2.

Emma eut sa première vision de la grande maison de pierre depuis le siège avant de la Jaguar argentée. Elle était un peu triste que Johnno soit parti - il était rigolo avec sa grosse barbe noire -, mais le monsieur des photos lui permettait de toucher aux boutons sur le tableau de bord. Il ne souriait plus, mais il ne la grondait pas. Et puis, il sentait bon. La voiture aussi sentait bon. L'enfant enfonça le museau de son chien en peluche dans le revêtement de cuir des sièges et babilla dans une langue connue d'elle seule.

La demeure lui paraissait gigantesque, avec ses fenêtres en forme d'arches et ses petites tourelles. Tout autour, la pelouse était vert vif, et un parfum de fleurs flottait dans l'air. Emma fit des bonds en riant d'excitation.

-Château.

Le monsieur sourit.

- C'est ce que je pensais, aussi. Quand j'étais petit, je voulais habiter dans une maison comme ça. Mon papa, ton grand-père, était jardinier, ici. « Quand il ne cuvait pas son vin », songea Brian, pour lui-même.

-Il est où?

-Ton grand-père? En Irlande. Dans un petit cottage que Brian lui avait acheté, l'année précédente, avec de l'argent emprunté à Pete.

Il arrêta la voiture devant le perron de l'entrée, soudain conscient des nombreux coups de téléphone qu'il devrait passer, avant que la presse ne s'empare de la nouvelle. Puis, se tournant vers l'enfant, il la prit dans ses bras, stupéfait de constater avec quel naturel elle se blottissait contre lui.

-Tu feras sa connaissance, un jour, poursuivit-il. Ainsi que celle de tes tantes, oncles et cousins. Tu as une famille, maintenant, Emma.

En pénétrant dans le vaste hall d'entrée, il entendit la voix claire de Beverly, avec son débit rapide.

-J'aime bien ce bleu. Je ne peux pas vivre avec toutes ces fleurs qui poussent sur les murs. Et ces tentures devront également disparaître. On se croirait dans une cave. Je veux de la lumière; du blanc, du bleu.

Brian s'arrêta dans l'encadrement de la porte du salon et trouva la jeune femme assise en tailleur à même le sol, des catalogues d'échantillons éparpillés tout autour d'elle. Le papier peint avait déjà été en partie arraché des murs, et les travaux de replâtrage étaient en cours de finition. Beverly aimait attaquer le travail sous des angles divers.

Elle paraissait si petite, au milieu de tout ce fatras. Ses cheveux noirs coupés au carré, à la Louise Brooks, étaient rehaussés par des anneaux d'argent qui brillaient à ses oreilles. Ses yeux avaient quelque chose d'exotique, tant par leur forme que par leur couleur: entre ses longs cils, des paillettes d'or égayaient ses iris verts. Son visage ovale avait gardé le hâle de leur dernier week-end aux Bahamas et Brian revoyait son corps dur et mince, allongé sur le sable; il pouvait même en sentir la douceur sous ses doigts. A la voir ainsi vêtue d'un pantalon étroit et d'une sage chemise blanche, nul n'aurait pu deviner qu'elle était enceinte de deux mois. Brian la contempla un instant, sa fille installée à cheval sur sa hanche droite. Il se demandait comment Beverly allait réagir.

-Bev.

-Brian, je ne t'avais pas entendu.

Elle se tourna, ébauchant un geste pour se lever, puis elle s'arrêta net, le visage envahi d'une pâleur subite.

Elle regardait fixement l'enfant nichée dans les bras de Brian. Mais, se ressaisissant bien vite, elle congédia les deux décorateurs qui se querellaient au sujet des échantillons.

-J'ai besoin de discuter encore de tout cela avec Brian, dit-elle. Je vous appellerai d'ici à la fin de la semaine.

Elle les raccompagna jusqu'à la sortie, referma la porte et, respirant profondément, revint vers Brian, une main posée à plat sur son ventre.

-Voici Emma, dit ce dernier.

Beverly eut un sourire forcé.

-Bonjour, Emma.

-'Jour.

Intimidée, la petite enfouit son visage dans le cou de Brian.

-Emma, veux-tu aller regarder la télévision, pendant un moment? reprit-il sur un ton désespérément enjoué. Il y en a une immense, dans la pièce à côté. Toi et Charlie pouvez vous installer sur le sofa.

