- Mais tu avais raison. II n'a jamais voulu de moi. Il ne m'a jamais aimée. Et quand il a compris que je ne lui servirais à rien pour obtenir ce qu'il voulait, il a commencé à me haïr.
- Je ne veux plus que tu y penses, insista Brian. Tu dois te reposer et guérir.
Il avait raison, se dit la jeune femme. Elle était beaucoup trop fatiguée pour réfléchir.
- Je suis contente que tu sois là, papa. Je regrette tellement de t'avoir repoussé, pendant tout ce temps.
- Nous avions tort tous les deux.
Il lui sourit.
- Mais nous avons la vie devant nous.
- Nous voudrions que tu reviennes à la maison, quand tu iras mieux, dit Beverly en touchant doucement la joue de Brian. Avec nous.
- Avec vous deux ?
- Oui, répondit Brian. Nous avons beaucoup de temps à rattraper. Tous les trois.
Emma les contempla avec émotion.
- Je ne pensais pas, en me réveillant ce matin, que j'aurais un jour une nouvelle raison d'être heureuse. Mais je le suis pour vous. Quant au reste, il faudra que je réfléchisse.
- Rien ne presse.
Beverly se pencha et l'embrassa sur la joue.
- Et maintenant, nous allons te laisser dormir.
Il était midi, quand McCarthy trouva Michael dans la salle d'attente.
- Bon sang, Kesselring, tu as l'intention de t'installer ici?
- Tu veux du café?
- Non, merci. Si c'est pour te ressembler... Tiens, dit-il en posant un sac sur une chaise. Des vêtements propres et quelques affaires de toilette. J'ai donné à manger à ton chien.
- Merci.
- Ouais. Comment va-t-elle?
- Elle souffre.
- Dwier veut une déposition, déclara McCarthy, sur le ton sarcastique qu'il prenait pour évoquer leur supérieur.
- Je m'en occupe.
- Il sait que tu es un... ami de la victime. Il veut que je m'en charge.
- J'ai dit que je m'en occupais, répéta Michael en versant un sachet de sucre en poudre dans son café. Tu as amené un sténographe?
- Oui. Il attend.
- Je vais voir si Emma est prête. Il avala le café et jeta le gobelet.
- Au fait, et la presse? reprit-il.
Ils veulent une déclaration avant 14 heures. Michael consulta sa montre et prit une quinzaine de minutes pour se changer. Puis, il retourna dans la chambre d'Emma. P.M. et Stevie étaient auprès d'elle, cette fois. Comme les autres, ils semblaient fatigués par le voyage et choqués par ce qui venait de se passer. Mais P.M. fit sourire Emma.
- Il va être papa, dit-elle.
- Toutes mes félicitations.
- Merci.
P.M. se leva. Au moment de prendre l'avion à Londres, avec Stevie, ils avaient vu le journal à l'aéroport. Ils avaient à peine pu échanger deux mots pendant le voyage, et ne savaient pas davantage quoi dire à Emma.
- Je vais y aller, murmura-t-il en l'embrassant.
Il marqua une pause et l'embrassa de nouveau.
- Je reviendrai te voir ce soir.
- Merci pour les fleurs, dit-elle en désignant un bouquet de violettes sur la tablette, près du lit. Elles sont très jolies.
P.M. sourit vaguement, la contempla encore un instant, le cœur chaviré, et sortit.
- Ce n'est pas facile pour lui, murmura Emma. Comme pour les autres.
Elle se tut un instant.
- Le pire, ce sont leurs yeux, quand ils entrent. Je ne dois pas être jolie à regarder.
- C'est la première fois que je te vois aller à la pêche au compliment, dit Michael en s'asseyant près d'elle.
Bon. Il faut que tu te reposes à présent. Ce va-et-vient est épuisant pour toi.
- Je n'ai pas très envie d'être seule. Tu es resté avec moi toute la nuit, n'est-ce pas?
Elle lui tendit la main.
- Je t'entendais me parler et je savais que j'étais encore vivante. Je voulais te remercier.
- Je t'aime, Emma.
Il posa son front sur leurs mains jointes. Elle ne répondit rien, tandis qu'il essayait de reprendre le contrôle de ses émotions mises à vif par les dernières heures.
- Ce n'est ni le moment ni l'endroit, murmura-t-il.
Poussant un soupir, il se leva et se mit à arpenter la pièce.
- Je suppose qu'il te faudra y penser, maintenant que je l'ai dit. Enfin, si tu te sens d'attaque, nous aimerions recueillir ta déposition.
Emma le regardait faire les cent pas dans la chambre. Que pouvait-elle dire ? Elle était incapable de ressentir quoi que ce soit. Si les choses avaient été différentes, lui aurait-elle fait confiance? Qu'importe. Les choses n'étaient pas différentes.
- Quelle est la procédure ? demanda-t-elle.
- Tu peux me parler. Ou si tu préfères, je fais venir une femme policier.
- Non. J'aime mieux que ce soit toi.
- Un sténographe attend dans le couloir.
- D'accord. Finissons-en.
Elle ne leva pas les yeux sur lui une seule fois. Elle avait beau ne plus rien sentir, la honte était toujours vivace. Elle lui dit tout. Elle espérait, en racontant sa peur et son humiliation, qu'elle en serait enfin débarrassée.
Mais quand elle se tut, en dépit de la fatigue, rien n'avait changé.
D'un regard, Michael congédia le sténographe. Il ne pouvait pas dire un mot. II n'osait pas.
- C'est tout ce qu'il te faut? demanda la jeune femme.
Il hocha la tête. Il fallait qu'il sorte très vite.
- Nous allons faire taper ta déposition, dit-il. Tu pourras la relire quand tu voudras, et signer. Je reviendrai te voir plus tard.
Quittant enfin la chambre, il se dirigea vers l'ascenseur. McCarthy l'arrêta.
- Dwier veut que tu rentres au poste dès que possible. La presse piaffe d'impatience.
- La presse peut aller se faire foutre. J'ai besoin de marcher.
A Londres, Robert Blackpool lut le compte rendu du journal. Il trouvait cela hilarant. Les histoires de meurtre et de passion étaient toujours les meilleures. Ils avaient même réussi à prendre deux photos. Elles étaient floues, le grain était mauvais, mais cela suffisait à donner un aperçu satisfaisant de la situation : Emma transportée vers l'ambulance, le visage en bouillie. Blackpool n'en finissait pas de ricaner.
Il n'avait jamais oublié la manière dont elle avait rejeté ses avances. Dommage que Latimer ne l'ait pas battue à mort. Mais il y avait d'autres moyens de se venger.
Décrochant le téléphone, il appela le Times.
Pete était livide, quand il lut l'article, le lendemain. Robert Blackpool disait son profond chagrin, à la perte d'un jeune artiste aussi talentueux que Latimer et racontait un incident qui l'avait opposé à Emma. D'après lui, elle avait fait preuve d'une jalousie féroce, à l'époque où il entretenait une liaison avec sa colocataire. Comme elle ne réussissait pas à le séduire, elle avait essayé de l'attaquer avec une paire de ciseaux.
Les gros titres ne faisaient pas dans la dentelle :
Le besoin d'amour pousse Emma à la violence.
Désormais, l'opinion était divisée. Certains défendaient la thèse de la légitime défense, d'autres soutenaient celle de la mégère qui aurait tué son époux dans un accès de jalousie et de rage.
Pete décrocha son téléphone.
- Espèce de cinglé !
- Ah ! bonjour à toi, s'esclaffa Blackpool, qui s'attendait à cette réaction.
- Qu'est-ce qui te prend d'étaler une histoire pareille? J'ai assez de soucis comme ça.
- Ce ne sont pas mes problèmes, mon vieux. Si tu veux mon avis, la petite Emma a eu ce qu'elle méritait.
- Je ne te demande pas ton avis. Tu vas te rétracter.
- Pourquoi ? Un peu de publicité ne peut pas me faire de mal. Tu es le premier à dire que la presse fait vendre des disques.
- Et maintenant, je te somme de te rétracter.
- Ou alors?
- Je n'aime pas proférer des menaces, Robert. Prends-moi simplement au mot, si je te dis que déterrer les vilains secrets ne profite jamais à personne.
Il y eut une longue pause à l'autre bout du fil.
- Je lui devais un chien de ma chienne.
- Peut-être. Ça ne me regarde pas. Tes ventes ont baissé, ces deux dernières années, Robert. Les maisons de disques sont notoirement versatiles. Tu ne voudrais pas être forcé de trouver un nouvel imprésario, à ce point de ta carrière, si?
- On se connaît depuis longtemps, Pete. Je doute que, l'un comme l'autre, nous souhaitions briser une vieille amitié.
- Rappelle-toi ce que je te dis. Continue à faire des histoires et je te laisse tomber comme une vieille chaussette.
- Tu as besoin de moi autant que j'ai besoin de toi.
- Oh ! ça m'étonnerait, dit Pete en souriant dans le combiné du téléphone. Ça m'étonnerait beaucoup.
38.
Michael faisait les cent pas dans le couloir.
- Ça ne me plaît pas.
- J'en suis désolée, mais ma décision est prise, déclara Emma.
- Rien ne t'oblige à donner une conférence de presse le jour même de ta sortie d'hôpital.
- Non, mais la déclaration officielle est le meilleur moyen de se débarrasser des reporters. Sinon, ils ne me lâcheront pas. Crois-moi, je sais de quoi je parle.
- Si tu t'inquiètes au sujet de la rumeur inepte lancée par Blackpool, elle est déjà retombée. Il s'est fait plus de mal qu'il ne t'en a fait.
- Je me moque bien de Blackpool. En revanche, je pense à ma famille et à ce qu'ils ont dû subir, durant les dernières semaines. Et je veux dire ce que j'ai sur le cœur. L'enquête de la police a conclu à la légitime défense. Je sais, en mon âme et conscience, que je n'avais pas d'autre choix que celui de tirer. Aucun doute ne doit subsister, Michael.
- La presse est de ton côté à quatre-vingt-dix-neuf pour cent.
- Et le petit un pour cent restant fait tache.
Michael parut se laisser fléchir, car il lui toucha doucement la joue.
- T'es-tu jamais demandé pourquoi la vie se met parfois à faire n'importe quoi?
- Oui.
Emma sourit.
- Je commence à croire que Dieu est en réalité un homme. Tu m'accompagnes?
- Bien sûr.
La presse attendait dans la salle de conférences; les appareils photo, les caméras et les micros étaient prêts, et les flashes crépitèrent dès l'instant où la jeune femme monta sur l'estrade. Des murmures s'élevèrent. Son extrême pâleur faisait ressortir les hématomes sur son visage et, bien que désenflé, l'œil gauche demeurait auréolé d'une palette de couleurs jaunes et mauves qui s'étendait de la pommette à la racine des cheveux.
Le silence se fit instantanément, quand Emma se mit à parler.
Elle n'énonça que les faits; ce qu'elle ressentait ne regardait qu'elle. La déclaration était brève; huit minutes à peine. Elle l'avait composée avec l'aide de Pete. Tout le long, elle ignora les caméras et les visages qui la scrutaient.
Puis, sa lecture terminée, elle s'éloigna du micro. Il avait été établi, à l'avance, qu'elle ne répondrait à aucune question, mais elles fusèrent, malgré tout.
Emma s'en allait déjà, la main sur le bras de Michael, lorsqu'une voix pénétra jusqu'au fond de son âme.
- S'il vous a traitée ainsi durant tous ces mois, pourquoi êtes-vous restée?
Elle se retourna. Le brouhaha des questions continuait, mais elle n'entendait que celle-là.
- Pourquoi suis-je restée?
Le silence retomba brusquement.
- Pourquoi? répéta-t-elle, consciente que c'était là un point vital.
Elle hésita, oubliant de ne pas regarder les visages, de ne pas les voir.
- Je ne sais pas, reprit-elle. Si l'on m'avait dit, il y a deux ans, que je me laisserais brutaliser ainsi, j'aurais été furieuse. Je ne peux pas croire que j'aie choisi d'être une victime.
Elle jeta un regard bref et désespéré à Michael
- Et pourtant, je suis restée. Il m'a battue, il m'a humiliée. mais je suis restée. Parfois, je me voyais m'en aller, prendre l'ascenseur, sortir dans la rue, et m'éloigner pour toujours. Mais je ne l'ai pas fait. Je suis restée parce que j'avais peur, et je suis partie pour la même raison. Alors, cela n'a aucun sens Cela n'a aucun sens, conclut elle, avant de poursuivre son chemin.
Celle fois, elle ignora les questions.
- Tu t'en es bien tirée, lui dit Michael. Nous allons sortir par ce côté. McCarthy nous attends avec une voiture.
- Ils roulèrent jusqu'à la maison que le père d'Emma avait louée sur la plage, à Malibu. La jeune femme ne prononça pas une seule parole Une question subsistait dans son esprit : » Pourquoi es-tu restée? »
Elle aimait bien s'asseoir sur la terrasse en bois, le matin, et regarder la mer et le vol des mouettes. Souvent, elle allait marcher le long de la plage. Les marques extérieures de son épreuve avaient presque entièrement disparu, à l'exception de petites douleurs chroniques au niveau des côtes, et d'une légère cicatrice sous la mâchoire Elle aurait pu recourir à la chirurgie esthétique pour s'en débarrasser, mais elle préférait la garder. Pour mémoire.
Les cauchemars étaient un autre legs de ces mois d'horreur. Ils l'assaillaient régulièrement et constituaient désormais un montage dans lequel l'enfance se mêlait au passé proche. Parfois, c'était la petite fille, qui longeait le couloir sombre, d'autres fois, elle avait grandi, La chanson de Lennon était toujours présente, et il lui arrivait d'entendre la voix de Darren, avant qu'elle soit couverte par celle de Drew Mais toujours, elle s'immobilisait devant la porte, femme ou enfant, terrifiée à l'idée de l'ouvrir. Puis, comme elle posait la main sur la poignée, tournait et poussait le battant, elle se réveillait, en proie à des sueurs froides.
Les journées, en revanche, étaient calmes. Il y avait la brise marine, le parfum des fleurs que Beverly avait plantées un peu partout. Et, toujours, de la musique.
Elle avait eu le bonheur de voir son père et Beverly repartir de zéro. C'était le meilleur des baumes sur ses blessures encore à vif. Le rire était revenu dans la maison. Beverly se livrait à des expériences culinaires, tandis que Brian grattait sa guitare. Et la nuit, la jeune femme, dans son lit, les imaginait ensemble. C'était comme s'ils ne s'étaient jamais séparés. Il leur avait été si simple, une fois le premier pas franchi, de combler un fossé de vingt ans.
Alors, Emma avait envie de sangloter; parce qu'elle ne serait plus jamais une enfant et n'avait pas le pouvoir de réparer les erreurs commises.
Beverly et Brian attendirent six mois pour rentrer à Londres, bien qu'ils fussent tous deux anxieux de retrouver leur véritable foyer.
Emma devait encore trouver le sien. Marianne lui manquait, mais pas New York. La ville lui rappelait trop ce qu'elle avait vécu avec Drew. Elle y retournerait, un jour. Mais jamais plus elle n'y habiterait.
Elle préférait contempler les rouleaux du Pacifique et sentir la caresse du soleil sur son visage. Et puis, elle serait seule, à New York. Ici, elle l'était rarement.
Johnno était venu deux fois, passer deux semaines. Pour son anniversaire, il lui avait offert une broche représentant un phénix en or qui jaillissait d'une flamme en rubis. Elle la portait souvent, espérant avoir bientôt, de nouveau, le courage de déployer ses ailes.
P.M. épousa lady Annabelle, et ils firent un détour par Los Angeles, avant de s'envoler pour une île des Caraïbes. En les voyant ensemble, Emma sentit presque se restaurer sa foi dans le mariage. Lady Annabelle couvrait son mari d'attentions et P.M. était manifestement le plus heureux des hommes.
A présent, ils avaient la visite de Stevie, arrivé la veille en compagnie de Katherine Hay nés.
- Bonjour.
Emma tourna la tête et vit cette dernière qui s'approchait justement d'elle, avec deux lasses de café.
- Je vous ai vue, dehors, et j'ai pensé que vous aimeriez en boire un peu.
- Merci, répondit Emma. C'est une belle matinée, n'est-ce pas?
- Sublime, acquiesça Katherine en s'installant sur une chaise à côté de la jeune femme. Sommes-nous les seules à être levées?
- Oui.
- Je suis toujours agitée, après un long voyage. Vous devez trouver des tas de choses à photographier, ici.
Emma n'avait pas touché son appareil photo depuis plus d'un an, et ne doutait pas que Katherine en fût avertie.
- C'est un bel endroit, répondit-elle d'un ton vague.
- Ça doit vous changer de New York.
- Oui.
- Vous préférez que je m'en aille?
- Non, je suis désolée.
Les doigts d'Emma pianotèrent sur la tasse en porcelaine.
- Je ne voulais pas être impolie.
- Mais je vous mets mal à l'aise.
- Votre profession me met à l'aise.
Katherine étendit ses jambes devant elle.
- Je suis ici en amie, et non en qualité de médecin.
Elle marqua une pause et contempla l'horizon.
- Mais je ne serais pas une bonne amie, ni un bon médecin, si je n'essayais pas de vous aider.
- Je vais bien.
- Vous avez l'air d'aller bien. Mais toutes les blessures ne sont pas visibles à l'œil nu, n'est-ce pas?
Emma tourna les yeux vers elle et la considéra un instant, calmement, presque froidement.
- Peut-être pas, mais on dit que le temps se charge de ces choses.
- Si c'était vrai, il ne me resterait plus qu'à trouver une autre profession. Vos parents s'inquiètent à votre sujet, Emma.
- ce n’est pas nécessaire.
- Ils vous aiment.
- Drew est mort, dit Emma. Il ne peut plus me faire de ma!
- Il ne peut plus vous brutaliser, acquiesça Katherine. Mais il peut encore vous faire du mal.
Emma se tut et sirota son café, le regard perdu du côté des vagues.
- Vous êtes trop polie pour m'envoyer au diable, reprit Katherine.
- J'y songe.
La psychiatre eut un petit rire.
- Un jour, je vous dirai toutes les horreurs que Stevie m'a jetées au visage. Je doute que vous puissiez jamais rivaliser avec lui.
- Vous l'aimez?
- Oui.
- Vous allez l'épouser?
La question parut désarçonner la jeune femme, qui haussa simplement les épaules.
- Reposez-moi la question dans six mois. Beverly m'a appris que vous voyez quelqu'un du nom de Michael.
- C'est un ami.
Je t'aime, Emma.
- Un ami, répéta Emma en posant son café sur la table.
- Un policier, n'est-ce pas? Le fils de l'homme qui a enquêté sur le meurtre de votre frère.
Comme Emma ne répondait rien, Katherine continua sur a lancée :
- C'est étrange comme la vie paraît tourner en rond, parfois, il me semble que nous sommes de petits chiots qui essaient de se mordre la queue. Je sortais juste d'un divorce éprouvant, quand j'ai rencontré Stevie. Mon ego était au dixième sous-sol et mon opinion des hommes... Disons que je trouvais certaines variétés de limaces plus attirantes. J'ai détesté Stevie au premier regard. C'était personnel. Sur le plan professionnel, j'étais déterminée à l'aider et à m'en débarrasser. Et vous voyez...
Emma reprit son café et but quelques gorgées tièdes.
- Avez-vous eu l'impression d'avoir échoué?
- Dans mon mariage ? répondit Katherine, qui attendait cette question. Oui. Et le fait est que j'avais échoué.
Mais les gens se trompent sans arrêt. Le plus difficile n'est même pas de l'admettre, mais de l'accepter.
- J'ai échoué avec Drew et je l'accepte. C'est ce que vous vouliez entendre?
- Non. Je ne veux rien vous faire dire, si vous n'en éprouvez pas le besoin.
- C'est vis-à-vis de moi que j'ai échoué.
Emma se leva brusquement, reposant la tasse de café sur la table.
- Vis-à-vis de moi. C'est ça, la bonne réponse ?
- A votre avis?
Etouffant un juron, Emma se retourna vers la balustrade.
- Je ne veux pas jouer ce petit jeu. Si j'avais voulu les conseils d'un psychiatre, j'aurais pu en voir des douzaines.
- Vous savez, vous m'avez beaucoup impressionnée, la première fois que je vous ai vue. Vous vous apprêtiez à quitter la chambre de Stevie, après lui avoir dit ses quatre vérités, comme je mourais moi-même d'envie de le faire. Lui non plus, il ne voulait pas qu'on l'aide.
- Je ne suis pas Stevie.
- Non, en effet.
Katherine se leva à son tour. Elle n'était pas aussi grande qu'Emma, mais sa voix, devenue tranchante, imposait une réelle autorité.
- Voulez-vous que je vous cite les statistiques concernant les femmes battues, chaque année? Je crois que cela s'élève à une personne toutes les dix-huit secondes, dans ce pays. Cela vous surprend ? dit-elle, comme Emma la regardait fixement. Vous préfériez peut-être vous croire le seul membre d'un club exclusif? Savez-vous également combien de ces femmes restent avec leur bourreau? Ce n'est pas toujours parce qu'elles n'ont pas d'amis vers qui se tourner, ou parce qu'elles sont pauvres ou sans éducation. Elles ont peur, leur amour-propre a été piétiné; elles ont honte, elles sont confuses. Pour une femme qui trouve de l'aide, il y en a une douzaine qui s’enfoncent dans leur cauchemar. Vous êtes vivante, Emma, mais vous n'avez pas survécu au vôtre. Pas encore.
- Non, rétorqua Emma en faisant volte-face.
Ses yeux étaient humides de larmes, mais ils luisaient aussi de fureur.
- Je dois vivre avec chaque jour. Croyez-vous que parler et trouver des excuses m'aidera? Qu'importent les raisons pour lesquelles c'est arrivé. C'est arrivé, un point c'est tout. Je vais me promener.
Elle dévala les marches menant à la plage et s'éloigna vers le bord de l'eau.
Katherine était patiente. Durant deux jours, elle ne dit rien et ne fit pas la moindre référence à leur conversation. Elle attendait, tandis qu'Emma gardait une distance polie. Puis, elle décida de tenter une nouvelle fois sa chance, un matin qu'elle entendit Emma descendre au rez-de-chaussée, avant l'aube. Elle la trouva dans la cuisine, assise au comptoir du petit déjeuner, regardant fixement par la fenêtre.
- J'avais envie d'un thé, dit la psychiatre d'un ton naturel en se dirigeant vers la cuisinière. Cela me fait toujours du bien, quand je me réveille aussi tôt.
Elle remarqua les larmes qui séchaient sur les joues d'Emma, mais se garda bien de poser la moindre question. Tandis qu'elle sortait deux tasses et deux soucoupes d'un placard, elle poursuivit :
- J'admire votre mère, et cette manière qu'elle a de créer une véritable atmosphère avec quelques petites touches, ici et là. Moi, j'ai toujours l'impression, en entrant dans ma cuisine, de me trouver chez quelqu'un d'autre.
Elle puisa une mesure de thé, et la mit en vrac dans une théière.
- Stevie m'a emmenée aux Studios Universal, hier après-midi. Vous y êtes déjà allée? J'ai pu voir de près les requins du film Les dents de la mer, renchérit-elle sans attendre la réponse d'Emma, et je me suis vraiment demandé comment ce film avait pu me terrifier à ce point. C'est bien la preuve que tout n'est qu'une question d'image et d'illusion.
Lentement, elle versa l'eau brûlante sur les feuilles brunes.
- Et puis, le petit train est passé devant la maison de Norman Bates, vous savez, Psychose. Elle est exactement comme dans le film, le côté terrifiant en moins. A croire qu'il suffit d'ôter une chose de son contexte, même une chose effrayante, pour qu'elle perde tout son pouvoir. Et on ne voit plus qu'une maison un peu étrange et un poisson mécanique.
- La vie n'est pas comme les films.
- Non, mais j'ai toujours pensé qu'il existait d'intéressants parallèles entre les deux. Vous prenez du lait?
