Mais cet argument de Huxley semble déraisonnable et même un peu arrangé pour les besoins de sa cause, étant entendu, par ailleurs, qu’Owen et lui-même partageaient la même vision selon laquelle on pouvait ranger les organismes apparentés en une hiérarchie, allant du plus bas au plus élevé. (Je ne vais pas, cependant, traiter ici du caractère erroné de ce type de hiérarchie, comme on l’admet aujourd’hui ; je me contente d’examiner, dans cet essai, la structure logique des arguments respectifs de Huxley et d’Owen.) Ce dernier a proprement réfuté son adversaire sur ce point, en soulignant que sa comparaison était mauvaise puisqu’elle portait sur des choses disparates (à l’instar des carottes et des pommes de terre que l’on met dans le même panier, selon le cliché traditionnel). La différence entre le gorille et l’homme correspond à un barreau de l’échelle, tandis que celle entre les singes inférieurs et le gorille (ou le chimpanzé) met en jeu, le long de l’échelle, toute une série d’intermédiaires que Huxley ne mentionne pas. Si je voulais minimiser la distance entre les échelons 50 et 52 dans une série, en soutenant qu’elle est bien plus petite que celle séparant l’échelon 1 de l’échelon 50, vous vous moqueriez de moi, à juste raison, et me diriez : « Inutile de tirer sur la corde comme cela ; il faut comparer les choses comparables, autrement dit la distance entre les échelons 49 et 50 et la distance entre les échelons 50 et 51. Une marche doit être comparée à une marche, pas à la totalité de l’échelle ! » Si la distance séparant l’homme du gorille dépasse celle qui figure entre deux primates voisins quelconques, alors je peux considérer que l’homme représente peut-être quelque chose de particulier. Owen écrit :
En passant […] à la comparaison entre le cerveau du Gorille et celui d’autres Quadrumanes [primates], nous nous rendons compte de l’ampleur de la différence entre le singe le plus élevé et l’homme le plus bas, puisqu’elle est bien plus vaste que celle existant entre deux genres quelconques de Quadrumanes. […] Des [gorilles] aux Lémuriens [les primates les « plus bas », dans l’échelle de Owen], la différence de dimension du cerveau entre n’importe quelles marches de la série descendante est insignifiante en comparaison du grand saut que l’on observe entre le cerveau du gorille et celui de la plus basse des races humaines.
Je crois que Huxley avait senti la faiblesse de son premier point, car il fit appel, pour le conforter, à un second argument qu’il espérait sans réplique : le saut entre le gorille et l’être humain moyen peut paraître grand, mais si nous arrangeons l’ensemble des variantes humaines en une série hiérarchique des races, depuis le Nègre le plus « inférieur » jusqu’au Caucasien le plus « élevé », alors le fossé est comblé, car l’espace entre le gorille et l’homme le plus inférieur est moindre que celui séparant les Homo sapiens de plus haut et de plus bas rang. (Je vous prie de noter que les termes que j’emploie ici sont ceux de Huxley, et non les miens, de même que je rapporte seulement les conceptions traditionnelles en usage au sein d’un cercle restreint, celui d’un certain nombre de scientifiques de son époque, autrement dit, d’un ensemble sociologique composé de sujets masculins jouissant d’un statut privilégié, à l’ère victorienne). Huxley a écrit :
La différence de poids du cerveau entre les hommes les plus élevés et les hommes les plus bas est bien plus grande, à la fois relativement et dans l’absolu, qu’entre le plus bas des hommes et le plus élevé des grands singes. […] Ainsi, même dans cet important domaine que représente la capacité crânienne, les Hommes diffèrent plus largement l’un de l’autre qu’ils ne diffèrent des Grands Singes.
Je ne crois pas que Huxley, un homme « de gauche » dans le domaine des rapports raciaux, au regard des normes de son époque, ait eu pour but, en avançant cet argument, de dévaloriser le statut de certains groupes humains. Il cherchait plutôt à combler un trou dans sa défense de la notion de continuité évolutive, et il lui fallait trouver quelque chose qui lui permette de remplir ce vaste et embarrassant espace séparant la capacité crânienne du gorille de celle de l’homme moyen.
Ce monde complexe qui est le nôtre (une vraie vallée de larmes) est plein de paradoxes. Tout comme les bonnes gens peuvent être l’objet de mésaventures, des personnes tout à fait recommandables peuvent aussi avancer des arguments logiquement fallacieux et moralement douteux pour soutenir des thèses justes. Huxley était du camp de la bonne cause : il voulait défendre la notion de l’apparition de l’espèce humaine par le biais de l’évolution, en rapportant des faits prouvant qu’il y avait continuité avec les espèces animales les plus proches de nous. Il termina son argumentation par un paragraphe, écrit en une prose de grand style, dépeignant la vaste gamme des types d’organisation au sein de l’ordre des primates, depuis les lémuriens les plus inférieurs jusqu’à notre propre espèce, que nous nous plaisons à situer tout en haut :
Il n’existe peut-être pas d’autre ordre de mammifères à présenter une série de gradations aussi extraordinaire que celle-là, nous conduisant insensiblement du sommet et du couronnement du règne animal jusqu’aux créatures situées tout en bas, éloignées, semble-t-il, d’un seul degré des Mammifères placentaires les plus inférieurs, les plus petits et les moins intelligents. C’est comme si la nature elle-même avait prévu l’arrogance de l’homme et, avec une sévérité toute romaine, s’était arrangée pour que son intelligence ne puisse connaître son triomphe qu’en mettant en lumière les esclaves, rappelant ainsi brutalement au conquérant qu’il n’est que poussière.
Néanmoins, et quelles qu’aient été globalement ses bonnes intentions, Huxley mit effectivement en avant, pour soutenir son point de vue, un argument crûment et indéniablement raciste, selon lequel on pouvait ranger linéairement tous les êtres humains sur une échelle de valeur ; et il plaça explicitement les Noirs africains à mi-distance entre le gorille et le Blanc européen. Or, en invoquant ce raisonnement, moralement contestable, Huxley commettait, en outre, sur le plan scientifique, une erreur, fondée sur une interprétation erronée de l’évolution : il mettait le signe égal entre celle-ci et le progrès linéaire. Autrement dit, il considérait que l’évolution procédait obligatoirement au moyen d’une série montante d’étapes successives, et il pensait qu’il ne pouvait défendre l’idée de l’apparition de l’homme par le biais de l’évolution qu’à la condition de mettre en évidence un arrangement linéaire de même ordre chez les êtres humains d’aujourd’hui. Ce faisant, il commettait, en réalité, une erreur encore plus profonde, fondée sur la prémisse de raisonnement, classique mais fausse, qui consiste à croire que les mêmes causes agissent à tous les niveaux ; et, réciproquement, à ne pas voir que des phénomènes superficiellement similaires à différents niveaux peuvent très bien avoir des causes différentes.
Certes, les êtres humains diffèrent des grands singes ; et, certes, ils diffèrent les uns des autres. Mais cela ne signifie pas que la variation au sein de l’espèce humaine actuelle représente un modèle réduit des différences de plus grande ampleur existant entre l’espèce humaine et d’autres espèces, bien que Huxley ait fait l’hypothèse d’une telle continuité lorsqu’il a placé sur une seule et même échelle la variation raciale humaine et les variations entre les espèces de primates. Les races humaines ne constituent pas des modèles des formes intermédiaires qui ont existé entre les grands singes et l’homme actuel. Elles représentent un type de variation actuelle, existant à une échelle totalement différente au sein de l’espèce humaine moderne, autrement dit au sein d’une espèce biologique donnée. Il n’y a pas de raison non plus de ranger les variantes raciales au sein d’une même espèce dans le cadre d’une hiérarchie de valeur, ni de considérer que la diversité au sein de l’espèce actuelle est apparentée aux modes de variation qui ont été à l’origine de son apparition. Bien entendu, en raison de l’évolution, on peut trouver des formes de transition entre les grands singes ancestraux et l’espèce humaine actuelle, mais elles correspondent à des espèces éteintes (dont on trouve les traces au sein des archives fossiles) et non aux races modernes. En outre, comme ces dernières sont tout à fait récentes (nous le savons à présent), les différences existant entre les êtres humains actuels n’ont effectivement pas de rapport avec l’apparition évolutive de notre espèce. Aucune race humaine n’est, globalement, plus proche qu’une autre des grands singes. Toutes les variétés actuelles de l’espèce humaine descendent d’une même souche humaine fondatrice d’Homo sapiens.
