bretagne et en Irlande, ainsi que deux lignes de chemin de fer en Italie. Il a aussi servi de conseiller pour l’établissement d’autres lignes en Australie et en Inde. Au faîte de sa carrière, Brunel a bâti les trois plus grands paquebots à vapeur de son époque, chacun étant le plus grand du monde au moment de son lancement. Le premier, le Great Western, fait le lien (sur le plan des idées) avec Turner et son tableau Le Vaisseau de ligne le Téméraire. Le Great Western, un vaisseau en bois, mû par une roue à aubes, mesurant soixante-dix mètres de long et pesant mille trois cent quarante tonnes, fut le premier bateau à vapeur assurant un service transatlantique régulier. Il fit sa première traversée en 1838, l’année même où le Téméraire fut remorqué pour la dernière fois, puis démoli. En fait, c’est le 17 août 1838, le lendemain du jour où le Téméraire a été vendu aux enchères, que le Great Western est arrivé pour la première fois à New York ; et le journal du port, Shipping and Mercantile Gazette, a déclaré que « le monde entier du commerce [allait], à partir de ce moment, adopter ce nouveau moyen de transport ». Le petit remorqueur dans le tableau de Turner ne condamnait pas, ne menaçait pas les grands bateaux à voiles. Ce furent les énormes navires à vapeur de Brunel, nouveau moyen principal de transport océanique, qui annoncèrent l’inévitable fin de la marine à voile.
Brunel poursuivit sur sa lancée, construisant des bateaux à vapeur de plus en plus gros et de plus en plus efficaces. Il élabora le Great Britain en 1844, un bateau en fer de quatre-vingt-quinze mètres de long, premier grand navire à vapeur à être propulsé par une hélice et non par une roue à aubes. Finalement, l’ingénieur lança en 1859 le Great Eastern, un bateau à double coque de fer, propulsé à la fois par une hélice et une roue à aubes. Ce dernier est resté le plus grand bateau à vapeur du monde pendant quarante ans. Il n’a jamais transporté énormément de passagers, mais il a connu son plus grand titre de gloire en assurant la pose du premier câble transatlantique. Malheureusement, Brunel est mort avant de voir le Great Eastern partir pour son premier voyage transocéanique. Il fut victime d’une grave attaque cérébrale alors qu’il était à bord du navire, et mourut seulement quelques jours avant ce voyage.
Turner et Brunel sont liés par des liens plus étroits que ce rapport fortuit entre la date de la démolition du Téméraire et celle de l’inauguration de la première ligne transocéanique régulière par le Great Western. Turner appréciait également beaucoup les machines à vapeur sur la terre ferme, c’est-à-dire les chemins de fer. En 1844, à soixante-dix ans, il peignit une toile que de nombreux critiques considèrent comme sa dernière grande œuvre : Pluie, vapeur et vitesse : le Grand Chemin de fer de l’Ouest. Entre 1834 et 1838, Brunel avait construit cette ligne de trois cents kilomètres entre Londres et Birmingham (puis s’était inspiré du nom de cette ligne, « The Great Western Railway » [« le Grand Chemin de fer de l’Ouest »], pour baptiser son premier grand bateau à vapeur Great Western [le « grand de l’Ouest »]). Le tableau de Turner montre un train, circulant sur la voie ferrée de deux mètres de large construite par Brunel, tandis qu’il franchit le viaduc de Maidenhead, une autre construction célèbre, caractérisée par l’arche de brique la moins voûtée du monde, conçue et réalisée également par Brunel. Les trains pouvaient dépasser quatre-vingts kilomètres à l’heure, mais Turner a peint un lièvre courant devant la machine – et bien qu’on ne puisse pas en être sûr, il semble battre le train de vitesse, et non sur le point de périr, écrasé sous les « sillons sonores du changement », pour citer la célèbre métaphore de Tennyson sur le progrès, qui lui avait été inspirée par sa première rencontre avec un chemin de fer.
Nous tenons Turner en haute estime, et à juste raison. Mais pourquoi le nom de Isambard Kingdom Brunel, qui fut aussi génial dans le domaine de l’ingénierie que Turner dans l’art pictural et compta dans l’histoire du dix-neuvième siècle pour le moins autant que quiconque dans les arts, a disparu de la mémoire collective ? Je ne connais pas la réponse à cette question, mais le mythe de l’inexorabilité des découvertes, paradoxalement promu par la science pour se doter d’un prestige indiscutable, a sûrement contribué à donner des scientifiques l’image de pièces interchangeables au sein du mécanisme du progrès technologique – comme des personnes dont les particularités de caractère et le génie individuel ne sont pas pertinents au regard de la succession inévitable des avancées.
L’art et la science poursuivent des objectifs différents, mais les frontières entre ces activités sont beaucoup plus souples et s’interpénètrent beaucoup plus qu’on ne le dit généralement. Pour me rappeler aussi bien leurs recoupements que leurs différences, j’ai récemment relu le premier numéro de la revue Scientific American, paru le 28 août 1845, et récemment republié par ce magazine à l’occasion de son cent cinquantième anniversaire.