-J'ai envie de faire pipi, chuchota-t-elle.

-Oh...

Beverly regarda son amant. Il avait l'air si déconcerté qu'elle aurait sans doute éclaté de rire, si elle n'avait eu autant envie de pleurer.

-Je vais l'emmener, proposa-t-elle.

Mais Emma s'accrocha plus fort au cou de Brian.

-On dirait que je suis désigné.

Il porta l'enfant jusqu'aux toilettes, de l'autre côté du hall d'entrée, et jeta un regard impuissant vers Beverly, avant de fermer la porte.

-Tu, hmm...

Déjà, Emma avait baissé sa culotte et s'installait sur la cuvette des W.-C.

-Je ne fais plus pipi comme les bébés, déclara-t-elle. Maman dit que seules les petites filles idiotes et méchantes se salissent.

-Et toi, tu es grande, assura Brian en étouffant le flot de rage qui montait en lui. Tu es jolie et en plus, intelligente.

Quand elle eut terminé, Emma se rhabilla maladroitement.

-Tu peux regarder la télé avec moi?

-Dans un petit moment. D'abord, je dois parler avec Bev. Elle est très gentille, tu sais, ajouta-t-il en soulevant l'enfant devant le lavabo. Elle habite avec moi, aussi.

Emma joua un instant avec l'eau du robinet.

-Est-ce qu'elle tape?

-Non.

Brian la serra très fort contre lui.

-Personne ne te tapera plus jamais. C'est promis.

Le cœur chaviré, il la porta dans une pièce uniquement meublée d'un sofa et d'une console géante de télévision. Il alluma le poste et choisit une chaîne qui programmait une comédie.

-Je vais revenir très vite, affirma-t-il.

Emma le regarda sortir et parut soulagée de voir qu'il laissait la porte ouverte.

Quand Brian regagna le salon, Beverly avait repris sa place sur le tapis et triturait des échantillons.

-Ainsi, Jane ne mentait pas, dit-elle.

-Non. C'est ma fille.

-Je le vois bien, Brian, murmura-t-elle en faisant un effort manifeste pour ne pas pleurer. Elle te ressemble tellement que c'en est effrayant.

-Oh, Bev.

Il s'approcha pour la prendre dans ses bras.

-Non, je t'en prie, dit-elle. J'ai besoin de quelques minutes pour me remettre du choc.

-Pour moi aussi, c'était un choc.

Il alluma une cigarette et en tira une longue bouffée.

-Tu sais pourquoi j'ai rompu avec Jane. Elle était instable. J'avais l'impression, parfois, qu'elle aurait pu me dévorer.

Brian se mit à faire les cent pas devant Beverly.

-Elle est la première fille avec laquelle j'ai couché. J'avais à peine treize ans. Mon père buvait comme un trou et piquait des colères noires, avant de tomber raide. Alors j'avais pris l'habitude de me cacher dans la cave de notre appartement. Un jour, Jane était là, comme si elle m'attendait. Avant que je comprenne ce qui m'arrivait, elle était sur moi.

-Tu n'es pas forcé de me raconter tout ça, Brian.

-Je tiens à ce que tu saches.

Il tira de nouveau sur sa cigarette.

-On avait beaucoup de points communs tous les deux. Chez elle aussi, ça se disputait sans arrêt. Il n'y avait jamais assez d'argent. Et puis, quand j'ai commencé à m'intéresser à la musique, j'ai passé moins de temps ave c elle. Elle est devenue complètement hystérique. Elle me menaçait, elle parlait de se suicider. Mais j'ai tenu bon et on s'est perdus de vue, jusqu'à ce que les gars et moi ayons formé le groupe. C'était l'époque où on peinait comme des fous. On jouait dans des bouges infâmes, gagnant à peine de quoi survivre. J'ai craqué. Sans doute parce qu'elle était comme un point d'ancrage, quelqu'un de familier, qui me connais- sait bien. Peut-être aussi parce que j'étais un crétin.

Beverly renifla un peu.

-Tu es toujours un crétin, dit-elle avec un petit rire.

-Ouais, je sais. En tout cas, je n'ai pas tardé à m'en mordre les doigts. On est restés ensemble presque un an.