Le pauvre Richard Owen, que l’histoire officielle de l’évolutionnisme vilipende à l’excès (« politiquement conservateur », « intellectuellement antédiluvien », etc.), jeta un seul coup d’œil sur l’argumentation raciste de Huxley, et la mit en pièces exactement pour les bonnes raisons. Je sais qu’Owen n’a pas réfuté Huxley pour venir au secours de l’égalitarisme racial. Je sais qu’il partageait avec lui les mêmes préjugés sur la hiérarchie des races, autrement dit sur l’existence de formes supérieures et inférieures au sein de l’espèce humaine. Les textes d’Owen sont imprégnés du même langage traditionnel inspiré par une même perspective raciste. En 1859, il a écrit que le chimpanzé se situe « plus près de l’espèce humaine que n’importe quel autre mammifère, particulièrement de ses formes inférieures telles que les Nègres ». Et plus loin, dans le même ouvrage : « Chez les races inférieures, sans éducation, ni civilisation, le cerveau est, en moyenne, plus petit que chez les races supérieures, éduquées et civilisées. » Dans la monographie de 1865 sur le gorille, il rassemble tous les préjugés courants à son époque dans une seule phrase, déclarant que les crânes masculins incarnent la norme, tandis que ceux des femmes et des races les plus basses (traditionnellement, les Éthiopiens, les Noirs africains, les Papous ou les Noirs mélanésiens) correspondent à une catégorie inférieure : « Si le naturaliste […] devait abandonner ses critères de référence adéquats, à savoir que la condition normale du cerveau est représentée par le sexe masculin, et s’il devait prendre en considération le cerveau des femmes ou des plus basses variétés que sont les Éthiopiens ou les Papous… »
Je sais aussi qu’Owen a réfuté l’argumentation raciste de Huxley afin de défendre la notion d’unicité de l’espèce humaine et de s’opposer à la thèse du gradualisme de la séparation entre les grands singes et les hommes. Il n’a pas été motivé par quelque raison politique ou sociale, à laquelle nous pourrions rendre honneur aujourd’hui. Néanmoins, il faut distinguer entre intentions et conséquences (la complexité fascinante caractérisant la vie de chacun d’entre nous ainsi que les ambiguïtés morales dont elle est marquée proviennent, en grande partie, de cette discordance frappante qui se manifeste si souvent entre nos objectifs et le résultat opposé et cependant inévitable des actions que nous entreprenons pour les atteindre : refusez la chasse, sur des bases théoriques, et les chevreuils, trop nombreux, viendront manger les fleurs de votre jardin). Donc, j’applaudis au résultat de l’argumentation d’Owen, quelles qu’aient été ses intentions.
En outre, dans ce cas particulier, la réfutation par Owen d’une argumentation raciste n’a pas été une retombée accidentelle d’une thèse avancée entièrement pour d’autres raisons. Je rends d’autant plus hommage à Owen qu’il savait exactement ce qu’il faisait : il a pris ses citations chez l’un des rares auteurs égalitaristes de son époque, et a explicitement avancé sa thèse pour défendre la notion de l’amélioration raciale (mais non de l’égalité, un concept qui, malheureusement, n’existait pas dans le cadre de référence intellectuel d’Owen).
En reconnaissant que la variation raciale humaine était de dimension réduite et que ses limites étaient totalement comprises au sein de l’espèce, en d’autres termes qu’elle était de nature autre que les variations entre les espèces, Owen a réfuté le second point crucial de Huxley, selon lequel la séparation entre le plus élevé des grands singes et les plus bas des hommes n’excédait pas le fossé séparant les hommes les plus bas des hommes les plus hauts. Dans un passage clé, il écrit :
L’ampleur des différences dans la proportion du cerveau […] chez les diverses variétés humaines est faible, et elle présente des gradations tellement légères que cela souligne l’unité de l’espèce humaine de manière frappante.
Mais la phrase la plus importante se présente deux pages plus tôt :
Bien que, dans la plupart des cas, le cerveau du Nègre est plus petit que celui de l’Européen, j’ai observé des individus de la race nègre chez lesquels le cerveau était aussi grand que celui, en moyenne, des Caucasiens ; et je suis d’accord avec le grand physiologiste de Heidelberg, qui a fait des observations similaires, pour mettre en rapport ce type de développement cérébral avec le fait qu’il n’y a pas de domaine de l’activité intellectuelle dans lequel des individus de la pure race nègre ne se soient pas distingués.
Owen ajoute alors cette intéressante note en bas de page :
L’université d’Oxford a conféré, à juste titre, en juin 1864, le titre de docteur en théologie à l’évêque Crowther, membre de la race nègre pure d’Afrique de l’Ouest, qui avait été arraché à sa terre natale en tant qu’esclave, puis libéré pendant son voyage de transfert. Je témoigne ici avec grand plaisir que j’ai énormément appris en conversant avec ce gentilhomme accompli et sagace.
(Samuel Adjai Crowther, 1812-1891, a été libéré alors qu’il était en train, en 1822, d’être acheminé par bateau en tant qu’esclave, grâce à l’intervention d’un vaisseau de guerre britannique, puis il est revenu en homme libre dans son pays, la Sierra Leone. Baptisé en 1825, il a été éduqué par des missionnaires en Afrique, puis s’est rendu en Angleterre, où il a été ordonné prêtre en 1842, puis sacré évêque en 1864. Il a ensuite été évêque du territoire du Niger, où il a traduit la Bible en yoruba.)
Ce passage d’Owen sent désagréablement le paternalisme, au regard des normes de notre temps (mais il n’est pas pertinent de lui appliquer celles-ci). Il faut, cependant, lui rendre hommage, car il s’exprimait à une époque où certains de ses collègues n’auraient pas même osé adresser la parole a un homme noir. Mais les termes les plus révélateurs qu’il emploie sont ceux invoquant « le grand physiologiste de Heidelberg », car c’est là que l’on saisit le côté inhabituel de ses références. Friedrich Tiedemann, professeur d’anatomie à Heidelberg, a été le seul égalitariste authentique chez les scientifiques européens de haut niveau du dix-neuvième siècle. Il a mesuré les crânes de toutes les races et écrit plusieurs traités sur l’égalité reconnue entre tous les peuples. Il a soumis un article important en anglais au périodique Philosophical Transactions of the Royal Society en 1836, texte auquel Owen se réfère. En faisant explicitement cette citation, nous pouvons être sûrs que ce dernier a choisi, au moins en partie, de réfuter l’argumentation de Huxley à propos des races, pour défendre l’idée que tous les groupes humains sont capables des mêmes performances intellectuelles.
