3.
Emma était assise sur la banquette qui bordait la grande fenêtre en demi-cercle du salon. Depuis neuf jours, déjà, elle passait des heures à scruter, par la fenêtre à meneaux et au-delà du jardin limité par des digitales pourpres et des buissons d'ancolies, l'allée de gravier et la grille de fer forgé. Elle attendait. Ses hématomes s'estompaient, mais elle ne l'avait guère remarqué. Personne ne l'avait frappée. Pas encore en tout cas. Chaque jour, elle prenait le thé, et les nombreux amis qui allaient et venaient librement, dans la grande maison, lui offraient des bonbons ou des poupées de porcelaine. Tout cela paraissait très étrange à la petite fille. On lui faisait prendre son bain, chaque soir, même quand elle ne s'était pas salie, et elle avait toujours des vêtements propres. Dans sa chambre, une lampe dispensait une lueur rosée toute la nuit et les murs étaient couverts de boutons d'or. Les monstres ne venaient presque plus jamais, et pourtant, l'enfant ne doutait pas une seconde que sa mère reviendrait bientôt la chercher.
Alors, elle demeurait sur ses gardes, refusant de s'habituer à cette nouvelle vie.
Beverly l'avait emmenée faire des courses dans les grands magasins et lui avait acheté toutes sortes de vêtements. Emma avait une préférence pour la robe d'organdi rose à volants. Le jour où son papa et Beverly s'étaient mariés, elle l'avait portée et se sentait jolie comme une princesse, avec ses petites chaussures noires vernies et son collant blanc. Personne ne l'avait grondée, quand elle s'était salie aux genoux.
Le mariage avait paru très solennel à l'enfant. Tout le monde se tenait debout, dans le jardin, et le soleil un peu blafard essayait, en vain, de chasser les nuages. Quelqu'un du nom de Stevie avait chanté de sa voix rocailleuse, en s'accompagnant d'une guitare. II était entièrement vêtu de blanc, sa longue chemise aussi bien que son pantalon large. Emma pensait qu'il était un ange, mais lorsqu'elle avait demandé à Johnno si elle avait vu juste, il avait ri.
Beverly portait une couronne de fleurs sur les cheveux et une robe multicolore dont l'étoffe fluide lui caressait les chevilles. Aux yeux d'Emma, elle était la plus jolie femme du monde, et pour la première fois de sa vie, elle avait connu l'envie; si seulement elle pouvait grandir d'un seul coup, être aussi belle et se tenir ainsi près de son papa. Plus jamais elle n'aurait peur. Et, comme les petites filles des contes de fées que Brian aimait à lui raconter, elle vivrait heureuse jusqu'à la fin des temps.
Quand la pluie avait commencé à tomber, on s'était réfugié à l'intérieur de la maison. Il y avait des gâteaux et le champagne coulait à flots. Les guitares avaient continué à jouer, tandis que les invités chantaient et riaient de bon cœur. Des femmes superbes se promenaient dans la maison, vêtues de jupes très courtes ou de longues robes de coton. Certaines lui roucoulaient des compliments, d'autres lui tapotaient la tête, mais de façon générale, on l'avait laissée seule.
Personne n'avait remarqué qu'elle avait dévoré trois grosses parts de gâteau et taché le col de sa nouvelle robe. Il n'y avait pas d'autre enfant avec qui jouer et Emma était trop jeune pour être impressionnée par les noms et les visages de toutes les vedettes présentes. Elle finit par s'ennuyer ferme. Elle avait un peu mal au cœur d'avoir englouti toutes ces sucreries et, sans rien demander à personne, elle alla se coucher, bercée par les bruits de la soirée.
Plus tard, elle s'était réveillée. Elle ne se sentait pas très bien. Aussi, prenant Charlie sous son bras, était-elle redescendue. Une très forte odeur de marijuana flottait dans l'air et l'enfant s'était figée brusquement. Comme pour le gin, le parfum doux et un peu âcre de l'herbe lui rappelait sa mère et les brutalités qu'elle avait l'habitude de lui faire subir, une fois que les effets de la drogue s'étaient estompés pour laisser place à la réalité.
