- Drew.

Elle gémit son nom, tandis que les lèvres de Drew traçaient une ligne humide le long de sa gorge, jusqu'à la naissance des seins. Soudain, la passion l'enflamma. Maintenant, se dit-elle. Maintenant.

La tension qui faisait vibrer le corps du jeune homme ne lui échappait pas, ni la force brute émanant des muscles de ses épaules et de ses bras. En dépit de sa minceur et de son apparence délicate, il émanait de Drew une énergie qu'Emma trouvait infiniment troublante. Pourtant, lorsque les doigts s'attaquèrent à la fermeture de sa jupe, maladroitement, avec impatience, son beau désir s'évanouit.

- Non.

Elle se maudit, en entendant jaillir le mot de ses lèvres, mais ne put le retenir. Drew l'ignora et reprit possession de sa bouche, avec insistance. Saisie de panique, Emma se débattit.

- Non, Drew, je t'en prie.

Quand enfin, elle réussit à se dégager, elle était au bord des larmes.

- Je suis désolée, murmura-t-elle. Je suis tellement désolée. Je ne peux pas. Pas encore.

Il ne répondit rien. Elle entendait son souffle court, mais ne distinguait pas son visage, dans l'obscurité.

- Excuse-moi, reprit-elle. Je comprendrais que tu m'en veuilles, mais...

- Tu n'as pas envie de moi? demanda-t-il, sa voix résonnant étrangement dans le noir.

- Mais si, tu sais bien que si.

Elle chercha sa main et la porta à ses lèvres.

- Je crois que j'ai un peu peur, c'est tout. Je ne suis pas assez sûre de moi. Mais je ne veux pas te perdre, Drew. Je t'en prie, donne-moi encore un peu de temps.

Elle sentit qu'il se détendait et étouffa un sanglot de soulagement.

- Tu ne peux pas me perdre, Emma. Ne t'inquiète pas. J'attendrai.

Il l'attira de nouveau contre lui, la caressant d'une main, -'autre était maintenue derrière son dos, le poing serré

28.

Emma était ravie de passer l'été à Londres. C'était arrivé bien souvent, durant son enfance, mais la situation était différente, aujourd'hui. Elle n'était plus une petite fille. Elle n'habitait plus chez son père. Et surtout, elle était amoureuse.

Drew n'avait guère apprécié qu'elle refuse de s'installer avec lui, mais elle ne se sentait pas prête à franchir le pas. Elle voulait faire durer l'épisode romantique des débuts et continuer à recevoir les bouquets de fleurs qu'il lui envoyait, ainsi que ces petits messages amusants qu'elle trouvait dans la boîte aux lettres. Elle voulait goûter à fond l'excitation que l'on ressent à se sentir tomber en amour. Et puis, elle avait besoin de temps pour s'assurer qu'elle était bien sortie, enfin, de l'ombre de son père. Elle ne l'en aimait pas moins; sans doute n'était-ce pas possible. Mais elle voulait ne compter que sur elle-même, et pas seulement dans le domaine professionnel. Enfin, il y avait Beverly.

Durant la majeure partie de sa vie, elle avait été privée d'une mère. Elle essayait maintenant de rattraper le temps perdu. En s'installant dans une des chambres d'ami de Beverly, elle ne cherchait pas à retomber en enfance, mais à reformer un lien. Avant de s'investir totalement dans une nouvelle relation, il lui semblait essentiel de faire la paix avec son passé.

Ensuite, elle avait son travail. La ville qui avait vu grandir son père exerçait comme un charme sur son imagination. Emma passait des heures à se promener dans les rues et les parcs, à la recherché de sujets pour ses photos : une vieille dame qui, chaque jour, revenait nourrir les pigeons de Green Park ; les jeunes gens très chics qui sortaient leurs labradors ou poussaient des landaus sur King's Road; les punks au look agressif qui hantaient les bars...

Alors, elle resta un mois de plus. Puis un autre. Elle célébra, avec Drew, l'ascension de l'album de Birdcage Walk sur les chartes du magazine Billboard. Elle assista, amusée, à la cour empressée que lady Annabelle faisait à un P.M. tout décontenancé. Surtout, elle se décida enfin à soumettre des épreuves et son idée de livre à un éditeur.

Et puis, il y avait les dernières photos de la tournée qu'elle venait de tirer sur papier. Elle avait rendez-vous chez Stevie, ce jour-là, et son père devait les y retrouver pour qu'ils puissent choisir les meilleures après force disputes et discussions.

Le soleil brillait sur la campagne anglaise, quand elle franchit les grilles de la propriété du guitariste. Il avait récemment acheté une vieille bâtisse de l'époque victorienne entourée de plusieurs hectares de verdure. Il s'était même lancé dans le jardinage. La précarité de son état de santé n'était plus un secret pour personne, mais Pete, avec son habileté coutumière, avait réussi à dissimuler les véritables raisons de sa faiblesse à la presse. Tout le temps qu'avait duré la tournée européenne, Emma avait craint que Stevie ne s'effondre brusquement, mais il avait tenu bon. Il écrivait de nouveau et s'apprêtait à participer, avec Brian, à un concert pour une de ces nobles causes auxquelles le père d'Emma n'avait jamais pu refuser son concours.