- Non. Non, merci.
Emma garda le silence, pendant que Katherine versait le thé. Puis, les mots jaillirent de ses lèvres, sans qu'elle pût les retenir.
- Parfois, il me semble que ma vie avec Drew est un film et que je peux la regarder défiler avec détachement. Et puis, des matins comme celui-ci, je me réveille avant qu'il fasse jour, en me croyant à New York, dans l'appartement, avec Drew qui dort à côté de moi. Je peux presque l'entendre respirer. Alors, tout le reste, ces derniers mois, deviennent le film. Croyez-vous que je sois folle?
- Non, vous êtes une femme qui a vécu une terrible épreuve.
- Mais il est parti. Je sais qu'il est parti. Pourquoi devrais-je encore avoir peur?
- C'est le cas?
Emma ne pouvait empêcher ses mains de bouger constamment. Elle poussait un verre de vin oublié la veille au soir, le sucrier, prenait un fruit dans la corbeille, le reposait.
- Il avait l'habitude de me jouer des tours, pour me tourmenter. Après que je lui aie tout raconté, au sujet de Darren, il avait pris l'habitude de se lever, une fois que je dormais. Il mettait cette chanson, celle que j'ai entendue, la nuit du meurtre de Darren. Puis il m'appelait, chuchotant mon nom jusqu'à ce que je me réveille. J'essayais toujours d'allumer la lumière, mais il avait débranché la lampe. Alors je restais assise sur le lit, criant pour que ça s'arrête. Quand je me mettais à hurler, il revenait. Il me disait que c'était un rêve. Maintenant, quand je fais mon cauchemar, je reste allongée dans mon lit, terrifiée à l'idée qu'il va ouvrir la porte et me dire que c'était un rêve.
- Vous avez fait ce cauchemar, cette nuit ?
- Oui.
- Vous pouvez me le raconter?
- C'est toujours plus ou moins le même. C'est la nuit où Darren a été tué. Je me réveille, comme ce soir-là.
Le couloir est sombre, et j'ai peur. Sur fond de musique, j'entends Darren pleurer. Parfois, je vais jusqu'à la porte et Drew est là. D'autres fois, c'est quelqu'un d'autre, mais je ne sais pas qui.
- Vous voulez le savoir?
- Maintenant que je suis réveillée et en sécurité, oui. Mais pas pendant le rêve. J'ai l'impression que je mourrai, s'il me touche.
- Vous vous sentez menacée par cet homme ?
- Oui.
- Comment savez-vous qu'il s'agit d'un homme?
- Je... Je ne sais pas. Mais j'en suis sûre.
- Vous sentez-vous menacée par les hommes, Emma, à cause de ce que Drew vous a fait?
- Avec papa, ou Stevie, je suis rassurée. Je n'ai jamais eu peur de Johnno, ou de P.M. Je ne pourrais pas.
- Et Michael ?
Emma porta le thé à ses lèvres. Il avait refroidi.
- Je ne crains pas qu'il me fasse du mal.
- De quoi avez-vous peur, dans ce cas?
- De ne pas pouvoir...
Elle s'interrompit et secoua la tête.
- Ceci n'a rien à voir avec Michael. C'est moi.
- Il est naturel que vous craigniez une relation physique, alors que votre dernière expérience ne vous a apporté que douleur et humiliation, Emma. Intellectuellement, vous savez que ce n'est pas la raison d'être ou le résultat normal de l'intimité avec un homme, mais l'intellect et les émotions suivent des chemins très différents.
Emma sourit presque.
- Vous voulez dire que mes cauchemars seraient le résultat d'un refoulement sexuel.
- Freud tirerait cette conclusion, répondit Katherine. Mais je suis convaincue qu'il était lui-même à moitié dérangé. J'essaie simplement d'explorer toutes les possibilités.
- Je crois que nous pouvons laisser Michael en dehors de ça. Il ne m'a jamais demandé de coucher avec lui.
Elle avait dit « coucher avec lui », pas « faire l'amour », nota Katherine. C'était un point sur lequel elle reviendrait plus tard.
- Vous voudriez qu'il vous le demande? Cette fois, Emma sourit vraiment. L'aube était là, et avec elle, la lumière du matin qui chassait les démons de la nuit.
- J'ai souvent soupçonné les psychiatres d'être de simples potiniers.
- D'accord, oublions cette question. Puis-je faire une suggestion ?
- Oui.
- Prenez votre appareil photo et allez vous promener. Drew vous a dépossédée de bien des choses. Pourquoi ne pas vous prouver à vous-même qu'il n'a pas tout pris?
Emma ne savait pas trop pourquoi elle avait suivi le conseil de Katherine. Il n'y avait rien, autour d'elle, qu'elle eût envie de photographier. Les gens avaient toujours été son sujet favori, mais elle s'en était éloignée depuis trop longtemps. Malgré tout, elle prit du plaisir à sentir le boîtier dans sa main et à jouer avec les objectifs.
Elle passa la matinée à se concentrer sur des palmiers et des immeubles. Les clichés ne gagneraient aucun prix, mais les mécanismes de la photographie la détendaient. A midi, elle avait usé deux rouleaux de pellicule et se demandait pourquoi elle s'était privée si longtemps de cette activité qu'elle aimait tant.
A un moment, elle dirigea sa voiture vers la maison de Michael. C'était un bel après-midi de dimanche, trop beau pour qu'elle le passe seule. Et puis, elle n'avait pas photographié Michael depuis ce premier cliché, pris tant d'années plus tôt. Conroy aussi ferait un sujet intéressant. Autant d'excuses faciles, qu'elle accepta comme des évidences.
La voiture de Michael était là, mais celui-ci ne répondait pas à son coup de sonnette. Seul le chien aboyait; elle l'entendait gratter, de l'autre côté de la porte. Finalement, la voix de Michael résonna, de l'intérieur, marmonnant un vague juron à rencontre de l'animal, et Emma sourit.
Quand il apparut sur le seuil, elle sut instantanément qu'elle l'avait tiré du lit. Vêtu d'un jean enfilé à la hâte, il avait l'air froissé de celui que l'on vient d'arracher à un sommeil profond. Il passa une main sur son visage et dans ses cheveux.
- Emma?
- Je suis désolé, Michael. J'aurais dû appeler.
Il cligna des yeux, aveuglé par le soleil.
- Quelque chose ne va pas?
- Non. Ecoute, je vais m'en aller. Je me promenais juste.
- Non, entre.
Il prit la main de la jeune femme tout en jetant un regard par-dessus sa propre épaule.
- Merde.
- Michael, vraiment, le moment est mal choisi. Je peux juste...
Elle s'arrêta sur le seuil et regarda autour d'elle.
- Oh là, tu as été cambriolé?
- Non.
Trop groggy pour se soucier des apparences, il lui prit le bras et l'entraîna vers la cuisine. Le chien aboyait toujours, faisant des bonds autour d'eux.
- Tu as dû recevoir des amis, décida-t-elle, un peu vexée qu'il ne l'eût pas invitée.
- Non, répondit-il. Pourvu qu'il y ait du café.
Il se mit à claquer les portes des placards, jusqu'à ce qu'Emma remarque une boîte de Maxwell House dans l'évier, à côté d'un paquet de chips.
- Tu veux que je...
- Non, répondit-il. Je peux faire du café. Conroy, si tu ne la fermes pas, je vais te nouer la langue autour du cou.
Il posa les chips sur le sol pour occuper le chien.
- Quelle heure est-il ?
- Midi et demi.
Michael regardait la cuiller en plastique qui lui servait à mesurer le café en fronçant les sourcils, comme s'il ne savait qu'en faire. Instinctivement, Emma leva son appareil et prit une photo.
- Désolée, dit-elle, quand il la foudroya du regard. C'est un réflexe.
Sans faire de commentaire, il se tourna pour fourrager un instant dans un placard. Il avait l'impression d'avoir mangé de la craie ; un orchestre de jazz résonnait dans sa tête et, plus grave que tout, il était à court de céréales.
- Michael...
Emma s'avança avec circonspection, non parce qu'elle était intimidée, mais parce qu'elle craignait d'éclater de rire.
- Veux-tu que je te prépare quelque chose à manger?
- Il n'y a rien.
- Assieds-toi, dit-elle en le poussant vers une chaise. Nous allons commencer par le café. Où sont les tasses?
- Dans la cuisine.
- Bon.
Elle finit par trouver de grands gobelets en carton et versa le breuvage, qui était aussi épais que de la boue. Il l'avala d'un trait et, la caféine faisant son effet, commença à la voir un peu mieux. Elle était sublime; vraiment sublime, dans son pantalon fluide bleu ciel et un petit chemisier à manches courtes. Ses cheveux flottaient sur ses épaules. C'était ainsi qu'il les préférait; il pouvait alors imaginer y glisser ses doigts. Mais, pourquoi avait-elle la tête dans le réfrigérateur?
- Qu'est-ce que tu fabriques? demanda-t-il.
- Je cherche de quoi composer un petit déjeuner. Tu as un œuf. Comment le veux-tu?
- Cuit.
- Il y a une poêle, quelque part?
- Je crois. Pourquoi?
- Pour rien.
Elle finit par la trouver et lui improvisa un sandwich avec un œuf au plat et un morceau de fromage déniché, entre deux denrées périmées, dans le réfrigérateur. Pour elle, Emma choisit un Ginger ale qui avait perdu une partie de ses bulles, et s'installa en face de lui.
- Michael, je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais depuis combien de temps vis-tu ainsi?
- J'ai acheté la maison il y a quatre ans, environ.
- Et tu es toujours vivant. Tu es un homme résistant.
- Je sais : il faudrait que je fasse nettoyer.
- Tu comptes louer des bulldozers ?
- C'est dur de se faire insulter quand on mange.
Il la regarda prendre une photo de Conroy, qui s'était rendormi, une patte posée en travers du paquet de chips.
- II ne signera jamais une décharge, remarqua-t-il.
Emma lui sourit.
- Tu te sens mieux?
- Presque humain.
- Je me baladais; j'ai décidé qu'il était temps de me remettre à travailler et j'ai pensé que tu aimerais peut-
être m'accompagner, pendant quelques heures.
Elle se sentait timide, tout à coup. C'était différent, maintenant qu'il était tout à fait réveillé.
- Je sais que tu as été très occupé, ces derniers temps.
- A combattre le crime, seul contre tous. Conroy, espèce de fainéant, va chercher.
Le chien ouvrit un œil et poussa un soupir presque humain, tandis qu'il se traînait hors de la pièce.
- Tu m'évitais depuis des semaines, Emma.
La jeune femme allait nier, mais elle se ravisa.
- C'est vrai. Je suis désolée. Tu as été un bon ami et…
- Si tu repars sur ces histoires d'amitié et de gratitude tu vas vraiment me mettre en colère, l'interrompit-il en prenant une cigarette dans le paquet que Conroy venait de déposer sur ses genoux.
- Je n'en parlerai plus.
- Bien.
Il se leva pour laisser sortir le chien et se mit à ouvrir des tiroirs, à la recherche d'un briquet ou d'allumettes.
Cela faisait six mois qu'il attendait ce moment. Six mois qu'il espérait voir Emma venir frapper à sa porte. Et maintenant qu'elle était là, il ne pouvait contenir sa fureur.
- Pourquoi es-tu venue? demanda-t-il.
- Je te l'ai dit.
- Tu voulais un peu de compagnie pendant que tu prenais des photos, et tu as pensé à ce bon vieux Michael Emma posa la bouteille de Ginger ale sur la table et se leva, très raide.
- De toute évidence, j'ai eu tort. Je suis désolée de t'avoir dérangé.
- J'entre et je sors, murmura-t-il. C'est une mauvaise habitude que tu as là, Emma.
- Je ne suis pas venue pour me disputer avec toi.
- Eh bien, c'est dommage ! Il y a un moment, déjà, que cette discussion aurait dû avoir lieu.
- Il fit un pas vers elle et elle recula instinctivement, ce qui acheva de le mettre hors de lui.
- Je ne suis pas Latimer, nom de Dieu! J'en ai pardessus la tête de te voir penser à lui, chaque fois que je m'approche de toi. Si nous devons nous battre, allons-y, mais ce sera toi et moi, et personne d'autre.
- Je ne veux pas me battre !
Avant de comprendre ce qu'elle faisait, Emma saisit la bouteille de Ginger ale et la jeta. Le verre explosa dans l'évier, tandis qu'elle regardait la mousse se réduire, stupéfaite de son geste.
- Tu en veux une autre? demanda-t-il.
- II faut que je m'en aille.
Elle voulut prendre son appareil photo, mais il posa la main sur son bras.
- Pas cette fois-ci, dit-il d'une voix vibrante de frustration. Tu ne t'en iras pas sans avoir entendu ce que j'ai à te dire.
- Michael...
- Tais-toi. J'ai envie de toi depuis des années. Le jour où je t'ai raccompagnée chez toi, après t'avoir repêchée dans l'eau, j'avais un tel béguin pour toi que je voyais à peine clair. Je n'avais pas dix-sept ans et pourtant, je n'ai pensé qu'à toi, pendant des semaines. Chaque jour, je hantais cette plage, espérant que tu allais revenir.
- Je ne pouvais pas, dit-elle.
- J'ai fini par m'en remettre. Je pensais t'avoir oubliée et puis tu es revenue. J'étais là, bien tranquille, à tondre la pelouse, et d'un seul coup, tu étais devant moi. Je pouvais à peine respirer. Merde, je n'étais plus un gamin et ce n'était pas un simple béguin.
- Tu me connaissais à peine, murmura Emma, envahie subitement par une myriade de sensations troublantes.
Il la regarda droit dans les yeux.
- Tu sais très bien que cela ne se résume pas à cela. Quand je t'ai embrassée, sur la plage, la seule fois où je t'ai embrassée, il s'est passé quelque chose. Je ne l'ai jamais oublié. Je n'ai jamais pu. Et puis tu es repartie de nouveau.
- Il le fallait.
- Peut-être. Ce n'était pas encore le moment. C'est ce que je me suis dit. Bon sang, je me répète la même chose depuis des années.
Il marcha vers elle, la sentit trembler quand il la prit par les bras, mais il ne la lâcha pas. Cette fois, il ne la lâcherait plus.
- Quand est-ce que ce sera le moment, Emma?
- Que veux-tu que je te dise?
- Tu le sais très bien.
- Je ne peux pas.
- Tu ne veux pas, corrigea-t-il. A cause de lui. Merde, à la fin ! Tu m'as brisé le cœur, quand tu l'as épousé, et j'ai dû vivre avec. On dirait que j'ai passé la majeure partie de ma vie à essayer de t'oublier. J'aurais peut-être fini par réussir, mais tu reviens toujours.
- Je... Je ne le fais pas exprès.
Michael continuait de fixer sur elle son regard intense, et elle sentit le souffle lui manquer.
- J'ai pensé que cette fois-ci, ce serait différent, reprit-il. J'allais faire en sorte que ce soit différent. Et puis… Quand j'ai découvert ce qu'il t'avait fait subir, j'ai cru devenir fou. Tous ces mois, j'ai eu peur de te toucher.
Je me disais qu'il te fallait du temps. Du temps pour te remettre. Ça suffit, maintenant.
Il l'attira contre lui et s'empara de ses lèvres.
39.
C'était différent de tout ce à quoi elle s'attendait. Elle était prisonnière des bras de Michael ; prise au piège de sa bouche, brûlante sur la sienne. Elle avait cru qu'elle serait révoltée, ou terrifiée, si un homme la serrait de nouveau contre lui. Mais ce qu'elle ressentait n'avait rien à voir avec le dégoût ou la peur; c'était une émotion si vive, si forte que la tête lui tourna : un courant de plaisir la transperça comme un fer de lance, et elle éprouva du désir.
Elle ne voulait pas s'y abandonner. Elle ne voulait plus jamais perdre le contrôle d'elle-même au profit de quelqu'un d'autre. Mais, avant qu'elle se fût débattue, Michael s'écarta.
Il ne dit rien. Il la regardait simplement. Les yeux écarquillés, le souffle court, Emma se tenait immobile devant lui. Oui, elle était prise au piège, songea-t-elle. Mais le plus important, le plus inattendu, c'était de vivre ces sensations dont elle avait, depuis longtemps, fait son deuil.
- Je ne veux pas que tu aies peur de moi, dit Michael.
La colère en lui s'était évanouie pour laisser place au seul besoin. Ce serait son choix, à elle. Emma le comprenait tout à coup. Si elle était prisonnière, c'était uniquement de ses propres désirs, ses propres rêves.
- Je n'ai pas peur, répondit-elle.
Les mains de Michael remontèrent jusqu'à son visage et, de nouveau, il posa les lèvres sur les siennes. Cette fois, le baiser était tendre et doux. Emma se détendit, en même temps que son pouls s'accélérait. Oui, c'était son choix. Un choix qu'elle avait mis trop longtemps à faire.
Michael sentit la transformation s'opérer lentement, tandis que le corps de la jeune femme fondait contre le sien. Lui-même tremblait de tous ses membres, et, lorsqu'elle glissa les bras autour de son cou, cherchant sa bouche, il la souleva contre lui et la porta vers sa chambre.
Les stores étaient baissés, si bien que le soleil ne pénétrait dans la pièce qu'adouci, tamisé par les lattes de bois.
Emma essaya de ne pas se raidir, quand il la posa sur le lit. Tout irait vite, maintenant. Elle voulait qu'il continue à l'embrasser et à la serrer contre lui. Mais elle savait bien qu'il n'en serait rien. Elle croyait savoir...
Michael s'allongea près d'elle. Il ne roula pas sur elle en tirant sur ses vêtements. De nouveau, sa bouche effleura la sienne, autant pour la séduire que pour la rassurer. Elle paraissait si fragile.
Avec un petit gémissement de plaisir, il taquina ses lèvres de la langue, très doucement. Confuse, Emma attendait qu'il prenne et il continuait à donner.
Ses mains glissèrent sur elle, lui arrachant des frissons. Mais elle n'avait pas peur. Comment aurait-elle pu? Il n'était que générosité et compassion. Le plaisir la parcourut tout entière, si profond qu'elle s'accrocha à Michael.
Pour la première fois de sa vie, elle éprouvait le désir; le désir du corps d'un homme ; ce désir qu'elle s'était crue incapable de ressentir. Elle ancra ses mains dans les cheveux de son compagnon, attirant de nouveau sa bouche sur la sienne, afin de se perdre dans ces baisers brûlants.
Puis, il se dégagea, lui arrachant un soupir de protestation.
- Je veux te regarder, dit-il. Il y a si longtemps que j'en ai envie.
Elle ne sut que le fixer, émerveillée, tandis qu'il brossait doucement ses longues mèches blondes entre ses doigts, admirant la manière dont elles retombaient sur l'oreiller. Sans la quitter des yeux, il défit les boutons de son chemisier. Plus il voyait la confusion sur son visage, plus il éprouvait le besoin de redoubler de tendresse.
Elle leva une main pour se couvrir, mais il la prit et baisa ses doigts, avant de poser les lèvres sur son sein.
Un grognement rauque lui échappa. Sa poitrine était petite et ferme. Et si douce. Sa peau s'enflammait à la moindre caresse et il entendait son souffle rapide. Elle se cambra vers lui pour l'aider à la débarrasser de son chemisier.
La bouche de Michael était partout, et Emma frissonnait sous la chaleur vivante de ses lèvres. Elle sursauta, quand il mordilla son cou, ses épaules, en proie à une sorte de délire. Lentement, il fit glisser le long de ses jambes le pantalon qu'elle portait encore, suivant le chemin de ses mains avec ses lèvres.
Oh oui, elle désirait. Pour la première fois. Jusqu'alors, elle n'avait fait qu'en rêver. Le corps d'Emma était couvert de sueur; il tremblait d'un besoin violent et primaire et Michael continuait à caresser et embrasser, au point que la jeune femme s'agrippait aux draps.
La chaleur était insupportable et pourtant, elle voulait davantage. Soudain, comme les doigts de Michael s'aventuraient en haut de ses cuisses, le corps d'Emma fut pris de convulsions. Elle ne pouvait plus respirer. Un grondement fantastique lui emplit la tête, avant de la parcourir tout entière. A la fois triomphante et terrifiée, elle arqua son corps à la rencontre de la jouissance, avant de retomber sur le lit, pantelante.
- Mon Dieu, tu es si douce.
Lui-même pouvait à peine respirer, tandis qu'il scellait de nouveau leurs lèvres en un baiser délirant. Les frissons de la jeune femme n'avaient pas encore cessé qu'il l'emportait de nouveau vers des sommets de sensations.
Elle voulait hurler son nom, mais ne put que le chuchoter.
- Michael.
Dans sa fièvre, elle poussa un cri et jeta la main de côté, envoyant un objet s'écraser sur le sol.
- Dis-le-moi.
Il voulait l'entendre. Il était tendu comme un arc, la pression le rendait fou, mais il se retenait encore.
- Regarde-moi et dis-le-moi.
Elle ouvrit les yeux et se reconnut dans le regard gris penché au-dessus d'elle.
- Viens, dit-elle. J'ai envie de toi.
Tendant les mains, elle attira sa bouche sur la sienne et poussa un cri, quand il entra en elle.
Elle dormit une heure, épuisée, en travers du lit. Michael était resté longtemps à la contempler, caressant ses cheveux et se demandant comment la garder dans sa vie. Il avait beau l'aimer depuis des années, rien ne l'avait préparé au bonheur inouï de devenir son amant, il l'avait imaginé. Des millions de fois. Mais il n'avait pu alors la comparer qu'aux femmes qu'il connaissait.
Il n'y avait personne comme Emma.
S'il devait supplier, il supplierait. S'il devait se battre, il se battrait. Mais il ne la perdrait pas de nouveau.
Quand elle se réveilla, il était parti. Elle demeura allongée sur le ventre, essayant de s'habituer à ce qui venait d'arriver. Etait-il possible qu'elle eût ressenti toutes ces choses, fait toutes ces choses, sans un moment de regret ou d'hésitation? Encore ce matin, elle était convaincue de ne plus jamais vouloir qu'on la touche. Et pourtant, aujourd'hui, elle avait été caressée, aimée véritablement, pour là première fois.
Le sourire aux lèvres, elle roula sur le dos, envisageant de se lever et de s'habiller pour aller le retrouver.
C'est alors que la porte s'ouvrit.
- Ah, tu es réveillée.
Michael entra en portant un pack de Coca-Cola et une boîte de poulet frit.
- J'ai pensé que tu aurais peut-être faim.
Il avait enfilé un T-shirt sur son jean, mais il était pieds nus. Sans lui donner le temps de répondre, il se pencha sur elle et l'embrassa jusqu'à lui faire tourner la tête.
- Nous allons faire un petit pique-nique.
- Un pique-nique? répéta Emma. Où ça?
- Ici même, répondit-il en posant la boîte de poulet au milieu des draps. Comme ça, les voisins ne seront pas choqués parce que tu es nue.
Elle rit.
- Je pourrais m'habiller.
Il s'installa en face d'elle et la regarda longuement.
- Je préférerais vraiment que tu n'en fasses rien.
Souriant, il décapsula une bouteille de Coca-Cola. Puis, il alluma la radio, sur la table de chevet, et défit le couvercle du récipient de plastique, avant d'y piocher une cuisse.
- Tu n'as pas faim?
Elle le regarda dévorer avec enthousiasme et passa une main dans ses cheveux.
- Je ne peux pas manger toute nue.
- Bien sûr que si.
Il lui tendit le pilon. Emma se redressa sur un coude, prit une bouchée, et rit de nouveau.
- Non, vraiment, je ne peux pas.
Michael laissa tomber son poulet dans la boîte et se débarrassa de son T-shirt, avant de le passer au-dessus de la tête de la jeune femme.
- C'est mieux ?
- Beaucoup mieux, répondit-elle en glissant ses mains dans les manches, troublée de sentir l'odeur de Michael sur sa peau. Je n'avais encore jamais pique-niqué au lit.