Vers la fin, elle perdait complètement les pédales. Elle essayait de semer la zizanie dans le groupe, elle interrompait les répétitions, faisait des scènes à n'en plus finir. Un soir, elle s'est même jetée sur une fille dans le public, sous prétexte que je la regardais. Après, elle pleurait, elle me suppliait de lui pardonner. Au bout d'un moment, il était devenu plus facile de lui dire: « D'accord, c'est oublié ». Quand je l'ai quittée, elle a recommencé à me menacer de se suicider. On venait de rencontrer Pete et on avait fait toute une série de concerts improvisés, en France et en Allemagne. Il était sur le point de décrocher notre premier contrat pour l'enregistrement d'un disque. Peu après, on quittait Londres, et je l'effaçais de ma mémoire. Je ne savais pas qu'elle était enceinte, Bev. Je n'avais même pas pensé à elle, ces trois dernières années. Si je pouvais revenir en arrière...

Il s'interrompit, pensant à l'enfant dans la pièce voisine, avec sa fossette et ses yeux pervenche.

-Je ne sais pas ce que je ferais, conclut-il avec un soupir.

Beverly entoura de ses bras ses genoux repliés. Elle était une jeune femme sensée, issue d'une famille stable et heureuse, pour qui la pauvreté et la souffrance n'étaient que des notions un peu vagues; même si ce que Brian lui en avait dit était, justement, ce qui l'avait attirée vers lui.

-Ce qui nous intéresse, en l'occurrence, c'est ce que tu vas faire maintenant.

-C'est déjà fait.

-Quoi donc?

-J'ai pris Emma. C'est ma fille. Elle va vivre avec moi.

-Je vois.

Elle marqua une pause.

-Tu ne crois pas que nous aurions pu en parler ensemble? Aux dernières nouvelles, nous devions nous marier dans quelques jours.

-Et rien n'est changé.

Il s'accroupit devant elle et la secoua par les épaules, soudain paniqué à l'idée qu'elle aussi, comme tant d'autres, allait se détourner de lui.

-Je voulais t'en parler, Bev. Mais c'était impossible. Je suis entré dans cet appartement dégoûtant, qui puait, et Jane s'est comportée exactement comme par le passé, alternant les cris et les supplications. Je n'avais qu'une idée: sortir de là aussi vite que possible. Quand j'ai voulu voir la gosse, elle avait disparu. Elle se cachait.

Il se redressa, frottant son visage dans ses mains.

-Seigneur, Beverly, je l'ai trouvée sous l'évier, tremblante comme un animal effrayé.

-Mon Dieu, murmura Bev.

-Jane allait la battre. Elle était sur le point de tabasser cette pauvre petite fille morte de peur. Quand je l'ai vue... Bev, regarde-moi. S'il te plaît. En la voyant, comme ça, c'est moi que j'ai revu. Tu comprends?

-Je le voudrais.

La jeune femme secoua la tête, luttant toujours contre les larmes.

-Non, je ne veux pas comprendre. Je désire que les choses redeviennent ce qu'elles étaient, ce matin, quand tu es parti.

-Tu penses que j'aurais dû l'abandonner?

-Non... Si.

Elle pressa ses deux paumes contre ses tempes

- Je ne sais pas. On aurait dû en parler. On aurait peut-être trouvé un arrangement.

Brian s'agenouilla devant la jeune femme et lui prit les mains entre les siennes.

- C'est ce que je voulais faire: rouler un peu, réfléchir, ~t rentrer à la maison pour tout te raconter. Et puis, Jane a crié qu'elle se suiciderait. Elle encore, j'aurais pu l'ignorer. Mais elle a dit qu'elle tuerait aussi Emma.

-Non. Elle n'y pensait pas sérieusement.

-A ce moment-là, si. J'ignore si elle aurait été capable de mettre sa menace à exécution, mais je ne pouvais pas prendre le risque d'abandonner Emma. Je ne lui aurais même pas laissé l'enfant d'un autre, Beverly.

-Non, bien sûr, murmura cette dernière, accablée par ce qu'elle venait d'entendre. Comment as-tu fait pour la prendre à Jane?

- Elle a accepté, répondit-il brièvement. Pete s'occupe de la procédure légale.