De 1859 jusqu’à sa mort, en 1870, Charles Dickens a publié un journal hebdomadaire portant à la fois sur la littérature et les événements en cours, intitulé All the Year Round (« Au long de l’année »). Il n’a pas écrit chacun des articles lui-même, mais a exercé un contrôle éditorial tellement étroit que l’Encyclopaedia Britannica fait la remarque suivante : « Il a pris la responsabilité de toutes les opinions exprimées (car les auteurs étaient anonymes) et a choisi et corrigé tous les articles en fonction de cette politique éditoriale. Ainsi, on peut généralement considérer les réactions sur tel ou tel sujet comme exprimant ses propres opinions, qu’il les ait écrites ou non. » Dickens a publié son commentaire le plus important sur Darwin dans le numéro de All The Year Round daté du 7 juillet 1860. Ce texte se termine par le paragraphe suivant :
Les personnes timorées qui, à dessein, cultivent une certaine inertie d’esprit et qui aiment à s’accrocher à leurs idées préconçues, craignant d’émettre un jugement sur ce genre de sujet imposant parce qu’ils ne se sentent pas autorisés pour le faire et n’ont pas l’habitude de prendre ainsi position, peuvent se rassurer à la pensée que, en ce qui concerne les théories, tout comme en ce qui concerne les êtres organisés, il y a aussi une Sélection Naturelle et une Lutte pour la Vie. Le monde a vu toutes sortes de théories prendre leur essor, connaître une grande vogue, puis tomber dans l’oubli.
La théorie d’Owen a perdu la bataille et a été oubliée. Les conceptions de Huxley ont prévalu, à la fois parce qu’elles recelaient une vérité fondamentale et parce que leurs partisans ont conquis le droit d’écrire l’histoire. Mais les meilleures solutions aux problèmes posés par le monde complexe dans lequel nous vivons sont généralement apportées par les mélanges : j’aurais aimé que fût préservée l’argumentation correcte et moralement juste d’Owen sur les races, judicieusement amalgamée aux conceptions évolutionnistes de Huxley. Une telle synthèse, si elle avait été réalisée également dans les domaines politique et social, aurait pu épargner à l’histoire de l’humanité la plupart des grandes horreurs du siècle écoulé. Il nous faut encore lutter pour la réaliser, cette union de deux visions du monde, car, ce faisant, nous pourrions peut-être convertir la « pire des époques » en la « meilleure des époques », une « ère de la folie » en une « ère de la sagesse », et « l’âge des ténèbres » en « l’âge des lumières ».
7. L’erreur de monsieur Sophia
La disparition de son porte-monnaie, en raison d’un vol, n’est, dit-on, que peu de chose comparée à celle de son nom, lorsqu’il est, par exemple, rayé du répertoire des personnes de bonne réputation ; mais alors que penser de cette coutume, heureusement de moins en moins pratiquée, qui voulait que l’on s’adresse à une femme mariée en employant le nom de son mari ? Peut-être que j’étais pro-féministe dès le berceau, car je me rappelle parfaitement bien que, très jeune, je me demandais pourquoi ma mère, Eleanor, recevait souvent du courrier adressé à madame Léonard Gould.
Parmi d’autres possibilités envisageables pour réparer ce malheureux état de fait, il est sans doute tentant d’essayer de renverser les rôles quand les circonstances le permettent. Samuel Gridley Howe (1801-1876) a sûrement fait du bon travail en tant qu’éducateur d’aveugles, mais je me suis un jour bien amusé en l’appelant « monsieur Julia Ward Howe », pour rendre justice à sa femme, plus célèbre – elle a écrit l’Hymne de guerre de la République43.
Cette possibilité ne se présente pas souvent chez les couples de scientifiques, puisque, avant notre génération, les femmes étaient pratiquement exclues de la science. Madame Curie figure parmi les plus grands scientifiques de tous les temps, mais son mari, Pierre, n’était pas non plus un empoté, et il faut donc continuer à l’appeler Pierre Curie, non « monsieur Marie Curie ». Mais je connais un couple de scientifiques qui peut se prêter à ce jeu de renversement, dans la mesure où la femme a connu la célébrité, tandis que le mari est resté plus obscur – or, celui-ci m’intéresse beaucoup, car monsieur Sophia Kovalevsky était paléontologiste, et un excellent scientifique lui aussi (bien qu’oublié).
Le Dictionary of Scientific Biography (« Dictionnaire des biographies scientifiques ») ouvre son article sur Sophia Kovalevsky (1850-1891) en la qualifiant de « plus grande des mathématiciennes qui aient vécu avant le vingtième siècle ». Elle a fait ses études à l’étranger, car les femmes ne pouvaient pas obtenir de diplômes dans les universités russes. À Berlin, des professeurs lui donnèrent des cours particuliers pendant quatre ans, car les femmes n’étaient pas autorisées à assister aux cours donnés dans les facultés. En 1874, elle reçut (sans être présente à la cérémonie) le titre de docteur de l’université de Göttingen, en Allemagne. En dépit de l’excellent niveau reconnu de ses recherches, Sophia Kovalevsky ne put obtenir de poste universitaire où que ce soit en Europe. Elle retourna donc en Russie, pour y mener une vie faite de travaux disparates, d’aventures commerciales infructueuses et de recherches mathématiques à ses moments perdus. En 1883, après la mort de monsieur Sophia (nous allons bientôt nous intéresser à lui), elle essaya de nouveau d’obtenir un poste à l’université, et cette fois, y réussit. Elle réalisa alors de fructueux travaux pendant plusieurs années, en tant que professeur de mathématiques à l’université de Stockholm. Mais elle mourut à l’âge de quarante et un ans, d’une pneumonie consécutive à une grippe, alors qu’elle était très renommée et que ses recherches étaient particulièrement brillantes.
Sophia Kovalevsky n’a publié que dix articles de mathématiques durant sa courte vie (elle s’est aussi essayée, avec moins de succès, à une carrière littéraire, écrivant plusieurs romans, une pièce de théâtre et une étude critique sur George Eliot, qu’elle avait rencontrée lors d’un voyage en Angleterre). Mais ses importantes recherches sur divers problèmes mathématiques lui valurent un grand renom. Elle a ainsi étudié la propagation de la lumière en milieu cristallin, les anneaux de Saturne et la rotation de corps solides autour de points fixes ; plusieurs de ses articles (que je ne prétends pas comprendre) portèrent sur certaines questions de calcul intégral. En 1888, elle gagna le prix Boudin de l’Académie des sciences française pour son mémoire sur la rotation des corps solides (généralisant le travail de ses prédécesseurs français, Poisson et Lagrange). Les jurés furent tellement impressionnés par ses résultats qu’ils portèrent la récompense de trois mille à cinq mille francs, pour exprimer leur gratitude.
La vie de Vladimir Onufrievich Kovalevsky (1842-1883), monsieur Sophia, s’est trouvée liée à celle de la mathématicienne par le biais de la circonstance la moins romantique qui soit, mais qui eut une fonction éminemment pratique pour la carrière de Sophia. En Russie, au milieu du dix-neuvième siècle, les femmes célibataires tentées par le travail intellectuel étaient prises dans une sorte de piège et ne pouvaient s’épanouir dans ce pays. Elles ne pouvaient faire d’études dans les universités russes, mais il leur était interdit également de partir à l’étranger en tant que personnes indépendantes. Pour se sortir de cette impasse, les femmes d’esprit libre se mettaient souvent d’accord avec des hommes partageant leurs opinions, pour contracter un mariage blanc. Le couple ainsi constitué pouvait ensuite franchir la frontière pour aller étudier à l’étranger. Sophia se maria donc à Vladimir afin d’être libre et d’avoir le droit de voyager. Les nouveaux mariés partirent alors en Allemagne, où ils n’habitèrent pas ensemble et poursuivirent leurs études dans des villes différentes.