Brian baignait dans son élément : enfin, le rock se mêlait d'actualité et de politique. En Europe, comme en Amérique, les musiciens joignaient leurs noms et leurs talents pour réunir des fonds et défendre des idéaux de liberté et de démocratie. L'époque n'était plus aux manifestations servant souvent d'exutoire aux participants. La gloire et la philosophie laxiste de Woodstock n'étaient plus qu'un souvenir. Les rockers embrassaient désormais les causes humanitaires si chères au cœur de Brian, et Emma était fière de participer à ces élans de générosité, en les immortalisant sur la pellicule.

Ce fut l'intendante de Stevie qui lui ouvrit la porte, la considérant avec méfiance.

- Bonjour, madame Freemont.

Cette dernière arborait, quelle que soit la saison, un chignon serré, une taille imposante et des robes de lainage sombre. Elle travaillait pour Stevie depuis plus de cinq ans et, tout ce temps, elle avait nettoyé les excès de son patron et détourné les yeux, quand ses fonctions la mettaient en contact avec des objets ou des flacons suspects.

D'aucuns auraient pu croire qu'elle était toute dévouée à son employeur. La réalité était beaucoup plus prosaïque : plus que tout, Mme Freemont était fidèle à l'important salaire que lui versait Stevie, en échange de sa discrétion. II payait, elle se mêlait de ses propres affaires. Chacun y trouvait son compte.

- Il est quelque part là-haut, marmonna-t-elle. Sans doute couché. Je ne suis pas encore montée à l'étage.

« Vieille chouette », pensa Emma, qui sourit néanmoins d'un air poli.

- C'est bon, dit-elle, il m'attend. Je connais le chemin.

Elle se lança dans le grand escalier de chêne, déboutonnant sa veste en chemin.

- Stevie ! Enfile une tenue décente. J'arrive.

Elle entendit de la musique, de l'autre côté de la porte de sa chambre, et frappa deux coups assez forts.

- Allez, Stevie, debout là-dedans !

Elle frappa de nouveau et, n'obtenant aucune réponse, pria pour qu'il fût seul, avant d'entrer.

- Stevie?

La chambre était vide, les stores baissés et l'air vicié. Elle fronça les sourcils devant le lit défait, la bouteille de Jack Daniels presque vide sur la table de chevet du XVIIe siècle. Il avait fait tant de progrès ces dernières semaines; il n'allait tout de même pas se mettre à l'alcool, maintenant. Ne dés voyait-il donc pas que son corps, son organisme, étaient déjà usés jusqu'à la moelle ?

Ainsi, il s'était soûlé, la veille, se dit-elle en tirant les stores et en ouvrant les fenêtres. Après quoi il avait dû s'extraire de son lit parce qu'il était malade. A l'heure qu'il était, il devait dormir sur le carrelage de la salle de bains.

Et s'il avait attrapé la mort, ce serait bien fait. Elle n'allait certainement pas le plaindre.

Elle poussa la porte contiguë.

Une effroyable odeur de sang et d'urine lui donna un haut-le-cœur, et elle recula, se cognant à la chaîne stéréo dont l'aiguille crissa sur le vinyle. Le brusque silence la frappa comme une gifle et, avec un cri d'alarme, elle se précipita vers le corps étendu sur le sol.

Il était nu, et glacé. Terrifiée, la jeune femme le retourna sur le dos. C'est alors qu'elle aperçut la seringue et le revolver.

- Non ! Mon Dieu, non !

De ses mains tremblantes, elle chercha une blessure, puis le pouls. Elle trouva la première, mais ce n'était que la marque tragique de la seringue, au milieu de toutes les autres, précédemment laissées sur la peau exsangue. Un sanglot s'échappa de sa gorge, quand elle trouva le second, au bout de ses doigts, si faible qu'il était à peine perceptible.

- Stevie, Seigneur, Stevie, qu'as-tu fait?

Elle courut jusqu'à la porte et se pencha sur la rampe de l'escalier.

- Appelez une ambulance! hurla-t-elle. Appelez une ambulance, vite!

En retournant dans la salle de bains, elle arracha l'édredon du lit, pour en couvrir le corps de Stevie. Il avait le teint crayeux et sur le front, juste au-dessus du sourcil droit, une profonde entaille. Emma saisit une serviette et la pressa contre la blessure, pour éponger le sang. Lorsqu'elle eut bien couvert le guitariste, elle se mit à le gifler.

- Réveille-toi, Stevie. Réveille-toi, bon Dieu ! Je ne vais pas te laisser mourir comme ça.

Elle le secoua, le gifla encore et s'effondra sur lui, pleurant à gros sanglots.

- —- Je t'en prie, je t'en prie.

Elle caressa ses cheveux, chercha son pouls, de nouveau ; mais cette fois, elle ne sentit rien.

- Espèce de crétin !

Elle repoussa l'édredon et posa ses deux mains à plat sur la poitrine de Stevie, appuyant de toutes ses forces, une fois, deux fois. Elle lui ouvrit la bouche et souffla dedans, puis de nouveau, pompa sur la poitrine.

- Tu m'entends, Stevie? Reviens!