-Brian, insista la jeune femme en le regardant droit dans les yeux. A quel prix?

-J'ai signé un chèque de cent mille livres sterling et promis de lui verser une rente de vingt-cinq mille livres par an, jusqu'aux vingt et un ans d'Emma.

-Brian, tu as acheté cette enfant?

-On n'achète pas ce qui est déjà vôtre.

-C'était le seul moyen pour que Jane nous laisse tranquilles, tous les trois.

Il secoua la tête, comme pour chasser le goût amer qui lui restait de cette transaction. Il caressa le ventre de Beverly.

- Tous les quatre. Ecoute-moi : la presse va s'emparer de cette affaire et ce ne sera pas joli. Je te demande d'affronter la tempête avec moi. Il va y avoir beaucoup de remous; puis ça passera. Je souhaiterais aussi que tu donnes une chance à Emma.

Beverly eut un petit haussement d'épaules fataliste.

-Où veux-tu que j'aille?

-Bev...

Elle le regarda d'un air perplexe. Bien sûr, elle se tiendrait à son côté, dans cette épreuve, mais elle avait encore besoin d'un peu de temps.

-Tu ne crois pas qu'il est imprudent de laisser une petite fille de trois ans toute seule aussi longtemps?

demanda-t-elle simple ment.

Brian se releva.

-Tu as raison. Je vais voir ce qu'elle fait.

-Allons-y ensemble.

Emma était encore sur le sofa, les bras enroulés autour de Charlie. Elle dormait, sans que le bruit de la télévision parût la gêner. Des larmes avaient creusé deux sillons sur ses joues. Devant ce spectacle, Beverly sentit son cœur chavirer.

- Il ne nous reste plus qu’à demander aux décorateurs de s’occuper d’une des chambres en haut.

Emma était allongée dans le lit, entre des draps propres et doux, et elle gardait les paupières étroitement closes. Elle savait que si elle les ouvrait, il ferait noir, et dans le noir, des choses affreuses se cachaient.

Elle tenait son poing fermé autour du cou de Charlie et tendait l’oreille. Il arrivait aussi que les choses produisent des sons, comme des sifflements déchirant l'air. Pour le moment, elles étaient silencieuses, mais elles attendaient, à l'affût, qu'Emma ouvre les yeux. C'était sûr. Elles étaient là.

L'enfant laissa échapper un gémissement, avant de se mordre la lèvre. Maman se fâchait toujours, quand elle pleurait, la nuit. Maman viendrait et la secouerait très fort; elle lui dirait qu'elle était stupide, un vrai bébé. Et pendant qu'elle était là, les choses se glisseraient sous le lit ou dans les coins de la chambre. .

Emma enfouit son petit visage dans la fourrure de Charlie, respirant son odeur familière et un peu viciée.

Elle se rappelait qu'elle était dans un endroit différent; dans la maison du monsieur qui était sur les photos, et l'espace d'un instant, sa terreur d'enfant se mua en curiosité. Il lui avait dit qu'elle pouvait l'appeler papa. C'était un drôle de nom. Les paupières toujours scellées, Emma s'essaya à prononcer ce mot, murmurant les deux syllabes dans l'obscurité, comme une litanie.

Pour dîner, ils avaient mangé du poisson pané et des frites dans la cuisine, avec la dame aux cheveux noirs. Il y avait de la musique et la dame n'avait pas l'air très heureuse, même quand elle souriait. Emma se demandait si elle attendrait d'être seule avec elle pour la frapper.

Le gentil monsieur papa lui avait donné son bain. Il faisait une drôle de tête, mais il ne pinçait pas et il ne lui avait pas mis de savon dans les yeux. Il lui avait posé des questions, au sujet des bleus qui couvraient son corps et elle lui avait répété, mot pour mot, les paroles que maman lui avait apprises: elle était maladroite; elle tombait tout le temps.

Emma avait alors surpris une lueur étrange, dans les yeux du monsieur, mais il ne l'avait pas giflée. Il lui avait donné un T-shirt rigolo, qui lui arrivait jusqu'aux orteils.

La dame était venue aussi, quand il l'avait couchée. Elle s'était assise au bord du lit et elle avait souri, pendant qu'il lui racontait une histoire de princesse dans un château.

