L’agent mortel est une neurotoxine excrétée par les dinoflagellés. [Elle] induit chez les poissons des symptômes tels que des mouvements soudains et sporadiques, de la désorientation, de la léthargie et une apparente suffocation, suivie de mort. On n’a pas observé que les algues attaquaient directement les poissons. Cependant, elles accroissent rapidement leur vitesse de nage pour atteindre les particules de tissus détachées des poissons mourants, et se servent de leur pédoncule pour intercepter et ingérer les débris tissulaires.
4. Éponges et arthropodes. Parmi les invertébrés, les éponges sont au plus bas du bas (l’échelon inférieur de toutes les échelles évolutives), tandis que les arthropodes se tiennent au plus haut du haut (juste un peu au-dessous des anges, c’est-à-dire juste avant les vertébrés sur la ligne droite montante de la complexité). Les éponges n’ont pas d’organes individualisés ; elles se nourrissent en récupérant par filtration de minuscules parcelles de nourriture au sein de l’eau de mer qu’elles font circuler par des canaux au sein de leur corps. Les arthropodes possèdent des yeux, des membres, un système nerveux et un appareil digestif ; nombre d’entre eux sont des carnivores actifs. La plupart des arthropodes ne s’intéresseraient sans doute pas à ces êtres inférieurs que sont les éponges ; en tout cas, on a du mal à imaginer qu’une éponge puisse être capable de capturer et d’ingérer un arthropode.
Cependant, dans un article paru en 1995, clairement intitulé « Des éponges carnivores », J. Vacelet et N. Boury-Esnault, du Centre d’océanologie de Marseille, rapportent qu’ils ont découvert une éponge tueuse (ce qui est aussi bizarre que des dinoflagellés mangeurs de poisson ; et pourtant ces deux catégories existent). On ne connaissait jusqu’ici que des espèces apparentées à celle-ci, appartenant au genre Asbestopluma, qui vivent dans les très grandes profondeurs (et notamment l’une d’elles, détenant le record de la vie dans les abysses chez les éponges, à plus de sept mille cinq cents mètres en dessous du niveau de la mer). On n’avait, jusqu’ici, jamais pu observer le comportement et les préférences alimentaires de ce type d’éponge. Mais Vacelet et Boury-Esnault ont trouvé une nouvelle espèce (appartenant à ce genre) dans une grotte de la Méditerranée à faible profondeur (moins de trente mètres), où des plongeurs munis de bouteilles d’oxygène ont pu observer cet organisme en vue directe.
Dans la mer, les grandes profondeurs sont des déserts en matière de sources de nourriture, et de nombreux organismes qui y vivent ont développé toutes sortes d’adaptations spéciales pour se procurer les rares grosses pièces alimentaires (alors que leurs apparentés des eaux peu profondes peuvent capter une pléthore de proies plus petites). Asbestopluma a perdu les canaux caractéristiques qui parcourent le corps des éponges et permettent le filtrage de l’eau, ainsi que les cellules spécialisées (appelées choanocytes) qui y font circuler l’eau. Comment ce genre d’éponge des profondeurs se nourrit-il donc ?
L’espèce nouvellement découverte possède de longs filaments qui émergent de la partie supérieure du corps. De minuscules spicules forment comme une couverture à la surface des filaments. Les auteurs font le commentaire suivant : « Le revêtement de spicules donne aux filaments une capacité d’adhésion semblable à celle du Velcro » : c’est là la clé de ce renversement des rôles entre ces catégories d’invertébrés les plus éloignées qui soient sur le plan de l’organisation anatomique. L’éponge capture de petits crustacés sur ses filaments et ceux-ci ne peuvent pas plus s’échapper qu’un fragment pelucheux ne peut se détacher de lui-même de la bande Velcro qui garnit le bord de la poche intérieure de votre manteau. Les auteurs continuent : « De nouveaux filaments très fins ont entouré la proie qui a ainsi été complètement enveloppée au bout d’un jour, puis digérée en l’espace de quelques jours. » Autrement dit, cette éponge est devenue carnivore.
Ces quatre cas fascinants nous invitent donc à reconsidérer nos préconceptions, et notamment nos taxinomies dualistes, fondées sur la domination d’une catégorie sur une autre. Les petits renversent parfois les rôles pour régner, et cela se produit assez souvent, peut-être, pour mettre ces catégories elles-mêmes en question.