Menaçant, plaidant, jurant et priant, elle lutta pour le ramener à la vie, tandis que des images se bousculaient dans son esprit. Stevie, en ange blanc, chantant dans le jardin ; sur scène, le corps chevillé à sa guitare dont il arrachait des sons fiévreux; des jeux de Scrabble devant la cheminée; un visage malicieux et une question, toujours la même : « Emma, qui est le meilleur? »

La sueur coulait de son front, quand elle entendit des bruits de pas dans l'escalier.

- Ici. Dépêchez-vous. Oh, papa!

- Doux Jésus!

Brian s'agenouilla aussitôt près d'elle.

- Je l'ai trouvé... Il était vivant. Et puis, il a arrêté de respirer.

Les muscles de ses bras la faisaient souffrir, mais elle pompait toujours.

- L'ambulance. Elle a appelé l'ambulance?

- Elle a téléphoné à Pete. Dans sa voiture.

- Nom de Dieu, je lui ai dit d'appeler une ambulance ! Il a besoin d'une ambulance.

Elle leva la tête et son regard croisa celui de Pete.

- Merde, tu ne vois pas qu'il va mourir? Qu'est-ce que tu attends?

Il acquiesça en silence. Il n'avait pas du tout l'intention d'appeler une ambulance. Fatalement publique. Au lieu de ça, il alla vite téléphoner à une clinique discrète et très privée.

- Arrête, Emma, dit Brian. Arrête, il respire.

- Je ne peux pas...

Brian la prit dans ses bras.

- Ça y est, ma chérie. Tu as réussi. Il respire.

Etourdie, elle baissa les yeux et vit la poitrine de Stevie se soulever, faiblement, mais régulièrement.

Parfois, il hurlait. D'autres fois, il pleurait. Et tandis que son corps subissait un nouveau sevrage, Stevie apprenait de nouvelles douleurs. De petits lutins malfaisants couraient sous la peau de ses bras couverts d'abcès, lui donnant froid, puis chaud. Il lui arrivait de les voir clairement, avec leurs yeux rouges et leurs bouches voraces, dansant des claquettes sur son corps, avant d'y plonger leurs dents.

Des crises d'hystérie suivaient, au cours desquelles, sa force décuplant, il fallait l'attacher à son lit. Puis, il sombrait dans le silence et l'apathie. Il pouvait alors passer des heures à fixer un point invisible devant lui.

Dans ces moments-là, il se rappelait avoir glissé vers le néant, paisiblement, sans peine. Puis la voix d'Emma, furieuse, affolée, lui ordonnant de revenir. Il était revenu. Et la souffrance l'avait terrassé de nouveau. La paix l'avait quitté.

Il supplia qu'on le laissât repartir. Il promit des sommes d'argent astronomiques pour qu'on lui fournît de la drogue et le moyen d'en finir, et poussa des litanies de jurons en voyant que ses prières n'étaient pas exaucées. Il ne voulait pas retrouver le monde des vivants. Alors, comme il refusait de manger, il fut nourri par intraveineuse.

Ils utilisaient une médication anti hypertensive afin de tromper son cerveau en lui faisant croire qu'il n'était pas sevré. A cela, ils mélangeaient un opiacé n'entraînant pas d'accoutumance, afin que son corps se croie privé de drogue. Stevie mourait du besoin de s'échapper grâce à l'héroïne; il voulait se sentir planer sous l'impulsion de la cocaïne.

Après deux semaines, il se calma. Il devint sournois, aussi. Il les attendait au tournant, les salauds qui l'avaient enfermé ici. Il allait manger ses fruits et ses légumes, sourire et répondre à toutes leurs questions. Il mentirait à la jolie psychiatre. Et il sortirait.

Il rêvait du moment où il se gorgerait les veines de cette glorieuse combinaison d'héroïne et de cocaïne. Toute cette sublime poudre blanche. Il fantasmait, imaginait des montagnes de neige amoncelées sur des plateaux d'argent.

Il rêvait aussi qu'il les tuait, tous, les médecins et les infirmières. Il rêvait qu'il se tuait, aussi. Puis il éclatait en sanglots.

Il avait abîmé son cœur, et son foie, disait-on. Il était anémique. Jamais on ne le traita de junkie : il souffrait d'un penchant à la dépendance. Ah ! Un penchant à la dépendance. Sans blague, Sherlock. Tout ce qu'il demandait, lui, c'était qu'on leur fiche la paix, à lui et à ses penchants. II était le meilleur guitariste du monde, et cela depuis vingt ans. Il avait quarante-cinq ans et les minettes lui couraient toujours après. Il était riche. Il avait une Lamborghini, une Rolls. Il achetait les motos comme d'autres s'achètent un paquet de chips. Il avait une propriété de dix hectares à la sortie de Londres, une villa à Paris, et une maison dans les collines de San Francisco. Il aurait bien voulu voir ces toubibs sentencieux faire mieux que ça.

Est-ce qu'ils s'étaient jamais tenus sur une scène, avec un public de dix mille personnes en train de hurler pour eux ? Non. Lui, si. Ils étaient jaloux. Voilà pourquoi ils le gardaient ici, loin de ses fans, loin de sa musique et loin de ses drogues.

Et pourquoi le laissait-on seul, aujourd'hui? Il y avait presque toujours quelqu'un près de lui. Il se supportait pas de se retrouver en tête à tête avec lui-même.