Scientific American a été fondé par Rufus Porter, un vrai original américain par l’excentricité de son génie et par ses talents d’entrepreneur. Porter avait passé jusqu’alors la plus grande partie de son temps à peindre des fresques murales : il avait réalisé des centaines de paysages, de facture primitive et charmante, sur les murs intérieurs de nombreuses maisons dans toute la Nouvelle-Angleterre. Cependant, il avait choisi de lancer un journal consacré fondamentalement aux applications pratiques de la science dans l’ingénierie et la production industrielle. En fait, le premier numéro présente, en tant qu’article principal, la description de la première escale à New York de la « plus grande nouveauté maritime [sic] jamais vue dans notre port » : ni plus ni moins que le deuxième bateau de Brunel, le Great Britain. « Ce colosse des océans, écrit Porter, a suscité beaucoup d’intérêt, que ce soit ici ou en Europe. […] Dans les jours qui ont suivi son arrivée à New York, il a été visité par environ douze mille personnes, qui ont payé vingt-cinq cents chacune pour satisfaire leur curiosité. »
Si un artiste a pu lancer l’un des journaux scientifiques de premier plan, si Turner a pu considérablement augmenter l’effet de ses couchers de soleil grâce à un nouveau pigment, l’écarlate iodé (que venait d’inventer Humphrey Davy de la Royal Institution, un laboratoire scientifique de grand renom fondé par le comte Rumford en 1799), pourquoi mettons-nous toujours en avant les différences et n’insistons-nous guère sur les rapprochements entre ces deux grands modes d’expression du génie humain ? Pourquoi faisons-nous attention en premier lieu à l’individualité de l’artiste, tandis que nous soulignons constamment la logique désincarnée de la science ? Ces différences dans la façon dont nous appréhendons ces deux types d’activité ne relèvent-elles pas avant tout d’une question de choix et de convention, au lieu de découler uniquement d’une évidente nécessité ? La personnalité individuelle des scientifiques présente, elle aussi, de l’importance et demande à être prise en compte. J’admets parfaitement que nous connaîtrions aujourd’hui le phénomène de l’évolution même si Darwin n’était jamais né. La découverte en aurait été faite par d’autres, qui auraient peut-être vécu dans des pays différents, et auraient sûrement eu d’autres centres d’intérêt et d’autres préoccupations – et de telles différences de style entre scientifiques pourraient bien avoir autant d’importance que les disparités entre des artistes contemporains comme Verdi et Wagner.
Je ne nie pas que le caractère cumulatif du changement scientifique – qui constitue la meilleure justification de la notion de progrès dans l’histoire humaine – fonde la différence majeure entre l’art et la science. J’en ai trouvé un poignant rappel dans un petit entrefilet du premier numéro de Scientific American. Une annonce publicitaire pour les daguerréotypes, figurant sur la dernière page, comporte l’énoncé suivant : « Portraits de personnes décédées, dans n’importe quelle partie de la ville ou des environs. » Cela m’a rappelé un livre, publié il y a quelques années, présentant une collection de daguerréotypes effectués sur des enfants décédés, souvent les seuls portraits que les parents gardaient des garçons ou des filles qu’ils avaient perdus. (Pour faire un daguerréotype, il fallait de longues séances de poses, et il était difficile d’obtenir des enfants qu’ils restent assis sans bouger pendant tout le temps requis ; mais les morts ne bougent pas, et les professionnels du daguerréotype ont donc entretenu de florissantes affaires, aussi macabre que cela puisse nous paraître au regard de nos normes actuelles, en réalisant des portraits des personnes décédées, notamment des enfants.)
Le déclin toujours plus marqué de la mortalité chez les enfants et les jeunes est l’exemple du progrès scientifique le plus incontestable et dont l’impact qualitatif est le plus immédiatement perceptible. À l’époque de Turner et de Brunel, même les parents les plus riches et les plus favorisés devaient s’attendre à perdre une forte proportion de leurs enfants. Tandis que Brunel était en train de construire ses chemins de fer, et Turner, de peindre, le professeur de géologie de Darwin, Adam Sedgwick, écrivait à un ami pour lui raconter les hauts faits de son jeune protégé, qui réalisait alors le tour du monde à bord du Beagle, et risquait donc constamment d’être victime de maladies inconnues, sans possibilité aucune de traitement : « [Il] est en train de faire un travail admirable en Amérique du Sud, et nous a déjà retourné une collection d’une inappréciable valeur. […] On avait craint antérieurement qu’il ne s’adonne à l’oisiveté, mais son orientation va maintenant être fixée, et si Dieu épargne sa vie, son nom figurera au firmament de l’histoire naturelle européenne. » De nos jours, un mentor attentionné n’aurait pas besoin de se faire tant de souci sur ce point : nous sommes tous redevables à la science de ce progrès.
J’ai cité plus haut le début de la recette du colonel Calverly pour faire un régiment de « Dragons de la garde » ; je vais donc conclure en rapportant la fin :
Un agent de Burlington – le spectacle de
Richardson –
Monsieur Micawber et madame Tussaud !
Nous savons que monsieur Micawber est un personnage de David Copperfield, et que madame Tussaud a fondé un musée de cire. « Le spectacle de Richardson » m’a posé une énigme, jusqu’à ce que je trouve, dans l’édition 1897 du Chamber’s Biographical Dictionary, l’explication suivante : « John Richardson, 1767-1837, montreur de spectacles à un sou à l’asile des pauvres de Marlow, devenu par la suite un prospère directeur de spectacles forains. » Mais qu’est-ce donc qu’un « agent de Burlington » ?
Je me suis pris de passion à l’âge de douze ans pour Gilbert et Sullivan, et m’interroge donc sur cet agent depuis quarante ans (bien que je n’y aie pas toujours consacré la même énergie durant tout ce temps, bien sûr !). Puis, il y a six mois et pour mon plus grand plaisir, je suis tombé en plein sur un agent de Burlington, alors qu’aucun sujet ne pouvait être plus éloigné de mon esprit. Je déambulais dans une galerie marchande aménagée sous des arcades datant du début du dix-neuvième siècle, non loin de Piccadilly, à Londres, me rendant à un colloque qui se tenait à la Royal Institution, là où Humphrey Davy avait inventé le nouveau pigment dont se servit Turner. C’est lord George Cavendish qui avait fait construire cette galerie marchande, la Burlington Arcade, « pour satisfaire le public » et « donner du travail aux femmes diligentes » dans les boutiques. Lord George avait défini de strictes règles de comportement de la part des personnes circulant dans cette galerie : « Pas de sifflements, pas de chants, pas de précipitation, pas d’agitation fébrile, ni de démonstrations exubérantes. » Il fallait faire respecter ces règles de bienséance, et cette mission est assurée depuis 1819 par une compagnie de sécurité privée, composée de deux hommes, les « agents de Burlington ». Il faut, bien entendu, entretenir les traditions, et les agents portent encore leur ancien costume : chapeau haut de forme, gants et habit à queue.