- C'est le même principe que sur une couverture à la plage. On mange, on écoute de la musique, et ensuite, je fais l'amour avec toi. De cette façon, on évite le sable.
Elle prit la bouteille qu'il lui présentait et but une longue rasade.
- Je ne sais pas comment tout cela est arrivé.
- Ce n'est pas grave. Je me ferai un plaisir de rejouer toute la scène rien que pour toi.
- Est-ce que c'était...
Elle s'interrompit, toute rougissante.
- Tu n’allais pas me demander si c'était bien pour moi, si ?
- Non.
Il la regardait, le visage fendu d'un large sourire.
- Enfin, en quelque sorte, reprit-elle, avant de reprendre une bouchée de poulet. Peu importe.
Michael était heureux. Avec elle, avec lui-même, avec le monde entier. Il fit courir un doigt le long du bras nu d'Emma.
- Tu veux une échelle de un à dix?
- Arrête, Michael.
- J'aime autant, parce que, vois-tu, tu as fait exploser tous les barèmes.
Elle rougit de plus belle.
- Je n'avais jamais connu ça, avant, murmura-t-elle. Je n'avais jamais... Je ne pensais pas que je pouvais...
Elle s'interrompit, prit une profonde inspiration et se lança :
- Je croyais que j'étais frigide.
Michael se retint de rire, puis il vit l'expression sérieuse de son visage. Encore Latimer, se dit-il avec fureur.
- Eh bien, tu te trompais, s'écria-t-il avec juste la bonne dose de désinvolture.
Relevant la tête, Emma sourit.
- Si j'avais suivi mon instinct, le jour où tu m'as embrassée, sur la plage, je l'aurais découvert il y a bien longtemps.
- Si tu le suivais, maintenant?
Elle hésita. Se redressant sur les genoux, elle noua ses bras autour du cou de Michael et l'embrassa. Celui-ci jeta sa cuisse de poulet par-dessus son épaule et ils roulèrent sur le lit en riant.
- Reste cette nuit.
Le soleil avait largement entamé sa descente, quand elle se leva pour s'habiller.
- Pas ce soir. J'ai besoin de réfléchir.
- Je craignais le moment où tu recommencerais à réfléchir.
Il l'attira contre lui.
- Je t'aime, Emma. Si tu réfléchissais à ça?
Elle ferma les yeux.
- J'ai besoin que tu me croies, insista Michael.
- Je veux te croire, lui dit-elle. C'est de mon jugement à moi que je me méfie. Il n'y a pas si longtemps, j'ai cru que Drew m'aimait et que je l'aimais. J'avais tort dans les deux cas.
- Nom de Dieu, Emma!
Il marcha vers la fenêtre et releva le store. Le crépuscule pénétra dans la chambre.
- Je ne fais pas de comparaison, murmura-t-elle.
- Ah non?
- Non.
Il ne pouvait pas comprendre la distance qu'elle avait déjà parcourue, pour pouvoir s'approcher de lui et poser ainsi la joue contre son dos.
- C'est de moi que je me méfie. Mes problèmes n'ont pas commencé avec Drew. Je dois être sûre de ce que je veux, avant de me lancer dans quoi que ce soit.
- Je ne me contenterai pas d'une journée avec toi, Emma.
Elle poussa un soupir contre l'épaule de son amant.
- Papa et Beverly doivent bientôt rentrer à Londres.
Il se retourna brusquement, le regard brillant de colère.
- Si tu penses t'en aller avec eux, tu te trompes.
- Ne joue pas à m'intimider, Michael. J'ai dépassé ce stade.
Elle marqua une pause.
- J'envisage de garder la maison sur la plage. Ils ont besoin de reprendre leur vie et je dois, de mon côté, décider ce que je compte faire avec la mienne.
C'est au moment de prononcer ces paroles qu'elle venait de prendre conscience de leur bien-fondé.
- Tu me demandes de m'éloigner?
- Ne va pas trop loin.
Elle l'entoura de ses bras.
- Je ne veux pas te perdre. De cela, au moins, je suis certaine. Mais je ne sais pas encore que faire avec ce qui vient de nous arriver. Peut-on laisser les choses comme elles sont, encore un moment?
- Soit. Mais comprends bien, Emma, que je n'attendrai pas indéfiniment.
- Moi non plus.
40.
Michael raccrocha brutalement, furieux contre le monde entier. Il avait besoin d'un témoin pour faire tomber un malfrat qui leur donnait du fil à retordre depuis des mois, mais le seul qui pût les aider était mort de trouille. En attendant qu'il se décide, l'affaire traînait en longueur.
- Hé, Kesselring, tu n'as pas donné tes dix dollars pour notre petite sauterie de Noël, dit un policier en passant devant son bureau.
Michael grinça des dents. La prochaine fois qu'il entendrait le mot « Noël », il descendrait quelqu'un, de préférence le Père Noël en personne.
- McCarthy m'en doit vingt, grommela-t-il. Tu n'as qu'à les lui demander.
- Toujours d'une humeur de chien parce que ta copine va passer les fêtes à Londres? intervint McCarthy en entendant parler de lui. Détends-toi, Kesselring. Le monde est plein de blondes.
- Va te faire voir.
McCarthy posa une main délicate sur son cœur.
- Ce doit être l'amour.
L'ignorant, Michael étudia une enveloppe de papier bulle qui venait d'atterrir sur son bureau, avec le reste du courriel. Remarquant le cachet de la poste, il fronça les sourcils. Elle avait été envoyée de Londres, justement, et portait le tampon d'un cabinet juridique. Qui pouvait bien lui écrire d'Angleterre, au moment précis où il vouait le pays entier aux gémonies pour lui avoir enlevé Emma pour deux semaines? A l'intérieur, il trouva une lettre d'explication et une enveloppe aux couleurs de l'arc-en-ciel. Au dos, étaient gravés une adresse et le nom de Jane Palmer.
Il avait beau ne pas être superstitieux, il hésita un instant avant de l'ouvrir, pensant à des messages d'outre-tombe. Enfin, il la décacheta et lut le contenu. Moins de cinq minutes plus tard, il se tenait dans le bureau de son père, qui lisait à son tour le message.
Cher Détective Kesselring,
Vous étiez chargé de l'enquête sur la mort du fils de Brian McAvoy. Je suis sûre que vous n'avez pas oublié cette affaire. Moi aussi, je m'en souviens. Si vous êtes toujours intéressé, vous devriez venir me voir à Londres. Je sais tout. C'était mon idée, mais ils ont tout raté. Si vous êtes prêt à payer certaines informations, nous pouvons nous entendre.
Sincèrement vôtre,
Jane Palmer.
- Qu'en penses-tu? demanda Michael.
- Peut-être savait-elle quelque chose, répondit Lou en ajustant ses lunettes, avant de relire la lettre. Elle était à des milliers de kilomètres, la nuit du meurtre, mais...
Il s'était toujours demandé...
- Le premier cachet de la poste a été apposé quelques jours avant la découverte du corps. D'après les avocats, la lettre s'est perdue à cause de l'adresse incomplète, avant de revenir à l'expéditeur. On a retrouvé l'enveloppe parmi les papiers de Jane Palmer. Plus de huit mois, marmonna Michael en secouant la tête.
- Même si elle nous était parvenue sous huit jours, je doute que cela ait changé quelque chose. Elle était déjà morte, de toute façon.
- Si elle savait vraiment qui a tué le gosse, on lui a peut-être réglé son compte. Quelqu'un qui aurait ignoré l'existence de cette lettre. Je veux voir les rapports, parler au flic qui s'est occupé de l'enquête, là-bas.
Lou tourna la feuille de papier dans sa main. Il était inutile de rappeler à Michael que la missive lui était adressée, à lui.
- C'est la première piste que nous ayons depuis près de vingt ans, murmura-t-il, tandis que lui revenait le visage d'un petit garçon.
Il leva la tête et regarda son fils.
- Tu vas te rendre à Londres.
Emma travailla la pâte des cookies à pleines mains, avant de l'aplatir avec le rouleau. Elle avait toujours adoré Noël, mais ne l'avait pas passé avec sa famille depuis son enfance. La cuisine sentait bon la cannelle et le sucre brun, et Beverly mesurait les ingrédients pour le pudding traditionnel. Dehors, il neigeait.
Pourtant, la jeune femme avait le cœur ailleurs, à quelque neuf mille kilomètres : avec Michael. Sans s'en apercevoir, elle poussa un soupir, et Beverly leva les yeux vers elle en souriant
- Il te manque à ce point?
Emma sursauta, rougissant un instant d'être aussi transparente.
- Je ne l'aurais pas cru, dit-elle, sans chercher à nier. C'est idiot. Deux semaines, ce n'est pas bien long.
Elle venait de disposer sur une plaque une partie des cookies découpés à l’emporte-pièce; elle la glissa dans le four, avant de régler le minuteur.
- D'ailleurs, il était bon que je m'éloigne un peu. Je ne veux pas m'investir trop vite.
- Katherine dit que tu fais des progrès remarquables.
- Je le crois, en effet Je lui suis vraiment reconnaissante d'être restée avec moi, ces deux derniers mois. Je ne lui en ai pas toujours su gré, admit-elle avec un petit sourire. En fait, parler m'a beaucoup aidée.
- Tes rêves continuent à te tourmenter?
- Moins souvent. Et puis je me suis remise sérieusement au travail. Le livre commence à prendre forme.
C'est fou, quand on y pense. L'année dernière, Noël fut un cauchemar. Cette année, c'est presque parfait.
Elle leva les yeux en entendant s'ouvrir la porte de la cuisine et lâcha l'emporte-pièce, qui tomba sur le sol avec fracas.
- Michael?
- On m'a dit d'entrer ici directement.
Elle ne réfléchit pas. A quoi bon ? Avec un cri de joie, elle courut se jeter dans ses bras et l'embrassa.
- Je ne peux pas croire que tu es là !
Elle se dégagea avec un éclat de rire, et se mit à l'épousseter.
- Je t'ai mis de la farine partout.
- Il y a plein d'occupations qui m'attendent ailleurs, dit Beverly en s'essuyant les mains à un torchon.
- Tu m'avais dit que tu ne pouvais pas venir, reprit Emma.
- Il y a eu un changement de programme.
Beverly sortie, Michael l'attira de nouveau contre lui. II voulait retrouver le goût de ses lèvres.
- Joyeux Noël, murmura-t-il.
- Combien de temps peux-tu rester?
- Deux jours.
Il jeta un coup d'œil vers la cuisinière.
- C'est quoi, ce bruit?
- Oh ! mes cookies ! s'écria-t-elle en se précipitant vers le four pour en sortir la plaque. Je pensais à toi, en les faisant. Je me désolais que tu sois aussi loin.
Elle le regarda par-dessus son épaule.
- Si tu veux, je repartirai avec toi.
- Tu sais bien que je le veux, répondit-il en prenant la natte de la jeune femme dans sa main. Mais je comprends aussi que tu aies besoin de passer du temps avec ta famille. J'attendrai ton retour.
- Je t'aime, murmura-t-elle.
Les mots avaient jailli de son cœur et de ses lèvres avec une telle spontanéité qu'Emma en fut la première stupéfaite.
- Répète ça, dit-il.
Il la contemplait avec une telle intensité qu'elle se tourna vers lui et prit son visage entre les mains.
- Je t'aime, Michael. Je suis désolée d'avoir mis autant de temps à l'admettre.
Sans rien dire, il la serra contre lui. L'espace d'un moment, tout ce qu'il désirait au monde fut dans le cercle de ses bras.
- Je le savais, quand je t'ai vu à mon vernissage, à New York. Dès que tu es apparu, je l'ai su, poursuivit-elle en enfouissant son visage dans le cou de son amant. J'avais peur. On dirait que j'ai passé la majeure partie de ma vie à avoir peur. Et puis, tu as poussé la porte, là, et tout est devenu évident.
- Tu ne vas plus pouvoir te débarrasser de moi, désormais.
- Tant mieux.
Elle leva la tête vers lui.
- Tu veux goûter un de mes cookies?
Il inventa des excuses. Michael n'aimait pas mentir à Emma, mais il préférait ne pas parler encore de l'affaire qui l'avait amené à Londres. Son collègue britannique était poli et l'accès aux archives aussi compliqué qu'en Amérique. Au bout de deux heures, on lui dit qu'il devrait revenir le lendemain pour examiner les dossiers.
Autant de temps qu'il mit à profit pour visiter la capitale anglaise. Emma, ravie, l'entraîna de la Tour de Londres à Piccadilly, sans oublier la relève de la garde devant Buckingham Palace. Bien qu'il se fût laissé aisément convaincre de rester chez les McAvoy, Michael avait conservé sa chambre d'hôtel, et les deux amants y passèrent un doux moment, après leur tour effréné de la ville.
Le dossier concernant la mort de Jane Palmer n'apporta aucun élément nouveau. L'enquête de routine avait conclu à la mort par inadvertance. La balistique avait découvert, outre les empreintes de Jane, celles de son ancienne femme de ménage et du dealer qui avait trouvé le corps, mais les deux avaient fourni des alibis indestructibles. Les voisins ne se gênèrent pas pour exprimer tout le mal qu'ils pensaient de la morte ; cela dit, ils n'avaient rien remarqué, la nuit du décès.
Michael étudia les photos de la chambre. Même lui s'étonna qu'on pût vivre dans une telle saleté.
- C'était une vraie porcherie, commenta l'inspecteur Carlson, qui s'était chargé de l'affaire. Je n'avais jamais rien vu de pareil. Sans parler de la puanteur. La femme avait cuit dans son jus pendant deux jours.
- Pas d'autres empreintes que les siennes sur la seringue ?
- Non. Elle s'est piquée elle-même. On a envisagé le suicide, mais l'hypothèse ne tenait pas la route. Nous avons conclu que dans sa hâte à se shooter, elle avait oublié de couper l'héroïne.
- Comment se l'est-elle procurée? Par l'intermédiaire de ce type, Hitch ?
L'inspecteur fit la moue.
- Non. C'est une petite pointure. Il n'a pas les contacts qu'il faut pour revendre de la pure comme ça.
- Qui, alors?
- Cela n'a pas été établi de façon certaine. Elle a pu l'acheter elle-même. Elle était assez connue, à une époque ; elle avait des relations.
- Vous avez vu la lettre qu'elle a envoyée à notre département?
- C'est pourquoi nous sommes prêts à rouvrir le dossier. Si vraiment nous avons là un meurtre lié à un assassinat perpétré dans votre pays, vous aurez notre entière coopération. Cela remonte à près de vingt ans, mais personne n'a oublié ce qui est arrivé au petit Darren McAvoy.
Non, personne n'avait oublié, se dit Michael, assis dans le bureau de Brian, qui déchiffrait à son tour la lettre de son ancienne maîtresse.
Un feu crépitait joyeusement dans la cheminée et de vastes fauteuils étaient disposés devant l'âtre. On voyait partout des récompenses et des disques d'or ou de platine, les uns alignés sur des étagères, les autres suspendus aux murs. Il y avait aussi dans la pièce quelques cartons témoignant de l'installation récente de Brian dans la maison.
Michael attendit qu'il relève la tête pour parler :
- J'en ai discuté avec mon père et il nous a semblé que vous deviez être mis au courant.
Bouleversé, Brian chercha une cigarette.
- Vous pensez que c'est une piste sérieuse?
- Oui.
Trouvant enfin une boîte d'allumettes, Brian en fit craquer une. Il y avait une bouteille de whisky irlandais, dans le dernier tiroir de son bureau. Encore scellée. Brian tenait là une bonne occasion de se mettre à l'épreuve.
Depuis qu'il avait cessé de boire, six semaines et trois jours plus tôt, il n'avait jamais eu autant envie de se servir un verre.
- Je croyais savoir de quoi elle était capable, murmura-t-il. Je ne comprends pas. Si elle était vraiment mêlée... Pourquoi aurait-elle voulu lui faire du mal à lui ?
Il enfouit son visage dans ses mains.
- C'est moi qu'elle visait. C'est moi qu'elle voulait faire souffrir.
- Nous continuons à croire qu'il s'agissait d'un accident, dit Michael. Logiquement, le kidnapping et la rançon que vous auriez payée étaient les seuls mobiles.
- Je lui donnais déjà de l'argent pour Emma.
Il se frotta le visage avec ses mains, avant de les laisser retomber sur son bureau.
- Elle aurait tué la petite, elle lui aurait tordu le cou sous mes yeux ; elle en était capable, dans un accès de rage. Mais de là à fomenter une chose pareille... Je ne peux pas le croire.
- On l'a aidée.
Brian se leva et se mit à faire le tour de la pièce. Celle-ci était pleine de preuves tangibles de son succès, des preuves que sa musique était importante. Il y avait des douzaines de photos de lui avec les Devastation, hier et aujourd'hui, ou en compagnie d'autres chanteurs, des célébrités, des politiciens auxquels il avait apporté son soutien.
Au milieu des clichés, un portrait encadré représentait Emma et son fils disparu, assis au bord d'une petite rivière et riant dans la lumière du soleil. Ces deux vies, aussi, il les avait créées.
Les vingt dernières années s'évanouirent brusquement et il se revit ce jour-là, dans l'herbe, écoutant les rires de ses enfants.
- Je croyais avoir laissé tout cela derrière moi, dit-il, avant de se détourner de la photo. Beverly ne doit rien savoir, pour l'instant. Je lui parlerai quand je jugerai le moment opportun.
- Comme vous voudrez. Je tenais juste à vous prévenir que je vais rouvrir le dossier.
- Etes-vous aussi tenace que votre père?
- Je voudrais le croire.
- Et Emma? Devra-t-elle encore subir toutes sortes d'interrogatoires ?
- Je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour la ménager.
A défaut de whisky, Brian décapsula une bouteille de Ginger ale. Il en proposa à Michael, mais celui-ci refusa d'un signe de tête.
- Beverly pense que vous êtes amoureux d'elle.
- Je le suis. Je veux l'épouser, dès qu'elle sera prête.
Brian avala une longue rasade. Une soif inextinguible lui asséchait la gorge.
- Je ne voulais pas qu'elle s'acoquine avec Latimer. Pour toutes les mauvaises raisons. Je me suis bien souvent demandé ce qui serait arrivé, si je ne m'étais pas opposé aussi ouvertement à leur relation. Aurait-elle attendu?
- Latimer s'intéressait à vous et à ce que vous pouviez faire pour lui. Je ne m'intéresse qu'à Emma Depuis toujours.
En soupirant, Brian retourna s'asseoir.
- Elle a toujours représenté la partie la plus belle et la plus constante de ma vie. Quelque chose que j'ai fait sans y penser et qui s'est révélé absolument parfait.
Il considéra Michael avec l'ombre d'un sourire.
- Vous m'avez rendu terriblement nerveux, le jour où Emma vous a ramené dans cette monstrueuse baraque de P.M., à Beverly Hills. Je vous ai regardé et j'ai pensé : « Ce garçon va me prendre Emma. » C'est sûrement le sang irlandais. Il semble que nous soyons tous ivrognes, poètes ou prophètes. J'aurai été les trois.
- Je peux la rendre heureuse.
- En tout cas, je saurai vous le rappeler.
Il reprit la lettre de Jane.
- J'ai beau vouloir de toutes mes forces que vous découvriez qui a tué mon fils, j'attache plus d'importance encore au bonheur d'Emma.
- Papa, P.M. et Annabelle sont là avec le bébé. Oh, pardon, dit Emma, qui venait d'ouvrir la porte à la volée.
Je ne savais pas que tu étais là, Michael.
- Quand je suis rentré, tu étais déjà partie faire des courses, répondit celui-ci, qui se leva aussitôt, et, prenant la lettre des mains de Brian, la glissa naturellement dans sa poche.
- Que se passe-t-il?
- Rien, répondit Brian.
Il fit le tour du bureau pour aller l'embrasser.
- Je mettais un peu Michael sur le gril. Il paraît qu'il a des idées, en ce qui concerne ma fille.
Elle sourit, prête à le croire, avant de surprendre son regard
- Papa, qu'y a-t-il?
- Je viens de te le dire, répondit Brian, essayant de l'entraîner hors de la pièce.
Mais Emma se tourna vers Michael.
- Je ne veux pas qu'on me mente.
- C'est vrai que j'ai des idées, en ce qui concerne sa fille renchérit celui-ci.
- Me laisseras-tu voir la lettre qui est dans ta poche?
- Oui, mais je préférerais le faire plus tard.
- Papa, tu veux bien nous laisser seuls, un moment.
- Emma...
- S'il te plaît.
A contrecœur, Brian sortit et referma la porte derrière lui.
- J'ai confiance en toi, Michael, reprit la jeune femme. Si tu me dis que papa et toi n'avez parlé de rien d'autre que de notre relation, je te croirai.
Michael hésita. Il voulait mentir. Il en fut incapable.
- Non, ce n'est pas tout ce dont nous avons parlé. Assieds-toi, Emma.
Elle obéit, craignant le pire. Sans un mot, Michael sortit la lettre de sa poche.
Emma se sentit soudain glacée en voyant le nom sur l'enveloppe. Un message d'outre-tombe, se dit-elle. Le dos très droit, elle parcourut la missive.
Michael l'observait. Elle ressemblait beaucoup à son père, dans les expressions de son visage, dans la manière dont la peine envahissait son regard, dans la dignité silencieuse avec laquelle elle accusait le choc.
Lentement, elle replia la lettre et la lui rendit.
- C'est pour ça que tu es venu ?
- Oui.
- Je pensais que tu ne pouvais pas rester loin de moi, murmura-t-elle d'un ton blessé.
- Je ne peux pas, en effet.
Elle baissa la tête de nouveau.
- Tu crois ce qu'elle avance?
- Il ne m'appartient pas d'en juger, répondit-il avec prudence. C'est une piste et je la suis.
-
Moi, j'y crois, poursuivit Emma, qui revoyait le visage amer de Jane, au seuil de sa maison. Elle ne pensait qu'à faire du mal à papa. Elle voulait qu'il souffre. Je me rappelle encore les regards qu'elle lui lançait, le jour où il m'a emmenée. Je n'étais qu'un bébé et pourtant, je m'en souviens.
Elle secoua la tête, respirant péniblement.
- Comment peut-on à la fois aimer et haïr une personne à ce point ? Comment peut-on se servir de ses sentiments et les déformer au point de prendre part au meurtre d'un petit garçon? Plus de vingt ans ont passé et elle continue à le harceler de sa hargne.
Michael s'accroupit auprès d'elle.
- C'est possible, mais elle a peut-être initié un processus qui va nous aider à découvrir qui l'a tué, et pourquoi.
- Je le sais, moi, murmura Emma en fermant les yeux. C'est enfoui quelque part au fond de moi, mais je le sais. Et cette fois, je vais tout faire pour que cela remonte à la surface.
Elle entendit la musique. Elle était dans le couloir sombre et elle serrait Charlie contre sa poitrine. Darren pleurait. Elle voulait retourner se coucher, dans son petit lit, près de sa lampe Mickey, mais elle avait promis de s'occuper de son petit frère.
Elle fit un pas en avant, mais son pied ne toucha pas le sol. C'était comme si elle flottait sur un nuage sombre.
Elle entendait siffler les choses, autour de ses oreilles. Ces choses qui dévoraient les vilaines petites filles, comme lui avait dit sa maman.
Dans quelle direction aller? Il faisait noir et il y avait des bruits de tous côtés. Et celte musique qui ne s'arrêtait pas Elle marcha vers les cris de son frère, essayant de se faire aussi petite que possible afin que personne ne la voie.
La main sur la poignée, elle la tourna doucement. Poussa la porte.
Des mains la happèrent, lui tordant les bras.
- Je t'avais dit de ne pas t'en aller, Emma.
Les doigts autour de sa gorge, Drew serrait.
- Je t'avais dit que je te trouverais.
- Emma! cria Michael, l'attirant contre lui. Emma, réveille-toi, c'est un cauchemar.