Sophia et Vladimir appartenaient à ce milieu de la libre-pensée russe qui, à l’époque prérévolutionnaire, était appelé « intelligentsia », terme qui est passé tel quel dans la langue anglaise pour y donner l’un des rares mots d’origine étymologique russe. Les hommes et les femmes de l’intelligentsia de cette époque tendaient à être radicaux en politique, bohèmes dans leur style de vie (à l’opposé exact de l’ascétisme proclamé des bolcheviques ultérieurs), et (contrairement à leurs homologues d’Europe de l’Ouest et d’Amérique) admirateurs de la science, lui faisant confiance dans sa capacité à transformer le monde dans le sens du bien. Ils prenaient pour idoles des scientifiques, non des philosophes ou des hommes de lettres comme le faisaient les mouvements similaires dans d’autres pays. Darwin, en particulier, devint leur référence suprême ; et c’est pour cette raison (curiosité historique rarement reconnue ou prise en compte) que la plupart des intellectuels russes furent de stricts darwiniens, alors que, au grand dépit de Darwin lui-même, les scientifiques d’autres pays européens, bien que convaincus de la réalité de l’évolution grâce à L’Origine des espèces, tendirent à rejeter le mécanisme évolutif retenu par son auteur, la sélection naturelle.
Un personnage de roman très représentatif de ce type de milieu est évidemment Bazarov, le héros de Pères et Fils, de Tourgueniev, publié en 1862. Ce nihiliste révolutionnaire n’accepte aucune loi, sauf celles des sciences naturelles. Lorsqu’il n’est pas engagé dans des actions politiques, il dissèque des grenouilles pour accroître ses connaissances et stimuler sa réflexion sur sa vie. Vladimir et Sophia Kovalevsky ne furent pas aussi pittoresques, ni aussi extrémistes dans leurs sentiments ou leurs actes. Mais leur vie fut suffisamment aventureuse pour inspirer une éventuelle production hollywoodienne. J’ai été particulièrement frappé par l’incroyable habileté dont a fait preuve Vladimir pour faciliter l’évasion hors de France, après la chute de la Commune en 1871, de l’amoureux de la sœur de Sophia, un révolutionnaire qui avait été emprisonné.
Sophia et Vladimir avaient contracté, au départ, un mariage blanc, mais le monde est ainsi fait qu’un homme est un homme, et une femme, une femme ; de plus, on sait que les projets les mieux établis des souris et des hommes prennent souvent une autre direction que celle prévue à l’origine44. Sophia ne pouvant trouver de poste universitaire en Europe, et Vladimir souhaitant revenir au pays (où il pourrait travailler comme paléontologiste), ils retournèrent en Russie ensemble. Ils avaient toujours eu beaucoup d’amitié l’un pour l’autre, et lorsque Vladimir fit preuve d’une tendresse toute particulière pour Sophia après la mort de son père, qu’elle adorait, ils consommèrent effectivement leur mariage, eurent finalement une fille, qui étudia plus tard la médecine, travailla comme traductrice, et devint elle-même une vraie héroïne dans le cadre social très différent que fut le système soviétique.
Leur vie en Russie ne rencontra guère que des problèmes, en grande partie par leur faute. Vladimir avait de l’argent venant de sa famille et Sophia reçut un bon héritage à la mort de son père. Comme ni l’un ni l’autre n’avait pu trouver de travail rémunérateur dans le domaine des sciences (et puisqu’ils avaient choisi un style de vie très au-dessus de leurs moyens), ils investirent leurs capitaux dans toutes sortes d’affaires commerciales, principalement dans l’immobilier et les établissements de bains publics, qui se révélèrent peu fiables. Ils se retrouvèrent rapidement ruinés. Puis, Vladimir eut un coup de chance, qui allait, cependant, se retourner ensuite contre lui. Il obtint un poste – rémunéré de façon convenable – de porte-parole d’une firme qui fabriquait du naphte à partir du pétrole. Les frères Ragozin, propriétaires de l’entreprise, comptaient sur le prestige des diplômes universitaires de Vladimir et sur ses aptitudes verbales reconnues (qui lui venaient, en partie, de son passé politique, au cours duquel il avait été un formidable orateur de rue) pour séduire les clients et les investisseurs.
Vladimir passa alors le plus clair de son temps à voyager de ville en ville dans toute l’Europe. Sophia, bien qu’appréciant l’aisance financière qui lui permettait désormais de consacrer du temps à ses recherches mathématiques, s’irrita de plus en plus de ses absences et de son travail, et leur couple commença à se fissurer. Finalement, au début de 1881, n’y tenant plus, elle partit pour Berlin pour réaliser ses rêves de chercheuse. Elle l’expliqua dans une lettre à Vladimir :
Tu dis fort justement qu’aucune femme n’a jamais créé rien d’important, mais c’est précisément pour cela qu’il est essentiel pour moi, tandis que j’ai encore de l’énergie et un peu de facilités matérielles, d’essayer de voir si je puis arriver à faire quelque chose ou bien si je n’ai pas de cerveau.
(J’ai commencé à me passionner pour Vladimir et Sophia et j’ai lu tout ce qui a pu me tomber entre les mains dans le but d’écrire cet essai – notamment une biographie peu explicite écrite par la sœur de Sophia, une série de documents soviétiques encore plus hagiographiques, ainsi qu’une belle biographie moderne, d’où j’ai tiré la citation ci-dessus et beaucoup d’autres choses, par Don H. Kennedy : Little Sparrow : A Portrait of Sophia Kovalevsky [« Petit moineau : portrait de Sophia Kovalevsky].)
Après de nombreuses lettres à fendre le cœur, et quelques rencontres visant à la réconciliation, Sophia décida de rester à l’étranger, et le couple confia sa fille au frère de Vladimir, Alexandre, plus célèbre (et plus solvable) : en tant qu’embryologiste, il a découvert la relation d’apparentement entre les vertébrés et les tuniciers marins apparemment « inférieurs ».
Survint alors le drame qui était prévisible. Vladimir souffrait de maladie psychique depuis de nombreuses années, et ses périodes de dépression s’allongèrent et s’aggravèrent. La firme de naphte fit faillite, et les frères Ragozin, accusés de nombreuses affaires douteuses, durent faire face à des poursuites judiciaires. Vladimir, craignant la disgrâce et les procès (bien qu’il fût apparemment innocent et pas officiellement poursuivi), se suicida le 15 avril 1883, en se recouvrant la tête d’un sac et en inhalant du chloroforme. Il avait écrit, avant cela (mais non posté), une lettre à son frère qui devait expliquer son suicide :
Je crains de te faire beaucoup, beaucoup de peine, mais, étant donné tous les nuages qui se sont accumulés de tous côtés au-dessus de moi, il ne me restait plus que cette seule solution. Tout ce que j’étais en train d’entreprendre s’effondrait, et la vie commençait à devenir terriblement difficile. […] Écris à Sophia pour lui dire que mes pensées étaient constamment tournées vers elle, que je me suis mal comporté à son égard, que j’ai gâché sa vie, qui, sans moi, aurait été brillante et heureuse.
Lorsqu’elle apprit la nouvelle, Sophia fut écrasée par un flot de sentiments, mêlant chagrin et culpabilité. Elle se retira dans sa chambre et ne voulut plus voir personne, ni rien manger. Le cinquième jour, elle perdit connaissance. Elle fut nourrie de force par son médecin et mise au lit. Plusieurs jours plus tard, elle s’assit, demanda du papier et un crayon et commença à travailler à un problème de mathématique.