Le cœur misérable, la petite s'était assise sur une marche de l'escalier, murmurant des paroles rassurantes à son chien en peluche. Sa maman était-elle là? Si oui, elle allait la reprendre. Emma savait bien qu'elle ne porterait plus, alors, sa jolie robe rose ; elle n'entendrait plus jamais la voix de son papa et Beverly ne l'emmènerait plus dans les beaux magasins.
Elle s'était faite toute minuscule, en entendant des pas derrière elle.
- - Coucou, Emma.
Brian planait, en paix avec le monde. Il s'était laissé choir à côté d'elle.
- - Que fais-tu? avait-il demandé.
- - Rien.
- Quelle soirée, pas vrai?
Prenant appui sur ses coudes, il avait souri au plafond. Jamais, même dans ses rêves les plus fous, il n'avait imaginé recevoir un jour, dans sa propre maison, des géants comme McCartney, Jagger ou Daltrey. Et le jour de son mariage. Seigneur, il venait de se marier !
Brian était assez catholique, et plus idéaliste encore, pour croire au caractère définitif de son engagement.
Maintenant que les vœux étaient prononcés, c'était pour toujours. Et cette journée était la plus belle de sa vie. Peu importait que son père, trop soûl ou trop fainéant, n'ait pas pris la peine d'utiliser les billets d'avion que Brian lui avait envoyés. Sa vraie famille était ici, avec lui. Désormais, le passé n'aurait plus de prise sur lui. Seuls comptaient les lendemains. Tous ces lendemains qui l'attendaient.
- Alors, Emma? Tu veux aller danser avec ton papa pour célébrer son mariage ?
Les épaules affaissées, la gosse avait juste secoué la tête. La fumée qui tournoyait autour d'eux tel un nuage mystique lui donnait mal à la tête.
- - Tu veux du gâteau?
Brian avait tendu la main pour tirer gentiment sur une mèche de cheveux blonds, mais l'enfant s'était recroquevillée pour l'éviter.
- - Qu'est-ce qui t'arrive? s'était-il exclamé en lui tapotant l'épaule.
Déjà mis à rude épreuve par ses excès de gourmandise, l'estomac d'Emma avait achevé de se révolter sous les effets de la terreur et, avec un hoquet, elle rendit ce qu'elle avait mangé sur les genoux de son père, avant de se serrer pitoyablement contre la rampe de l'escalier. Elle n'avait même plus la force de se défendre contre les coups qui allaient pleuvoir. Mais Brian avait simplement éclaté de rire.
- Eh bien, tu dois te sentir beaucoup mieux.
Trop euphorique pour ressentir le moindre dégoût, il s'était relevé, avant de tendre la main à sa fille.
- Allons-nous laver, maintenant.
A la grande stupéfaction de la petite Emma, il n'y avait eu ni coups, ni gifles, ni pincements d'aucune sorte.
Au lieu de ça, il les avait débarrassés tous deux de leurs vêtements avant de la prendre avec lui, sous la douche. Il lui avait même fredonné une chanson de marins ivres et elle avait oublié sa nausée.
Lorsqu'ils avaient été secs, enroulés dans leurs serviettes, il l'avait portée jusqu'à sa chambre et l'avait aidée à se coucher, avant de se laisser glisser sur le sol. Quelques secondes plus tard, il ronflait.
Tout doucement, Emma était sortie de son lit pour s'asseoir à côté de lui. Rassemblant tout son courage, elle avait même posé un baiser sur la joue encore humide de son papa. Elle était amoureuse pour la première fois de sa vie et, le cœur content, elle avait coincé Charlie sous le bras de Brian, avant de s'endormir ainsi, blottie contre lui.
Et puis, il était parti. Quelques jours à peine après le mariage, une grosse voiture était venue le chercher. Il l'avait embrassée en promettant de lui rapporter un cadeau. Emma n'avait su que le regarder en silence. Elle ne l'avait pas cru, quand il avait promis de revenir bientôt ; même après avoir entendu sa voix au téléphone. Beverly disait qu'il était en Amérique, où ses disques se vendaient à la vitesse de l'éclair et les filles hurlaient chaque fois qu'elles le voyaient.