Tandis que j’observais l’un de ces agents, dans sa splendide tenue à l’ancienne mode, je remarquai qu’il tenait ses deux mains derrière le dos. Aussi je passai sans me presser (pas de précipitation) derrière lui afin de voir ce qu’il pouvait peut-être bien tenir : et je découvris qu’il serrait un téléphone portable dans ses mains gantées. La technologie et la tradition ; l’ancien et l’élégance ; le nouveau et le fonctionnel ; le vaisseau de ligne le Téméraire et le remorqueur à vapeur ; l’art et la science. Le prophète Amos a dit : « Deux hommes marchent-ils ensemble, s’ils n’en sont pas convenus ? »
3. Se voir face à face,
clairement,
à travers un verre23
Les déclarations datant de l’époque victorienne nous font souvent rire par leur côté guindé et « vieux jeu ». Un exemple classique et caractéristique en est cette phrase, prononcée par la femme qui a donné son nom à l’époque, la reine Victoria, réagissant à Limitation de sa façon d’être par son gentilhomme de service : « Nous ne trouvons pas cela amusant » (remarquer l’emploi par la souveraine de la royale première personne du pluriel pour parler d’elle). Mais, nous (c’est-à-dire, dans ce cas, nous tous, pauvres roturiers, et non pas Sa Majesté, et elle seule) ne pouvons également qu’admirer l’assurance inébranlable que nos prédécesseurs de l’époque victorienne affichaient dans les domaines moraux et matériels, et ce d’autant plus que la nôtre est dominée par des sentiments d’incertitude et des impressions de fragmentation.
Dans un livre publié au milieu des années 1850 et qui a connu une grande diffusion, Shirley Hibberd (dont le prénom pourrait désigner aussi bien une femme qu’un homme, mais correspond ici à un homme – genre, d’ailleurs, de la plupart des personnalités reconnues de l’ère victorienne) dresse un bilan louangeur des acquis auxquels son époque est parvenue, non seulement au haut niveau des affaires de l’État, mais aussi à celui de la tranquille vie domestique :
Nos maisons brillent, à l’intérieur, des produits de l’art, et nos jardins resplendissent des curiosités de la nature. Nos conversations se portent d’elles-mêmes vers des sujets nobles, et les plaisirs auxquels nous nous adonnons sont guidés par des sentiments moraux élevés, de sorte qu’ils acquièrent une grâce poétique venant se refléter en retour sur notre raison et notre cœur.
Hibberd soutient qu’un lien étroit existe entre le bonheur régnant dans les foyers et l’autorité du gouvernement, car « notre vie domestique est la garantie de notre grandeur nationale ». Mais comment l’objectif de pureté et d’élévation morale est-il atteint sur le front des familles ? Notre auteur fait appel à la notion de goût :
Une Maison de Goût est une maison où règne le bon goût, où toute chose ne fait que traduire les pensées raffinées et les désirs chastes. […] Dans une maison de ce type, la Beauté préside à la formation des sentiments ; et l’intellect y est éveillé par les nombreux moyens qui existent pour l’acquisition des connaissances ; la nature morale y est affinée par les silencieux appels de la Nature et de l’Art, qui sont les fondements du Goût.
Puisque Hibberd vivait de sa plume en écrivant des livres sur la nature, et puisque je tire ces citations de son plus célèbre ouvrage, intitulé Rustic Adornments (« Les ornements rustiques »), les lecteurs ne seront pas surpris d’apprendre qu’il proposait d’élever le niveau moral de la vie domestique en recourant à la stratégie suivante : il s’agissait de développer le bon goût en donnant à voir, dans des dispositifs appropriés, des êtres vivants élevés en intérieur. « Les Ornements Rustiques du foyer, soulignait Hibberd, en constituent le plus grand charme, mis à part l’amour qui y règne. » Il était absolument convaincu que l’intérêt entretenu pour des objets de la nature induisait des effets moraux bénéfiques : « Ce serait une pure anomalie de trouver quelqu’un se passionnant pour l’étude de la nature qui s’adonnerait en même temps à ces vices qui assombrissent notre vie sociale ; je ne me rappelle pas non plus que figure, dans les tristes annales de l’histoire criminelle, un seul cas de naturaliste qui serait devenu un meurtrier, ni d’un seul jardinier qui aurait été pendu. » (Tant pis pour « l’ornithologue » d’Alcatraz !24) En outre, l’intérêt pour la nature assure à la fois notre tranquillité et notre prospérité – pas de disputes, ni de comportement vils, nous sommes des Britanniques !
C’est parce que nous sommes vraiment un peuple attaché à la vie domestique, accordant le plus grand prix à nos verts pâturages, à nos haies arbustives et à nos vieux bois gris, que nous restons calmes au milieu du tumulte qui assaille les États autour de nous, fiers de nos libertés anciennes, de notre intelligence qui se développe et de nos ressources matérielles toujours plus abondantes.