Elle ne pouvait pas respirer. Elle avait beau savoir où elle se trouvait, qui l'enlaçait, il lui semblait sentir encore les mains de Drew autour de son cou.
- La lumière, gémit-elle. S'il te plaît, allume la lumière.
- D'accord. Attends.
Il parvint à atteindre l'interrupteur de la lampe, sans pour autant lâcher sa compagne.
- Là. Et maintenant, regarde-moi, Emma. C’était un rêve, dit-il. Tu es avec moi.
Elle tressaillait encore. Son visage était blanc comme le marbre et brillant de sueur.
- Ça va, murmura-t-elle.
- Je vais te chercher un peu d'eau.
Emma le vit disparaître dans la salle de bains contiguë et remonta ses genoux contre sa poitrine. Elle était à l'hôtel, avec Michael. Elle avait souhaité passer une nuit seule avec lui, avant qu'il reparte pour les Etats-Unis.
- Tiens, dit-il en lui tendant un verre.
Il la regarda boire. Il était presque aussi secoué qu'elle. Emma avait paru étouffer dans son sommeil, haletant, suffoquant, comme pour libérer l'air qui était coincé dans sa gorge.
- Je suis désolée, dit-elle enfin.
- Ça t'arrive souvent?
- Trop souvent.
- C'est pour cela que tu ne voulais jamais passer la nuit avec moi, jusqu'ici?
Elle haussa les épaules, fixant son verre d'un air misérable.
Michael la contempla un instant, avant de s'installer dans le lit et de l'attirer contre lui.
- Raconte, dit-il simplement.
Quand elle eut terminé, il continua à regarder droit devant lui. Elle était calme, à présent. Il le sentait à sa façon de respirer. Quant à lui, il était tendu comme un arc.
- La lettre a dû tout déclencher, reprit-elle. Longtemps, j'ai prié pour que les cauchemars cessent.
Maintenant, je veux voir. Je veux franchir cette porte et voir derrière.
Il pressa ses lèvres contre la tempe de la jeune femme.
- Tu as confiance en moi?
- Oui, répondit-elle en se blottissant plus près de lui.
- Je te promets de faire tout mon possible pour découvrir qui est responsable de la mort de ton frère.
- C'est arrivé il y a si longtemps.
- J'ai quelques idées. Nous verrons bien où elles mènent.
Elle se sentait bien, nichée au creux de ses bras. Si seulement ils pouvaient ne plus jamais bouger.
- Je sais que j'avais promis de revenir très vite, mais je dois rester ici quelque temps, Michael. J'ai besoin de parler à Catherine.
Il ne répondit pas tout de suite, essayant de s'habituer à l'idée qu'il allait devoir, encore, se séparer d'elle.
- Pendant que tu seras ici, réfléchis à nous. Décide si tu te sens à même d'épouser un flic.
Il plongea son regard dans celui de la jeune femme.
- Penses-y très fort, d'accord?
- Oui.
Elle noua les bras autour de son cou.
- Fais-moi l'amour, Michael.
Le club était bruyant, encombré de jeunes corps serrés, qui dans des jeans étroits, qui dans des minijupes. Les décibels hurlaient et l'alcool était coupé d'eau. Des couples côte à côte devaient hurler pour s'entendre parler; les drogues et l'argent s'échangeaient aussi aisément que des numéros de téléphone.
Ce n'était pas le genre d'endroit qu'il affectionnait, mais il était venu, malgré tout. Il se glissa à une petite table, dans un coin et commanda un scotch.
- T'aurais pu trouver un endroit un peu plus approprié.
Son compagnon sourit et avala une rasade de whisky, avant d'allumer une cigarette à l'aide d'un briquet en or gravé à ses initiales.
- Quel meilleur endroit pour évoquer des secrets qu'en public ? Alors, il semblerait que Jane t'ait pris de vitesse.
- Si tu fais allusion à la lettre, je suis au courant.
- Tu es au courant, mais tu n'as pas jugé bon de m'en parler?
- En effet.
- Tu ferais pourtant bien de ne pas oublier que ce qui te concerne me concerne tout autant
- Cette lettre n'implique que Jane, et en aucun cas toi ou moi. Comme elle est morte, je ne vois vraiment pas où est le problème.
Il attendit que la serveuse ait apporté son verre.
- Il y a autre chose qui pourrait bien se révéler plus urgent. Emma fait des rêves troublants.
L'homme rit et souffla de la fumée entre ses dents.
- Les rêves d'Emma ne me dérangent pas.
- Ils devraient, pourtant; ils nous concernent, tous les deux, bien plus que les gribouillis de Jane. Elle est en thérapie avec la psychiatre qui s'est occupée de Stevie Nimmons.
Il but une gorgée de son scotch et ne le jugea même pas digne d'arroser des plantes.
- Il semble qu'elle commence à se rappeler certaines choses.
Le visage de son interlocuteur changea. Il y eut la peur, d'abord, puis une bouffée de colère.
- Tu aurais dû me laisser la tuer, il y a des années.
- Ce n'était pas nécessaire, à l'époque. Mais cela pourrait bien le devenir, aujourd'hui.
- Je n'ai pas l'intention de me salir les mains, mon vieux. Occupe-toi d'elle.
- Je me suis occupé de Jane. Pour l'instant, je crois qu'il suffit de surveiller Emma. Si la situation évolue, ce sera à toi de voir.
- D'accord. Je ne le ferai pas parce que tu me l'ordonnes, mais parce que j'ai une dette envers elle.
- Monsieur Blackpool, vous voulez bien me signer un autographe ?
Celui-ci posa son briquet et sourit à la jolie rousse, qui venait de se pencher vers lui.
- Mais avec plaisir.
41.
A travers la fenêtre du salon, Emma regardait fondre les dernières neiges du mois de janvier.
- Michael veut que je l'épouse, dit-elle.
- Qu'en pensez-vous? demanda Katherine, haussant à peine un sourcil.
Emma faillit sourire en entendant cette question que la psychiatre devait poser à tous ses patients, à un moment ou à un autre.
- Oh, des tas de choses, répondit-elle. Je ne suis pas vraiment surprise. Je savais qu'il attendait, depuis longtemps, le moment de me demander en mariage. Quand je suis avec lui, je me prends à croire que ça pourrait marcher. Une maison, une famille. C'est ce dont j'ai toujours rêvé.
- Vous l'aimez?
- Oh, oui, dit Emma sans l'ombre d'une hésitation.
- Mais vous ne croyez pas au mariage.
- Pas pour tout le monde. Cela ne m'a pas réussi.
- Michael peut-il être comparé à Drew? Quels seraient les points communs?
Emma réfléchit un instant.
- L'un comme l'autre sont des hommes séduisants et déterminés.
- Autre chose ?
Emma se mit à arpenter la pièce. La maison était vide et silencieuse. Comme chaque jour, à 15 heures, on l'avait laissée seule avec Katherine.
- Non, répondit-elle enfin. Avant même de m'apercevoir que Drew était violent, je n'aurais pas pu les comparer. Il ignorait la compassion et ne pouvait se concentrer sur plus d'une personne à la fois. La loyauté lui était totalement étrangère. Il pouvait être très intelligent, très romantique, mais incapable de générosité. Il exigeait toujours d'être payé de retour.
- Et Michael ?
- Michael est tout le contraire. Il est attentif aux autres, à son travail, sa famille. La loyauté fait partie de lui, au même titre que la couleur de ses yeux. J'étais persuadée que je ne coucherais plus jamais avec un homme. Mais quand nous avons fait l'amour, la première fois, j'ai ressenti des choses que je ne me croyais pas capable d'éprouver.
- Quand vous faites référence à Drew, vous dites : « coucher avec un homme ». Avec Michael, vous parlez de faire l'amour.
- Vraiment?
Emma marqua une pause et sourit à Katherine. Un instant, elle entendit la voix de Johnno, venue de très loin; c'était un jour, en Martinique : « Quand il y a des sentiments, on pourrait presque dire que c'est sacré. »
- Pas besoin de diplôme pour déchiffrer cela, n'est-ce pas?
- Non, acquiesça Katherine qui s'adossa au canapé d'un air content. Vous sentez-vous à l'aise, physiquement, avec Michael ?
- Non. Mais c'est une gêne merveilleuse.
- Excitant?
- Oui. Mais je n'ai pas été capable de... prendre l'initiative.
- Vous le voudriez?
- Je ne sais pas. J'aimerais lui montrer que... Je crois que j'ai peur de ne pas bien faire.
- Dans quel sens?
Emma haussa les épaules et se tourna de nouveau vers la fenêtre. Elle se sentait idiote, ridicule.
- Je n'arrive pas à oublier ce que Drew me répétait sans-cesse : que j'étais nulle, lamentable au lit, murmura-t-elle, furieuse qu'il eût encore le pouvoir de contrôler une partie de sa vie.
- Avez-vous pensé que si vous étiez incapable, comme il le disait, c'était à cause de votre partenaire et des circonstances ?
- Oui. Là-haut, répondit Emma en touchant son front. Je sais que je ne suis pas froide. Je peux ressentir la passion, le désir. Mais je crains, en allant vers Michael, de gâcher quelque chose.
Elle se tut un instant.
- Et puis, il y a les cauchemars. J'ai presque aussi peur de Drew que lorsqu'il était vivant. Si je parvenais à l'extirper de mes rêves, à effacer son visage et sa voix de mon subconscient, je pourrais franchir ce pas avec Michael.
- C'est ce que vous voulez?
- Evidemment. Vous croyez que je veux continuer à être punie?
- Punie pour quoi ?
- Pour n'avoir pas fait ce qu'il souhaitait, aussi vite qu'il l'exigeait, répondit la jeune femme d'un ton agité.
Pour ne pas porter la robe qu'il fallait, pour être amoureuse de Michael. Il savait, il avait deviné mes sentiments pour Michael.
Elle se mit à faire les cent pas à travers la pièce.
- Quand il nous a vus ensemble, au vernissage, il a tout compris. Alors il m'a battue. Il m'a fait jurer que plus jamais je ne reverrais Michael. Et il a continué à me battre. Il savait que je ne tiendrais pas ma promesse.
- Une promesse prononcée sous la menace n'a aucune valeur.
- J'ai quand même essayé de la tenir, mais je n'ai pas pu, répliqua Emma, balayant la logique de la psychiatre d'un revers de main. Alors il m'a punie.
Elle se laissa tomber dans un fauteuil.
- J'ai menti, poursuivit-elle, comme se parlant à elle- même. J'ai menti à Drew, et à moi-même.
Katherine se pencha en avant, mais sa voix demeura neutre, aisée.
- Pourquoi, à votre avis, Drew se trouve-t-il dans les rêves ayant un rapport avec Darren ?
- J'ai menti aussi, à cette époque, murmura Emma. Je n'ai pas tenu ma promesse. Je n'ai pas su protéger Darren. Nous l'avons perdu. Beverly et papa se sont séparés. J'avais juré que je veillerais toujours sur lui. Qu'il ne lui arriverait rien. Mais j'ai rompu ma promesse. Personne ne m'a jamais punie. Personne ne m'a jamais fait le moindre reproche.
- Mais vous vous êtes punie vous-même. Vous vous êtes reproché ce qui était arrivé.
- Si je ne m'étais pas enfuie... Il m'appelait, vous comprenez ?
L'espace d'une seconde, elle entendit les cris de Darren, se vit courir dans le couloir sombre.
- Il avait si peur, mais je ne suis pas retournée vers lui. En sachant qu'ils allaient lui faire du mal, je suis partie. Et il est mort. J'aurais dû rester.
- Auriez-vous pu l'aider?
- Je me suis enfuie parce que j'ai eu peur pour moi- même.
- Vous étiez une enfant, Emma.
- Et alors? J'avais fait une promesse. On ne rompt pas les promesses faites à ceux qu'on aime, aussi difficiles soient-elles. J'en ai fait une à Drew et je suis restée parce que...
- Parce que... ?
- Parce que je méritais d'être punie.
Emma ferma les yeux, horrifiée par l'implication de ce qu'elle venait de dire.
- Mon Dieu, serais-je restée tout ce temps parce que je voulais être punie d'avoir perdu Darren?
L'espace d'un court instant, Katherine jubila intérieurement. Cette fois, elles avaient fait un véritable bond en avant.
- Je crois en effet que c'est une partie de l'explication, déclara-t-elle posément. Vous m'avez dit, une fois, que Drew vous rappelait Brian. Vous vous reprochiez la mort de Darren, et dans l'esprit d'un enfant, la culpabilité engendre la punition.
- J'ignorais que Drew était violent, quand je l'ai épousé.
- Vous étiez attirée par ce que vous voyiez à la surface. Un beau jeune homme doté d'une belle voix.
Romantique, charmeur. Vous l'avez choisi parce que vous imaginiez qu'il était tendre et affectueux.
- J'avais tort.
- Oui, vous aviez tort au sujet de Drew. Il vous a déçue, vous et beaucoup d'autres. Parce qu'il était séduisant, apparemment aimant, vous avez fini par vous convaincre que vous méritiez ce qu'il vous faisait subir. Il s'est servi de votre vulnérabilité; il l'a exploitée. Vous n'avez pas demandé à être battue, Emma. Et vous n'étiez pas responsable de sa folie. Tout comme vous n'étiez pas responsable de la mort de votre frère.
Elle marqua une pause.
- Lorsque vous aurez accepté cela, complètement, je crois que vous vous souviendrez du reste. Et une fois que vous vous serez rappelé ce qui s'est passé, cette nuit-là, les cauchemars disparaîtront.
- Je vais me souvenir, murmura Emma. Et cette fois, je ne m'enfuirai pas.
Le loft avait à peine changé. Marianne y avait ajouté quelques touches bizarres et personnelles, comme cet énorme palmier encore décoré pour Noël, bien que le mois de janvier fût largement entamé. Les tableaux de la jeune femme couvraient la plupart des murs : des paysages, des marines et des natures mortes. Le studio sentait la peinture, la térébenthine et le parfum.
Emma était assise sur un tabouret, et son large sweat-shirt lui tombait sur l'épaule.
- Tu es tendue, se plaignit Marianne en faisant glisser son crayon sur un carnet de croquis.
- C'est toujours ce que tu dis, quand tu me dessines.
- Non, tu es vraiment tendue, aujourd'hui, répondit la jeune femme en coinçant son crayon dans la masse de ses cheveux roux, qu'elle portait longs, à présent. C'est le fait de te retrouver à New York? insista-t-elle en étudiant son amie.
- Je ne sais pas. Peut-être.
Mais à Londres aussi, Emma était crispée. Cela durait depuis quelques jours ; elle avait l'impression tenace d'être suivie, observée, surveillée.
- Tu veux qu'on arrête? demanda Marianne.
Tout en posant la question, elle avait repris son crayon et son travail. Depuis toujours, elle rêvait de capturer le regard doux et hanté d'Emma.
- On pourrait aller faire du shopping chez Bloomingdales, ou un tour chez Elizabeth Arden. Il y a des semaines que je n'ai pas eu un soin du visage.
- Je voulais te féliciter pour ta mine, justement. Qu'est-ce que c'est? Les vitamines, la macrobiotique, le sexe? Tu es radieuse.
- Je crois que c'est l'amour.
- Le dentiste?
- Qui? Oh, non. Parler d'hygiène dentaire a fini par détruire notre relation. II s'appelle Ross. Je l'ai rencontré il y a six mois, environ.
- Six mois ! s'exclama Emma. Et tu ne m'en as jamais parlé.
- J'avais peur que ça porte malheur, répondit Marianne, avec un petit haussement d'épaules.
Elle changea de page et commença une nouvelle esquisse.
- Tourne-toi un peu, tu veux ? La tête aussi. Là, comme ça.
- C'est sérieux?
Emma jeta un coup d'œil par la fenêtre, se forçant à respirer lentement. Poussés par un vent glacé, des gens marchaient rapidement dans la rue. Il y avait un homme qui fumait une cigarette, à l'entrée d'une épicerie. Elle aurait juré qu'il la regardait fixement.
- Quoi? demanda-t-elle en entendant la voix de son amie.
- Je dis que ça pourrait l'être. J'aimerais bien, en tout cas. Le problème, c'est qu'il est sénateur.
- Sénateur? Un vrai?
- Elu de l'Etat de Virginie, confirma Marianne. Tu m'imagines en épouse de politicien?
- Oui, répondit Emma avec un sourire. Très bien.
- Thé et protocole, murmura Marianne, fronçant le bout de son nez. Je ne suis pas sûre que ce soit mon truc.
Qu'est-ce que tu regardes?
- Oh, rien... Il y a un type, debout, dans la rue.
- Sans blague. En plein New York. Voilà qui est surprenant. Emma, tu es crispée, de nouveau.
- Désolée, murmura la jeune femme en se forçant à détourner les yeux. Je deviens paranoïaque. Alors, quand vais-je rencontrer ton sénateur?
- Il est à Washington. Si tu n'étais pas aussi pressée de retourner à Los Angeles, tu aurais pu venir avec moi, le week-end prochain. Emma, qu'est-ce qui te fascine tant, dehors ?
- Ce type. J'ai l'impression qu'il me fixe.
- Ce n'est pas de la paranoïa, c'est de la vanité.
Marianne se leva et marcha jusqu'à la fenêtre.
- C'est sûrement un revendeur de drogue, déclara-t-elle en s'éloignant de nouveau. Mais parlons plutôt de tes amours. Quand cesseras-tu de faire poireauter ce pauvre Michael et son chien?
- Je veux prendre mon temps.
- Tu prends ton temps avec Michael depuis que tu as treize ans. Ça fait quel effet d'avoir un amoureux transi à ses pieds depuis plus de dix ans ?
- Tu exagères.
- Non. En fait, je suis surprise qu'il soit resté à Los Angeles, quand tu lui as annoncé que tu faisais escale ici pendant quelques jours.
- Il veut m'épouser.
Michael étudia l'imprimé. Il lui avait fallu des jours pour vérifier toutes les listes. Durant les dernières semaines, il s'était investi dans l'affaire du meurtre de Darren McAvoy avec la même rage et la même détermination que son père, vingt ans plus tôt. Il avait lu chaque ligne de chaque dossier, étudié chaque photographie, chaque interrogatoire, chaque entretien réalisé durant la première enquête. Il se remémora sa visite de la maison des McAvoy avec Emma, notant les descriptions qu'elle y avait faites ce jour-là.
D'après l'investigation méticuleuse de son père et les souvenirs d'Emma, il put recréer en esprit la nuit de la mort de Darren.
De la musique en fond sonore. Il imaginait les Beatles, les Stones, Joplin, les Doors.
Toutes sortes de drogues qu'on se partageait joyeusement.
Des conversations. On parlait boulot, on potinait. Il y avait des rires et des discussions politiques passionnées. Le Viêt-Nam, Nixon, l'émancipation de la femme.
Des gens allaient et venaient. Certains étaient invités, d'autres se pointaient simplement, sans qu'on leur pose la moindre question. « Peace and Love » et vie en communauté étaient à l'ordre du jour. Les cartons imprimés, c'était bon pour l'establishment. Soit. Mais pour un flic des années quatre-vingt-dix, tout cela était surtout très frustrant.
Il avait la liste des personnes présentes, telle qu'elle avait été dressée par son père autrefois. Cette liste, sans doute incomplète, constituait malgré tout un point de départ. Suivant une vague intuition, Michael passa des jours à vérifier les activités de chaque personne figurant au nombre des invités, la nuit de la mort de Jane Palmer. Seize d'entre elles se trouvaient à Londres, parmi lesquelles les quatre membres du groupe Devastation, leur imprésario et Beverly McAvoy. Bien décidé à ne négliger aucune piste, même la plus improbable, Michael contrôla tous les alibis, sans aucune exception.
Il avait maintenant douze noms. S'il existait réellement un lien entre les deux meurtres, à vingt ans d'intervalle, il était là, sur cette liste.
- J'ai du pain sur la planche, dit Michael en se penchant sur l'épaule de son père, tandis que ce dernier étudiait l'imprimé. Je veux creuser plus profondément encore, trouver tout ce qui peut relier ces douze personnes à Jane Palmer.
- Je vois les noms des McAvoy. Tu ne crois pas qu'ils ont tué leur fils, tout de même?
- Non. Mais tout converge sur eux.
II tira un dossier et l'ouvrit. Il avait dessiné une sorte d'arbre généalogique, au sommet duquel se trouvaient les noms de Beverly, Brian et Jane.
- Je les ai tous passés en revue, dit-il. Prends Johnno, par exemple. Le plus vieil ami de Brian. Us écrivent toutes leurs musiques ensemble. Ils ont fondé ensemble le groupe Devastation, et Johnno est demeuré l'ami de Beverly, durant tout le temps où elle était séparée de Brian. C'était également le seul à connaître Jane depuis si longtemps.
- Le motif?
- L'argent ou la vengeance. C'est l'un ou l'autre, de toute façon. Les deux s'appliquent parfaitement à Jane Pal- mer, mais semblent moins convaincants, en ce qui concerne tous les autres. Il y a Blackpool, aussi, poursuivit Michael en faisant glisser son doigt sur le papier. C'était plutôt un crampon à l'époque où Darren a été tué. Il n'a percé que plusieurs mois plus tard, quand il a enregistré une chanson que Brian et Johnno avaient écrite. Et Pete Page est devenu son imprésario.
De l'index, il suivit les lignes rattachant Blackpool à Brian, Johnno, Pete et Emma.
- Aucun lien avec Jane Palmer? demanda Lou.
- Je n'ai encore rien trouvé.
Hochant la tête, Lou se renversa dans son fauteuil.
- Même moi, je reconnais certains noms sur cette liste.
- Les plus grands du rock 'n roll, acquiesça Michael. Evidemment, si l'on considère que l'argent était le mobile du kidnapping, la plupart de ces gens n'ont rien à faire dans cette histoire. C'est là que Jane Palmer intervient. Si l'idée était la sienne, elle a pu utiliser le chantage, le sexe, la drogue, ou n'importe quel autre moyen de pression pour forcer quelqu'un à s'en prendre à Brian, à travers Darren. Elle avait déjà essayé une fois, avec Emma, et n'avait obtenu que de l'argent. Elle voulait davantage. Après la fille, elle s'attaquait au fils de Brian.
Il se mit à arpenter le bureau, réfléchissant à haute voix.
- Si elle avait pu s'introduire dans la maison, ce soir-là, elle l'aurait fait elle-même. Mais elle était persona non grata chez les McAvoy. Alors elle a trouvé quelqu'un d'autre, s'est débrouillée pour le persuader, et a obtenu ce qu'elle voulait.
- A t'entendre, on dirait que tu la comprends très bien.
Michael pensa un instant à sa courte et destructrice liaison avec Angie Parks.
- Oui, je crois comprendre comment elle fonctionnait. Si on accepte l'hypothèse selon laquelle le kidnapping était son idée, il nous reste à trouver la connexion. Elle a utilisé une des personnes qui se trouvent sur cette liste.
- Ils étaient deux dans la nursery, cette nuit-là.
- Et l'un d'eux était un familier de la maison. Il connaissait les quartiers privés des McAvoy, ainsi que les gosses et leurs habitudes. Il s'agit donc d'un proche, à la fois de Jane et de Brian.
- Tu oublies quelque chose, Michael.
Lou marqua une pause et étudia son fils.
- Si tu inscrivais ton nom sur cette page, combien de lignes convergeraient sur toi? Rien ne pervertit plus une enquête qu'un engagement trop personnel.
- C'est aussi la meilleure des motivations, rétorqua Michael. Je n'ai jamais oublié le jour où Emma est venue te voir à la maison. Elle voulait te parler parce qu'elle avait confiance en toi. Tu n'avais jamais vu son frère, mais elle savait que tu te sentais suffisamment concerné par cette histoire pour vouloir encore trouver le coupable.
Lou baissa les yeux, considérant les papiers étalés sur son bureau.
- Cela remonte à vingt ans et je n'ai jamais pu découvrir la vérité.
- De quelle couleur étaient les yeux de Darren McAvoy ?
- Verts, répondit Lou. Comme ceux de sa mère.