Dans la maison, depuis son départ, il n'y avait presque plus de musique, et Beverly pleurait, parfois. Quant à Emma, jour après jour, elle s'installait avec Charlie, sur le banc qui bordait la fenêtre en demi-cercle, et elle regardait l'allée. Elle aimait imaginer que la grosse voiture noire revenait s'arrêter devant l'entrée; la portière s'ouvrait et son papa en sortait. Mais les jours passaient sans qu'elle le voie arriver, et elle était de plus en plus convaincue qu'il était parti pour toujours. Il l'avait abandonnée parce qu'il ne l'aimait pas; il ne voulait pas d'elle.
Elle était un fléau et, en plus, une sacrée imbécile. Elle s'attendait à ce que Beverly s'en aille à son tour et la laisse seule, dans le grand château vide. Alors, sa maman reviendrait.
Que pouvait-il bien se passer dans l'esprit de la gosse? se demandait Beverly.
Debout dans l'encadrement de la porte, elle regardait Emma, prostrée devant la fenêtre, dans une position désormais habituelle. La petite pouvait rester immobile pendant des heures, patiente comme une vieille femme. Il était rare de la voir jouer, si ce n'était avec l'affreux chien en peluche qu'elle trimballait partout, et plus rare encore qu'elle demandât quoi que ce soit.
Près d'un mois s'était écoulé depuis ce jour fatidique où l'enfant était entrée dans leur vie, et Beverly n'était toujours pas adaptée à là situation. Quelques semaines plus tôt, son avenir lui semblait encore tout tracé. Elle souhaitait à Brian tout le succès qu'il pouvait espérer, bien sûr. Mais plus que tout, elle voulait fonder avec lui un foyer, une famille.
Elevée dans la croyance de l'Eglise d'Angleterre, au sein d'une famille aisée qui prônait les vertus de morale et de responsabilité, elle n'avait jamais ressenti le besoin de se rebeller. Jusqu'à sa rencontre avec Brian.
Elle savait qu'en dépit de leur présence à son mariage, ses parents ne lui pardonneraient jamais totalement de s'être installée avec Brian avant la cérémonie nuptiale. Pas plus qu'ils ne pouvaient comprendre son choix d'épouser un musicien irlandais qui, non content de mettre en question l'autorité et l'ordre établi, écrivait des chansons les défiant ouvertement. Et pour finir, il y avait eu le scandale de l'enfant illégitime de Brian et l'acceptation de la situation par leur fille. Mais que pouvait-elle faire ? On ne pouvait pas nier l'existence de la petite.
Beverly aimait ses parents. Sans doute une part d'elle- même aspirerait-elle toujours à gagner leur approbation. Mais son amour pour Brian lui semblait bien plus fort; tellement plus que c'en était parfois terrifiant.
Et cette enfant se trouvait être la fille de Brian. Par conséquent, les souhaits de Beverly, les projets qu'elle avait échafaudés, avant, rien ne tenait plus devant le fait qu'Emma était aussi sa fille, désormais.
D'ailleurs, on ne pouvait pas regarder Emma avec indifférence. Elle avait beau garder le silence et tout faire pour passer inaperçue, elle vous chavirait le cœur; parce qu'elle était jolie, bien sûr, avec ce visage angélique dévoré de grands yeux bleus. Mais surtout parce qu'elle rayonnait d'innocence; une innocence miraculeuse, quand on savait quel enfer avait été le sien, tout au long des trois premières années de sa vie. L'innocence et la résignation, songea Beverly. A cet instant, elle aurait pu entrer dans le salon, et se diriger vers Emma pour la frapper, sans que celle-ci se rebelle contre l'abus. Et cela était plus tragique encore que le dénuement dans lequel elle avait vécu.