Mais la nature a toujours été là, autour de nous, et il nous a toujours été loisible d’aller sur le terrain pour notre édification. Cependant, Hibberd soutint qu’un grand pas en avant venait d’être franchi à son époque, grâce à l’invention de dispositifs, les ornements rustiques, qui permettaient aux habitants des maisons, même avec des moyens modestes et vivant dans des milieux extrêmement urbains, de cultiver la nature au sein des murs domestiques. Le livre de Hibberd comprend une série de chapitres sur tous les systèmes permettant d’exposer chez soi des objets de la nature, depuis les caisses à fougères jusqu’aux volières et aux dispositifs de présentation des fleurs. Mais le premier chapitre est consacré à la grande passion qui a marqué les années 1850 : l’aquarium marin. Celui-ci a figuré, à partir de cette époque, dans pratiquement toutes les maisons qui aspiraient à se donner un cachet de modernité. « Je commence, écrit Hibberd, par l’Aquarium, car, en raison de sa nouveauté, de son intérêt scientifique et de sa charmante élégance, il mérite à juste titre la première place parmi les Ornements de la Maison. »
Les aquariums sont si faciles à concevoir, si répandus (des objets courants que l’on trouve dans les salles d’attente des dentistes comme dans les chambres des enfants), qu’on imagine difficilement qu’ils n’ont pas toujours existé, ou que l’on peut apprendre quelque chose de passionnant ou de nouveau à leur sujet. En réalité, l’aquarium est né au milieu du dix-neuvième siècle, à l’issue d’un processus complexe très particulier et intéressant. Puis il a joui (ou souffert) de l’une des vogues les plus intenses qu’ait connues la Grande-Bretagne victorienne, dans un laps de temps très précis au cours des années 1850. Je n’affirme pas, bien sûr, que cette invention ait représenté le premier dispositif permettant de donner à voir des organismes aquatiques à la maison. Le propriétaire de toute villa romaine qui se respectait pouvait regarder ces animaux nager dans son vivier. De même, un simple bocal a permis, lui aussi depuis l’Antiquité, de contempler un poisson ou deux par le côté, pour ainsi dire nez à nez (grâce à la paroi en verre, ou en quelque autre matériau transparent, qui n’était pas toujours facile à obtenir ou n’était pas toujours bon marché, il y a encore quelques générations de cela).
Mais ce type de précurseur n’était pas un aquarium dans le sens technique du terme, car il y manquait une caractéristique cruciale : un aquarium contient, en effet, une communauté stable d’organismes aquatiques, que l’on peut regarder non pas du dessus, à travers des eaux agitées en surface par des rides et, de ce fait, opaques, mais nez à nez, et de côté, à travers une paroi de verre transparente et de l’eau claire.
Un bocal à poisson représente un réservoir temporaire, et n’héberge pas une communauté stable d’organismes. L’eau devient rapidement sale et doit être changée fréquemment. D’où l’obligation – chaque personne ayant élevé des poissons dans son enfance s’en souviendra (j’en fais partie) – de récupérer la bête, une tâche amusante mais pas toujours facile, afin de la loger temporairement dans un verre d’eau, en attendant de changer celle de sa résidence plus spacieuse ; cette procédure vous permet de conserver en vie un certain temps votre poisson rouge familier, mais sûrement pas d’entretenir à long terme une communauté complexe d’organismes aquatiques. De son côté, le système de l’aquarium repose sur le principe d’un équilibre permanent entre ses composantes chimiques et écologiques : les plantes fournissent de l’oxygène aux animaux ; les poissons mangent les plantes qui grandissent ; les coquillages (ou d’autres animaux se nourrissant de détritus) éliminent les déchets et nettoient, en la dévorant, toute couche d’algue qui se développe sur les parois de verre. La science occidentale n’a pas découvert avant la fin du dix-huitième siècle la chimie de l’oxygène, du gaz carbonique, de la respiration et de la photosynthèse, de sorte que les concepts de base utilisables pour la réalisation d’un aquarium n’existaient pratiquement pas avant cette date. Cette invention n’est que l’une des nombreuses applications pratiques qui ont découlé de ce grand progrès dans les connaissances. Pour citer de nouveau Hibberd : « L’aquarium met en évidence, d’une façon instructive, le grand mécanisme de compensation qui, dans la nature, maintient l’équilibre entre la vie animale et la vie végétale. »
Un petit nombre de naturalistes, avant l’invention de l’aquarium, avaient réussi à maintenir en vie des organismes marins pendant des périodes prolongées dans des récipients d’intérieur, mais seulement en déployant des efforts importants et soutenus (assumés, en fait, par leurs domestiques, ce qui met en lumière une autre caractéristique sociale de l’époque). Par exemple, sir John Graham Dalyell, un gentilhomme écossais, portant le titre euphonique de sixième baronnet de Binns, faisait vivre des animaux marins dans des bocaux de verre cylindriques au début du dix-neuvième siècle. Mais il ne mettait qu’un seul animal par récipient et était obligé d’en changer l’eau quotidiennement : en fait, il avait confié cette tâche à son homme à tout faire, lequel devait aussi aller chercher, au moins trois fois par semaine, plusieurs dizaines de litres d’eau de mer dans l’océan voisin pour les ramener au manoir. Sir John a enregistré un réel succès. Son spécimen le plus résistant, une anémone de mer appelée « Granny », avait été placé dans un bocal en 1828 et a survécu jusqu’en 1887, longtemps après la mort du bon baronnet et de plusieurs de ses héritiers, qui avaient reçu en héritage, peut-être pas toujours avec enthousiasme, cet humble mais coriace cœlentéré.
(L’histoire des aquariums a suscité une littérature peu volumineuse, mais cependant complète. J’ai lu l’histoire de sir John dans un excellent article écrit par Philip F. Rehbock. J’ai aussi eu recours à l’ouvrage de Lynn Barber, de portée plus générale, publié en 1980, The Heyday of Natural History [1820-1870] [« L’Apogée de l’histoire naturelle »]. Mais je me suis surtout servi de deux documents fondamentaux, pris dans ma bibliothèque personnelle : le livre de Shirley Hibberd Rustic Adornments [deuxième édition, 1858], et l’ouvrage classique de l’un des plus grands naturalistes victoriens, The Aquarium : An Unveiling of the Wonders of the Deep Sea [« L’Aquarium : le dévoilement des merveilles des profondeurs marines »], de Philip Henry Gosse [deuxième édition, 1856].)