Michael eut un mince sourire.
- Tu n'as jamais cessé d'essayer. Je dois aller chercher Emma à l'aéroport. Tu peux garder tout ça? Je ne veux pas qu'elle tombe dessus.
- Bien sûr, répondit Lou, qui avait la ferme intention de relire chaque ligne du rapport de son fils Michael.
Celui-ci se retourna sur le pas de la porte.
- Tu es devenu un superflic, dit Lou.
- Je n'ai eu qu'à suivre ton exemple.
42.
Emma avait pris une décision, dans l'avion. Sa relation avec Michael évoluait trop vite. Elle voulait, avant tout, se consacrer à son travail. Son livre était sur le point d'être publié et elle allait enfin ouvrir son propre studio, peut-être même organiser une nouvelle exposition. Le reste devait passer au second plan. Que savait-elle véritablement de ses sentiments, de toute façon? Il était si facile, parfois, de prendre la gratitude et l'amitié pour de l'amour. Pour elle comme pour Michael, il était préférable de faire marche arrière, en tout cas pour le moment.
Elle le vit à l'instant où elle franchit les portes vitrées du terminal. Aussitôt, toutes les résolutions qu'elle avait prises pendant le trajet s'évanouirent brusquement. A peine eut- elle le temps de dire son nom que déjà Michael la soulevait dans ses bras. Il l'embrassa longuement, en silence, oublieux des autres passagers qui, amusés ou agacés, devaient les contourner pour pouvoir passer.
- Bonjour, dit enfin Emma, quand elle put respirer de nouveau.
- Bonjour, répondit-il, avant de l'embrasser de nouveau. C'est bon de te voir.
- Tu n'attends pas depuis trop longtemps, j'espère.
- Ça fait un peu plus de onze ans, maintenant.
Il traversa le terminal.
- Tu ne vas pas me reposer à terre ? demanda Emma.
- Je ne crois pas. Comment s'est passé ton vol?
- Bien.
Elle rit et déposa un baiser sur sa joue.
- Michael, tu ne peux pas me porter à travers tout l'aéroport.
- Aucune loi ne l'interdit. J'ai vérifié. Tu veux prendre tes bagages tout de suite ?
Emma lui rendit son sourire et s'installa confortablement dans ses bras.
- Pas particulièrement.
Deux heures plus tard, ils étaient dans le lit de la jeune femme, partageant un bol de crème glacée. A l'extérieur, une pluie fine et serrée commençait à battre les carreaux des fenêtres.
- C'est avec toi que j'ai pris l'habitude des repas au lit, dit Emma en lui offrant une cuillerée de glace.
Marianne et moi introduisions bien des barres chocolatées dans notre chambre, à Sainte-Catherine, pour les grignoter après l'extinction des lumières, mais la décadence s'arrêtait là.
- Je croyais que les filles faisaient plutôt entrer des garçons dans leurs chambres, quand tout était éteint.
- Non. Juste du chocolat. Les garçons, nous ne pouvions qu'en rêver. C'était notre principal sujet de conversation, avec le sexe, et nous enviions férocement toutes celles qui prétendaient « l'avoir fait ».
Elle sourit.
- C'est encore mieux que ce que j'imaginais.
Michael tendit les doigts vers les cheveux de la jeune femme et joua avec une mèche blonde.
- Si tu me laissais m'installer avec toi, on pourrait s'entraîner beaucoup plus souvent.
Il la regardait. Il attendait une réponse. Et elle ne savait quoi dire.
- Je n'ai pas encore décidé si j'allais garder cette maison ou en chercher une autre, dit-elle, esquivant la question. J'ai besoin d'espace pour installer un studio et une chambre noire.
- Ici, à Los Angeles?
- Oui. Je voudrais essayer de commencer ici.
- Bien.
Elle posa le bol de crème glacée sur la table de chevet ; le moment était venu de mettre les points sur les i.
- Je vais devoir me consacrer à la préparation d'une nouvelle exposition. J'ai quelques contacts, et si je pouvais faire coïncider cela avec la sortie du livre...
- Quel livre?
Elle lissa le drap du plat de la main et prit une profonde inspiration.
- Mon livre. Je l'ai vendu il y a dix-huit mois. Des photos de Devastation que j'ai prises au fil des années, depuis mon enfance jusqu'à la dernière tournée. Sa publication a été retardée deux fois à cause de... à cause de ce qui s'est passé. Mais il doit paraître dans six mois environ.
- Pourquoi ne m'en as-tu pas parlé? s'exclama Michael.
Sans lui laisser le temps de répondre, il prit le visage de la jeune femme entre ses mains et l'embrassa.
- Et nous n'avons même pas de champagne pour célébrer l'événement. Oh ! D'abord, tu dois me promettre quelque chose.
Emma, qui avait commencé à se détendre, se raidit aussitôt.
- Quoi?
- D'organiser une de tes premières séances de signature dans une librairie de ma mère. Elle me tuera, sinon.
C'était tout? Songea Emma en le regardant fixement. Pas d'exigences, pas de questions, pas de critiques.
- Je... L'éditeur veut que je fasse une tournée de promotion. Je devrai me déplacer beaucoup pendant plusieurs semaines.
- Est-ce que je te verrai à la télévision ?
- Je... je ne sais pas. Ils sont en train de tout planifier. J'ai promis de me mettre à leur entière disposition.
Ce fut le ton de sa voix qui alerta Michael.
- A quoi joues-tu, Emma ? A me faire passer un test ? Tu t'attends à me voir piquer une crise parce que tu m'annonces que tu as une vie?
- Peut-être.
- Navré de te décevoir.
Il fit mine de se lever, mais elle posa une main sur son bras.
- Je suis désolée, Michael. Je sais que je ne devrais pas comparer, mais je ne peux pas m'en empêcher.
- Fais un effort, rétorqua-t-il froidement.
- Bon sang, Michael, il est le seul point de comparaison que j'aie. Je n'ai jamais vécu ou couché avec un autre homme. Tu voudrais me voir prétendre que cette partie de ma vie n'a jamais existé, que je ne me suis pas laissé abuser, maltraiter? Il faudrait que j'oublie, que je continue comme si de rien n'était, afin de te permettre de prendre soin de moi. Chaque homme qui a compté dans ma vie a voulu me protéger, parce que je suis trop faible ou trop stupide pour faire les bons choix.
- Attends...
- Toute ma vie, j'ai été poussée dans l'ombre sous prétexte que c'était pour mon bien, poursuivit Emma, qui se mit à arpenter la pièce. Mon père voulait que j'oublie tout, au sujet de Darren. Lui, qui me donnait ce conseil, se détruisait peu à peu, et je ne devais pas non plus m'inquiéter pour lui. Et puis, Drew est arrivé, décrétant qu'il allait s'occuper de tout. J'étais trop naïve pour contrôler mes finances, choisir mes amis ou exercer un métier. Et j'avais tellement l'habitude d'être dirigée, que j'ai suivi. Et maintenant, il faudrait que j'efface tout et que je me fasse toute petite pour te permettre de me prendre en charge à ton tour.
- Crois-tu que je suis avec toi pour ça ?
Elle se tourna vers lui.
- Ce n'est pas le cas?
Il souffla la fumée de la cigarette qu'il venait d'allumer avant de l'écraser aussitôt dans un cendrier.
- Peut-être, en partie. Il est difficile d'aimer quelqu'un et de ne pas ressentir le besoin de le protéger. Mais revenons un peu en arrière. Je ne veux pas que tu oublies ce qui s'est passé entre toi et Latimer. Je souhaite que tu l'assimiles assez pour recommencer à vivre, mais certainement pas que tu oublies.
- Je ne pourrais pas. Et je ne le veux pas.
- Moi non plus.
Il se leva et marcha vers elle.
- Je me rappellerai toujours ce qu'il t'a fait. Et parfois, je regretterai même qu'il ne soit pas vivant, pour pouvoir l'abattre moi-même. Mais je me souviendrai aussi que tu t'en es sortie. Tu as survécu. Faible? ajouta-t-il en faisant glisser son index le long de la petite cicatrice, sous la mâchoire de la jeune femme. Tu crois vraiment que je te trouve faible? J'étais là, ce jour-là, Emma. J'ai tout vu. Tu ne t'es pas laissé faire, Emma.
- Non. Et plus jamais je ne permettrai qu'on contrôle ma vie.
- Je ne suis pas ton père, rétorqua-t-il avec fureur en l'attrapant par les épaules. Et je ne suis pas Latimer. Je ne veux pas contrôler ta vie. Je veux juste en faire partie.
- Et moi, je ne sais pas ce que je veux, Michael. Je ne cesse de revenir vers toi, et cela m'effraie. Je ne veux pas avoir besoin de toi à ce point.
- Nom d'un chien, Emma...
La sonnerie du téléphone l'interrompit et il poussa un juron.
- C'est pour toi, dit-elle en lui tendant le combiné.
- Ouais!
Il écouta un instant.
- Où ça...? J'y serai dans vingt minutes, conclut-il, avant de raccrocher.
Aussitôt, il prit son jean et l'enfila.
- Je dois y aller.
Emma hocha simplement la tête. U y avait eu mort d'homme. Elle le devinait à l'expression du visage de Michael.
- Nous n'avons pas terminé, Emma.
- Non.
- Je serai de retour dès que possible.
Suivant son instinct, elle alla vers lui et jeta les bras autour de son cou.
- A plus tard, murmura-t-elle.
Quand il fut parti, Emma regarda un instant le vent et la pluie balayer l'atmosphère, au-dehors. Elle distinguait à peine l'océan, à travers la brume, mais elle entendait le grondement des vagues. Elle alluma un feu dans la cheminée et, tout en regardant crépiter les flammes, téléphona à l'aéroport pour demander la livraison de ses bagages.
Elle s'avisa soudain que, pour la première fois, elle était seule dans la maison. Cette maison où elle envisageait de s'installer pour de bon. Elle se fit du thé et, la tasse à la main, marcha d'une pièce à l'autre. Si elle l'achetait, il lui faudrait effectuer quelques transformations. Il y avait assez de place pour installer un studio et une chambre noire. L'étage était composé de trois grandes chambres au plafond très haut, et d'autant de salles de bains.
C'était beaucoup, mais il lui plaisait d'avoir tout cet espace. Oui, elle se sentait bien, ici.
Elle allait appeler l'agent immobilier, quand le téléphone sonna. C'était son père.
- Je voulais juste m'assurer que tu étais bien arrivée, dit Brian.
- Sans problème. Et toi, ça va?
- C'est un peu la folie, en ce moment. On enregistre. Mais on va s'arrêter un peu, le temps d'une escale à Los Angeles.
- Papa, je t'ai dit que j'allais bien. Il n'est vraiment pas nécessaire que tu fasses tout ce chemin.
- J'ai envie de te voir. Et puis, on a été nominés pour trois Grammy.
- Oh, toutes mes félicitations.
- Nous avons décidé de nous rendre tous ensemble à la cérémonie : la bande au grand complet. Tu viendras avec nous, n'est-ce pas?
- Bien sûr.
- J'ai pensé que tu aurais peut-être envie d'inviter Michael. Pete s'occupe d'obtenir les places.
- Je lui demanderai de m'en envoyer.
- Bon. On arrive à la fin de la semaine, pour les répétitions. Au fait, les organisateurs de la cérémonie ont demandé à Pete si tu accepterais de faire partie des présentateurs. Qu'en dis-tu?
- Je ne sais pas.
- J'en serais si heureux, Emma. Imagine-toi en train d'annoncer que Johnno et moi avons gagné le Grammy de la meilleure chanson de l'année!
La jeune femme sourit.
- Et si ce n'est pas le cas, je pourrai toujours dire vos noms, de toute façon.
- A la bonne heure. Je savais que je pouvais compter sur ma fille. Prends bien soin de toi, d'accord?
- Justement, je voulais te parler de ça. Je ne veux pas du garde du corps, papa.
- Quel garde du corps?
- Celui que tu as embauché, avant que je quitte Londres.
- Je n'ai embauché personne, Emma.
- Ecoute…
Elle s'interrompit. Brian lui avait bien souvent caché des choses, mais jamais il ne lui avait menti.
- Tu n'as pas engagé un type pour me suivre et me protéger?
- Non. Il ne m'est pas venu à l'idée que tu pourrais en avoir besoin. Quelqu'un t'ennuie? Je peux interrompre les séances d'enregistrement et venir plus tôt si...
- Non, l'interrompit-elle en soupirant. Personne ne m'ennuie. Marianne avait raison, je me fais des idées. Je n'ai pas encore l'habitude de me déplacer comme bon me semble.
Et pour prouver qu'elle contrôlait ses décisions, elle enchaîna :
- Dis à Pete que je serai ravie d'être présentatrice aux Grammy.
- Super. Quelqu'un te contactera pour la répétition. Et réserve-nous une soirée. Beverly et moi voulons vous emmener dîner au restaurant, Michael et toi.
- Je lui en parlerai. Il... Papa, demanda-t-elle subitement, pourquoi es-tu aussi à l'aise, avec Michael?
- Il est solide comme un roc. Et il t'aime autant que moi. Il te rendra heureuse. C'est ce que j'ai toujours souhaité.
- Je sais. Je t'aime, papa. A bientôt.
Peut-être n'était-ce pas plus compliqué que cela, se dit- elle en raccrochant. Elle aimait un homme, qui l'aimait en retour. Jamais elle n'avait mis en cause ses sentiments ou ceux de Michael. C'était d'elle-même qu'elle doutait, et de sa capacité à rendre ce qu'on lui donnait.
Enfilant un imperméable, elle sortit dans la pluie. Elle pouvait au moins préparer un dîner chaud pour le retour de Michael.
Elle prit plaisir à pousser le chariot dans les allées du supermarché et à choisir ceci ou cela. Quand elle ressortit, elle avait trois sacs pleins de provisions. Trempée, elle se glissa derrière le volant. II n'était que 15 heures, mais elle dut allumer ses phares pour percer la grisaille qui, telle une chape de plomb, pesait sur la ville.
La route était quasiment déserte. Les gens se terraient chez eux ou au bureau, attendant sagement la fin de la tempête. Ce fut sans doute à cause de cela qu'elle remarqua la voiture derrière elle. Celle-ci la suivait à chaque virage qu'elle prenait, tout en gardant une distance prudente. Emma alluma la radio et décida de ne pas y penser.
Encore une crise de paranoïa, se dit-elle.
Mais son regard ne cessait de revenir vers le rétroviseur où les deux phares se réfléchissaient, toujours à quelques mètres derrière. Elle accéléra, un peu plus que la prudence ne l'autorisait, sur la chaussée mouillée.
L'automobile accéléra à son tour. Elle ralentit et le suiveur en fit de même. Les mâchoires crispées, elle bifurqua brusquement sur la gauche. L'arrière de sa voiture chassa, et elle lutta pour reprendre le contrôle du véhicule, cependant que dans son dos, la mystérieuse automobile empruntait le virage à son tour, avant de déraper et de glisser en travers de la route.
Emma écrasa le champignon en direction de sa maison, priant pour que ces quelques minutes de répit lui suffisent à semer son poursuivant.
Elle bondit hors de la voiture, dès qu'elle fut devant chez elle, laissant les provisions dans le coffre. Elle voulait courir se réfugier au plus vite. C'est alors qu'une main se posa sur son bras, lui arrachant un cri de terreur.
- Hé, mademoiselle ! s'écria un jeune homme, qui sursauta et bondit en arrière.
- Que voulez-vous?
- C'est chez vous? demanda l'inconnu, le visage à demi dissimulé par une casquette de base-ball.
- Pourquoi ? rétorqua la jeune femme en refermant le poing sur ses clés, prête à se battre.
- J'ai trois valises, vol American Airlines numéro 457 en provenance de New York, à livrer chez Emma McAvoy.
Ses bagages ! Emma manqua éclater de rire.
- Je suis désolée. Vous m'avez fait peur, expliqua-t-elle. Vous étiez derrière moi, quand j'ai quitté le parking du supermarché, et je me suis fait mon cinéma.
- J'attends ici depuis dix minutes, corrigea l'homme en lui présentant une écritoire à pince. Vous voulez signer en bas?
- Mais...
Elle regarda par-dessus son épaule et vit une voiture rouler lentement vers la maison. Tandis que le conducteur les dépassait, elle ne distingua pas le visage noyé de pluie, derrière le volant.
- Je suis désolée, reprit-elle. Vous voulez bien attendre une seconde, le temps que je porte mes provisions chez moi?
- Ecoutez, j'ai d'autres clients à livrer...
Elle tira un billet de vingt dollars de son porte-monnaie et le lui fourra dans la main.
- S'il vous plaît.
Sans plus tarder, elle retourna vers sa voiture pour y prendre les sacs. Une fois à l'abri dans la maison, elle vérifia toutes les serrures. Avec le feu, les lumières et la chaleur, elle finit par se dire qu'elle avait tout imaginé; et une vingtaine de minutes plus tard, la voiture n'ayant toujours pas réapparu, elle en fut presque convaincue.
La cuisine la détendit. Elle aimait les odeurs qu'elle créait, avec la musique de fond qui emplissait doucement l'atmosphère. Les heures passant, la grisaille s'obscurcit encore. Il n'y eut pas de crépuscule. Juste la pluie qui continuait de tomber. Emma s'apprêtait à monter à l'étage pour défaire ses bagages, lorsqu'un bruit de voiture freinant devant sa porte réveilla sa panique. Elle se figea au pied de l'escalier, le regard fixé sur la nuit, à travers la baie vitrée. Elle n'avait pas pris conscience, jusqu'alors, à quel point elle était exposée, avec toutes les lumières allumées. Elle entendit une portière claquer, des pas se rapprocher du portail d'entrée, et courut vers le téléphone, saisissant au passage le tisonnier, devant la cheminée. Le coup frappé à la porte la fit sursauter.
Elle était seule et il le savait, se dit-elle, au comble de l'affolement. Elle décrocha le téléphone. Il fallait appeler police secours. Et en attendant, elle se défendrait.
- Emma ! Je suis en train de me noyer.
- Michael?
Le combiné du téléphone lui glissa des mains, tomba sur le sol. Elle lâcha également le tisonnier, et se précipita vers la porte. Les doigts tremblants, elle se battit avec les verrous et l'entendit jurer, de l'autre côté de la cloison. Lorsqu’enfin elle réussit à lui ouvrir, elle se jeta dans ses bras en riant.
- Désolé, je ne saisis pas la plaisanterie.
- Non, excuse-moi. C'est juste que...
Elle se dégagea et surprit alors, dans son regard, une lueur qu'elle n'y avait jamais vue auparavant : du désespoir à l'état pur.
- Laisse-moi t'aider, dit-elle aussitôt. Tu es trempé.
Elle l'aida à se débarrasser de son blouson.
- J'ai fait du thé et il doit y avoir du whisky quelque part, reprit-elle en l'entraînant vers la cheminée.
Elle s'éloigna vers la cuisine. Quand elle revint, quelques instants plus tard, il n'avait pas bougé. Il se tenait simplement là, les yeux fixés sur les flammes.
- C'est un thé irlandais, déclara-t-elle en lui tendant une chope.
- Merci.
Il but une gorgée, fit la grimace, et avala tout.
- Tu devrais ôter ces vêtements mouillés, ajouta-t-elle.
- Dans un instant.
Elle allait insister, mais se ravisa et monta à l'étage. A son retour, elle lui prit simplement la main.
- Viens, je te fais couler un bain.
Il n'eut même pas la force de résister.
- Avec de la mousse?
- Tout ce que tu voudras, répondit-elle en l'entraînant vers l'escalier. Détends-toi. Je vais te chercher encore du thé.
Michael ôta sa chemise et la laissa tomber sur le carrelage.
- J'aimerais mieux juste du whisky. Deux doigts. Sans glace.
Emma hésita, un instant à peine. Elle devait cesser de chercher des fantômes dans les bouteilles, aussi. Toute personne qui désirait boire de l'alcool ne cherchait pas forcément à se soûler.
Elle redescendit au rez-de-chaussée. Quand elle revint dans la chambre, l'eau avait cessé de couler. Emma s'arrêta sur le seuil, gênée, et finit par poser le verre sur la table de chevet. Puis elle s'assit au bord du lit, les mains sagement croisées sur ses genoux. Michael était son amant et pourtant, elle ne concevait pas d'entrer dans la salle de bains alors qu'il s'y trouvait. Il lui restait encore tant d'étapes à franchir.
Il sortit bientôt, une serviette attachée sur les reins, le visage tendu.
- J'ai préparé le dîner, dit-elle.
Il hocha la tête et prit le verre de whisky. Il se sentait incapable d'avaler la moindre bouchée.
- Vas-y. Je te rejoindrai.
- Je peux attendre, répondit-elle.
Elle aurait voulu marcher vers lui, prendre sa main, détendre son front plissé. Mais il était si lointain. Alors, se levant doucement, elle se rendit dans la salle de bains, où elle entreprit de ramasser les vêtements qu'il avait abandonnés sur le sol. Soudain, la voix de Michael résonna derrière elle, tremblante de colère.
- Tu n'as pas à faire ça. Je n'ai pas besoin d'une mère.
- Je voulais juste...
- Latimer voulait être servi. Ce n'est pas mon style, Emma.
- Très bien, répliqua-t-elle, sentant la moutarde lui monter au nez. Ramasse tes affaires toi-même, dans ce cas. Tout le monde n'apprécie pas de vivre dans une porcherie.
Il lui arracha sa chemise des mains et la jeta dans la baignoire. Avant même de comprendre ce qu'elle faisait, Emma recula d'un pas, ce qui acheva de le mettre hors de lui.
- Ne me regarde pas comme ça, hurla-t-il, furieux contre elle, contre lui-même et contre le monde entier. Ne me regarde jamais de cette façon. Je peux avoir envie de m'égueuler avec toi sans te coller mon poing sur la figure.
- Je n'ai pas peur que tu me frappes ! cria-t-elle à son tour. Je ne serai plus jamais la victime de qui que ce soit. Si tu veux faire la tête, vas-y. ne te gêne pas. Si tu veux te disputer, très bien. Mais je veux savoir à quel sujet.
Si tu te comportes ainsi parce que je refuse de faire ce que tu veux, ou de dire ce que tu as envie d'entendre, tant pis.
Ce n'est pas en criant que tu me feras changer d'avis.
Il leva la main, alors qu'elle s'apprêtait à quitter la pièce. Il ne voulait pas lui bloquer le chemin ; juste lui demander d'attendre. La différence était assez subtile pour que la jeune femme crût à un nouveau sursaut de colère.
Elle s'arrêta pourtant.
- Ça n'a rien à voir avec toi, dit-il calmement. Rien du tout. Je te demande pardon. Je n'aurais pas dû revenir, ce soir.
Il baissa les yeux sur ses vêtements mouillés.
- Ecoute, peut-on les mettre dans le séchoir, histoire que je puisse me rhabiller et partir d'ici?
C'était là du nouveau, dans sa voix, dans ses yeux. Pas seulement la colère, mais un désespoir, noir et profond.
- Qu'y a-t-il, Michael?
- Je t'ai dit que cela n'avait rien à voir avec toi.
- Asseyons-nous.
- Fiche-moi la paix, Emma, cria-t-il en retournant vers la chambre.
- Oh, je vois. Tu veux faire partie de ma vie, mais moi, je n'ai pas le droit de faire partie de la tienne.
- Pas cette partie-là.
- Tu ne peux pas te découper en morceaux et les séparer les uns des autres, Michael.
Elle s'approcha de lui et toucha doucement son bras. Jusqu'à cet instant, elle n'avait pas compris à quel point elle l'aimait. Elle découvrait tout à coup que le besoin de l'autre est réciproque, comme l'amour. Et elle n'était pas seule à le ressentir.
- Parle-moi, reprit-elle avec douceur. Je t'en prie.
- C'étaient des gosses, murmura-t-il. Il est entré dans la cour de l'école pendant la récréation et il a disjoncté.
Michael dut s'asseoir. Il voyait encore le massacre. Il savait que cette vision le hanterait toute sa vie.