Beverly posa une main sur son ventre, où une vie s'épanouissait. Elle ne pourrait plus jamais exaucer son vœu le plus cher, qui était de donner à Brian son premier enfant. Et pourtant, elle n'avait qu'à contempler la petite Emma pour que son ressentiment disparût. Comment pourrait-elle jamais en vouloir à quelqu'un d'aussi vulnérable?
Malgré tout, elle se refusait à aimer. Pour adorable qu'elle fût, Emma était l'enfant d'une autre femme, la preuve d'une intimité que Brian avait partagée avec une autre. Cinq ans, dix ans plus tôt, peu importait. Tant qu'il y aurait Emma, le souvenir de Jane planerait au-dessus d'eux.
Oh, et zut, pourquoi fallait-il qu'il parte, juste au moment où tout était sens dessus dessous? Il y avait cette gamine qui glissait dans la maison comme une ombre et tous ces ouvriers martelant murs et plafonds à longueur de journée. Sans oublier la presse. C'était aussi écœurant que Brian l'avait prévu, avec ces gros titres étalant leurs noms et celui de Jane en première page. Beverly détestait voir sa propre photo à côté de celle de Jane; elle haïssait ces articles racoleurs, avec leurs histoires de nouvelles épouses et d'anciennes maîtresses.
Et cela durait, plus longtemps qu'elle ne l'avait craint. On pénétrait les recoins les plus intimes de sa vie pour les étaler au grand jour. Elle était Mme Brian McAvoy, maintenant; autrement dit, propriété publique. Pour l'amour de Brian, elle s'était crue capable de tolérer toutes ces indiscrétions. Mais quand il était à des milliers de kilomètres, comme en ce moment, elle sentait sa belle sérénité l'abandonner. Comment pourrait-elle supporter toute sa vie de se voir ainsi poursuivie et photographiée, de fuir les micros et porter perruque et lunettes noires chaque fois qu'elle voulait accomplir des actions aussi banales que l'achat d'une paire de chaussures? Elle se demandait si Brian comprendrait jamais l'humiliation qu'elle ressentait à voir ainsi sa grossesse étalée sur les tabloïds que des milliers d'inconnus liraient le matin, en buvant leur thé. Elle ne pouvait pas rire des mensonges colportés, quand il n'était pas avec elle. Encore moins les ignorer. Alors elle ne sortait plus. En moins de deux semaines, la maison dont elle avait tant rêvé, avec ses chambres douillettes et ses fenêtres ensoleillées, était devenue une véritable prison. Une prison qu'elle partageait avec l'enfant de Brian.
- Emma, dit Beverly en plaquant un sourire sur ses lèvres. J'ai pensé que tu aimerais peut-être prendre ton goûter.
Il n'y avait rien que la petite fille reconnût plus facilement qu'un sourire forcé.
- Je n'ai pas faim, dit-elle en s'agrippant de plus belle à Charlie.
- Je te comprends, répondit la jeune femme. Moi non plus, je n'ai pas beaucoup d'appétit, avec tout ce bruit dans la maison.
Et tout à coup, Beverly se décida à franchir le pas. Si elles étaient coincées toutes les deux sous le même toit, autant établir le dialogue. Elle alla s'installer sur la banquette, à côté de l'enfant.
- Tu as un joli point de vue, d'ici. Je crois que je devrais planter encore quelques massifs de roses. Qu'en penses-tu?
Emma eut un petit haussement d'épaules.
- Nous avions un jardin ravissant, quand j'étais une petite fille, poursuivit Beverly, en désespoir de cause.
J'adorais m'y installer, l'été, avec un livre, et écouter le bourdonnement des guêpes. C'est drôle, la première fois que j'ai entendu la voix de Brian, je me trouvais dans le jardin.
- Il habitait avec vous?
Cette fois, elle avait capté l'attention de l'enfant. Il suffisait de lui parler de Brian.
- Non, c'était à la radio, leur premier single : Shadow- land.
Elle se mit à fredonner les paroles du refrain et s'interrompit, lorsqu’Emma enchaîna, d'une belle voix de soprano, étonnamment claire et forte.
- Oui, c'est celle-là.
Sans s'en apercevoir, Beverly avait tendu la main pour caresser les cheveux de la petite.