Une autre histoire semblable, racontée dans tous les ouvrages et articles relatant l’origine des aquariums, est celle de Mme Thynne. Cette dame qui disposait d’une fortune personnelle, avait, en 1846, rapporté à son domicile londonien des coraux qu’elle avait trouvés à Torquay25 « dans le but de les observer et d’intéresser son entourage » (citation de nouveau tirée du livre de Shirley Hibberd). « Un récipient de grès a été rempli d’eau de mer ; les madrépores [les coraux] furent fixés sur une grosse éponge grâce à une aiguille et à du fil. Ils arrivèrent à Londres en bon état, et furent placés dans deux bocaux en verre, l’eau en étant changée tous les deux jours. Cependant, les vingt litres d’eau de mer ramenés par Mme Thynne se trouvèrent bientôt épuisés, et durent être réutilisés. Pour ce faire, elle recourut à un procédé particulier afin de les revivifier. » Mais écoutons ce qu’a dit à ce sujet Mme Thynne elle-même, et nous allons, de nouveau, comprendre quelles étaient les personnes qui s’occupaient vraiment des aquariums dans ces maisons oisives :
Je me dis que je pourrais la ré-oxygéner en la versant alternativement d’un récipient à un autre devant une fenêtre ouverte, pendant une demi-heure à trois quarts d’heure, entre chaque réutilisation. C’était sans aucun doute un travail fatigant ; mais j’avais une petite servante qui non seulement désirait m’être agréable, mais trouvait cette opération plutôt amusante.
Ultérieurement, dans d’autres expériences, Mme Thynne ajouta des plantes pour tendre vers un équilibre naturel durable, mais elle ne réalisa jamais un véritable aquarium capable de s’auto-entretenir : « Je mettais régulièrement des algues dans mes bocaux ; mais comme je craignais de ne pas arriver à l’exact équilibre requis, je continuais à ré-oxygéner l’eau en l’aérant. Quel qu’ait été le facteur le plus déterminant, à moins que les deux aient joué simultanément, mon petit élevage a continué à bien se porter, et je n’ai pratiquement pas eu à déplorer de pertes. »
De façon intéressante, l’invention cruciale qui a permis aux aquariums de faire leur apparition dans les années 1850 n’a pas découlé directement d’expériences sur des organismes marins, mais de l’adaptation d’une technique appliquée à un autre « ornement rustique » qui avait fait l’objet d’une vogue encore plus intense dans les années 1840 : la boîte de Ward. Il s’agit d’une petite boîte en verre épais, presque étanche, à l’intérieur de laquelle il est possible de faire pousser et de maintenir en vie des plantes. Ce dispositif a été inventé par Nathaniel Bagshaw Ward, un chirurgien londonien. Celui-ci avait commencé ses expériences à la fin des années 1820. En enfermant des plantes dans des récipients en verre presque étanches (« des boîtes aux parois d’un verre épais étroitement ajustées », comme il les avait décrites), ce médecin avait appris comment les y faire pousser, en évitant qu’elles ne s’y dessèchent ou que l’air n’y devienne irrespirable, tout cela sans aucune intervention ou autre apport humain. L’eau issue de la transpiration des plantes pendant la journée se condensait sur le verre et retombait en gouttelettes durant la nuit. Aussi longtemps que le récipient restait suffisamment étanche pour prévenir l’échappement de l’humidité, mais pas assez pour empêcher la circulation des gaz (de telle sorte que l’oxygène pouvait pénétrer et le gaz carbonique s’évacuer), la boîte de Ward pouvait s’auto-entretenir durant de longues périodes.
L’invention du docteur Ward a représenté bien plus qu’une simple babiole qui aurait assuré la félicité domestique en apportant dans les chaumières de quoi nourrir l’édification morale sous la forme des « ornements rustiques » à la Hibberd. La boîte en verre presque étanche a, en effet, joué un rôle crucial dans l’expansion du commerce et de celle de l’empire victorien. Les plantes, dans ce type de récipient, pouvaient survivre pendant les longs mois que duraient les voyages maritimes, et leur expédition vers de lointaines destinations sont devenues pour la première fois possibles (pour les plantes qui ne se développaient pas facilement à partir des graines). Dans son livre de 1980, The Heyday of Natural History, Lynn Barber écrit :
Les directeurs des jardins de Kew se mirent à organiser des transferts de plantes sur une échelle encore plus vaste. […] Ils firent aller et venir littéralement des millions de plantes dans des boîtes de Ward, et réussirent finalement à implanter le thé (venant de Chine) en Inde comme plante de rapport, et le caoutchouc (venant d’Amérique du Sud) en Malaisie, ce qui ajouta deux nouveaux produits précieux à la liste des marchandises commercialisées par l’Empire britannique. Les boîtes de Ward produites à Kew ont probablement été le meilleur investissement qu’ait jamais fait le gouvernement britannique, et, en fait, ce n’est que récemment qu’elles ont été supplantées par les sacs en plastique.
À une échelle plus modeste, et cependant massive, les boîtes de Ward sont aussi devenues un équipement classique, présent dans toutes les maisons britanniques qui voulaient être au goût du jour. De nombreux types différents de plantes pouvaient être cultivés dans de telles boîtes, mais ce sont les fougères qui ont fait l’objet d’une véritable vogue en Grande-Bretagne dans les années 1840 (elle fut tellement spectaculaire qu’un nom latin a même été inventé pour la décrire : la « Pteridomania », autrement dit la « passion des fougères »). Cette mode a fini par disparaître, comme il fallait s’y attendre ; mais la technologie des boîtes de Ward est restée, prête à être réutilisée pour la vague de folie suivante en faveur de nouveaux « ornements rustiques » – les aquariums – qui s’est déclenchée dans les années 1850.
Toutes les vogues, aussi vives qu’elles puissent être au début, semblent cependant ne pas durer très longtemps. Celle des aquariums polarisa l’intérêt des amateurs d’histoire naturelle durant les années 1850, mais s’effondra rapidement au cours de la décennie suivante. En 1868, un autre naturaliste, auteur d’ouvrages de vulgarisation, le révérend J.-G. Wood, put écrire :
Il y a quelques années une véritable vogue des aquariums a balayé tout le pays. Tout le monde voulait avoir son aquarium, rempli d’eau de mer ou d’eau douce, la première modalité ayant la préférence, […] La dame à la page possédait de magnifiques aquariums vitrés dans son salon, et l’écolier s’arrangeait pour en avoir un, plus modeste, dans sa chambre. […] Cette passion, cependant, connut le destin d’une plante de serre chaude : elle avait été très luxuriante dans le cadre des conditions artificielles de son début, mais dépérit ensuite très rapidement lorsqu’on cessa de l’entretenir. […] Au bout d’un certain temps, neuf aquariums sur dix avaient été abandonnés. […] Selon toutes les apparences, la vogue des aquariums a fait son temps, et ne réapparaîtra jamais, comme cela a été le cas de centaines d’épidémies semblables.