La carrière paléontologique de Vladimir a été brève et limitée, en termes de quantité et de type de matériel fossile étudié. Il a travaillé et étudié à l’étranger de 1869 (l’année de son mariage) à 1874, assistant aux cours donnés dans plusieurs universités allemandes, étudiant les vertébrés fossiles dans divers muséums d’Allemagne, de France, de Hollande et de Grande-Bretagne, et recueillant des fossiles en France et en Italie. Il a écrit six articles en trois langues différentes, aucun n’ayant été publié dans la sienne propre (quelques traductions en russe ont paru ultérieurement). Les six articles en question, publiés entre 1873 et 1877, portèrent sur l’anatomie et l’évolution des deux vastes groupes de grands mammifères herbivores dotés de sabots : les périssodactyles, des ongulés à nombre impair de doigts (représentés aujourd’hui seulement par quelques espèces d’équidés, de rhinocéros et de tapirs), et les artiodactyles, des ongulés à nombre pair de doigts (groupe qui, parmi les grands mammifères, a connu la plus grande réussite évolutive, et comprend une gamme large et très variée de bovins, de cervidés, d’antilopes, de moutons et de chèvres, de porcs, de girafes, de chameaux et d’hippopotames).
À la fin des années 1970, j’entrepris la publication d’une collection en trente volumes, réunissant les articles (en fac-similé) ayant le plus compté dans l’histoire de la paléontologie. (Cependant, cette collection a eu un destin malheureux ; les volumes étaient très beaux, mais l’éditeur a fait faillite [pour des raisons n’ayant rien à voir avec ces ouvrages, j’en suis sûr !] peu de temps après que ces livres furent publiés. Je suppose que la plupart des exemplaires ont terminé au pilon.) J’avais décidé de rassembler tous les articles de Kovalevsky dans un seul volume : ses articles en allemand, qui avaient paru dans le périodique Palaeontographica ; sa monographie en anglais, soumise à T.H. Huxley pour publication dans les Philosophical Transactions of the Royal Society of London ; et son célèbre traité en français sur l’évolution des équidés, publié à son retour au pays dans les Mémoires de l’Académie impériale des sciences de Saint-Pétersbourg (il n’était pas rédigé en russe, afin de pouvoir toucher le plus grand nombre possible de scientifiques de par le monde. Aujourd’hui, de nombreux pays, le Japon en particulier, publient de grands périodiques scientifiques en anglais, pour la même raison). Ces six articles donnèrent un ouvrage raisonnablement volumineux.
Avec une œuvre de dimension aussi réduite, un scientifique se taille rarement une place très importante dans une discipline telle que la paléontologie, d’autant plus que l’on considère celle-ci (mais à tort) comme vouée à la description minutieuse d’innombrables détails. Cependant, bien que Vladimir Kovalevsky soit pratiquement inconnu des intellectuels au sens large (sauf en tant que mari d’une célèbre mathématicienne, et frère d’un embryologiste réputé), il reste très estimé dans le petit cercle des paléontologistes, en tant qu’innovateur important et chercheur particulièrement soigneux. Le petit nombre d’articles qu’il a publiés lui ont valu une réputation sans commune mesure avec le poids (au sens strict) de son œuvre publiée. Depuis quinze ans, je couve du regard le modeste volume dans lequel j’ai rassemblé la totalité de ses écrits.
Kovalevsky s’est toujours attiré de chaleureuses félicitations de la part des connaisseurs. Darwin admirait son travail, et lui envoya en particulier une lettre de compliments au sujet de sa monographie sur les équidés. (Soit dit en passant, les historiens des sciences auraient aimé que le grand naturaliste britannique ait toujours écrit de cette façon, au sens littéral du terme. En effet, son écriture était la plus abominable du monde, ce qui crée bien des problèmes à ceux qui veulent aujourd’hui le déchiffrer. Certains de ses plus importants passages figurant dans ses manuscrits – ayant, par conséquent, une valeur cruciale pour l’histoire de la pensée en Occident – n’ont pas encore été déchiffrés de façon satisfaisante aux yeux de tout le monde. Mais sa lettre à Kovalevsky est écrite de façon merveilleusement soignée – il est probable qu’il s’est beaucoup appliqué, par respect pour son correspondant habitué à lire des textes en cyrillique, dont il pouvait craindre qu’il ait des difficultés à déchiffrer l’écriture d’un Anglais. Pourquoi Darwin ne s’est-il pas rendu compte que ses compatriotes auraient peut-être aussi des problèmes pour lire ses manuscrits écrits de sa façon habituelle ?)
Le grand évolutionniste avait de bonnes raisons d’entretenir de chaleureuses relations avec Kovalevsky. Avant d’épouser Sophia, Vladimir avait travaillé comme traducteur et éditeur de livres scientifiques. Il avait traduit en russe au moins trois des ouvrages les plus importants de Darwin : De la variation des animaux et des plantes domestiques (1868), La Descendance de l’homme (1871) et L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux (1872). Il avait travaillé avec tant d’énergie sur le livre de 1868 (le plus long des ouvrages de Darwin) que l’édition en russe a réellement été publiée avant la version originale anglaise, de sorte qu’elle a constitué la première présentation publique de cet important travail. Il faut signaler aussi cet épisode étonnant de la vie de Vladimir et de Sophia, qui a été fertile en événements : ils ont franchi les lignes prussiennes encerclant Paris pendant la guerre de 1871, en apportant avec eux les épreuves du deuxième de ces livres, De la descendance de l’homme.
La réputation de Kovalevsky est toujours restée élevée au sein de la petite confrérie des paléontologistes des vertébrés. Dans les premières années de ce siècle, Henry Fairfield Osborn, le chef de file de ce secteur aux États-Unis, soulignait que le travail de Kovalevsky avait représenté « la première tentative de faire la systématique d’un grand groupe de mammifères sur la base de la théorie de la descendance ». Il ajoutait ensuite :
Lorsqu’un étudiant me demande comment se former à la paléontologie, je ne peux faire mieux que lui indiquer le Versuch einer natürlichen Classification der fossilen Hufthiere [« Essai de classification naturelle des mammifères ongulés fossiles » – il s’agit de la plus importante des publications de Kovalevsky en allemand]. […] Cet article est un modèle, dans la mesure où il fait la synthèse entre la théorie et l’étude détaillée de la forme et de la fonction.
Le paléontologiste belge Louis Dollo, le chef de file de ce même secteur de recherche en Europe, fit l’éloge de Kovalevsky, disant qu’il avait été « le premier à étudier systématiquement les grands problèmes de la paléontologie sur la base de l’évolution. […] Aucun paléontologiste n’a jamais réuni une telle connaissance intime des détails avec une telle largeur de vue ». Dans son ouvrage majeur, La Paléontologie éthologique (1909), Dollo a présenté, sur le mode épique, une histoire de la paléontologie en raccourci, se ramenant à une progression ayant conduit de la sottise aux Lumières, en passant par trois stades, chacun défini par une œuvre prototype : l’« époque fabuleuse, ou empirique », représentée principalement par l’œuvre fantaisiste du savant suisse J.-J. Scheuchzer, au début du dix-huitième siècle ; l’« époque morphologique, ou rationnelle », marquée par le grand Georges Cuvier, au début du dix-neuvième siècle ; et enfin, pour terminer, l’« époque transformiste [évolutionniste], ou définitive », représentée par l’œuvre brillante de Kovalevsky.
On peut expliquer la renommée de ce dernier, et sa place durable au sein de l’histoire des sciences naturelles, en s’appuyant sur les deux considérations suivantes :
1. Kovalevsky a été le premier à appliquer la théorie évolutionniste (plus spécifiquement, celle de Darwin, fondée sur la sélection naturelle) aux lignages d’organismes fossiles. (D’autres auteurs avaient, antérieurement, publié des interprétations évolutionnistes, faisant appel à des conceptions vagues et confuses sur les mécanismes du changement ; mais Kovalevsky a rigoureusement appliqué la théorie de la sélection naturelle de Darwin, cherchant à mettre en évidence des corrélations entre les modifications anatomiques et les changements des conditions externes, puis à interpréter ces transformations évolutives sur le plan fonctionnel ou adaptatif.) En outre, Kovalevsky a été un partisan convaincu du darwinisme à une époque où la grande majorité des scientifiques, bien que persuadés de la réalité de l’évolution comme l’avait démontrée Darwin, rejetaient la sélection naturelle en tant que mécanisme important du changement. (Pour être honnête, l’adhésion sans faille de Kovalevsky au darwinisme ne traduisait pas nécessairement, de sa part, une meilleure compréhension théorique, ni de meilleures observations des fossiles, mais découlait largement, on l’a vu, de cette adulation dont jouissait le naturaliste britannique au sein de l’intelligentsia russe.)