- J'avais l'impression qu'il la chantait juste pour moi. Toutes les filles devaient imaginer la même chose.
Emma se tut, un moment. Elle se rappelait comment sa mère la passait et la repassait, sur le tourne-disque, buvant, sanglotant, tandis que les paroles se répercutaient dans l'appartement.
- Est-ce que vous l'aimiez parce qu'il chantait cette chanson ?
- Oui. Mais après l'avoir rencontré, je l'ai aimé encore plus fort.
- Pourquoi il est parti ?
- A cause de sa musique, de son travail.
Beverly regarda Emma et surprit des larmes dans ses grands yeux bleus.
- Oh, Emma, il me manque aussi. Mais il sera de retour dans quelques semaines.
- Et s'il ne revient pas?
C'était idiot, bien sûr, mais Beverly se réveillait parfois au milieu de la nuit, tenaillée par la même angoisse.
- Mais si, il va revenir. Un homme comme Brian a besoin que les gens écoutent sa musique et pour cela, il doit jouer devant eux. Il s'en ira souvent, mais il reviendra toujours. Il t'aime, tu sais. Et il m'aime aussi.
Quêtant le réconfort autant qu'elle souhaitait en apporter, elle prit la main d'Emma.
- Il y a autre chose. Sais-tu comment les bébés arrivent ?
- Les hommes les fourrent dans les femmes, et après ils n'en veulent pas.
Beverly étouffa une exclamation scandalisée.
- Les hommes et les femmes qui s'aiment font des bébés ensemble, et la plupart du temps, ils les désirent de toutes leurs forces. J'ai un bébé, juste ici.
Elle pressa la main de l'enfant sur son ventre.
- C'est le bébé de ton papa et bientôt, quand il sera né, il deviendra ton petit frère ou ta petite sœur. Emma hésita un instant, avant de laisser glisser sa main sur l'estomac de Beverly. Elle ne voyait pas bien comment un bébé pouvait se cacher, là-dedans. Mme Perkins, la voisine, avait un ventre énorme, juste avant l'arrivée du petit Donald.
- Il est où ? demanda-t-elle.
- A l'intérieur. Il est encore tout petit; il va grandir tranquillement pendant six mois, avant de sortir.
- Est-ce qu'il m'aimera bien?
- Je crois, oui. Brian sera son papa, tout comme il est le tien.
Enchantée, Emma se mit à caresser le ventre de Beverly comme elle caressait Charlie, parfois.
- Je m'occuperai bien du bébé. Personne ne lui fera de mal.
- Non, personne ne lui fera de mal.
Poussant un soupir, Beverly entoura de son bras les épaules de l'enfant et la serra contre elle. Cette fois, Emma ne se déroba pas ; elle continuait de regarder le ventre de la jeune femme, fascinée.
- J'ai un peu peur d'être maman, Emma. Je pourrais peut-être m'entraîner avec toi.
Beverly se leva soudain.
- Nous commençons tout de suite. Montons dans ta chambre... Tu vas mettre ta jolie robe rose, et... Au diable les journalistes, les curieux et les badauds ! Nous allons prendre le thé au Ritz.
C'est ainsi que naquit, pour Emma, sa première relation avec une autre femme, qui ne fût pas basée sur la peur ou l'intimidation. Durant les jours qui suivirent, elles firent des courses chez Harrod's, se promenèrent dans Green Park et déjeunèrent au Savoy. Beverly ignorait les photographes. Et quand elle découvrit le goût de l'enfant pour les beaux tissus et les couleurs vives, elle l'encouragea avec frénésie. En l'espace de deux semaines, la petite fille, qui était arrivée avec une seule robe, celle qu'elle avait sur le dos, se retrouva l'heureuse propriétaire d'une armoire pleine de jolis vêtements.
Mais le soir, la solitude revenait les hanter, l'une et l'autre, tandis qu'elles reposaient chacune dans son lit, soupirant après le même homme.