Cependant, les épisodes de ce genre, même très éphémères, sont source de nombreux enseignements sur le contexte social et idéologique de l’histoire des sciences. Nous avons déjà vu comment la vogue des aquariums a dépendu des découvertes de la chimie, de l’existence d’une philosophie des équilibres de la nature, de celle d’un système social qui comportait une importante classe de domestiques dans les maisons riches, et du développement d’une technique qui avait d’abord été employée dans le cadre de la précédente vogue des fougères. En approfondissant ce sujet, on s’aperçoit qu’il a eu d’autres connexions importantes avec l’histoire politique et technologique : en particulier, pour que se développe la vogue des aquariums, il a fallu que soit abrogée la lourde taxe qui avait été imposée sur le verre (ce qui fut fait en 1845). Le livre de 1856 de P.H. Gosse, The Aquarium, qui se présente comme un manuel pratique, donne les réponses sociales ou techniques à un certain nombre de questions que ne se poserait probablement pas un lecteur d’aujourd’hui. Comment, par exemple, un amateur habitant la ville pouvait-il obtenir de l’eau de mer pour l’aquarium de son domicile ? Gosse avance le conseil suivant :
À Londres, on peut obtenir facilement de l’eau de mer en donnant une rétribution minime au capitaine ou au steward de n’importe lequel des vapeurs qui font la navette au-delà de l’embouchure de la Tamise, en le priant de bien vouloir descendre un récipient dans l’eau en pleine mer, loin de tout afflux d’eau douce apporté par les rivières. C’est ainsi que je me fais régulièrement remplir un tonneau de quatre-vingts litres, contre deux ou trois shillings.
Et comment des spécimens peuvent-ils être transportés sans dommages jusqu’en ville et rapidement, comme il convient ? Par le train, bien sûr. Gosse écrit :
Plus est brève la période durant laquelle les spécimens sont in transitu, mieux cela vaut. Par conséquent, il faut toujours se les faire expédier par le train, et le commanditaire devra les réceptionner au terminus, ou bien demander qu’ils soient « immédiatement portés au destinataire par messager spécial ». Pour la mise en œuvre de ces précautions, la dépense additionnelle est minime, et cela permet souvent de sauver la moitié des spécimens, les autres mourant des suites d’un long confinement.
Pour l’historien, n’importe quel phénomène social éclaire toujours l’époque dans laquelle il prend place, de sorte qu’il ne faut guère s’étonner des informations de ce type, que nous apporte l’analyse de l’engouement pour les aquariums des années 1850. Mais cette vogue a eu des conséquences durables qui se font sentir encore aujourd’hui. N’est-il pas surprenant qu’un mouvement qui ne s’est déployé que provisoirement (bien qu’avec intensité), puis s’est évanoui comme le vent, ait laissé une empreinte indélébile dans la postérité ? À un niveau banal, certes, chacun sait que les aquariums continuent aujourd’hui d’être partout présents, à grande ou à petite échelle, dans toutes sortes de circonstances : cela va des parcs d’attractions commerciaux poursuivant les objectifs les plus grossiers jusqu’aux musées à visée éducative, en passant par les laboratoires de recherches du monde entier et les aquariums domestiques (dans ce dernier domaine, on peut d’ailleurs noter une intéressante variation en fonction des classes sociales : l’élevage en aquarium de poissons tropicaux semble être l’apanage de la classe travailleuse, au même titre que le bowling, tandis que la population aisée qui pratique le ski et la voile préfère satisfaire sa passion de l’histoire naturelle en allant observer les oiseaux dans la nature ou faire des safaris en Afrique).
Les sujets qui ne paraissent pas poser de problèmes (on peut les qualifier d’« invisibles ») m’intéressent énormément : on n’y prête généralement pas attention parce que la solution paraît si évidente qu’on ne voit même pas que se pose une question. Certaines façons de voir ou de savoir paraissent tellement aller de soi, tellement inévitables, que nous pouvons penser qu’elles ont toujours été pratiquées universellement et automatiquement depuis des temps immémoriaux. Og, l’homme des cavernes, Artie, l’australopithèque, et même Priscilla, l’ancêtre primate du paléocène, les ont sûrement employées. Mais si l’on peut montrer que telle ou telle façon de voir ou de savoir n’est apparue que récemment, à la suite d’un épisode particulier de notre histoire réelle, cela vient corroborer cet important principe selon lequel tout savoir prend toujours naissance au sein d’un contexte social donné (et cela est vrai même des connaissances « évidentes », fondées sur l’observation directe et simple, car il faut d’abord poser la bonne question pour faire les observations qui conviennent ; or, tout questionnement émerge d’un contexte donné).
Les petits exemples illustrant de grands principes me frappent davantage et me paraissent comme les plus passionnants – car je fais miennes, je l’avoue, ces différentes devises qui affirment que Dieu ou le diable, ou ce que vous voudrez ayant une suprême importance, gît dans les détails. Eh bien ! j’estime que l’une de ces façons de voir, certes, petite, mais semblant avoir « évidemment » existé de tout temps et en tous lieux, est, en fait, une retombée directe de la vogue pour les aquariums qui a fait rage au milieu du dix-neuvième siècle. Autrement dit, cette façon de voir est, en réalité, une modalité de la connaissance propre à l’hémisphère occidental, qui n’a donc pas beaucoup plus d’un siècle d’existence.