Puis la porte s'ouvrit, et une vague de soulagement le submergea. C'était Brian.

Jour après jour, visite après visite, ce dernier essayait de ne pas être choqué par l'apparence de son ami. Il ne voulait pas s'attarder sur les cheveux pendants et grisonnants, ni les rides profondes creusées autour des yeux et de la bouche de Stevie. Il ne voulait pas regarder son corps si maigre qu'il paraissait avoir rétréci, comme celui d'un vieil homme.

- Comment ça va? demanda-t-il.

Stevie sourit. Sa joie de revoir Brian était manifeste.

- Oh, c'est le pied, ici. Tu devrais te joindre à moi.

- Tu aurais de la concurrence pour draguer toutes ces infirmières aux jambes interminables, plaisanta Brian en réprimant un frisson d'effroi.

Il lui tendit une grosse boîte de chocolats. Il n'ignorait pas les fringales de sucreries dont les junkies sont notoirement victimes.

- Tu as l'air presque humain, de nouveau.

- Ouais. Je crois que le véritable nom du Dr Matthew est Frankenstein. Alors, que se passe-t-il dans le vrai monde ?

Ils abordèrent divers sujets, d'un ton malaisé et un peu trop poli, tandis que Stevie engloutissait un chocolat après l'autre.

- Pete n'est pas venu depuis un moment, dit enfin Stevie.

- Il a pas mal de boulot.

- Tu veux dire qu'il est furieux.

- C'est ça. Mais les états d'âme de Pete ne t'ont jamais inquiété, que je sache.

- Non, bien sûr, mentit le guitariste. Mais je ne vois pas ce qui le gêne tellement. Il a encore servi un joli scénario à la presse. C'était quoi, déjà? Pneumonie virale avec complications dues à l'épuisement?

- Ça paraissait la meilleure solution.

- Ouais, bien sûr. On ne voudrait pas que le public apprenne que ce vieux Stevie a avalé une saloperie de trop et cherché à se brûler la cervelle.

- Allons, Stevie.

- Hé, pas de problème! dit celui-ci, en clignant des yeux. Seulement, une attitude comme celle-là me bouffe de l'intérieur, Brian. Il n'a pas envie de voir le junkie. Il me fournissait la dope quand il avait peur que je n'assure pas sur scène, et maintenant, il refuse de me voir.

- Tu ne m'as jamais dit que Pete te fournissait de la drogue.

Stevie baissa les yeux. C'était un petit secret.

- De temps en temps, quand mes sources étaient épuisées. Le spectacle doit continuer, pas vrai? Alors, il me trouvait un petit quelque chose, sans cesser de secouer la tête d'un air désapprobateur, et quand le spectacle était terminé, il m'enfermait de nouveau dans une de ces cliniques.

- Aucun d'entre nous ne pouvait imaginer que cela prendrait de telles proportions.

- Non, en effet.

Il se mit à tambouriner sur le couvercle de la boîte de chocolats.

- Tu te souviens de Woodstock, Brian ? Seigneur, quelle époque ! Toi et moi, assis dans les bois. On était en plein trip d'acide et on écoutait cette musique fabuleuse. Comment a- t-on atterri jusqu'ici, Brian?

- Si je le savais, répondit ce dernier. Ecoute, Stevie, tu vas te sortir de là. Après tout, tu n'es pas le seul à te nettoyer. Tout le monde suit une cure de désintoxication, de nos jours. C'est le grand truc des années quatre-vingt.

- Ça me ressemble bien. Toujours sur la crête de la vague.

Il saisit la main de Brian.

- C'est l'horreur, tu sais. C'est vraiment dur.

- Je sais.

- Tu ne sais rien. Il faudrait que tu sois à ma place, pour savoir. Je vais peut-être y arriver, cette fois, mais j'ai besoin d'aide.

- Tu en auras ici.

- Ouais, ouais. Mais ça ne suffit pas. J'ai besoin de quelque chose, un gramme ou deux de coke, Brian, juste pour m'aider à tenir le coup.

Ce n'était pas la première fois qu'il demandait. Le cœur chaviré, Brian se doutait bien que ce ne serait pas la dernière.

- Je ne peux pas faire ça, Stevie.

- Bon sang, Brian, juste quelques grammes. Tout ce qu'ils me donnent, ici, c'est des médicaments pour nourrissons.

Brian se dégagea et marcha vers la fenêtre. Il ne supportait pas de voir le regard suppliant de son ami.

- Je ne te fournirai pas de drogue, Stevie. D'après les médecins, cela reviendrait à te tirer une balle dans la tête.

- J'ai déjà essayé ça.

Luttant pour ne pas éclater en sanglots, Stevie plongea son visage dans ses mains.

- D'accord, oublie la coke. Tu pourrais m'apporter autre chose. Un peu de Dolophine. C'est une bonne drogue, ça. Si elle était assez bonne pour les nazis, elle l'est forcément pour moi. C'est juste un substitut, merde. Tu l'as déjà fait, alors où est le problème ?

Brian se retourna, prêt à refuser de nouveau, mais son regard tomba sur Emma, debout dans l'encadrement de la porte. Elle était raide comme une statue, tenant un jeu de Scrabble sous le bras. Elle avait l'air d'avoir seize ans avec ses cheveux nattés. Mais ses yeux étaient froids, accusateurs.