Beverly, surtout, était à l'agonie. Elle craignait que Brian ne se lassât d'elle ou qu'il rencontrât une autre femme s'accordant mieux avec l'univers dans lequel il évoluait. Le corps de son mari lui manquait, ainsi que ses caresses. Il était si facile de croire qu'il l'aimerait toujours quand il était allongé près d'elle, dans ces moments si doux qui suivent les élans effrénés de la passion. Mais là, seule dans le grand lit de cuivre, elle ne pouvait s'empêcher de craindre qu'il succombât à la tentation de combler sa solitude avec des amours de passage.
Le ciel commençait à s'éclaircir, un matin, lorsque le téléphone sonna. Beverly tâtonna quelques instants, avant de décrocher le combiné.
- Oui, allô...
- Beverly, dit la voix de Brian sur un ton d'urgence.
Réveillée instantanément, la jeune femme se redressa dans son lit.
- Brian? Qu'y a-t-il? Que s'est-il passé?
- Rien. Tout. On fait un malheur, Beverly.
Il eut un rire un peu abasourdi.
- Chaque soir, la foule s'élargit. Ils ont dû doubler la sécurité pour empêcher les filles de se jeter sur la scène. C'est complètement dingue, Beverly. Tout à l'heure, l'une d'elles a attrapé la manche de Stevie, alors qu'on se précipitait vers la limousine. Elle lui a carrément arraché sa veste. La presse nous appelle les pionniers de la deuxième vague de l'invasion britannique. Les pionniers, tu te rends compte?
S'appuyant contre les oreillers, Beverly se força à faire preuve d'un peu d'enthousiasme.
- C'est merveilleux, Brian. On a bien vu quelques séquences à la télévision, ici, mais pas grand-chose.
- J'ai l'impression d'être un gladiateur, debout, sur la scène, au milieu des clameurs de la foule. Je ne peux pas t'expliquer ce que je ressens, dans ces moments-là. C'est inimaginable. Je crois que Pete lui-même est impressionné.
Beverly eut un sourire, en pensant au pragmatique imprésario de son mari ; pour lui, tout commençait et finissait avec les affaires.
- Dans ce cas, tu dois vraiment faire un tabac.
- Ça ouais, alors !
Il tira sur le joint qu'il avait allumé pour exacerber encore son sentiment d'euphorie.
- J'aimerais que tu sois là, tu sais.
La jeune femme entendit alors des bruits de fond : de la musique et des rires mêlés, d'hommes et de femmes.
- Moi aussi, murmura-t-elle.
- Alors, viens. Fais ton sac et prends l'avion.
- Quoi?
- Je suis sérieux, Beverly. Tout cela serait tellement meilleur si tu étais près de moi.
De l'autre côté de la pièce, en face de Brian, une grande jeune femme brune entreprit de se déshabiller, avec une lenteur hypnotique, tandis que Stevie, le guitariste leader, ouvrait des yeux grands comme des soucoupes.
- Ecoute, poursuivit Brian, je sais que nous avons discuté et décidé qu'il valait mieux que tu restes à la maison, mais on se trompait. Tu as besoin d'être ici, avec moi.
Beverly sentit des larmes lui monter aux yeux, en même temps qu'elle riait de bonheur.
- Tu veux que j'aille te retrouver en Amérique?
- Dès que tu pourras. Tu pourrais nous retrouver à New York dans... merde, Johnno, quand serons-nous à New York?
Vautré sur un canapé, Johnno vida le fond d'une bouteille de Jim Beam.
- Où est-ce qu'on est maintenant? interrogea-t-il d'une voix empâtée par l'alcool.
- Peu importe, dit Brian en se frottant les yeux. Je vais demander à Pete de s'occuper des détails. Fais ta valise.
La jeune femme était déjà hors du lit.
- Et Emma?
- Amène-la aussi. Pete se débrouillera pour lui obtenir un passeport. Quelqu'un t'appellera cet après-midi pour te donner des instructions. Seigneur, Beverly, c'est fou ce que tu me manques.
- Tu me manques aussi. Nous serons là dès que possible. Je t'aime, Brian, plus que tout au monde.