Emma s'installa près de lui, sur le lit, massant doucement ses épaules pour essayer de libérer la tension qui nouait chacun de ses muscles.
- Je ne comprends pas, dit-elle.
- Moi non plus. On a découvert qui il était : un malade mental qui a passé la majeure partie de sa vie dans divers hôpitaux psychiatriques. Gamin, il fréquentait cette école, avant qu'on l'enferme pour la première fois.
- De qui parles-tu?
- Un cinglé. Un pauvre type malade avec un automatique entre les mains.
- Mon Dieu, murmura la jeune femme, le cœur dans la gorge.
- Il a roulé jusqu'à l'école. Il a marché jusqu'à la cour de récréation. Les gosses jouaient au ballon. Il ne pleuvait pas encore. Il a ouvert le feu. Six enfants sont morts. Vingt sont hospitalisés. Ils ne s'en sortiront pas tous.
- Oh, Michael.
- Et puis il est sorti. On l'a retrouvé deux rues plus loin, assis sur un banc, dans le parc. II était là, assis tranquillement sous la pluie, en train de bouffer un sandwich. Il n'a même pas essayé de s'enfuir en nous voyant arriver. Il a pris son revolver, l'a fourré dans sa bouche et s'est fait sauter la cervelle. On ne saura jamais pourquoi.
Emma le serra plus fort contre lui. Il n'existait pas de mots pour apaiser une telle souffrance.
- Nous sommes censés jouer un rôle et faire la différence, merde! poursuivit-il. C'est à cela qu'on sert. Six gamins sont morts et que fait-on ? On n'a rien pu empêcher et on ne peut rien réparer. Et il faudrait s'éloigner en maudissant la fatalité.
- Mais tu ne t'éloignes pas, Michael. C'est là que tu joues un rôle et que tu fais la différence. Aujourd'hui, tu n'aurais rien pu empêcher, mais demain, tu préviendras le pire. Parce que c'est ton métier et la voie que tu as choisie.
- Je comprends maintenant pourquoi mon père s'enfermait parfois, en rentrant à la maison. Je l'entendais parler avec ma mère pendant des heures, après que je m'étais couché. On ne s'habitue jamais.
- Tu peux me parler à moi.
Il la serra contre lui. Elle était si chaleureuse, si douce.
- J'ai besoin de toi, Emma. Je ne voulais pas revenir ici, après ça, mais j'avais besoin de m'accrocher à quelque chose.
- Cette fois, accroche-toi à moi.
Elle leva les lèvres vers les siennes, et la réponse de Michael fut si violente, qu'elle n'essaya plus de le réconforter. S'il avait besoin de brûler son désespoir au feu de la passion, elle était là pour lui.
Elle prit l'initiative comme jamais elle ne s'en serait crue capable, l'attirant avec elle sur le lit, laissant ses mains et sa bouche l'exciter. C'était toujours lui qui l'aimait, jusqu'alors, tendrement, patiemment. Il n'y avait pas de place pour cela, maintenant. Si la passion de Michael était sombre et tourmentée, elle saurait l'égaler. Si son désir était urgent, elle y répondrait de la même manière.
Cette fois, c'était son tour de chasser les démons de son amant.
Elle roula avec lui, sur lui, écarta la serviette pour prendre contrôle de son corps, sentant, avec une joie ineffable, la chaleur et la tension grandir en lui. Elle ne ressentait plus ni hésitation, ni crainte, ni même le moindre doute. Elle découvrait l'étendue extraordinaire de son pouvoir. « Laisse-moi t'aimer, disait-elle avec ses yeux, esquivant les caresses de Michael pour mieux prodiguer les siennes. Laisse-moi te montrer. »
D'un coup de reins, il se souleva vers elle. Eperdu de désir, il se mit à lutter avec les boutons de son chemisier, comme s'il brûlait de la voir, de la toucher.
Emma lui mordit l'épaule, tandis qu'il lui arrachait ses vêtements. Cette violence-là, elle pouvait la comprendre. C'était sauvage, farouche, sans être brutal. Et la tempête qui l'agitait, lui, la secouait avec la même force. Egale. Interchangeable. Elle découvrait soudain que l'amour et le sexe pouvaient se mêler divinement.
Comment aurait-elle pu deviner que toute sa vie, elle avait attendu d'être désirée ainsi? Désespérément, exclusivement. Toute sa vie, elle avait rêvé de ressentir ce même abandon fébrile.
Il n'était plus tendre du tout et cette fureur la comblait. II ne se contrôlait plus. Les doigts enfoncés dans ses hanches, il ne la traitait pas comme une poupée de porcelaine qu'il fallait protéger et défendre, mais comme la femme à laquelle il voulait tout prendre et tout donner.
Elle roula sur lui, cambrée, triomphante, avant de le prendre en elle. La première vague de jouissance la secoua tout entière, mais sans émousser son désir. Mêlant ses doigts à ceux de Michael, elle imposa un rythme effréné à leurs ébats, et même lorsqu'elle le sentit exploser en elle, elle continua à le pousser toujours plus loin, à exiger davantage. Elle écrasa les lèvres sur les siennes, insatiable, avant de les faire glisser le long de sa gorge, où battait son pouls. Il murmura des paroles incohérentes auxquelles elle ne sut répondre que par un gémissement, tandis qu'elle le sentait durcir de nouveau, en elle.
Au bord de la folie, il la dévora de baisers brûlants et profonds. Puis, elle se trouva écrasée sous son corps qui plongeait au plus profond d'elle, comme une fournaise.
Longue comme une liane, elle s'enroula autour de lui. Michael ouvrit les yeux pour la contempler. Soudain, il vit son regard se voiler, ses lèvres frémir. Un courant de plaisir le traversa tout entier, tandis qu'elle tremblait entre ses bras. Puis il aperçut sur les lèvres d'Emma le plus lent, le plus beau des sourires; avant d'être emporté, à son tour, par la passion.
43.
Une semaine avait passé, depuis qu'Emma était revenue dans la maison qui donnait sur la plage — depuis que Michael et Conroy s'étaient officieusement installés avec elle. Pour la jeune femme, c'était une sorte d'essai, la répétition générale d'un avenir qu'elle commençait à envisager avec sérénité. Vivre avec Michael, partager son lit et son temps avec lui ne lui donnait pas l'impression d'être prise au piège. Au contraire, elle se sentait, enfin, normale et heureuse.
Si seulement elle pouvait se débarrasser de l'impression tenace d'être suivie. La plupart du temps, elle l'ignorait, se disant qu'il s'agissait juste d'un photographe armé d'un zoom puissant, à la recherche du cliché exclusif sur lequel il bâtirait sa réputation. Que lui importait? Ils ne pouvaient pas la toucher, ni elle, ni ce qu'elle était en Min de construire avec Michael.
Mais elle fermait soigneusement les portes et gardait Conroy près d'elle, chaque fois qu'elle était seule. Et elle avait beau se dire qu'il n'y avait personne, excepté ses fantômes personnels, elle continuait à surveiller, à attendre.
C'était ridicule, se dit-elle, comme elle rejoignait sa voiture, un après-midi, les bras chargés de paquets.
Elle venait d'écumer les boutiques luxueuses de Rodeo Drive, à la recherche d'une robe pour la soirée des Grammy, et, loin d'y prendre plaisir, elle n'avait cessé de jeter des coups d'œil par-dessus son épaule. A croire qu'elle souffrait subitement du complexe de persécution ! Si Katherine savait, elle hausserait ses sourcils de psychiatre et ne manquerait pas de claquer la langue d'un air intéressé. Pauvre Emma, elle avait encore perdu la boule; elle croyait être suivie et se demandait si on avait visité sa maison, durant son absence. Et ce bruit bizarre, dans le téléphone; aucun doute, sa ligne était sur écoute. Bientôt, elle regarderait sous le lit, avant de se coucher, et se retrouverait en psychothérapie jusqu'à la fin de ses jours.
Normal : elle était à Los Angeles, là où tout un chacun se doit d'avoir son entraîneur personnel et son psychanalyste. Elle n'allait pas tarder à s'inquiéter au sujet de sa polarité ou à se prendre pour la réincarnation d'un moine bouddhiste du XVIIe siècle.
Au moins, elle se faisait rire, songea-t-elle en garant sa voiture dans le parking de l'auditorium où allait avoir lieu la répétition pour la cérémonie des Grammy.
Elle prit sa mallette de photographe dans le coffre et, se tournant, se heurta à Blackpool.
- Oh, mais c'est cette chère petite Emma ! Bonjour, ma jolie.
La jeune femme essaya simplement de le contourner, furieuse qu'il eût encore le pouvoir de la faire grincer des dents. Mais il lui bloqua le passage et la coinça contre la voiture, avec la même aisance qu'autrefois, quand il l'avait poussée dans un coin de sa chambre noire, à New York.
Il lui toucha la joue, un sourire aux lèvres.
- C'est comme ça qu'on traite les vieux amis?
- Laisse-moi passer.
- Il va falloir revoir tes manières, dit-il en tirant brusquement sur la natte d'Emma. Les petites filles qui grandissent avec du fric finissent toujours par devenir des garces trop gâtées. Ton mari n'a donc pas eu le temps de te faire la leçon, avant que tu le descendes ?
Emma se mit à trembler, mais ce n'était pas de peur. Elle frémissait de rage. Une rage sourde et violente.
- Espèce de salopard. Lâche-moi immédiatement.
- Il faut qu'on bavarde, tous les deux, dit-il, la tenant toujours par les cheveux. On va faire un petit tour en voiture.
Comme il essayait de l'entraîner derrière lui, Emma prit son élan et, visant le milieu du corps, le frappa de toutes ses forces avec sa mallette. Aussitôt, il se plia en deux et elle recula, se heurtant aussitôt à quelqu'un. Sans réfléchir, Emma fit volte-face et son poing frôla le visage de Stevie.
- Hé, ne me frappe pas! s'exclama ce dernier. Je suis juste un pauvre junkie en convalescence, venu jouer de la guitare.
Il lui serra doucement le bras, en un geste rassurant.
- Y a-t-il un problème, ici?
Haussant les épaules, elle jeta un coup d'œil en direction de Blackpool. Il avait repris son souffle et s'était redressé, les poings serrés. Une vague de triomphe envahit Emma. Elle s'était débrouillée toute seule; et fort bien, en vérité.
- Non, répondit-elle d'un air satisfait. Aucun problème.
- Que s'est-il passé? demanda Stevie, comme ils s'éloignaient en direction du théâtre.
- Laisse tomber, ce type est juste un voyou.
- Et toi, une véritable amazone. J'ai traversé le parking au pas de course, prêt à jouer les chevaliers en armure. Mais tu m'as volé ma minute de gloire.
Emma rit et l'embrassa affectueusement.
- Tu l'aurais aplati comme une crêpe, dit-elle.
- Pas sûr. Il est costaud. J'aime autant que tu lui aies réglé son compte toi-même. Je n'aurais pas voulu passer à la télé avec un œil au beurre noir.
- Tu aurais été irrésistible, répondit-elle en glissant un bras sous celui de Stevie. Inutile d'en parler à papa, d'accord ?
- Mmm, Brian est très fort, quand il s'agit de faire jouer ses poings. J'adorerais le voir à l'œuvre avec Blackpool.
- Moi aussi, murmura Emma. Mais attends tout de même la fin de la cérémonie.
- Je n'ai jamais rien pu refuser à un joli minois.
- Je sais. A ce propos, as-tu convaincu Katherine de t'épouser?
- Elle commence à faiblir.
Ils entendaient maintenant résonner les accents d'un rock endiablé, à l'intérieur du théâtre.
- Elle est à Londres. Il paraît qu'elle ne peut pas abandonner ses patients. Je crois surtout qu'elle est restée à l'écart pour voir si j'étais capable de me tirer tout seul de cette épreuve.
- Et tu peux? demanda Emma en s'arrêtant.
- C'est drôle, toutes ces années, je me suis drogué parce que je voulais me sentir bien. Je voulais oublier certaines choses, aussi, ajouta-t-il, pensant à Sylvie. Mais plus que tout, je voulais me sentir bien. Ça ne marchait pas et pourtant je continuais à me droguer. Ces deux dernières années, j'ai commencé à comprendre à quoi peut ressembler la vie, quand on la regarde en face.
Il eut un haussement d'épaules gêné et rit.
- On dirait un message pour une campagne de salubrité publique.
- Pas du tout. Tu parles comme un homme qui a trouvé le bonheur.
Stevie sourit. Oui, il était heureux. Mieux encore : il avait enfin commencé à croire qu'il méritait de l'être.
- Je suis toujours le meilleur, déclara-t-il, comme ils se dirigeaient vers la scène. La différence c'est que je peux en profiter, aujourd'hui.
Emma aperçut son père, donnant une interview dans les coulisses. Lui aussi, était heureux. Tout près de là, Johnno se moquait de P.M., qui montrait des photos de son bébé à tous les techniciens qu'il pouvait coincer.
A quelques mètres, un groupe finissait de répéter. Ils étaient jeunes, remarqua Emma. Six visages lisses auréolés de masses de cheveux, et qui espéraient être consacrés « meilleur nouveau groupe » de l'année. Leur nervosité était palpable, et Emma remarqua, non sans fierté, les regards déférents qu'ils jetaient en direction de son père.
Elle imaginait leurs interrogations : dureraient-ils aussi longtemps que les Devastation? Marqueraient-ils leur époque d'une empreinte aussi profonde?
- Tu as raison, dit-elle à Stevie. Tu es le meilleur. Vous l'êtes tous les quatre.
Elle ne pensa plus à Blackpool. Elle oublia de regarder par-dessus son épaule. Durant des heures, elle prit des photos, parla musique et rit d'anciennes plaisanteries mille fois répétées et entendues. Elle n'éprouva aucune difficulté à faire son entrée sur scène, à marcher jusqu'au podium et à réciter son petit texte, face à la salle presque vide. Puis, elle s'installa sur un siège, sirotant un Coca-Cola tiède, tandis que des musiciens répétaient de vieux airs de Chuck Berry.
Seul P.M. s'éclipsa rapidement, anxieux de retrouver sa femme et son bébé.
- Il vieillit, décréta Johnno en se laissant tomber dans un fauteuil à côté d'Emma. Sacré nom de nom, on vieillit tous, ajouta-t-il en regardant un chanteur de dix-sept ans qui était déjà une star reconnue. Et bientôt, tu nous assèneras le coup fatal en faisant de nous des grands-pères.
- Ne t'inquiète pas, rétorqua Emma, on poussera ton fauteuil roulant jusqu'au micro.
- Tu es une affreuse mégère, Emma.
- J'ai été à bonne école, répondit-elle dans un éclat de rire, en glissant son bras autour des épaules de Johnno. Allons, réfléchis : qui, sur cette scène, aujourd'hui, peut se vanter d'avoir traversé deux décennies d'enfer et de rock 'n roll? Tu es pratiquement un monument.
- Une horrible mégère, confirma-t-il d'un air faussement vexé.
- Allons, Johnno, s'exclama la jeune femme. Tu n'es pas vraiment inquiet au sujet de ton âge.
- Tiens ! On verra comment tu te sens, le jour où tu approcheras de la cinquantaine.
- Jagger est plus vieux.
- Maigre consolation, marmonna Johnno avec un haussement d'épaules.
- Tu es plus beau que lui.
Il réfléchit un instant.
- Ça, c'est vrai.
- Et je n'ai jamais eu le béguin pour lui.
Le visage de Johnno se fendit d'un large sourire.
- Tu n'as jamais pu m'oublier, hein?
- Jamais, répondit Emma le plus sérieusement du monde, avant de pouffer de rire.
Soudain, elle bondit sur ses pieds et fit une photo.
- Un dernier cliché avant de partir, dit-elle en changeant d'angle pour en prendre une autre. Je l'appellerai «
Symbole du rock ».
Elle rit de l'entendre proférer un chapelet d'insultes colorées et rangea son appareil dans sa mallette.
- Veux-tu que je te dise ce que représente le rock 'n roll pour quelqu'un qui ne se produit pas sur scène, mais l'observe de près? C'est un défi, un poing levé à la face du temps qui passe. C'est une voix qui crie souvent des questions parce que les réponses ne cessent de changer.
Elle leva les yeux vers son père, qui venait de les rejoindre et suivait le discours d'Emma, debout derrière Johnno. Elle lui sourit.
- Les jeunes écoutent le rock parce qu'ils cherchent un moyen d'exprimer leur colère ou leur joie, leur confusion et leurs rêves. Et une fois de temps en temps, quelqu'un s'élève au-dessus de la foule, qui les comprend vraiment et possède le don de transférer ces émotions dans sa musique.
Son regard se posa sur Brian, avant de revenir vers Johnno.
- Je me rappelle vous avoir vus sur scène, tous les quatre, quand j'avais trois ans. Je ne connaissais rien à l'harmonie ou au rythme. Tout ce que j'ai vu, c'était de la magie. Je la ressens encore, cette magie, Johnno, chaque fois que vous vous produisez ensemble.
Ce dernier lui prit la main.
- Je savais bien qu'on te gardait avec nous pour une bonne raison, murmura-t-il d'un ton ému. Fais la bise à tes vieux.
Elle sourit et posa ses lèvres sur celles de Johnno, puis de Brian.
- A demain, dit-elle. Vous allez leur en mettre plein les oreilles.
La nuit tombait, quand elle se dirigea vers sa voiture. Il avait plu, de nouveau, dans l'après-midi. La chaussée brillait et l'air était frais, chargé d'humidité. Elle n'avait pas envie de rentrer dans une maison vide. Michael travaillait tard, une fois de plus.
Elle mit le contact et alluma la radio, poussant le volume à fond, comme elle aimait à le faire lorsqu'elle roulait au hasard. Elle allait conduire sans but, pendant une heure ou deux, regarder les maisons à la lueur des lampadaires et voir si ses tours de roues la conduiraient vers la plage, vers les collines ou du côté des canyons.
Détendue, elle prit une vitesse de croisière, écoutant la musique. Elle ne regarda pas dans son rétroviseur. Pas plus qu'elle ne remarqua la voiture qui s'engagea derrière elle.
Michael était planté devant le tableau noir, dans la salle de conférences; il étudiait ses listes. Il venait d'établir une nouvelle connexion. C'était un travail lent, frustrant, mais chaque nouveau maillon le rapprochait du bout de la chaîne.
Jane Palmer avait connu beaucoup d'hommes. Les retrouver tous prendrait toute une vie. Mais quelle satisfaction formidable d'en découvrir enfin un qui figurait sur la liste !
Elle avait utilisé l'argent de Brian pour quitter son taudis et s'installer dans un appartement beaucoup plus confortable, à Chelsea. C'est là qu'elle avait habité entre 1968 et 1971, avant d'acheter la maison sur King's Road. Et durant la majeure partie de l'année 1970, elle avait hébergé un chanteur qui essayait de percer en se produisant dans des pubs. Un dénommé Blackpool.
Ainsi, pendant que les McAvoy vivaient dans les collines d'Hollywood, Jane Palmer fricotait avec Blackpool.
Le même Blackpool qui se trouvait chez les McAvoy, en cette soirée fatidique de décembre. N'était-il pas étrange que Jane n'ait jamais parlé de lui dans son livre? Elle avait jeté en pâture au public tous les noms susceptibles de satisfaire la curiosité avide des masses, à une exception près : Blackpool. Ce dernier, pourtant, était devenu une star confirmée, au moment de la publication du livre. Alors, pourquoi n'était-il pas mentionné une seule fois? Parce que ni l'un ni l'autre ne souhaitaient rappeler leur liaison, conclut Michael.
McCarthy passa la tête dans l'entrebâillement de la porte.
- Bon sang, Kesselring, tu es encore en train de l'amuser avec cette histoire? J'ai faim, moi.
- Robert Blackpool était l'amant à demeure de Jane Palmer de juin 70 à février 71.
- Allons bon, il ne te reste plus qu'à invoquer les foudres de Dieu !
Michael fourra un dossier entre les mains de son coéquipier.
- - J'ai besoin d'un rapport complet sur Blackpool.
- Et moi, j'ai besoin de viande rouge.
- Tu manges trop, répondit Michael en retournant vers la salle de police.
- Et toi, cette affaire a anéanti ton sens de l'humour. Blackpool est une star. Bon sang, il fait des pubs pour la bière! Et tu veux le mêler à une tragédie vieille de vingt ans?
- Peut-être pas, mais il ne me reste plus que huit noms, rétorqua Michael en s'installant derrière son bureau.
Quelqu'un m'a piqué mon Pepsi.
- Je vais appeler les flics. Michael, sans blague, tu pousses le bouchon un peu trop loin, cette fois.
- Tu t'inquiètes pour moi, Mac?
- Je suis ton partenaire. Ouais, je m'inquiète pour toi, et pour moi aussi, par la même occasion. Si on se retrouve dans un mauvais coup alors que tu es sous tension, tu seras incapable de me couvrir.
Michael avait allumé une cigarette. Il considéra son collègue à travers un voile de fumée.
- Je connais mon boulot, déclara-t-il d'un ton dangereusement calme.
- Et moi, je suis ton ami et je prétends que si tu ne lèves pas le pied, au moins pendant quelques heures, ça ne profitera à personne, surtout pas à ta fiancée
- Je touche au but, murmura Michael. Je le sais. Je le sens, J'ai l'impression que c'est arrivé hier et que je remonte la piste, pas à pas.
- Comme ton vieux.
- Ouais.
Avec un soupir, Michael se frotta le visage.
- Je deviens cinglé.
- Tu satures, c'est tout. Prends deux heures, Tu as besoin de te changer les idées. Crois-moi. tu n'y verras que plus clair
Michael contempla fixement les papiers qui couvraient sa table.
- Je t'invite à bouffer et tu m'aides à écumer le passé de Blackpool.
Emma arrêta la voiture et regarda en direction de maison, à travers la brume du soir Elle ne savait pas comment elle était arrivée jusque-là, Un besoin inconscient peut-être. Ou bien le hasard, Elle se rappela le jour où elle était revenue, en compagnie de Michael. Il faisait alors un temps superbe.
Ce soir, des lumières brillaient à travers les fenêtres et elle se demanda qui habitait la maison, à présent. Un enfant dormait-il dans la chambre qu'elle avait occupée, naguère ou dans celle de Darren? Elle l'espérait sincèrement Elle voulait croire que la vie était plus forte que la tragédie, les rires avaient retenti dans cette demeure, des rires de bonheur. Elle voulait penser qu'ils résonnaient de nouveau entre ces murs.
Elle se rappela les paroles de Johnno, un moment plus et son angoisse de vieillir. La plupart du temps, elle voyait encore les quatre musiciens à travers ses yeux d'enfant, et non comme des hommes qui avaient vécu près d'un quart de siècle avec» pour compagnons parfois encombrants et toujours inséparables, la célébrité et l'ambition, le succès et les échecs.
Us avaient tous changé. Elle, plus encore. Elle ne se considérait plus comme l'ombre du quatuor emblématique qui avait dominé sa vie. Et si elle était plus forte, aujourd'hui, c'était à cause de la lutte qu'elle avait dû livrer pour s'accepter enfin comme un être humain à part entière.
Elle contempla encore un instant la maison nichée sur la colline et souhaita de tout son cœur être visitée par son rêve, la nuit prochaine. Cette fois, elle ouvrirait la porte et elle verrait.
Libérant le frein à main, elle ramena la voiture sur la route étroite. Aussitôt, un reflet de phares embrasa son rétroviseur, si fort qu'elle en fut aveuglée. Instinctivement, elle porta une main devant son visage pour se protéger de l'éblouisse- ment.
Encore un chauffard qui avait trop bu, se dit-elle en cherchant un endroit sur le bas-côté pour se ranger, afin de le laisser passer. Lorsque celui-ci l'emboutit brutalement par-derrière, elle se sentit chasser dangereusement vers le parapet. Ses pneus crissèrent sur la chaussée mouillée, cependant qu'elle luttait pour redresser la voiture. Le cœur cognant dans sa poitrine, elle glissa le long du virage suivant, avant que les phares l'aveuglent de nouveau. L'impact du deuxième choc la projeta contre la sangle de sa ceinture de sécurité.