- Je dérange ? demanda-t-elle.

- Non, répondit Brian, enfonçant ses mains dans ses poches. II faut que j'y aille.

- J'aimerais te parler, dit-elle à son père, sans le regarder, tandis qu'elle se dirigeait vers le lit de Stevie. Tu pourrais m'attendre dehors. Je ne serai pas longue. Le médecin dit que Stevie a besoin de repos.

- D'accord.

C'était ridicule. Il se sentait comme un enfant sur le point d'être réprimandé.

- Je te verrai dans un jour ou deux, Stevie.

- O.K.

Stevie ne dit rien de plus, mais son visage, tandis qu'il regardait Brian quitter la pièce, n'était qu'une prière muette.

- Je t'ai apporté cela, dit Emma en posant le jeu sur les genoux du guitariste. Je me suis dit que tu pourrais t'entraîner un peu pour essayer de me battre.

- Je te bats toujours.

- C'était vrai quand j'étais gosse, et parce que tu trichais.

Elle s'installa sur le bord de son lit.

- Je ne suis plus une gosse.

Il ne répondit rien. Ses doigts pianotaient maintenant sur la boîte de jeu.

- Alors, tu veux de la drogue, reprit la jeune femme, d'un ton si glacial, si terre à terre, qu'il ne comprit pas tout de suite. C'était quoi, déjà? Je vais le noter. Je devrais pouvoir m'en procurer en quelques heures.

- Non!

- Comment non ? Tu as bien dit que tu en voulais ? Quel est le nom?

Elle avait sorti un calepin et un stylo de son sac et le visage de Stevie s'éclaira, plein d'espoir, avant que la honte le fasse rougir.

- Je ne veux pas que tu te mêles de ça.

Elle éclata de rire. Un rire sombre qui lui donna la chair de poule.

- Ne sois pas si naïf, Stevie. Je suis mêlée à tout ça, comme tu dis, depuis l'âge de trois ans. Tu crois vraiment que je ne savais pas ce qui se passait, dans ces soirées ?

Il l'avait cru pourtant. Parce qu'il avait désespérément besoin de le croire. Emma était, avait toujours été leur petit rayon d'innocence, au milieu du bruit et de la folie.

- Je suis fatigué, Emma.

- Fatigué? Tu as besoin d'un petit remontant? Un petit flash pour voiler la réalité? Donne-moi le nom de cette drogue, Stevie. Après tout, je t'ai sauvé la vie. Il me semble juste de t'aider à la perdre.

- Je ne t'ai pas demandé de me sauver la vie! Tu ne pouvais pas me foutre la paix, Emma? Pourquoi ne m'as-tu pas laissé tranquille ?

- Une erreur de ma part, riposta-t-elle froidement. Mais on peut faire en sorte de la réparer très vite.

Elle se pencha vers lui, le regard dur.

- Je t'apporterai cette saloperie de drogue moi-même, Stevie. Je te l'enfoncerai même dans les veines, si tu veux. Il n'est pas impossible que je l'essaye aussi, d'ailleurs.

- Non!

- Pourquoi pas? s'exclama-t-elle, les sourcils arqués. Tu as bien dit à papa que c'était une bonne drogue, non? Ce qui est bon pour toi l'est forcément pour moi.

- Arrête tes conneries, tu veux. Regarde ce que je me suis fait, cria-t-il en tendant son bras noirci d'escarres.

- Je le vois très bien. Tu es faible, pitoyable et triste.

- Mademoiselle ! intervint une infirmière en entrant dans la chambre. Vous allez devoir…

Emma se tourna, la foudroyant du regard.

- Fichez le camp d'ici, cria-t-elle. Je n'ai pas terminé.

La femme sortit aussitôt, et l'écho de ses pas s'éloigna dans le couloir.

- Laisse-moi seul, murmura Stevie.

- Oh, je vais te laisser seul. Quand j'aurai dit ce que j'ai à dire. Je t'ai trouvé gisant sur le sol, baignant dans ton sang et tes vomissures, à côté du revolver et de la seringue. Tu n'étais pas capable de décider de quelle manière tu voulais te suicider, Stevie? C'est vraiment trop bête, hein, que je n'aie pas voulu que tu meures. Je t'ai réinsufflé la vie, à même le sol. Je pleurais parce que j'avais peur de ne pas être assez rapide, ou assez habile pour te sauver.

Mais quand ils t'ont emmené, tu respirais. Et moi, j'ai pensé que ça comptait.

- Qu'est-ce que tu veux à la fin ? hurla-t-il.

- Je veux que tu réfléchisses à quelqu'un d'autre qu'à ta petite personne, pour une fois. Que crois-tu que j'aurais ressenti, si je t'avais trouvé mort ? Et papa, ça lui aurait fait quoi? Tu as tout ce qu'un homme peut désirer, mais tu es tellement déterminé à te détruire que tu pourrais en avoir deux fois plus sans que cela change quoi que ce soit.

- Je ne peux pas m'en empêcher.

- Belle excuse! Elle va très bien avec ce que tu es devenu !

Elle était au bord des larmes, maintenant, mais sa colère lui donna la force de les ravaler.