Mais à son réveil, ils étaient partis. Et la chambre était toute noire. Elle avait peur. Peur que les choses ne viennent la chercher pour la mordre, avec leurs grandes dents. Peur que sa maman n’arrive et la frappe, parce qu’elle n’était pas à la maison, dans son propre lit. Et ça, c'était quoi? Elle était sûre d'avoir entendu un chuchotement, dans un coin. Respirant à peine, l'enfant ouvrit un œil. Les ombres bougent au-dessus d'elle. Elles allaient l'attraper. Etouffant ses sanglots contre Charlie, Emma essaya de se faire toute petite; si petite que les choses affreuses et sifflantes qui se cachaient dans le noir ne la verraient pas. Sa maman les avait sûrement envoyées pour la punir d'avoir suivi le monsieur des photos. La terreur continua de monter en elle et l'enfant se mit à trembler, à transpirer. Soudain, un hurlement strident s'échappa de ses petits poumons, tandis qu'elle se jetait hors du lit et trébuchait dans le couloir. Il y eut un grand bruit, comme si un objet venait de se briser.

Tombée au sol, Emma serrait son chien en peluche contre elle, s'attendant au pire. Puis, les lumières s'allumèrent, et elle cligna des yeux. Des voix résonnèrent et, se pressant contre le mur, elle se tint immobile, pétrifiée, le regard fixé sur les morceaux du vase en faïence qu'elle venait de briser.

Ils allaient la battre, la renvoyer, l'enfermer dans un placard sombre où elle serait dévorée.

-Emma?

Tout étourdi de sommeil et ressentant encore les effets du joint qu'il avait fumé, avant de faire l'amour avec Bev, Brian marcha vers l'enfant. Celle-ci se recroquevilla sur elle-même; maintenant les coups allaient pleuvoir.

-Ça va? demanda-t-il.

-Elles l'ont cassé, dit-elle, espérant ainsi échapper à la punition.

-Qui ça, elles?

-Les choses dans le noir. Maman les a envoyées pour me prendre.

-Oh, Emma.

Il la serra dans ses bras.

-Brian, qu'est-ce qui...

Beverly apparut à son tour, nouant encore la ceinture de son peignoir. Elle vit ce qui restait de son vase de Dresde et poussa un petit soupir, avant de les rejoindre en évitant les morceaux brisés.

-Elle s'est fait mal?

-Je ne crois pas, non. Elle est terrifiée.

-Voyons.

Elle prit la main d'Emma. L'enfant avait le poing serré, le bras crispé, bandé comme un arc.

-Emma.

Le ton de Beverly était fer me, mais sans méchanceté. Méfiante, Emma leva la tête.

-Tu t'es fait mal? demanda Beverly.

La petite pointa le doigt vers son genou. Quelques gouttes de sang tachaient le T-shirt blanc et Beverly souleva l'ourlet. C'était une longue coupure; superficielle, mais une coupure tout de même... N'importe quel enfant aurait hurlé, après une chute pareille. Cependant, cette petite blessure n'était peut-être rien pour Emma, comparée aux hématomes que Brian avait trouvés partout sur son corps, quand il lui avait donné son bain. Obéissant à un réflexe, plus qu'à un quelconque instinct maternel, Bev se pencha et déposa un baiser sur la coupure. Lorsqu'elle releva la tête, le petit visage stupéfait de l'enfant, avec sa bouche bée et ses yeux écarquillés, balaya ses dernières réserves. Son cœur vola vers l'enfant.

-C'est bon, ma puce, on va s'occuper de toi.

Elle souleva Emma dans ses bras et l'embrassa dans le cou.

-Il y a des choses dans le noir, chuchota Emma.

-Ton papa va les chasser; pas vrai, Brian?

Toujours accroupi sur le sol, Brian regardait la femme qu'il aimait serrer sa fille contre elle. Il luttait contre les larmes, son âme d'Irlandais toute chavirée.

-Bien sûr, répondit-il en se raclant la gorge. Je vais les couper en morceaux et les jeter dehors.

- Quand tu auras terminé, n’oublie pas de balayer tout ça, lui dit Bev.

Cette première nuit de sa nouvelle vie, Emma la passa blottie contre sa famille, dans un grand lit de cuivre.