Dans sa monographie en anglais de 1874, Kovalevsky a écrit :
La large acceptation de la théorie de Darwin par les naturalistes qui réfléchissent a donné une nouvelle impulsion à la paléontologie ; la recherche sur les formes fossiles est passée d’une simple étude des produits d’actes arbitraires de création (comme on le pensait autrefois) à une analyse scientifique approfondie des formes naturellement apparentées entre elles et reliées à celles peuplant aujourd’hui le globe.
Plus loin dans sa monographie, Kovalevsky montre en effet qu’il se préoccupe fondamentalement de mettre en évidence des adaptations en réponse à des changements d’environnement (ce qui, pour lui, était le moteur de l’évolution) : il soutient ainsi que les équidés ont acquis un robuste sabot à un seul doigt en raison de leur vie dans des plaines au sol dur et sec (environnement de type nouveau consécutif à l’apparition des graminées à l’époque miocène), tandis que les mammifères ongulés vivant dans les régions humides et marécageuses avaient besoin d’un pied large et ont donc retenu plusieurs orteils :
Si les doigts latéraux sont encore préservés chez les Suidés [les porcs], c’est surtout parce que ces animaux vivent généralement dans des endroits marécageux et sur les bords boueux des rivières, et dans ces conditions, il est important d’avoir un pied large de façon à ne pas enfoncer profondément dans la boue. Mais si, à l’occasion de quelque changement de climat, leur habitat se trouvait transformé en des plaines herbeuses sèches, on ne peut raisonnablement douter qu’ils perdraient aussi facilement leurs doigts latéraux que l’ont fait les Paléothéroïdes [les ancêtres des chevaux, selon Kovalevsky]. […] en se transformant en Équidés monodactyles.
2. Kovalevsky a rassemblé une série de fossiles illustrant la plus célèbre des histoires évolutives : celle qui a vu la transformation d’une espèce ancestrale de petite taille, aux pattes munies de nombreux doigts et aux dents à couronne de faible hauteur, en l’espèce Equus, le cheval moderne, doté d’une grande taille, de pattes à doigt unique et de dents à couronne haute. En outre, Kovalevsky a reconnu, avec raison, comme nous l’admettons encore aujourd’hui, la base adaptative fondamentale de cette transformation : celle d’un changement de milieu qui a fait passer ces animaux du mode de vie de mangeurs de feuillages dans les forêts et les marécages à celui de brouteurs d’herbe et de coureurs dans les plaines ouvertes. Il a rapporté cette transformation de la lignée des équidés à l’apparition au miocène des graminées et au développement corrélatif de vastes plaines herbeuses et de savanes, représentant un nouveau milieu à exploiter. Kovalevsky a expliqué la réduction du nombre des doigts comme une adaptation à la course sur un sol dur, et l’apparition de dents à couronne haute comme une réponse nécessaire au nouveau régime alimentaire représenté par des herbes rêches, contenant beaucoup de silice, et, par suite, capables d’abraser rapidement les dents.
Thomas Henry Huxley avait également travaillé sur les ancêtres des équidés et proposé une séquence évolutive similaire ; mais Kovalevsky a fourni une démonstration étayée par un matériel bien plus abondant, de sorte qu’on lui a reconnu (avec la bénédiction de Huxley) l’antériorité dans la mise en évidence de cette histoire évolutive, qui allait désormais être reconnue comme l’une des plus marquantes de la paléontologie. Globalement, Kovalevsky et Huxley avaient donc reconstitué la série évolutive des équidés, qui était, selon eux, linéaire, et comprenait quatre stades successifs, tous illustrés par des fossiles européens (voir l’arbre évolutif ci-contre, tiré de la monographie en allemand de Kovalevsky, publiée en 1876) : il s’agissait de Paleotherium, à l’éocène ; d’Anchitherium, espèce à trois doigts du début du miocène ; de l’espèce Hipparion, de la fin du miocène ; et d’Equus, le cheval moderne.
Kovalevsky n’avait aucun doute sur la réalité de cette séquence. En ce qui concerne le premier stade, il écrivit ceci dans sa monographie de 1874 en anglais : « On ne peut, à mon avis, raisonnablement douter que le cheval provienne de Paleotherium. » Il a exprimé une égale assurance au sujet du stade numéro deux dans son traité en français de 1873 : « En vérité, l’Anchitherium, dans son squelette, est un genre tellement intermédiaire, transitionnel, que si la théorie de la transmutation n’était pas déjà solidement fondée, il pourrait en former un des piliers les plus importants. » Dans sa monographie en allemand de 1876, il déborde de confiance en ce qui concerne la réalité de ces quatre stades : « Nous avons une forme dans l’Éocène supérieur qui doit sûrement être regardée comme l’ancêtre des équidés ; et nous avons, à présent, des données apparemment convaincantes, montrant que cette forme. Paleotherium medium, a donné par évolution les espèces du Miocène, Anchitherium et Hipparion, puis enfin les équidés modernes. » La monographie en français de 1873 affirme la même chose d’une façon plus succincte et plus frappante : « On ne peut raisonnablement douter que les quatre formes, Paleotherium medium, Anchitherium, Hipparion et le cheval, constituent une lignée généalogique de descendance directe. »
J’aimerais ajouter un troisième point, plus technique et surtout connu des professionnels de la paléontologie, qu’on ne mentionne donc pas toujours lorsqu’on parle de Kovalevsky en histoire des sciences, mais qui laisse pourtant apercevoir une raison supplémentaire de sa haute réputation chez les paléontologistes : il a fait preuve d’une attention méticuleuse aux détails dans ses observations. J’ai rapporté plus haut les rares commentaires d’ordre général qui figurent dans ses publications. Mais la plus grande partie de celles-ci consiste essentiellement en des informations exhaustives sur chaque bosse de chaque os et sur chaque petit tubercule de la couronne de chaque dent. Cependant, il faut souligner que Kovalevsky ne s’est pas lancé dans ce laborieux travail avec cet esprit obsessionnel et irréfléchi qui caractérise de nombreux praticiens de la paléontologie ; il pensait seulement que ce niveau de détail était nécessaire si l’on voulait disposer de données probantes, capables de soutenir de grandes thèses telles que l’évolution, la sélection naturelle et l’adaptation. Tout de suite après son hommage à Darwin dans sa monographie en anglais (citée plus haut), il a écrit, comme pour demander pardon de cette digression d’ordre général et de style fleuri : « Les réflexions précédentes n’ont pour but que d’excuser en quelque sorte les détails ostéologiques minuscules qu’il m’a paru nécessaire de prendre en compte dans le cadre de ma description. »
Kovalevsky a commencé son traité en français de 1873 par la défense la plus explicite de l’empirisme comme méthode scientifique. Il y déclare qu’il a été en mesure d’établir le statut intermédiaire d’Anchitherium seulement parce qu’il a disposé pour son étude de très nombreux fossiles :
J’ai pu disposer de matériaux plus complets que les auteurs qui m’ont précédé. En outre, une monographie de l’Anchitherium offre maintenant, après toutes les belles conquêtes de la théorie darwinienne, un charme irrésistible pour tous les naturalistes transmutationnistes.