- Je t'ai toujours aimé, Stevie, d'aussi loin que je me rappelle. Toutes ces années, je t'ai regardé jouer de la guitare, émerveillée de ce que tu étais capable de créer au bout de tes doigts. Et maintenant, tu voudrais me regarder en face et me dire que tu ne peux pas t'empêcher de te tuer à petit feu ? Soit, si c'est ce que tu souhaites, mais n'attends pas des gens qui t'aiment qu'ils restent là à te regarder faire !

Elle pivota sur ses talons et fut arrêtée, sur le seuil, par une petite femme brune.

- Mademoiselle McAvoy ? Je suis le Dr Haynes, la psychiatre de M. Nimmons.

Tout le corps d'Emma était tendu comme un arc.

- Je m'en allais, docteur.

- Oui, je vois. Jolie performance. Je vous recommande une bonne marche et un bain chaud, maintenant.

Passant devant Emma, elle se dirigea vers le lit de son patient.'

- Oh, un Scrabble! C'est un de mes jeux préférés. Vous voulez faire une petite partie, monsieur Nimmons?

Emma entendit les jetons se fracasser contre le mur, mais ne se retourna pas.

Brian l'attendait dehors, appuyé contre le capot de sa nouvelle Jaguar. Quand il la vit, il tira une dernière bouffée de sa cigarette et jeta le mégot.

- Je pensais que tu, allais rester plus longtemps.

- Non, j'en ai fini. Est-ce que j'ai bien entendu, tout à l'heure? Tu as acheté de la drogue pour Stevie?

- Pas de la manière dont tu l'entends, Emma. Je ne suis pas un dealer.

- On joue sur les mots, hein ? Est-ce que tu lui as fourni de la drogue ?

- Je lui ai procuré des substituts opiacés pour l'aider à tenir le coup, pendant la tournée, et pour éviter qu'il aille acheter n'importe quoi dans une allée sombre.

- Pour l'aider à tenir le coup pendant la tournée, répéta la jeune femme. Et moi qui trouvais Pete lamentable, avec ses mensonges grossiers à la presse !

- Pete n'est pas responsable.

- Si. Vous l'êtes tous.

- Faudrait-il placer un placard dans le Billboard pour annoncer que Stevie est un junkie ?

- Ça vaudrait sans doute mieux. Comment pourra-t-il jamais affronter ce qui l'attend, s'il ne peut même pas admettre ce qu'il est, et si ses amis, ses chers amis continuent à lui donner de la drogue pour qu'il tienne le coup encore un soir, encore un concert?

- Ce n'est pas ainsi que les choses se passent.

- Ah non ? Ne serais-tu pas plutôt en train de te persuader que tu le fais par amitié ?

Brian s'appuya de nouveau contre sa voiture. Il était las. Il ne voulait que la paix.

- Tu ne sais pas de quoi tu parles, Emma. Et je n'apprécie pas beaucoup d'être chapitré par ma propre fille.

- Je m'en vais.

Elle marcha vers sa voiture. La main sur la poignée de la portière, elle se retourna encore une fois.

- Tu sais, je ne te l'ai jamais dit, mais je suis allée voir Jane, il y a deux ans. Elle est pitoyable, enfoncée jusqu'au cou dans ses besoins. Jusqu'à présent, je ne m'étais jamais aperçue à quel point tu lui ressembles.

Se glissant derrière le volant, elle claqua la portière et fit rugir le moteur. Si ses paroles blessèrent son père, Emma ne le vit pas. Elle s'éloigna sans jeter un seul regard dans son rétroviseur.

29.

Emma épousa Drew au cours d'une petite cérémonie civile. Il n'y eut pas d'invités et pas d'annonce à la presse. Elle n'avait prévenu personne, même pas Marianne. Après tout, elle avait vingt et un ans, et nul besoin de la permission ou de l'approbation de qui que ce soit.

Ce n'était pas le mariage dont elle avait rêvé; il manquait les bouillons de dentelle et la soie immaculée, les fleurs, la musique et les larmes d'émotion. Un instant, elle se rappela celui de son père, autrefois ; le visage rayonnant de Beverly, le sourire de Brian, et Stevie, tout en blanc, chantant comme un ange. Le souvenir lui chavira le cœur, mais elle le chassa de sa mémoire. Après tout, elle faisait exactement ce dont elle avait envie. Et tant pis pour les autres. C'était égoïste, peut-être, mais elle avait bien le droit de l'être, pour une fois. D'ailleurs, comment prévenir Marianne ou Beverly sans informer Brian ? Or, elle ne voulait pas que son père fût présent.

Elle leva les yeux vers Drew.

Il lui souriait. Quand il glissa l'anneau à son doigt, elle sentit sa main chaude, assurée; sa voix, claire et douce, alors qu'il promettait de l'aimer, de l'honorer toujours et de la chérir. Elle avait tellement besoin d'être chérie.

Lorsqu'il l'embrassa, elle le crut.

Désormais, ils étaient mari et femme. Elle n'était plus Emma McAvoy, mais Emma McAvoy Latimer. En épousant Drew Latimer, elle entamait une nouvelle existence.