Cette fois, elle n'avait plus le temps de penser. Son pare-chocs arrière heurta le garde-fou, tandis que devant elle, se profilait l'ombre menaçante d'un arbre. Elle eut à peine le temps de donner un coup de volant vers la droite, évitant ainsi l'obstacle, avant de manœuvrer dans la courbe, tout en freinant par à-coups, afin de réduire sa vitesse.
Derrière elle, l'automobiliste avait reculé.
Il revint à la charge. Un instant, elle vit le véhicule et en imprima l'image dans son esprit, avant que les phares ne se réfléchissent de nouveau dans son rétroviseur. Prête pour ce nouvel impact, elle ne put cependant s'empêcher de crier.
Ce n'était pas un chauffard. (I n'était pas soûl. La réalité était plus terrifiante encore : quelqu'un essayait de la tuer. Cette fois, elle n'était pas le jouet de son imagination. Il ne s'agissait pas d'un quelconque résidu de traumatismes anciens. Cela se passait pour de bon. Elle voyait les phares ; elle entendait le frottement des métaux et le crissement de ses pneus luttant pour adhérer au pavé.
La voiture la rattrapa sur la gauche et se mit à la tamponner, encore et encore, cherchant manifestement à la pousser par-delà la corniche. Elle s'entendit hurler, tandis qu'elle se jetait dans le virage suivant.
Elle ne pourrait pas le semer, songea-t-elle en réfléchissant à toute vitesse. Il avait une voiture plus rapide, plus puissante que la sienne. Et le chasseur avait toujours l'avantage sur sa proie. La route qui serpentait à travers les collines ne lui laissait pas assez de place pour manœuvrer. Elle ne pouvait que tomber dans le vide.
Il la rattrapait de nouveau. Voyant la forme de l'automobile se rapprocher de plus en plus, elle secoua la tête.
D'un instant à l'autre, il allait la projeter dans le néant.
Désespérée, elle donna un brusque coup de volant sur la gauche, prenant l'offensive. Cette attaque parut le surprendre, mais ne donna guère plus d'un instant de répit à la jeune femme. Déjà, elle le voyait revenir à la charge.
C'est alors qu'une voiture arriva dans la direction opposée.
Tentant le tout pour le tout, elle écrasa la pédale d'accélération. En face d'elle, l'autre voiture freina et fit une embardée en klaxonnant. Emma vit le véhicule derrière elle déraper sur la droite, à une vitesse folle.
Elle prit le virage suivant, seule dans la nuit. Puis elle entendit l'accident. Les craquements de la tôle se mêlèrent à ses propres cris, tandis qu'elle fonçait sur la route, en direction des lumières de Los Angeles.
McCarthy avait eu raison. Non seulement Michael se sentait mieux, après un bon repas et une coupure d'une heure, mais il avait l'esprit plus clair. Utilisant ses contacts et ceux de son père, il venait d'appeler un des partenaires de Lou au poker, un homme qui travaillait à l'Immigration, puis le FBI, le service du Motor Vehicle Administration et maintenant, l'inspecteur Carlson à Londres.
Nul ne semblait apprécier d'être dérangé aussi tard, mais, l'estomac plein, Michael n'avait aucun mal à user de son charme.
- Je suis désolé de vous déranger, inspecteur... Oh, mon Dieu, j'ai complètement oublié le décalage horaire.
Je suis vraiment désolé. Oui, eh bien, j'ai besoin d'informations sur Robert Blackpool. Oui, lui-même. Je veux savoir qui il était, avant 1970. Avec cela, je devrais être capable de reconstituer le puzzle.
Il allait également contacter Pete Page, se dit-il, avant d'enchaîner :
- Tout ce que vous pourrez trouver me sera peut-être utile. Je ne sais pas encore si j'ai une piste, mais vous serez le premier à...
Soudain, Emma fit irruption dans le bureau, l'air hagard, un filet de sang coulant sur sa tempe. La jeune femme se laissa tomber dans le fauteuil, en face de lui.
- Quelqu'un essaie de me tuer.
Il raccrocha brusquement, sans un mot d'explication pour l'inspecteur Carlson.
- Que s'est-il passé?
Déjà, il était près d'elle et prenait son visage entre ses mains.
- Sur la route, dans les collines... une voiture... a essayé de me pousser dans le vide.
- Tu es blessée? demanda-t-il en palpant les membres de la jeune femme, à la recherche de fractures.
Emma entendit d'autres voix. On s'était rassemblé autour d'elle. Un téléphone sonnait, sonnait, sonnait. Elle vit les lumières tournoyer au-dessus d'elle, puis la pièce tout entière cependant qu'elle glissait de sa chaise.
On avait posé un linge mouillé contre son front. C'était frais. Elle gémit doucement en y portant sa main.
Tout va bien, lui dit Michael. Tu t'es juste évanouie quelques minutes. Bois ça. C'est de l'eau.
Elle avala une gorgée, abandonnant sa tête contre le bras solide de Michael, Son odeur son odeur la rassurait, et elle se sentit en sécurité de nouveau. Tout irait bien, maintenant.
- Je veux m'asseoir.
- D'accord. Vas-y doucement.
Elle regarda autour d'elle. Un bureau. Elle se rappela les peintes sur la porte vitrée : Homicide. C'était sans doute le bureau du capitaine Kesselring. Derrière Michael, elle aperçut un autre homme, mince, le crâne un peu dégarni. Elle l'avait déjà vu à l'hôpital, alors qu'elle se remettait des blessures infligées par Drew.
- Je suis McCarthy, déclarant ce dernier. Le partenaire de Michael.
- Oui, je me souviens de vous, murmura-t-elle. McCarthy hocha la tête. Elle avait peut-être été commotionnée, mais elle était lucide.
- Emma, reprit Michael, que s'est-il passé?
- J'ai cru que c'était mon imagination. Que quelqu'un me suivait.
- Qui ?
- Je ne sais pas. Avant de quitter Londres, je... j'ai eu 1'impression d'être surveillée Elle leva les yeux vers le visage de McCarthy, s'attendant à y trouver une expression dubitative ou amusée.
Mais il l'écoutait assis sur un coin du bureau.
J'en étais presque convaincue. Ce sont des choses qu'on sent, quand on a passe tant d'année avec des gardes du corps Je ne peux pas l'expliquer.
- Tu n'as pas besoin de te justifier, dit Michael. Continue.
Elle le regarda, le cœur dans la gorge. Il était sincère. Elle n'aurait jamais à se justifier, avec Michael. Alors, elle lui raconta tout : le type à New York, qui semblait surveiller le loft. Son père qui l'avait assurée n'avoir pas engagé un nouveau garde du corps. Enfin, la voiture qui l'avait suivie à la sortie du supermarché, le soir de son retour à Los Angeles.
- Tu ne m'as jamais parlé de ça, répliqua Michael.
- Je pensais le faire et puis... Tu étais bouleversé, quand tu es rentré, et j'ai plus ou moins oublié. Je n'aimais pas trop l'idée que j'étais peut-être en train de perdre la tête. J'avais l'impression que la maison avait été visitée en mon absence, que le téléphone faisait un drôle de bruit, comme s'il était sur écoute. Des réactions typiques de paranoïaque.
- Ne sois pas stupide, Emma.
Elle retint un sourire. Il ne lui permettait jamais de s'apitoyer trop longtemps sur son sort.
- Je ne peux pas prouver que c'était lié à ce qui s'est passé, ce soir, mais j'en ai la conviction profonde.
- Qu'est-il arrivé, exactement?
Là encore, elle n'omit rien.
- Je ne me suis pas arrêtée, conclut-elle. Je ne sais pas si quelqu'un a été blessé, si l'autre voiture a été accidentée. Je n'y ai même pas pensé, jusqu'à mon arrivée ici. Je roulais.
- Tu as bien fait. Va examiner sa voiture, dit-il à McCarthy. Emma, est-ce que tu as pu voir le conducteur?
- Non. Mais j'ai essayé de noter le plus de détails possibles concernant la voiture. Elle était foncée, bleue ou noire, je ne sais pas exactement. Je n'y connais rien en marques, mais c'était un gros modèle. Peut-être une Cadillac, ou une Lincoln, avec des plaques de Los Angeles. J'ai vu les lettres : MBE. Je n'ai pas réussi à distinguer les chiffres, en revanche.
- C'est déjà excellent.
Il l'embrassa.
- Je vais te faire conduire à l'hôpital.
- Je n'ai pas besoin d'aller à l'hôpital.
Il toucha doucement la tempe de la jeune femme.
- Tu as une bosse de la taille d'un œuf.
- Je ne l'ai même pas sentie. Michael, je ne veux pas aller à l'hôpital. J'ai eu ma dose pour toute une vie.
- D'accord, dit-il en se penchant pour l'embrasser de nouveau.
McCarthy revint à cet instant.
- Vous devez être une sacrée conductrice, mademoiselle McAvoy.
- Emma, rectifia-t-elle. La peur m'a donné du talent.
- Mike, j'ai besoin de toi, une minute.
- Ne bouge pas, dit ce dernier, s'adressant à la jeune femme. Je reviens tout de suite.
Il sortit et referma la porte sur lui.
- Alors? demanda-t-il.
- Je ne sais pas comment elle a fait pour s'en sortir indemne. La voiture a l'air d'avoir concouru au Demolition Derby. J'ai demandé à un des gars de téléphoner aux hôpitaux. Ils viennent juste d'admettre un type en urgence. Accident de voiture dans les collines. Ils ont dû découper une Cadillac toute neuve pour en sortir le conducteur. Blackpool, ajouta-t-il. II est dans le coma.
44.
- Tu es sûre de te sentir d'attaque? demanda Johnno, comme Emma le rejoignait au bas de l'escalier.
- Je n'en ai pas l'air?
Elle pivota lentement sur elle-même en prenant des poses de mannequin. Sa robe bleu nuit brillait de mille sequins, découvrant ses épaules et épousant ses courbes élégantes. Aussi fine et souple qu'une liane, Emma avait ramené ses cheveux sur le haut de la tête en un chignon torsadé, et épinglé le phénix offert par Johnno au revers de sa veste argentée.
Celui-ci sourit en touchant doucement la bosse qu'elle avait camouflée sous une couche de maquillage.
- Tu as passé un sale moment, il y a deux jours.
- Mais c'est fini. Blackpool ne peut pas me faire de mal depuis son lit d'hôpital. Michael a beau le croire mêlé au meurtre de Darren, ce qui est bien possible, nous ne serons sûrs de rien, tant qu'il ne sera pas sorti du coma; si jamais il en sort. J'ai essayé de l'imaginer dans la chambre de Darren, cette nuit-là, mais je n'arrive pas à me rappeler.
- Il y avait quelqu'un d'autre avec lui.
- N'est-ce pas la raison pour laquelle j'ai l'immense privilège d'être escortée à la soirée des Grammy par l'homme le plus séduisant de la ville ?
Johnno sourit de plus belle.
- Je doute fort de pouvoir remplacer Michael.
- Tu n'as pas besoin de le remplacer. Et puis, il nous rejoindra, s'il le peut. Prêt?
- Autant que je peux l'être, répondit Johnno en lui donnant le bras.
- Allons, ne joue pas les timides avec moi. Je sais combien tu aimes être sous les feux des projecteurs.
Rien n'était plus vrai. Pourtant, Johnno ne parvenait pas à se débarrasser d'un certain sentiment d'inquiétude.
- Je croyais connaître ce salopard, dit-il en s'installant sur la banquette de cuir de la limousine. Je ne l'appréciais pas particulièrement, mais j'étais sûr de l'avoir cerné. Quand je pense que Brian et moi lui avons écrit son premier succès !
- Allons, il ne sert à rien de te culpabiliser.
- S'il est réellement mêlé à...
Il s'interrompit, secoua la tête et tira une cigarette d'un boîtier en or.
- En tout cas, les tabloïds ont de quoi s'occuper pendant des années.
- On ne peut pas l'empêcher, répondit Emma. Tout finira par se savoir. Le rôle de Jane, celui de Blackpool.
Il va falloir s'habituer à vivre avec cette idée.
- C'est dur pour Brian de traverser la même épreuve une deuxième fois.
- Il est plus fort, maintenant. Nous le sommes tous.
Johnno prit la main de la jeune femme pour la porter à ses lèvres.
- Tu sais, si jamais tu quittais Michael, je crois que je pourrais considérer l'éventualité de changer de...
style.
Elle rit et décrocha le téléphone, qui s'était mis à sonner.
- Oui, Michael.
Johnno vit le visage de la jeune femme s'éclairer d'un sourire lumineux.
- Eh bien, je suis en train de réfléchir à la demande en mariage d'un homme incroyablement séduisant. Non.
Johnno.
Elle posa la main sur la bouche du combiné.
- Michael tient à te prévenir qu'il a d'excellents amis au département des véhicules à moteur, et qu'il peut transformer ta vie en un cauchemar permanent.
- Je prendrai le bus, décréta Johnno.
- Oui, reprit Emma. Le rendez-vous au théâtre est à 16 heures.
- Je suis désolé de ne pas pouvoir être avec toi, dit Michael en jetant un coup d'œil vers le couloir qui menait au service de réanimation. Si la situation évolue, je te rejoindrai.
- Ne t'inquiète pas pour moi, Michael.
- Facile à dire. Je suis en train de louper l'occasion de me promener en limousine et de me frotter aux célébrités de la musique. Si tu m'épousais, je pourrais au moins le faire une fois par semaine.
- D'accord, répondit Emma.
- Quoi, d'accord?
Michael venait juste d'apercevoir le médecin qui se dirigeait vers lui.
- Je t'épouse.
Il glissa une main dans ses cheveux et changea l'écouteur d'oreille.
- Pardon?
Emma eut un sourire béat.
- La ligne serait-elle mauvaise?
- Non, je... Mince, ne quitte pas.
Il posa la paume de sa main en travers du combiné, et se tourna vers le médecin qui lui parlait.
- II faut que j'y aille, Emma. Il est en train de sortir du coma. Ecoute, n'oublie pas ce dont on parlait, O.K.?
- Je n'oublierai pas.
Elle raccrocha à l'instant où Johnno faisait sauter le bouchon d'une bouteille de champagne.
- Est-ce que je serai invité, cette fois? demanda ce dernier.
- Hein? Oh, oui. Oui, bien sûr.
Un peu étourdie, Emma regarda fixement la coupe qu'il lui tendait.
- C'était tellement facile.
- Ça l'est toujours, quand la décision est la bonne.
Sincèrement ému, Johnno trinqua avec elle.
- A Michael, l'homme le plus veinard que je connaisse.
- Ça va marcher, cette fois. J'en suis sûre.
Au pied du lit de Blackpool, Michael étudiait l'homme qui avait essayé de tuer Emma. Mal lui en avait pris.
Son visage était détruit; si jamais il s'en sortait, il faudrait une série d'interventions chirurgicales pour le reconstruire. Mais les médecins n'étaient guère optimistes quant à ses chances de survie ; ses blessures internes étaient trop graves.
Michael se moquait éperdument de savoir s'il allait vivre ou crever. Il voulait juste cinq minutes avec lui.
Il avait reçu un premier rapport sur Blackpool, encore incomplet, mais très révélateur. L'homme qui émergeait à cet instant du coma était né Terrance Peters. Adolescent, il avait accumulé les larcins, avant de se spécialiser dans les délits d'agression, généralement sur les femmes, et dans la revente de drogues. Puis, ayant changé de nom, il avait embrassé la carrière de chanteur et tenté de se faire connaître en se produisant dans les clubs. Londres l'avait englouti, et, bien que soupçonné de cambriolages à plusieurs reprises, il avait toujours réussi à s'en tirer sans être inquiété. Sa chance avait tourné le jour où il avait rencontré Jane Palmer.
- Il n'est pas en état de parler, dit le Dr West.
- Je serai bref.
- Je ne peux pas vous laisser seul avec lui.
- Aucun problème. On a toujours besoin d'un témoin.
Michael s'approcha du blessé.
- Blackpool.
Celui-ci battit des paupières, avant de les refermer.
- Blackpool, je veux vous parler de Darren McAvoy.
L'interpellé se força à rouvrir les yeux. Il eut une grimace, sous l'effet d'une douleur fulgurante.
- Vous êtes flic ?
- Oui.
- Allez vous faire foutre. Je suis blessé.
- Je vous apporterai une carte de convalescence. Vous avez fait une mauvaise chute, mon vieux. Votre vie ne tient qu'à un fil.
- Je veux un toubib.
- Je suis le Dr West, monsieur Blackpool. Vous êtes...
- Otez ce salopard de ma vue.
L'ignorant, Michael se pencha plus près.
- C'est le moment ou jamais de libérer ta conscience.
- Je n'ai pas de conscience, marmonna Blackpool, essayant de produire un rire qui s'étrangla dans sa gorge.
- Dans ce cas, tu auras peut-être envie de couler quelqu'un avec toi. On sait le rôle que tu as joué dans le kidnapping du gosse.
- Elle s'est rappelé?
Comme Michael ne répondait rien, il ferma les yeux.
- Evidemment, il a fallu que cette garce se souvienne de moi et pas de lui. C'était censé être un boulot facile, d'après ce qu'il m'avait dit. On enlevait le môme et on récupérait la rançon. Il ne voulait même pas du fric. Et quand ça a foiré, il est parti et m'a demandé de tout nettoyer. Comme ce type, dans la cuisine, qui commandait des pizzas. Je n'avais qu'à l'expédier dans l'au-delà, rester cool, et obtenir tout ce que je voulais.
- Qui? demanda Michael. Qui était avec toi?
- Il m'a donné dix mille livres. On ne néglige pas une jolie somme pareille, même si c'était loin du million qu'on voulait demander en échange du gosse. Je n'avais qu'à attendre peinard et le laisser s'occuper de tout. Le môme était mort et la gamine ne se rappelait rien. Elle était traumatisée, disait-il. Personne ne saurait jamais rien, et il s'occuperait de me propulser au sommet. Il suffisait que je m'accroche aux basques de McAvoy.
Il rit et lutta pour reprendre son souffle.
- Vous allez devoir le laisser, maintenant, détective, intervint le médecin.
Michael l'écarta d'un geste de la main.
- C'était qui, nom de Dieu ? Son nom. Qui a tout organisé ?
Blackpool rouvrit les yeux. Ils étaient rouges, mais luisaient d'une lueur maligne.
- Allez tous au diable.
- Tu vas mourir à cause de ça, dit Michael entre ses dents. Dans ce lit, ou empoisonné par des gaz toxiques, en toute légalité.
- Vous le ferez tomber?
- Personnellement.
Souriant, Blackpool referma les yeux.
- C'était Page. Pete Page. Dites-lui que je le verrai en enfer.
Emma regarda les machinistes installer les portes coulissantes, au fond de la scène. Dans quelques heures, elle franchirait l'une d'elles et marcherait vers le micro.
- J'ai le trac, dit-elle à Beverly. C'est idiot. Je n'ai qu'à lire trois phrases sur un prompteur, ouvrir une enveloppe et tendre la récompense au gagnant.
- De préférence ton père, Brian. Allons dans la loge. Ils sont trop occupés pour l'utiliser.
- Tu ne veux pas rejoindre ton fauteuil ? Ça va bientôt commencer.
- Pas tout de suite, répondit Beverly en ouvrant une porte. Oh, pardon, Annabelle.
Emma se maudit de n'avoir pas apporté son appareil photo. Lady Annabelle, moulée dans un fourreau rose vif dégoulinant de paillettes, était en train de retirer une couche sale à son bébé. Le tableau était unique.
- Pas de problème, répondit celle-ci en soulevant le jeune Samuel Ferguson dans ses bras. Je me suis réfugiée ici pour lui donner à manger et le changer. Il faut qu'il assiste au triomphe de son papa.
Emma regarda les yeux mi-clos du bébé.
- A mon avis, il ne tiendra pas la route.
- Il a juste besoin d'une petite sieste, répondit Anna- belle en le posant sur le canapé. Ça vous ennuierait beaucoup de le garder quelques minutes? Je dois voir P.M.
- Tu plaisantes? Ce sera avec plaisir, murmura Beverly.
- Je n'en ai pas pour longtemps.
Annabelle hésita sur le seuil.
- Vous êtes sûres? S'il se réveille...
- Nous saurons le distraire, promit Beverly.
Sur un dernier regard, Annabelle referma doucement la porte.
- Qui aurait pu imaginer lady Annabelle dans ce rôle de mère dévouée ? dit Emma.
- La maternité transforme une femme, répondit Beverly, qui s'installa sur l'accoudoir du canapé pour regarder dormir le petit Samuel. Je voulais te parler, justement.
Elle marqua une pause.
- Je ne sais pas ce que tu vas en penser, mais... Brian et moi allons avoir un autre bébé.
Emma la fixa, bouche bée.
- Un bébé?
- Je sais. Nous avons été surpris aussi, même si nous essayions plus ou moins. C'est un peu fou, après tout ce temps. J'ai presque quarante-deux ans.
- Un bébé, répéta Emma.
- Pas pour remplacer Darren, enchaîna Beverly vivement. Rien ne peut le remplacer. Et cela ne veut pas dire que nous ne t'aimons pas autant qu'il est possible d'aimer son enfant, mais...
- Un bébé, s'exclama encore Emma en serrant Beverly dans ses bras. Oh ! je suis si heureuse. Pour vous.
Pour moi. Pour nous tous. Quand ?
- La fin de l'été, murmura Beverly, les larmes aux yeux. Nous craignions que tu ne le prennes mal.
- Pourquoi?
- Cela réveille des souvenirs. Je ne pensais pas moi- même que je voudrais un autre enfant, mais, Emma, je veux celui-ci. Je le veux tellement fort. Seulement... je sais combien tu aimais Darren.
- Nous l'aimions tous.
Comme elle l'avait fait autrefois, Emma posa la main sur le ventre de Beverly.
- Et lui aussi, je l'aime déjà. Oh ! Beverly, c'est merveilleux.
Au même instant, les lumières s'éteignirent brusquement, et Emma sentit sa vieille terreur la paralyser ; cherchant dans l'obscurité les mains de Beverly, elle s'y accrocha.
- Tout va bien, dit celle-ci. C'est sûrement une coupure de courant. Ils vont la réparer très vite. Je suis là.
- Oui, répondit Emma.
Elle allait vaincre cette peur insupportable du noir.
- Je vais voir ce qui se passe, reprit-elle bravement.
- Je t'accompagne.
- Non.
Emma fit un pas vers la porte. Soudain, elle entendit le bébé bouger. Elle frémit. Il n'y avait pas de monstres.
Elle n'avait pas peur du noir.
Elle trouva la poignée de la porte, mais au lieu d'en être soulagée, elle fut saisie d'une folle angoisse. Elle se voyait ouvrir et regarder de l'autre côté. Le bébé pleurait. Etourdie, elle se demanda si elle entendait l'enfant derrière elle, ou dans son esprit. Les accords d'une chanson résonnaient, une vieille chanson qu'elle reconnaissait entre toutes.
Ce n'était pas un rêve, se dit la jeune femme. Elle était éveillée. N'avait-elle pas attendu, presque toute sa vie, de voir qui se trouvait derrière la porte ?
Les doigts tremblants et raides, elle l'ouvrit, dans la réalité, comme dans sa mémoire. Et elle sut.
- Mon Dieu.
- Emma, s'écria Beverly, qui avait pris le bébé dans ses bras pour le rassurer. Qu'y a-t-il?
- C'était Pete.
- Quoi? Pete est dans le couloir?
- Il était dans la chambre de Darren.
- Quoi? Que dis-tu? demanda Beverly d'une voix blanche.
- Il se trouvait dans la chambre de Darren, cette nuit-là. Quand j ai ouvert la porte il s'est tourné et il m'a regardée. A côté de lui, quelqu'un tenait Darren. Il le faisait pleurer. Je ne connaissais pas l'autre. Pete m'a souri, mais il était en colère. J'ai couru. Le bébé pleurait.