Mais Kovalevsky, conformément à son idéal affiché d’objectivité, nie ensuite que son a priori en faveur de l’évolution ait pu influencer son interprétation. À l’instar du sergent Friday (« Rien que les faits, M’dame »45), il déclare qu’il a atteint cette conclusion indiscutable simplement en libérant son esprit de toute idée préconçue, et en laissant seulement les fossiles se présenter dans leur indéniable objectivité :
Cependant, il ne faudrait pas croire que j’ai commencé ce travail avec un but préconçu, tout au contraire, j’ai interrogé les faits d’une manière impartiale, et je donne la réponse telle qu’elle a été fournie par mes matériaux.
Avec cette admirable déclaration en arrière-plan, nous en arrivons à un point merveilleusement ironique, qui donne un lustre particulier à l’histoire de Vladimir Kovalevsky, la faisant passer du statut de simple roman échevelé à celui de leçon d’importance capitale pour la pratique de la science moderne. Il avait donc effectué l’une des premières études ayant triomphalement prouvé la réalité de l’évolution dans les archives fossiles. (N’est-il pas vrai que tout muséum de paléontologie présente aujourd’hui une « lignée » évolutive d’équidés ?) Il avait déclaré qu’il était absolument sûr de sa séquence des quatre genres européens. Il avait acquis une grande réputation pour le soin inégalé qu’il avait mis dans ses descriptions méticuleusement détaillées. Il avait proclamé son attachement à la doctrine classique d’une complète objectivité de l’observation, et affirmé que les fossiles eux-mêmes lui avaient dicté ses conclusions irrécusables, fondées sur les faits.
Et pourtant Kovalevsky se trompait, pour une raison bien simple et intéressante, qui ne discrédite pas pour autant son travail. Huxley et lui-même avaient considéré que la séquence formée par la succession des quatre genres européens fossiles représentait une série continue de transformation directe, autrement dit, une lignée d’ancêtres à descendants. Ils ne s’étaient pas aperçus (et ne l’avaient pas pu, en l’absence de publications à ce sujet) que l’évolution des équidés s’était réalisée en Amérique, et que ces animaux avaient migré à plusieurs reprises en Europe. Les trois « ancêtres » dans la séquence de Kovalevsky (Paleotherium, Anchitherium, et l’Hipparion européen) représentaient tous, en réalité, des branches latérales qui avaient émigré en Europe, puis s’étaient éteintes dans leur nouvelle aire de distribution périphérique sans laisser de descendants. (Par une ironie de l’histoire qui allait coûter cher aux Aztèques et faciliter énormément les plans sanguinaires des conquistadors, les équidés se sont ensuite éteints en Amérique, laissant les descendants d’une migration de plus dans l’Ancien Monde être à l’origine de tous les équidés actuels.) Les quatre genres de Kovalevsky ont effectivement correspondu à une série de stades au sein d’une évolution, mais non, comme il l’a affirmé avec tant d’assurance, à une série généalogique directe d’ancêtres à descendants. Pour faire une comparaison, il avait pris par erreur la série représentée par le frère de mon grand-père, le frère de ma mère et moi-même pour la lignée généalogique directe formée par mon grand-père, mon père et moi-même.
La rectification survint de manière intéressante lorsque Huxley fit son unique voyage aux États-Unis pour prononcer la conférence inaugurale lors de l’ouverture de l’université Johns Hopkins, en donner une autre à New York sur l’évolution des équidés, et participer à plusieurs autres manifestations dans le cadre des cérémonies du centenaire des États-Unis (1876). Il rendit visite au paléontologiste américain O.C. Marsh à l’université Yale, et, avec un vif intérêt, mêlé d’un peu de chagrin, il vit alors suffisamment de fossiles d’équidés ancestraux, représentant de magnifiques transitions évolutives, pour comprendre que l’Europe avait été une aire de distribution périphérique pour cette lignée, tandis que l’Amérique avait été son berceau. Marsh écrivit plus tard sur sa magnifique exposition-démonstration :
Huxley m’a déclaré que tout cela était nouveau pour lui, et que les fossiles que je lui présentais démontraient l’évolution du cheval au-delà de toute question, en établissant pour la première fois une lignée généalogique directe pour un animal existant aujourd’hui. Avec la générosité qui est la marque de la vraie grandeur, il abandonna ses propres opinions face aux nouveaux faits dont il prenait connaissance et accepta mes conclusions.
Huxley mit à la poubelle le texte de sa conférence de New York et, en hâte, prépara une nouvelle version.
Si la science, comme on le dit traditionnellement, opérait vraiment sur le mode du processus automatique d’accumulation des données objectives, alors nous pourrions blâmer Kovalevsky, puisqu’il avait proclamé haut et fort que ses conclusions dérivaient seulement de ses données et qu’elles étaient dès lors, selon lui, indiscutables. Par ailleurs, si les théories sont établies seulement sur la base de certains faits objectifs cruciaux, comme le veut un autre cliché sur la science, la théorie de l’évolution n’a-t-elle pas été ébranlée et affaiblie par la démonstration de l’inanité de la lignée établie par Kovalevsky ? Autrement dit, ce dernier n’a-t-il pas alors été un personnage gênant, plutôt qu’un héros, pour la théorie de l’évolution, dans la mesure où il serait devenu un faire-valoir involontaire des créationnistes, et non pas un scientifique éminent de la paléontologie évolutionniste, puisque son erreur permettait peut-être à l’ennemi de prendre espoir ?
Il faut, en réalité, rejeter ces façons traditionnelles et stéréotypées d’envisager la science et prendre en considération le propos avisé de Marsh sur « la générosité qui est la marque de la vraie grandeur ». Une assertion n’est véritablement scientifique qu’à la condition de pouvoir être éventuellement réfutée. Si elle n’est pas réfutable, elle ne relève pas du domaine de la science. Les nouveaux champs de recherches (comme l’était la paléontologie évolutionniste à l’époque de Kovalevsky), basés sur des données imparfaites (les archives fossiles), sont particulièrement sujets à erreurs ; et les scientifiques doivent se montrer courageux, faire de leur mieux et prendre des risques, en sachant que les erreurs, lorsqu’elles sont corrigées (aussi embarrassantes qu’elles soient personnellement pour ceux qui les ont commises), apportent autant de lumières que les découvertes sans taches.
En outre, les théories, lorsqu’elles sont puissantes et véritablement grandes (et la théorie de l’évolution occupe l’une des premières places parmi elles), ne reposent pas, et ne peuvent pas reposer, sur des observations isolées. L’évolution est une notion qui se déduit de milliers de données indépendantes, et sa théorie est le seul cadre conceptuel capable de donner un sens unifié à toutes ces informations disparates. Lorsque l’une des données en question se trouve réfutée, cela traduit généralement une erreur limitée à un point, et ne sonne nullement l’effondrement général de la théorie. Kovalevsky s’est trompé en prenant une série d’apparentés collatéraux pour une vraie séquence généalogique d’ancêtres à descendants, mais cela n’a pas entraîné la ruine de la notion de lignée généalogique. Si je prends par erreur le frère de votre père pour votre papa, cela ne veut pas dire que vous perdez, de ce fait, vos racines généalogiques et que vous avez été créé de novo. Vous avez bien un père ; simplement, je ne l’ai pas bien identifié.