Peu importait que le jeune marié dût ensuite se rendre directement au studio d'enregistrement. Emma comprenait les exigences du métier mieux que personne. Et puis, elle eut ainsi tout le loisir de préparer la suite d'hôtel pour leur nuit de noces. Tout devait être parfait.

Des heures durant, elle disposa des fleurs dans les vases. Une douzaine de bougies blanches parfumées au jasmin attendaient d'être allumées et le champagne reposait au frais, dans un sceau de cristal. Puis, elle prit un bain interminable et se poudra le corps. Elle brossa ses cheveux jusqu'à les faire crépiter. Et, lentement, elle fit glisser le négligé de soie et de dentelle blanche le long de son corps. La psyché lui renvoya l'image d'une jeune mariée et, fermant les yeux, elle imagina sa première nuit dans les bras de son mari. Ce serait la plus belle de sa vie. Enfin, elle allait connaître les frissons dont elle avait tant rêvé. Drew entrerait. Il la regarderait longuement, du bout de ses yeux dorés, avant de la prendre contre lui. Il serait doux, tendre et patient. Il lui dirait combien il l'aimait, combien il la désirait. Puis, la soulevant contre lui, il la porterait vers le lit.

A 22 heures, elle était anxieuse. Quand sonnèrent 23 heures, l'anxiété devint malaise. A minuit, elle était folle d'inquiétude. Elle appela le studio et s'entendit répondre que Drew était parti depuis des heures. Elle imagina un terrible accident Dans sa hâte de la rejoindre, il aurait commis une imprudence au volant. Les médecins, la police, personne ne saurait où la contacter. A l'heure qu'il était, Drew se trouvait peut-être allongé dans un lit d'hôpital; blessé; la réclamant.

Elle téléphonait fiévreusement à tous les services d'urgence de la ville, quand la clé tourna dans la serrure.

Avant qu'il eût le temps de pousser la porte, elle était là, l'ouvrant à la volée et tombant dans ses bras.

- Oh, Drew, j'étais terrifiée !

- Holà! du calme, du calme.

Il lui pinça les fesses et le cerveau d'Emma enregistra une information qu'il rejeta aussitôt, instinctivement : Drew était ivre. Elle recula d'un pas et le regarda fixement.

- Tu as bu, dit-elle.

- On a fêté ça avec les copains. C'est pas tous les jours qu'un homme se marie, pas vrai?

- Tu... tu avais dit que tu serais de retour à 10 heures au plus tard.

- Bon sang, Emma, tu ne vas pas déjà te mettre à faire des scènes?

- Non, mais... j'étais inquiète.

- Eh bien, je suis là, non ?

Il ôta son blouson et le laissa tomber sur le sol. Cela ne lui arrivait pas souvent de boire, mais aujourd'hui, les verres avaient paru se succéder à toute allure.

- Regarde-toi, reprit-il. L'image même de la mariée rougissante. Belle, belle Emma, tout en blanc.

Elle avait rougi, en effet. Elle reconnut le désir dans les yeux de Drew et, sans l'ombre d'une hésitation, retourna se réfugier dans ses bras.

- Je voulais être belle pour toi, dit-elle, le visage levé vers lui.

Il lui fit mal. Sa bouche était féroce et il lui mordit la lèvre inférieure, en même temps qu'il la pressait contre lui.

- Drew.

Elle essaya de se dégager, se revoyant, dans un flash, avec Blackpool, dans la chambre noire.

- Drew, je t'en prie.

- Ne joue pas ce petit jeu avec moi. Pas ce soir.

Il la prit par les cheveux et la força à le regarder.

- Tu m'as fait attendre suffisamment longtemps. C'est fini, les excuses.

- Je ne... Je... Drew, est-ce qu'on ne peut pas...

- Tu es ma femme, maintenant. On fait les choses à ma façon.

Il l'entraîna vers le sol, ignorant ses plaintes et ses supplications. Les mains de Drew étaient dures et elles arrachèrent les dentelles du négligé, découvrant un sein qu'il se mit à sucer et pincer violemment. Ce n'était pas normal, se dit Emma. Ce n'était pas normal. Etouffant sous la bouche de Drew et les relents de whisky, elle essaya de se débattre, mais il lui prit les deux mains, les immobilisa au-dessus de sa tête et prit sa virginité en un mouvement brusque.

Elle cria, d'effroi et de douleur. Mais il ne l'écoutait pas. Il plongea en elle, encore et encore, haletant, grognant. Quand enfin il s'abattit sur elle, avant de rouler sur le côté et de s'endormir aussitôt, tout le corps de la jeune femme était secoué de sanglots rauques.

Le lendemain matin, il était plein de remords. Le regard voilé, la voix tremblante, il se maudit et plaida son pardon. L'ivresse était sa seule, sa pitoyable excuse pour expliquer son inqualifiable conduite. Quand il la prit dans ses bras, caressant ses cheveux, lui murmurant toutes sortes de tendres promesses, Emma ne douta pas qu'il fût sincère. C'était comme si un autre homme s'était jeté sur elle, la veille, pour lui démontrer à quel point le sexe pouvait être brutal et cruel. Son mari ne fut que douceur, et à la fin de sa première journée de femme mariée, Emma reposait dans les bras de son époux, contente, rêvant d'un avenir heureux.