Comment dessinons-nous les organismes marins ou les tableaux d’ensemble de la vie aquatique représentant une communauté entière de ces organismes ? La réponse à cette question paraît si évidente que l’on peut se demander pourquoi même se soucier de la poser. De nos jours, nous représentons systématiquement les scènes de ce genre dans leur orientation « naturelle », autrement dit vues de côté, comme si l’observateur humain était sous l’eau, au milieu des organismes marins, de façon à les voir à leur niveau. Cette orientation n’est-elle pas la meilleure ? En fin de compte, ne désirons-nous pas voir ces organismes tels qu’ils vivent, avec leurs interactions et leurs comportements ordinaires ? Comment pourrions-nous les dessiner autrement que depuis un point d’observation situé à l’intérieur de leur milieu marin ?
Un tel choix paraît à la fois naturel et indiscutable, et, par conséquent, il semble avoir été pratiqué de tout temps. Mais l’histoire de l’art de l’illustration révèle que cela n’a pas toujours été le cas, et que la réalité est différente et bien plus intéressante. Jusqu’au milieu du dix-neuvième siècle, les animaux marins étaient presque toujours dessinés soit à la surface des eaux (pour les espèces qui nagent, principalement des poissons), soit dans la position d’organismes rejetés sur le rivage, en train de s’y dessécher (pour les espèces vivant au fond des eaux, principalement des invertébrés). Ces représentations, vues de dessus à partir d’un point d’observation situé sur la terre ferme, ont acquis le statut de classiques dans l’histoire de l’art de l’illustration. Par exemple, la référence majeure (l’« étalon d’or ») dans le domaine de l’illustration des êtres vivants avant le dix-neuvième siècle est le livre du savant suisse J.-J. Scheuchzer intitulé Physica sacra (« Physique sacrée »), publié dans les années 1730. On peut y examiner les gravures représentant la création des poissons et celle des mollusques marins.
Cet extraordinaire ouvrage (qui fut, à son époque, l’équivalent de ces séries télévisées à gros budget, avec leur cortège de « produits dérivés », allant des livres aux tasses à café décorées) comporte sept cent cinquante gravures en pleine page, magnifiquement réalisées, dépeignant toutes les scènes bibliques ayant un rapport avec l’histoire naturelle. Les récits de la Création, rapportés dans les chapitres 1 et 2 de la Genèse, ont évidemment fourni matière à une vaste série d’illustrations. Tous les organismes marins y apparaissent à la surface des eaux, ou à l’extérieur de celles-ci, c’est-à-dire qu’ils sont représentés en fonction du point de vue d’un être humain se tenant sur le rivage. L’image traitant de la création des mollusques montre des coquillages et des escargots disposés sur une arche rocheuse, ou sur une plage au premier plan, tandis qu’on ne voit absolument aucun organisme dans l’océan, à l’arrière-plan. L’illustration portant sur la création des vertébrés marins présente une guirlande de poissons distribuée en haut et sur la partie supérieure des côtés de l’image (autrement dit, ils figurent au-dessus de la mer), tandis que quelques baleines nagent à la surface de l’océan, un petit nombre de poissons en émergent partiellement, et d’autres ornent les airs au-dessus d’elle !
Je ne peux imaginer qu’une seule explication à ce mode de représentation conventionnel et manifestement peu adéquat. Les artistes d’avant le dix-neuvième siècle ne recouraient jamais à la représentation en vue de côté des organismes marins (celle d’un observateur plongé au sein de leur environnement), qui nous paraît si « naturelle » aujourd’hui, parce qu’ils n’avaient alors jamais vu d’organismes marins sous cet angle, avant l’invention de l’aquarium. Ils étaient peut-être même incapables de la concevoir. En fait, la vogue qu’a connue cet « ornement rustique » de la maison a transformé la perspective inconcevable (parce que jamais vue) en une façon de voir très répandue. L’eau est généralement trouble et le regard peut difficilement y pénétrer lorsqu’elle est en mouvement. On ne disposait autrefois d’aucune technique permettant de regarder sous l’eau : il n’existait ni cloche de plongée, ni masque avec tube respiratoire, ni bouteilles d’oxygène, et les êtres humains qui s’immergeaient devaient ressortir assez rapidement ; dans ces circonstances, la période d’observation éventuelle était très courte. L’immense majorité de la population occidentale (y compris la plupart des marins) ne savait pas nager, et ne pensait généralement pas à se plonger volontairement dans la mer. Dès lors, avant l’invention de l’aquarium, où la plupart des gens auraient-ils pu voir des organismes marins dans leur propre environnement ? Auraient-ils même pu les imaginer sous cet angle ? La vue depuis le rivage (et l’examen de la surface des eaux, vue de dessus), bien que peu satisfaisante, a sûrement été le mode de représentation « naturel », avant que les aquariums n’autorisent une nouvelle perspective.
Martin Rudwick – excellent paléontologiste au début de sa carrière, il est à présent l’historien de la géologie le plus éminent du monde – m’a, le premier, fait prendre conscience de cet intéressant changement dans l’histoire de l’illustration et du rôle sans doute joué par l’invention de l’aquarium. Dans son remarquable livre sur l’histoire de l’illustration paléontologique, Scenes from Deep Time (« Scènes du temps profond »), Rudwick a noté que pratiquement toutes les figures les plus anciennes présentent les organismes marins sous la forme d’animaux en train de se dessécher sur le rivage ; c’est évidemment très insuffisant si l’on désire comprendre ce qu’étaient les communautés biotiques et leur environnement dans les temps préhistoriques, surtout lorsqu’on pense que la plus grande partie de l’histoire des êtres vivants a concerné uniquement des organismes marins ! Rudwick écrit :
Dans la plupart des scènes des temps lointains, […] les organismes marins ordinaires sont représentés sous l’aspect d’animaux déposés sur le rivage, au premier plan d’un paysage automatiquement dépeint sous l’angle de l’observateur humain. À cet égard, ces illustrations n’ont simplement fait que reprendre les conventions picturales établies. […] En fait, le monde aquatique (d’où provenait la plus grande partie des fossiles) était représenté vu de l’extérieur, c’est-à-dire depuis le monde terrestre auquel avait seulement accès l’illustrateur humain cherchant à reconstituer les scènes du passé. […] Cela suggère qu’il a été très difficile pour le public, […] et peut-être pour la plupart des géologues également, d’imaginer une perspective qui n’était pas seulement préhumaine, mais aussi subaquatique : du moins jusqu’à ce que la célèbre vogue des aquariums rendît pour la première fois le monde aquatique accessible à tout un chacun.