L’histoire de la fructueuse erreur de Kovalevsky nous amène maintenant à examiner ces deux questions intéressantes et liées : quelle est la relation entre les faits et les théories ? peut-on avoir raison sur la base de preuves erronées ? Les théories et les faits sont également importants et complètement interdépendants ; les uns n’ont aucun sens sans les autres. Les théories sont nécessaires pour organiser et interpréter les faits, et même pour nous apprendre ce que nous pouvons ou pourrions observer. Et les faits sont nécessaires pour confirmer ou infirmer les théories et leur donner substance. Kovalevsky a commis une erreur éminemment utile et plutôt merveilleuse. Il a saisi le pouvoir explicatif d’une nouvelle théorie qui allait se révéler exacte et permettre de reformuler la totalité de la biologie. Et il a désiré impatiemment l’appliquer à des données difficiles à interpréter, mais cruciales. Il est arrivé à une conclusion prématurée qui n’était qu’à demi fausse : il avait pris par erreur des apparentés collatéraux pour des ancêtres directs. Mais il a fourni le premier exemple impressionnant d’une méthodologie utilisable par les scientifiques (consistant à reconnaître des adaptations dans les changements anatomiques survenant dans des séquences paléontologiques) ; et celle-ci a pu, en se fondant sur de bonnes données, étayer la plus importante théorie pouvant être testée sur la base des archives fossiles.
De crainte que certains ne croient pas qu’on puisse avoir raison en s’appuyant sur de mauvaises preuves, il suffit de rappeler un événement qui a joué un rôle capital dans le parcours intellectuel du héros de Kovalevsky, Charles Darwin. Comme ce dernier avait l’habitude obsessionnelle de tout noter, nous sommes en mesure de comprendre comment il est arrivé à pousser son « eurêka ! », au début de 1837, lorsqu’il a réalisé que l’évolution existait réellement. Darwin apprit d’abord qu’il s’était trompé, en assignant plusieurs espèces de petits oiseaux vivant dans les îles Galápagos à plusieurs familles distantes. En fait, toutes étaient des pinsons. Comment des îles voisines les unes des autres pouvaient-elles héberger des espèces d’oiseaux à la fois distinctes et étroitement apparentées ? Il apprit ensuite qu’un grand oiseau ne volant pas, d’allure particulière, dont il avait recueilli des spécimens en Patagonie, appartenait à une nouvelle espèce d’autruche américaine, le nandou (que son consultant ornithologique, John Gould, allait nommer Rhea darwinii en son honneur). Pourquoi, s’est demandé Darwin, deux espèces d’oiseaux si étroitement apparentées occupent deux territoires géographiques contigus, l’autruche américaine ordinaire au nord de l’Amérique du Sud, et la nouvelle espèce découverte par Darwin au sud ?
Le naturaliste britannique réfléchit à ces deux exemples de remplacements géographiques chez des espèces d’oiseaux actuelles, étroitement apparentées. Il fit alors une brillante association d’idées : si les espèces d’autruches américaines et de pinsons se remplaçaient les unes les autres dans l’espace, est-ce que des espèces ne pourraient pas aussi se succéder dans le temps de façon continue, autrement dit par évolution, et non par créations successives ? Darwin avait recueilli des ossements fossiles de grands mammifères en Amérique du Sud. Il estima que l’un des genres, ultérieurement nommé Macrauchenia, était apparenté au guanaco actuel. Si les deux autruches américaines étaient apparentées au plus haut degré et distribuées sur des territoires géographiques contigus, alors les deux espèces ressemblant aux camélidés, le Macrauchenia éteint et le guanaco actuel, puisque temporellement contiguës, devaient aussi être reliées par la voie du sang. En d’autres termes, leur succession dans le temps devait correspondre à une transformation évolutive. Eurêka ! Darwin griffonna aussitôt cette idée cruciale dans un carnet de notes personnelles : « L’autruche américaine commune est dans le même rapport avec la « Petisse » [la nouvelle espèce, Rhea darwinii] que le guanaco éteint avec le guanaco actuel ; dans le premier cas, la position ; dans le second, le temps. »
Quel moment prodigieux ! quel tournant dans l’histoire de la pensée humaine ! Mais Darwin avait fondé sa brillante association d’idées et sa conclusion générale extraordinairement exacte sur des observations dont certaines étaient erronées. Il n’a d’ailleurs pas su qu’il avait fait cette erreur, et cela n’a pas affecté la validité de son interprétation générale. L’Amérique du Sud avait été une île-continent pendant des dizaines de millions d’années, avant que l’isthme de Panama n’émerge il y a seulement quelques millions d’années avant notre époque (voir le chapitre 20). Plusieurs ordres indépendants de mammifères sont apparus par évolution en Amérique du Sud, mais la plupart ont péri à la suite des changements climatiques et de la pénétration des espèces de mammifères d’Amérique du Nord, après que l’isthme s’est formé. (Leurs survivants constituent le grand groupe indigène d’Amérique du Sud, qui comprend notamment le tatou, le paresseux et le fourmilier au sein de l’ordre unique des édentés.)
L’un de ces ordres éteints et indépendants, les litopternes, comprenait des animaux qui ont fait preuve d’une incroyable convergence avec des mammifères non apparentés des autres continents. (Dans l’évolution, le phénomène de convergence se traduit par le fait que des groupes éloignés sur le plan de la parenté acquièrent des formes similaires en raison d’une adaptation indépendante à des milieux similaires. Les ichtyosaures sont des reptiles et les dauphins, des mammifères : mais les uns et les autres ressemblent aux poissons et se comportent comme eux.) L’un des groupes de litopternes a acquis une étonnante ressemblance avec les chevaux, y compris la diminution du nombre d’orteils ; et son évolution a culminé avec Thoatherium, un litopterne muni d’un seul orteil à chaque patte ! Un autre groupe, représenté par Macrauchenia, a acquis, par convergence, une morphologie semblable à celle des camélidés du Nouveau Monde. Puisque les vrais camélidés ont ultérieurement franchi l’isthme de Panama et colonisé l’Amérique du Sud (pour donner ces animaux qui survivent aujourd’hui : le lama, le guanaco et l’alpaca), on ne peut guère blâmer Darwin d’avoir supposé un lien généalogique entre le guanaco actuel et le fossile, non apparenté mais remarquablement similaire, Macrauchenia. Ce fut d’ailleurs Richard Owen, le plus grand spécialiste d’anatomie d’Angleterre, et qui était encore ami de Darwin à cette époque (voir le chapitre 6), qui affirma que ce lien existait réellement.
Ainsi, dans ce moment le plus sublime de l’histoire de la biologie où Darwin a saisi la notion d’évolution, il s’est appuyé sur une analogie dont l’un des termes constituait une erreur pure et simple. Les théories surgissent rarement sur le mode de patientes déductions résultant nécessairement de l’accumulation de faits. Ce sont des constructions mentales édifiées sous l’aiguillon de facteurs externes complexes (parmi ceux-ci, il peut y avoir effectivement, dans le meilleur des cas, une stimulation majeure provenant des données empiriques). Mais l’aiguillon consiste souvent en des espoirs, des idées excentriques et des erreurs (tout comme nous pouvons obtenir un surcroît d’énergie au moment où il le faut, grâce à des denrées ou à des médicaments n’ayant par ailleurs pas de valeur alimentaire objective ou durable). De grandes vérités peuvent surgir de petites erreurs. L’évolution est une théorie passionnante, libératrice et vraie. Mais Macrauchenia était un litopterne. Les archives fossiles fournissent la meilleure preuve directe de l’évolution à grande échelle. Mais les équidés fossiles européens étaient des apparentés collatéraux, non des ancêtres directs de Equus moderne.
Comme l’a écrit madame Julia Ward Howe, le membre du couple Howe qui a connu une célébrité durable, l’inspiration peut nous venir de toute une gamme variée de sources : nous pouvons la trouver aussi bien « dans la beauté des lis » que « dans l’amas des raisins de la colère »46 (pour parcourir la totalité du spectre de la botanique). N’importe quelle lumière inspiratrice peut indiquer une voie dans les ténèbres de la complexité de la nature. « J’ai lu Sa juste sentence à la lueur des lampes aussi bien faibles que flamboyantes. Sa vérité est en marche47. »