- C'est Samuel, murmura Beverly. Pas Darren. Emma, viens l'asseoir.
- C'était Pete, gémit Emma. Je l'ai vu.
- J'espérais que tu ne te rappellerais jamais, dit Pete, dont l'ombre se profila sur le seuil.
- Il tenait une lampe-torche dans une main et un revolver dans l'autre.
- Je ne comprends rien, s'exclama Beverly, serrant le bébé. contre elle. Que se passe-t-il?
- - Emma est épuisée, répondit-il d'une voix étrangement calme Allons, il vaut mieux que tu viennes avec moi.
Pas encore, songea la jeune femme. Cela n'arriverait pas une deuxième fois. Sans réfléchir, elle se jeta sur lui.
La torche tomba sur le sol, envoyant un jet de lumière sur les murs et le plafond
- Cours ! cria-t-elle à Beverly, tout en luttant pour échapper à Pete, Prends le bébé et cours. Trouve quelqu'un. Il va le tuer.
Elle hurla, donnant des coups de pied et de poing, tandis que Pete se penchait pour l'immobiliser.
- Ne le laisse pas tuer un autre bébé. Va chercher papa.
Le petit Samuel vagissant dans ses bras, Beverly s'enfuit en direction de la scène, où régnait le plus grand désordre.
- C'est trop tard, dit Emma, comme Pete la remettait debout Ils vont le prendre. Ils seront là dans une seconde.
Déjà, des lampes brillaient dans le noir. On entendait des cris et des bruits de pas. En désespoir de cause, Pete entraîna la jeune femme dans la direction opposée. Emma cessa de se débattre quand elle sentit le métal froid du revolver contre sa mâchoire.
- Ils savent que c'est toi, reprit-elle.
- Elle ne m'a pas vu, marmonna-t-il en la poussant dans un escalier. Il faisait noir. Elle ne peut pas en être sûre.
- Elle sait. Tout le monde sait, maintenant. Ils arrivent, Pete. C'est fini.
Non. Ça ne pouvait pas être fini. Il avait travaillé trop dur. Il avait tout prévu, tout planifié avec trop de soin.
- C'est moi qui décide quand c'est terminé. Je sais quoi faire. Je peux tout arranger.
Ils étaient arrivés au-dessus de la scène. A leurs pieds, Emma voyait les lumières et l'extrême confusion qui régnait partout; faisant mine de trébucher, elle dégrafa le phénix épinglé à sa veste et l'abandonna sur le sol.
- Si tu cries, je te tue, menaça Pete en la relevant.
Il avait besoin de réfléchir. Soudain, il aperçut un monte- charge et poussa la jeune femme à l'intérieur. Il lui fallait juste un peu de temps.
Tout aurait dû se passer vite et bien. Profitant de l'obscurité et de la panique générale, il aurait trouvé Emma et l'aurait forcée à avaler les pilules. C'était facile.
Mais rien ne s'était déroulé comme prévu.
Exactement comme la première fois.
- Pourquoi? demanda Emma qui, prise de vertige, se laissa glisser au sol. Pourquoi as-tu fait ça à Darren?
Pete transpirait. La sueur glissait sur sa poitrine, tachant sa chemise de lin.
- Il ne devait rien lui arriver. Il ne devait rien arriver à personne. C'était juste un coup de publicité.
- Quoi?
- Ta mère m'avait donné l'idée.
Pete baissa les yeux sur Emma. Elle ne lui causerait pas de problème. Elle était blanche comme un linge.
Depuis toujours, elle se sentait mal dans les avions, les ascenseurs. Elle ne supportait pas l'altitude. Il jeta un coup d'œil vers les boutons de commande du monte-charge. Comment n'y avait-il pas pensé plus tôt? La première partie de la cérémonie avait dû commencer. Le spectacle continuait. L'illusion était à l'ordre du jour et, tandis que des millions de spectateurs regardaient l'industrie du disque s'agiter et échanger des congratulations, quelques gardes devaient chercher Emma dans les coulisses. Le mieux était de monter là-haut, où il aurait le temps de réfléchir et de mettre au point un nouveau plan.
Il poussa le bouton du dernier étage.
- Qu'est-ce que tu racontes? insista Emma, comme l'engin se mettait en branle.
- Jane. Elle était toujours en train de m'empoisonner pour soutirer plus d'argent à Brian, menaçant d'aller voir la presse pour lui raconter telle ou telle histoire. Au début, elle m'inquiétait, et puis, je me suis aperçu que toute publicité te concernant entraînait un boum dans les ventes de disques.
Le monte-charge venait de s'arrêter, et il entraîna Emma vers un autre escalier. Elle avait le cœur soulevé par la nausée, et son corps tout entier était secoué de sueurs froides. Un bras glissé autour de son cou, Pete ouvrit une porte et la poussa sur le toit du théâtre. Le vent gifla le visage de la jeune femme, s'engouffra dans ses cheveux défaits et lui éclaircit l'esprit.
Le soleil brillait encore et elle se demanda fugitivement comment il pouvait faire jour, alors qu'elle était, depuis si longtemps, dans l'obscurité.
- On parlait de Darren, dit-elle en le regardant droit dans les yeux, cependant qu'elle reculait lentement. J'ai besoin de savoir. Pourquoi étais-tu dans la chambre, cette nuit-là?
Pete hésita à peine. Il pouvait se permettre de lui répondre. Un instant, il avait presque perdu le contrôle de lui-même et de la situation. Mais tout allait mieux, maintenant. Il était sûr de trouver un moyen de se tirer de ce mauvais pas.
Les choses avaient commencé à se compliquer. Le groupe traversait une mauvaise passe. Il n'y avait plus la même cohésion qu'au début. Ils avaient besoin d'être secoués. Jane est venue me voir avec Blackpool. Elle voulait que j'en fasse une star, plus grande encore que Brian. Elle s'est soûlée, ce soir-là.
Il eut un geste de la main.
- Bref, elle m'a offert une solution : le kidnapping de Darren. La presse s'emparerait de l'histoire, et cela engendrerait des tonnes de sympathie et plus de ventes encore. Le groupe se serrerait autour de Brian, retrouverait son unité. Blackpool et Jane gardant l'argent, tout le monde serait content.
Emma le regarda Fixement. Elle avait complètement oublié son vertige ou le revolver.
- Es-tu en train de me dire que mon frère a été tué pour augmenter la vente de disques ?
- Ce fut un accident. Blackpool ne savait pas s'y prendre avec le bébé. Tu es arrivée... Un malheureux concours de circonstances.
- Un malheureux conc...
Son hurlement de révolte et de rage se perdit dans le ciel, tandis qu'elle se jetait sur lui.
45.
Michael fit irruption au milieu de la panique ambiante. C'était la folie, dans les coulisses de l'auditorium.
Dans la salle, on entendait les applaudissements du public, accueillant le nom d'un autre gagnant.
- Où est-elle? demanda-t-il.
- Il l'a prise, dit Beverly, qui s'accrochait au bras de Brian. Il avait un revolver. Elle l'a retenu pour me permettre de partir avec le bébé et d'aller chercher de l'aide. C'était Pete, conclut-elle, encore sous le choc.
- Il ne s'est pas passé plus de quelques minutes, renchérit Brian. Les types de la sécurité sont après lui.
- Bloque toutes les sorties du bâtiment, cria Michael à l'attention de McCarthy. Et demande des renforts. Il faut fouiller chaque étage. Par où sont-ils partis?
Dégainant son arme, il emprunta le couloir qui menait aux loges et montra son badge à un garde en uniforme.
- Cet étage est cerné, déclara celui-ci. Il n'est pas allé vers la scène, avec ou sans elle. Nous pensons qu'il est monté.
Le dos au mur, Michael grimpa les marches. Il entendait la musique, derrière lui, résonner comme un écho au fur et à mesure qu'il s'en éloignait. Arrivant sur la première plateforme, il balaya l'espace avec son arme, avant de se retourner brusquement en entendant du bruit dans l'escalier. Les quatre inséparables l'avaient suivi.
- Redescendez, ordonna-t-il.
- Pas question, dit Brian. Elle est à nous, aussi. Michael ne discuta pas. Il n'avait pas le temps. Il venait d'apercevoir la broche en forme de phénix, par terre.
- C'est à Emma? demanda-t-il.
- Elle la portait ce soir, répondit Johnno. C'est moi qui la lui ai donnée.
Michael glissa la broche dans sa poche en regardant le monte-charge. Emma leur indiquait la piste à suivre.
- Bouclez toutes les issues, lança-t-il à l'adresse des gardes de la sécurité. Et continuez à fouiller chaque étage.
Il poussa le bouton du monte-charge et vit, au-dessus de la porte métallique, les numéros décroître depuis le dernier étage.
- Dites à McCarthy qu'il l'a emmenée tout là-haut.
- On vous suit, reprit Brian.
- C'est l'affaire de la police.
- C'est une affaire personnelle, rectifia le père d'Emma. Et depuis toujours. S'il touche un seul de ses cheveux, je le tuerai de mes propres mains.
Michael embrassa les quatre hommes du regard.
- Il vous faudra, chacun, prendre votre tour.
Pete repoussa Emma et lutta pour reprendre son souffle.
- Ça n'arrangera rien, Emma. Je ne veux pas te faire plus de mal que je n'y suis forcé.
- C'était un bébé, cria-t-elle. Tu lui as acheté un gobelet en argent pour sa naissance. Le jour de son premier anniversaire, tu avais loué un poney.
- Je l'aimais beaucoup.
- Tu l'as assassiné.
- Je n'ai jamais levé la main sur lui. Blackpool a été trop violent, il a paniqué. Je ne voulais pas ça.
- Non, tu voulais juste l'utiliser, et te servir ensuite de l'angoisse et de la peur de mon père. Oh, je sais bien ce que tu as imaginé : le fils de Brian McAvoy enlevé dans son berceau. La star du rock paie une rançon de roi pour qu'on lui rende son fils. Des gros titres, avec des photos et des flashes spéciaux aux infos de 23 heures ; des tas de journalistes agglutinés devant la maison, attendant une déclaration des parents terrifiés. Et une autre encore, quand l'enfant serait revenu dans les bras de ses parents. Mais on ne l'a jamais revu vivant, n'est-ce pas?
- Ce qui est arrivé était tragique.
- Ne me parle pas de tragédie.
Trop bouleversée pour avoir peur, elle se détourna. Le revolver était pointé sur elle, mais elle n'en avait cure.
Elle se rappelait tout et se sentait vide, brusquement. Le pire était de penser que ce malheur insupportable s'était produit pour rien.
- Tu étais à son enterrement, comme nous, les yeux baissés, le visage grave, et pendant tout ce temps, les choses se déroulaient exactement comme tu l'avais voulu. Un bébé était mort, mais tu avais toute la publicité dont tu pouvais rêver, n'est-ce pas? Tes foutus disques se sont vendus par millions!
- J'ai consacré au groupe près de la moitié de ma vie, rétorqua Pete en respirant profondément pour se calmer. Je les ai modelés, façonnés; j'ai conclu leurs contrats, je les ai écoutés, et j'ai résolu leurs problèmes. Qui, à ton avis, veillait à ce que les maisons de disques n'empochent pas les royalties qui leur revenaient? Qui s'est battu pour qu'ils grimpent jusqu'au sommet?
- Tu crois qu'ils avaient besoin de toi? s'exclama Emma. Tu crois vraiment que tu comptais pour quelque chose ?
- C'est moi qui les ai faits.
- Non, ce sont eux qui t'ont fait!
Il mit la main dans sa poche.
- Quoi qu'il en soit, ce qui va se passer ce soir contribuera à perpétuer la légende. Brian et Johnno sont les favoris pour « la meilleure chanson de l'année », et avec un peu de chance, le groupe va ramasser deux autres récompenses pour « le meilleur album » et « le meilleur groupe de rock ». Je m'étais dit que ce serait une bonne idée, si tu leur donnais le Grammy. La fille de Brian, veuve tragique de Drew Latimer. Les tragédies font vendre, ajouta- t-il avec un haussement d'épaules. Mais nous en aurons une autre, ce soir.
II lui tendit deux pilules.
- Avale ça. Elles sont très fortes. Ça facilitera les choses.
Elle baissa les yeux vers la paume ouverte, avant de fixer le visage de Pete.
- Je n'ai pas l'intention de te faciliter les choses.
- Très bien, dit-il en les rempochant.
Il prit la jeune femme par les bras et la poussa vers le bord du toit.
- C'est une longue chute, Emma. Avant que tu aies atteint le sol, je serai en route pour les coulisses.
Son plan était arrêté, maintenant. Il avait recouvré son calme.
- Voici ma version : quand les lumières se sont éteintes, je me suis précipité pour voir si tu allais bien, mais tu as piqué une crise d'hystérie. Je t'ai poursuivie jusqu'ici, inquiet; hélas, je suis arrivé trop tard pour te sauver.
Après toutes ces années, tu continuais à te reprocher la mort de ton frère. Finalement, tu ne l'as plus supporté et tu t'es suicidée.
Il la força à se tourner vers le vide.
- Personne ne sait, à part toi. Et personne d'autre ne saura jamais.
Emma s'accrocha à lui, essayant désespérément de s'éloigner du bord et, un instant surpris par la force de la jeune femme, il perdit l'équilibre. Mais il se rétablit aussitôt, la ceintura et la souleva contre lui.
Se sentant perdre pied, elle hurla et se jeta contre lui de tout son poids. Elle vit le ciel et la terre basculer autour d'elle.
Quand Michael enfonça la porte en courant, il eut juste le temps de voir Pete et Emma engagés dans une lutte à mort.
Puis, comme Pete levait son revolver, Michael n'hésita pas : il tira.
Le garde-fou arrêta Emma à la taille, lui coupant le souffle, mais Pete avait basculé de l'autre côté. Les mains accrochées aux siennes l'entraînaient vers le vide, et elle commençait de perdre l'équilibre. Pete était à présent au dessous d'elle, les yeux écarquillés sur un regard terrifié. Lentement, les doigts qui lui encerclaient les poignets glissèrent, avant de la libérer. Et soudain, ce fut la chute, horrible, interminable. L'espace d'une seconde, elle fut près de le suivre dans le néant. Mais déjà, des bras la saisissaient, la tiraient en arrière. Ses pieds décollèrent du sol, de nouveau, mais cette fois, elle était pressée contre un corps dur et chaud; on la serrait à l'étouffer, tandis qu'une voix répétait son prénom, encore et encore.
- Michael, murmura-t-elle en se laissant aller contre lui. Ne me lâche pas.
- Non.
- Je me suis rappelé.
Elle se mit à sangloter. A travers ses larmes, elle vit son père qui se tenait près d'elle.
- Papa, je me suis rappelé.
Et elle lui tendit les bras.
Emma regardait le feu crépiter dans la cheminée. Stevie l'avait allumé et se tenait près de l'âtre, les mains dans les poches. Ils étaient tous revenus avec elle ; son père, P.M. et sa famille, Johnno. Beverly avait déjà fait des litres de thé.
Aucun d'eux ne parlait, mais elle sentait le choc se muer peu à peu en un sentiment d'incrédulité. Certaines questions demeureraient sans réponse; il leur faudrait, à jamais, vivre avec le poids des erreurs commises et des regrets qu'on n'efface pas. Mais ils avaient survécu, songea la jeune femme. En dépit du sort qui s'était acharné contre eux, individuellement et en groupe, ils avaient triomphé.
Elle sortit sur la terrasse pour rejoindre Brian, debout face à la mer. Il allait souffrir. C'était dans sa nature d'enfouir les problèmes au fond de son cœur et de les ruminer, qu'il s'agisse de ses malheurs ou de ceux du monde.
Puis, il les exorciserait dans un air de guitare ou de synthétiseur, qu'il enrichirait avec des flûtes et des violons.
Elle posa la tête sur l'épaule de son père.
- Il était des nôtres, murmura-t-il, au bout d'un moment. II était avec nous depuis le début.
- Je sais.
- Je ne comprends pas. Pourquoi? Pourquoi a-t-il fait une chose pareille?
Les bras autour de sa taille, Emma se serra contre lui, écoutant les vagues se briser sur la plage. Comment lui dire? S'il connaissait les raisons absurdes de cette tragédie, jamais plus il ne pourrait composer ou jouer de la musique.
- Je ne sais pas, répondit-elle. Nous pourrions nous poser la question toute notre vie, sans que cela change quoi que ce soit. Papa, ajouta-t-elle en se dégageant un peu pour le regarder, nous devons mettre cette histoire de côté. II ne s'agit pas d'oublier, mais de l'écarter.
- On repart de zéro?
- Surtout pas. Je ne voudrais pas revivre tout ça. Maintenant que je sais enfin qui je suis, je n'ai plus de raisons d'avoir peur ni de me poser sans cesse des questions. Et je peux cesser de me culpabiliser, parce que cette fois, je n'ai pas pris la fuite.
- Tu n'as jamais rien eu à te reprocher.
- Ni moi, ni personne d'autre. Viens, retournons à l'intérieur.
Elle l'attira vers la lumière de la maison et, dans le silence complet, se dirigea vers le téléviseur.
- Je veux les entendre dire vos noms.
- Hé, c'est notre tour, les gars ! s'exclama Johnno.
Il posa une main sur l'épaule de Brian, tandis qu'on annonçait les artistes nommés pour « la meilleure chanson de l'année ».
Emma retint son souffle, avant de le relâcher dans un rire, en entendant les noms de Brian McAvoy et Johnno Donovan.
- Bravo, s'écria-t-elle, les bras tendus vers les deux hommes. Oh! j'aurais tellement voulu vous présenter la récompense.
- L'année prochaine, dit Johnno en l'embrassant très fort.
Elle serra les doigts de Brian dans les siens.
- Promis? demanda-t-elle. C'est très important, tu sais. Il ne faut pas que ce qui s'est passé gâche un moment si merveilleux.
- Non, répondit Brian en donnant une bourrade affectueuse à son plus vieil ami. Pas mal pour un couple de rockers vieillissants, hein?
- Je te prie de surveiller le choix de tes adjectifs, répliqua Johnno avec un clin d'œil pour Emma. Jagger est plus vieux que nous.
II haussa les sourcils quand on frappa à la porte.
- Ah ! voilà notre flic énamouré.
- Tais-toi, Johnno, s'écria Emma qui se précipitait déjà vers la porte.
Conroy bondissait comme un fou autour d'elle.
- Michael.
- Je suis désolé d'avoir été aussi long, dit ce dernier en prenant le collier de son chien pour calmer ses ardeurs. Ça va?
- Bien sûr. On s'apprêtait à fêter la victoire de papa et de Johnno : ils ont gagné le Grammy de « la meilleure chanson de l'année ».
- Non, on s'en allait, intervint Beverly.
Prenant son sac, elle fit signe aux autres de la suivre. Et sans laisser à Emma le temps de protester, elle l'attira contre elle.
- Le temps est une chose trop précieuse pour le gaspiller, murmura-t-elle.
Puis elle glissa ses bras autour de Michael.
- Merci, dit-elle doucement. Et bienvenue dans notre chaos.
Ils sortirent l'un après l'autre, tandis que Conroy, apaisé, faisait le tour de la pièce, avant d'aller s'endormir dans un coin.
- C'est un sacré groupe, décréta Michael, quand la porte se fut refermée. Sans vouloir faire de jeu de mots.
- Oui. Tu ne vois pas d'inconvénient à ce que nous dînions avec eux, demain soir?
- Non.
Il se moquait bien de demain. Il ne pensait qu'à ce soir. Il voulait la regarder, la toucher, la sentir.
- Viens là, dit-il en lui tendant les bras.
Elle s'y réfugia et il les referma sur elle, la serrant à l'étouffer. Il avait cru s'être un peu calmé, durant les dernières heures. Mais tout à coup, il mesurait l'étendue du drame qu'ils avaient frôlé. Il avait bien failli la perdre.
- N'y pense plus, Michael, murmura Emma qui sentait monter la rage en lui. C'est fini. C'est vraiment terminé, cette fois.
Il prit possession de ses lèvres, presque violemment, comme s'il voulait se convaincre qu'elle était bien là, en sécurité, avec lui.
- S'il t'avait...
- Il n'a pas, l'interrompit-elle. Tu m'as sauvé la vie.
- Ouais.
Il se dégagea et enfonça ses mains dans ses poches.
- Si tu dois vraiment me faire subir le quart d'heure de gratitude, fais-le maintenant et qu'on en finisse.
- Nous n'avons pas vraiment eu l'occasion de parler.
- Je suis désolé de n'avoir pas pu revenir avec toi.
- Je comprends. C'est même bien ainsi. J'ai eu le temps de me détendre, de réfléchir.
Il hocha la tête, apparemment peu convaincu, et se mit à arpenter la pièce en tous sens.
- Alors, comment s'est passée ta journée ? reprit-il au bout de quelques instants.
Emma sourit. Tout irait bien. Tout allait se passer parfaitement bien.
- Super. Et toi ?
Il haussa les épaules et continua de marcher, s'arrêtant près d'une table pour prendre un objet qu'il reposait aussitôt.
- Emma, je sais que tu dois être fatiguée, dit-il enfin.
- Non.
- Et le moment est mal choisi-
Emma sourit de nouveau.
- Pas du tout.
Il se retourna. Elle était si belle, dans sa robe bleue étincelante, qu'il en eut la gorge serrée.
- Je t'aime, reprit-il. Je t'ai toujours aimée. Je sais que nous n'avons pas eu beaucoup de temps pour nous jusqu'ici, et je voudrais pouvoir te dire que je t'en consacrerai davantage à l'avenir. Mais je ne peux pas.
- Michael, si je voulais du temps, je le prendrais, dit- elle en faisant un pas vers lui. C'est toi que je veux.
Il la contempla longuement. Puis il prit un écrin dans sa poche.
- J'ai acheté cela il y a plusieurs mois. J'avais l'intention de te l'offrir pour Noël, mais je me suis dit que tu n'étais pas prête. J'avais imaginé un dîner aux chandelles, de la musique et tout le tralala.
Il eut un petit rire, tandis qu'il faisait tourner l'écrin entre ses doigts.
- Il est un peu tard pour jouer la carte de la tradition.
- Tu ne vas donc pas me l'offrir du tout?
Hochant la tête, il lui tendit la minuscule boîte de velours.
- J'aimerais dire quelque chose, avant de l'ouvrir, reprit Emma en le regardant intensément. Il y a cinq ou six ans, je n'aurais pas été capable d'apprécier ce moment comme je peux le faire aujourd'hui.
Tremblant légèrement, elle souleva le couvercle du petit écrin.
- Oh! Michael, elle est merveilleuse! s'exclama-t-elle en levant les yeux vers lui. Elle est absolument merveilleuse.
- Sois bien sûre de toi, dit-il. Tu la prends, et c'est réglé.
Elle étouffa un rire.
- C'est la demande en mariage la plus romantique qu'on puisse faire à une femme!
- Excuse-moi, je suis un peu nerveux. C'est que je t'en ai déjà fait plusieurs, et...
Il attira Emma contre lui et l'embrassa longuement, tendrement.
- - Que dis tu de cela : personne ne t'aimera jamais plus que moi. Je veux seulement pouvoir te le prouver jusqu'à la fin de mes jours.
- - C'est bien, murmura-t-elle d'une voix émue C'est très bien.
Elle sortit la bague de son écrin
- - Pourquoi trois anneaux? l'enquit-elle en caressant les trois rangs de diamants soudés les uns aux autres.
- Il y en a un qui représente ta vie. un autre qui représente la mienne.
II lui prit la bague des doigts et la lui glissa à l'annulaire gauche
- Le dernier symbolise la vie que nous allons avoir, ensemble. Nous sommes liés depuis très longtemps, Hochant la tête, Emma glissa ses bras autour du cou de Michael
J'aimerais me consacrer à ce troisième lien, Michael. Et sans tarder.