- Moi aussi, je t'aime. A bientôt.
Agité et insatisfait, Brian reprit sa bouteille de brandy à l'instant où il raccrocha. Il voulait sa femme avec lui, maintenant, pas dans un jour, ni même dans une heure. Le seul son de sa voix avait éveillé son désir; elle paraissait timide, hésitante, comme le soir où il l'avait rencontrée, dans ce pub enfumé où il venait de se produire avec son groupe. Elle semblait un peu perdue, et pourtant, en dépit de son apparente fragilité, il y avait quelque chose de solide en elle, quelque chose de vrai. Il n'avait pu l'oublier, ni cette nuit-là, ni toutes celles qui avaient suivi, depuis.
Il porta le goulot de la bouteille de brandy à ses lèvres et but longuement. De toute évidence, la jolie brune et Stevie n'allaient pas prendre la peine de se déplacer jusqu'à la chambre voisine pour faire l'amour. Une blonde qui s'était frottée un moment à Brian, sans succès, avait attaqué Johnno sans plus de résultat. Dépitée, elle venait de se rabattre sur P.M., le batteur. A la fois amusé et envieux, Brian avala une autre rasade d'alcool. P.M. avait à peine vingt et un ans, un visage rond et des traces d'acné sur le menton. Il semblait tout à la fois excité et scandalisé, tandis que la blonde glissait lentement contre lui, avant d'enfouir le visage entre ses jambes.
Brian ferma les yeux et s'endormit.
Il rêva de Beverly et de leur première nuit d'amour. Assis en tailleur sur le sol de son propre appartement, ils avaient parlé longtemps, avec ferveur, de musique et de poésie. Yeats, Byron et Browning. Rêveurs, ils se passaient un joint. Brian ne se doutait pas qu'elle touchait à la drogue pour la première fois. Pas plus qu'il n'aurait imaginé, jusqu'au moment où il avait pénétré la jeune femme, à même le sol, au milieu des bougies coulant dans leur cire, qu'elle faisait l'amour pour la première fois.
Elle avait pleuré un peu. Mais loin de le culpabiliser, ces larmes avaient éveillé en Brian un étrange besoin de la protéger. Il était tombé amoureux, totalement, de manière un peu poétique. Cette nuit merveilleuse remontait à plus d'un an, mais il n'avait pas touché une autre femme, depuis. Chaque fois que la tentation devenait trop forte, il évoquait le visage de Beverly.
Le mariage, c'était pour elle et pour l'enfant qu'elle portait. Leur enfant. Il ne croyait pas au mariage — cet étrange contrat passé au nom de l'amour — mais il ne se sentait pas pris au piège. Pour la première fois depuis sa misérable enfance, il pouvait compter sur autre chose que la musique pour le réconforter et l'exciter.
« Je t'aime plus que tout au monde », lui avait-elle dit. Il y avait dans ces mots un don total et inconditionnel de soi dont Brian se savait incapable. Il ne pourrait jamais lui faire un tel aveu. Mais il l'aimait, et quand il aimait, il était loyal.
- Allons, mon pote, dit Johnno en le mettant debout, presque sans le réveiller. C'est l'heure du dodo.
- Beverly va venir, Johnno. Elle va nous retrouver à New York.
Riant à demi, Brian jeta un bras mollasse autour du cou de son ami.
- Tu te rends compte, on va à New York, mon vieux ? New York. Parce qu'on est les meilleurs.
- Sympa, hein?
Avec un léger grognement, Johnno le laissa retomber sur le lit.
- Dors un bon coup, Brian. Demain, il faudra tout recommencer.
- Va réveiller Pete, marmonna Brian, comme Johnno lui ôtait ses chaussures. Passeport pour Emma. Billets d'avion. Faut que je fasse bien les choses.
- Ne t'inquiète pas.
Légèrement chancelant — il avait un peu forcé sur le Jim Beam —, Johnno consulta sa nouvelle montre suisse. Pete n'apprécierait sans doute pas d'être tiré du lit à une heure aussi tardive, mais tant pis, il allait, lui, remplir sa mission.