Je vois également un autre message dans ces renversements, lié à la réévaluation qui se produit toujours lorsque les ordres établis s’écroulent, ou simplement perdent leur statut admis d’invariance. Dans nos efforts pour comprendre l’histoire des êtres vivants, il nous faut apprendre à savoir placer la frontière entre les événements contingents et imprédictibles qui ne se produisent qu’une seule fois dans toute leur gloire, et les phénomènes qui se répètent sur le mode des lois, et semblent présents dans toute l’histoire des êtres vivants en tant que faits généraux. (Dans ma propre façon de voir l’évolution de la vie, le domaine de la contingence y occupe une bien plus grande place qu’elle ne le fait dans toute la tradition occidentale, et dans la plupart des discours inspirés par l’espoir. L’aléatoire est omniprésent dans l’apparition de toute espèce ou lignée particulière. Homo sapiens est un rameau contingent, non le résultat prédictible, au cours de l’évolution, d’une marche montante et inéluctable vers la complexité – voir la fin du chapitre 15 sur la façon dont Darwin envisageait les choses dans ce domaine.)
Le domaine des faits généraux du type des lois concerne de grands phénomènes qui ne sont pas spécifiques à l’histoire de lignées particulières. La façon dont les communautés biotiques sont structurées sur le plan écologique devrait former un champ de recherche prometteur, en ce sens, car certains principes d’organisation structurale doivent transcender les organismes particuliers qui se trouvent, par hasard, occuper un rôle donné à un moment particulier. Je suppose, par exemple, que, dans tout écosystème équilibré, la biomasse des proies doit dépasser celle des prédateurs, et je veux bien accepter les considérations de ce genre comme des règles prédictibles, en dépit de mes préférences pour la notion de contingence. Je n’aurais pas vu non plus d’objection (avant d’apprendre l’histoire des dinoflagellés citée plus haut) à l’existence d’autres règles, telle celle affirmant que les organismes unicellulaires ne tuent pas et ne mangent pas les grands organismes multicellulaires. Mais les quatre cas rapportés ci-dessus, attestant le renversement de certains ordres établis, m’invitent à ne pas accepter trop rapidement des généralisations de ce type.
Dans un célèbre passage de L’Origine des espèces, Charles Darwin a vanté l’invariance de certains traits écologiques en se servant de l’observation de répétitions lors de colonisations indépendantes, pour nier que puissent exister des résultats contingents imprédictibles :
Quand on considère les plantes et les arbustes qui constituent un fourré, on est tenté d’attribuer leur nombre proportionnel à ce qu’on appelle le hasard. Mais c’est là une erreur profonde. Chacun sait que, quand on abat une forêt américaine, une végétation toute différente surgit ; on a observé que d’anciennes ruines indiennes, dans le sud des États-Unis, ruines qui devaient être jadis isolées des arbres, présentent aujourd’hui la même diversité, la même proportion d’essences, que les forêts vierges environnantes. Or, quel combat doit s’être livré pendant de longs siècles entre les différentes espèces d’arbres dont chacune répandait annuellement ses graines par milliers ! Quelle guerre incessante d’insecte à insecte, quelle lutte entre les insectes, les limaces et d’autres animaux analogues, avec les oiseaux et les bêtes de proie, tous s’efforçant de se multiplier, se mangeant les uns les autres, ou se nourrissant de la substance des arbres, de leurs graines et de leurs jeunes pousses, ou des autres plantes qui ont d’abord couvert le sol et qui empêchaient par conséquent la croissance des arbres ! Que l’on jette en l’air une poignée de plumes, elles retomberont toutes sur le sol en vertu de certaines lois définies ; mais combien le problème de leur chute est simple quand on le compare à celui des actions et des réactions des plantes et des animaux sans nombre qui, pendant le cours des siècles, ont déterminé les nombres proportionnels et les espèces d’arbres qui croissent aujourd’hui sur les ruines indiennes115 !
Mais dans le cas de ces recolonisations, les mêmes séries d’événements ne se répètent pas toujours, même lorsque leurs points de départ sont adjacents et ont été colonisés par la même gamme d’espèces. Il se peut très bien que les types d’ordre établis (ou en tout cas, supposés tels) les plus prédictibles en apparence ne se reproduisent pas. Si l’on retire les langoustes des eaux littorales d’une île sud-africaine donnée, un nouvel équilibre peut rapidement émerger, reposant sur l’exclusion active des langoustes par la conversion des animaux qui étaient antérieurement leurs proies en prédateurs opérant en bandes !
C’est pourquoi j’aperçois un défi dans les quatre cas rapportés ci-dessus, un message peut-être plus profond que ne l’implique leur seule singularité (qui met en question nos catégories dualistes et hiérarchiques). Nous ne connaissons pas encore les règles commandant la composition en espèces des écosystèmes. Nous ne savons même pas si de telles règles existent dans le sens habituel. Je suis donc tenté de terminer par les célèbres mots que D’Arcy Thompson a employés pour faire comprendre à quel point nous ne savons rien du monde microscopique (On Growth and Form, édition de 1942 [Forme et croissance]). Nous ne sommes pas tout à fait aussi ignorants en ce qui concerne les règles de composition en espèces des écosystèmes, mais quel constat sévère et quelle incitation à aller de l’avant : « Nous sommes arrivés au seuil d’un monde dont nous ne connaissons rien ; et où toutes nos préconceptions doivent être reformulées. »