Je ne voudrais pas exagérer et faire de l’invention de l’aquarium le seul facteur ayant marqué l’histoire de l’illustration paléontologique. Il n’était pas aussi difficile que cela d’imaginer la vue de côté, et les bocaux ont pu donner de premières approches simplifiées. De fait, on rencontre de temps en temps la façon « moderne » de voir la vie aquatique dans de vieilles illustrations. (La plus ancienne que je connaisse figure dans un livre allemand du seizième siècle sur les tactiques militaires : elle montre un soldat – ou devrais-je dire un « marine » – en train de marcher en catimini sur le fond d’un lac, afin d’accéder à un navire ennemi et de percer des trous dans sa coque pour le faire sombrer. Le dessin présente aussi quelques poissons en train de nager ; cependant ils sont bien peu gracieux et leur présence n’est manifestement qu’accessoire.)
Mais Rudwick a sûrement raison de dire que les dessins de ce genre sont rares ; et il souligne aussi que les quelques exemples occasionnels qui existent ont généralement des objectifs humoristiques ou des visées inhabituelles, les mêmes artistes employant, dans les manuels ou les autres textes classiques de référence, la façon conventionnelle de représenter les organismes marins échoués sur le rivage. Par exemple, en 1830, bien avant la vogue des aquariums, Henry de la Beche, premier directeur des Relevés géologiques de Grande-Bretagne, en même temps qu’excellent illustrateur, a réalisé une célèbre représentation des organismes marins du mésozoïque qui vivaient dans le Dorset : or, il les a montrés sous l’angle de la perspective « moderne. » Il avait fait cette illustration pour participer à la campagne visant à rassembler l’argent nécessaire à soutenir Mary Anning26, une célèbre chasseuse de fossiles qui était devenue pauvre. Mais, seulement deux ans plus tard, lorsqu’il publia des illustrations montrant les mêmes ichtyosaures et plésiosaures dans un manuel de grande diffusion, il dessina ces animaux soit sur le rivage, soit sur le dessus des vagues.
J’ai moi aussi informellement fait cette observation, ces cinq dernières années, au cours de mes lectures en histoire des sciences ; et je peux donc soutenir que Rudwick a raison lorsqu’il affirme que la façon « naturelle » de représenter de côté les organismes marins n’est pas devenue « évidente » avant que les aquariums ne fournissent aux hommes un moyen de les observer de manière courante. En outre, puisque toutes les inventions demandent un certain délai avant de passer dans le domaine public, j’ai aussi noté que les représentations de côté des organismes marins n’étaient pas majoritaires durant les années 1850, période de vogue des aquariums, mais qu’elles le sont devenues seulement au cours des deux décennies suivantes. Pour citer deux exemples montrant que l’abandon des vieilles conventions ne s’est fait qu’avec beaucoup de réticence, on trouve dans l’ouvrage de 1858 de Shirley Hibberd plusieurs illustrations présentant des aquariums vus de côté. Mais presque tous les dessins figurant dans ce livre, bien qu’offrant une vue latérale à travers la paroi vitrée, obéissent à la perspective d’un observateur regardant un aquarium du dessus, et non directement de côté (au niveau des poissons). En outre, le dessin décoratif figurant au début de chaque chapitre de cet ouvrage utilise toujours la représentation du rivage où se dessèchent les organismes (ainsi la grotte aux invertébrés ornant la tête du premier chapitre, qui porte sur « l’aquarium marin »).
Un autre exemple frappant (cité également par Rudwick) est fourni par un ouvrage du naturaliste français Louis Figuier, extrêmement connu à son époque (c’était le Cari Sagan ou le David Attenborough de son temps) : avec La Terre avant le Déluge, celui-ci a publié le premier grand livre montrant, dans l’ordre chronologique, une série de scènes illustrant chacune une période donnée de l’histoire de la vie. Son lithographe, Édouard Riou, travaillait aussi pour Jules Verne (entre autres) et était alors le plus célèbre illustrateur dans le domaine de la vulgarisation scientifique. Dans la première édition de 1863, Riou dessina tous les organismes marins dans la position du dessèchement sur le rivage. Il conserva ces figures dans les éditions ultérieures, mais ajouta, dans la quatrième (celle de 1865), un dessin sur les poissons et les invertébrés marins du carbonifère bien plus informatif : ces animaux y étaient représentés selon le mode désormais familier de la vue de côté.
Notre pauvre espèce plongée dans les ténèbres doit se battre pour acquérir tout ce dont elle a besoin ou à peu près, pratiquement rien ne lui étant donné (et nous sommes les premiers êtres vivants, en fin de compte, à faire ces expériences nouvelles dans l’évolution : la philosophie et l’art se comprenant eux-mêmes). Même les modes de pensée et de représentation les plus « évidents », les plus « exacts », et les plus « naturels » dépendent nécessairement de l’histoire et doivent être gagnés par la lutte. Les solutions surgissent donc obligatoirement au sein d’un contexte social et reflètent les interactions complexes entre l’esprit et l’environnement qui conditionnent les possibilités d’amélioration de l’homme. Pour terminer en parodiant un texte bien connu27, nous n’avons appris la façon « naturelle » de regarder les organismes marins qu’à partir du moment où l’invention des aquariums nous a permis de voir clairement à travers un verre, et d’examiner face à face un beau vieux monde.