Michael entra dans la cuisine en titubant. Il visait les céréales et la cafetière. En fait, son intention était tellement arrêtée qu'il fut choqué de trouver l'évier et le plan de travail totalement encombrés. Il considéra les dégâts d'un air accusateur. Il avait été débordé de travail, toute la semaine, et se demandait pourquoi des tâches aussi triviales que la vaisselle ne s'accomplissaient pas d'elles-mêmes.

Animé du plus pur esprit de sacrifice, il décida de s'atteler à cette corvée avant de s'installer pour prendre son petit déjeuner et lire le journal. Il remplit d'abord la cafetière, puis, sortant un sac poubelle de cent litres, il y jeta tout ce qui encombrait la cuisine. Il n'y avait là que des récipients en plastique ou en carton : un système qui scandalisait sa mère, mais que Michael jugeait hautement efficace. C'était simple, le lave-vaisselle dont la cuisine du jeune homme était équipée n'avait jamais servi.

Satisfait, il chercha la boîte de céréales dans un placard et la secoua au-dessus d'un bol, avant de noyer les pétales de maïs sous une giclée de café brûlant. Il avait découvert cette délicate combinaison par accident, un matin de réveil difficile : ayant presque entièrement dévoré son petit déjeuner, il s'était aperçu, tout à coup, qu'il avait versé le café sur ses céréales et le lait dans le gobelet. Depuis ce jour-là, Michael s'était dispensé de lait, une fois pour toutes.

Il allait entamer avec bonheur son repas matinal, quand il fut interrompu par un grand bruit, de l'autre côté de la porte grillagée du jardin.

A première vue, il s'agissait d'une masse grise et informe d'environ un mètre cinquante. Puis on remarquait la queue frétillante et la langue rose pendante: Michael ouvrit la porte, aussitôt salué par l'énorme chien.

- N'imagine pas gagner ton pardon en faisant le beau, lui dit Michael.

Conroy, animal sans pedigree, s'assit sur le sol. Il sentait très mauvais, mais ne paraissait nullement gêné par son odeur. Ses poils étaient emmêlés, pleins de nœuds, et Michael se demanda, une fois de plus, où était passée la petite boule de fourrure qu'il avait choisie au milieu d'une nichée d'adorables chiots, à peine deux ans plus tôt. En grandissant, Conroy était devenu d'une laideur impressionnante. Mais ce vilain tour de la nature ne semblait pas non plus déranger le chien.

Avec une sorte de sourire, Conroy leva la patte vers son maître dans un geste qui ne devait rien à la soumission — l'un comme l'autre le savaient.

- Je n'ai pas l'intention de serrer cette patte, affirma Michael. Je ne sais pas où elle a traîné. Tu es retourné voir ta copine, hein ?

Conroy fit glisser son regard vers la gauche. S'il avait pu siffler entre ses dents, il n'eût sans doute pas manqué de le faire.

- N'essaie pas de le nier. Tu as passé tout le week-end à te rouler dans la boue et à baver sur cette chienne bâtarde, sans la moindre considération pour moi.

Se tournant, Michael plongea la tête dans le réfrigérateur.

- Si tu l'engrosses de nouveau, ce sera ton problème, poursuivit-il. Je te l'ai dit des milliers de fois. Pas de sexe sans protection. C'est les années quatre-vingt, mon vieux.

Il vida une boîte de boulettes de viande dans une gamelle et s'installa devant ses céréales au café.

Michael aimait sa vie. Pas une semaine ne passait sans qu'il se félicitât d'avoir emménagé dans la banlieue de Los Angeles; une décision prise brusquement, au terme de sa liaison avec Angie Parks. Cet épisode peu glorieux ne s'était pas révélé instructif uniquement sur le plan sexuel, mais aussi sur un plan personnel : Michael Kesselring savait désormais qu'il était et serait toujours un rejeton de la classe moyenne, heureux de vivre dans une petite maison tranquille avec son carré de pelouse, son chien et son boulot.

Quand le film Dévastée était sorti, quelques semaines après qu'Angie l'avait laissé tomber pour un joueur de hockey âgé de vingt ans, Michael était allé le voir, seul, pour s'assurer qu'il n'éprouvait plus la moindre attirance pour l'actrice. En fait d'attirance, il n'avait ressenti que de la gêne; d'abord en constatant que durant les trois mois qu'avait duré leur liaison torride, Angie Parks avait joué avec lui le rôle qu'elle tenait à l'écran, celui de Jane Palmer; ensuite, à l'idée, presque insupportable, qu'il avait indirectement couché avec la mère d'Emma.

Il s'était demandé si la jeune femme irait voir le film.

Mais il n'aimait pas penser à Emma.

Il y avait eu d'autres femmes —jamais rien de sérieux. Et puis, il était très occupé par son travail. Il savait maintenant qu'il avait l'étoffe d'un bon flic. Il n'était peut-être pas aussi patient et minutieux que son père, mais il était doué d'instinct et de persévérance. Surtout, il respectait assez la vie humaine pour ne jamais devenir un maniaque de la gâchette.

- Je me suis fait tirer dessus, hier soir, dit-il à son chien, sur le ton de la conversation. Si ce pervers avait mieux visé, tu serais sans toit, à l'heure qu'il est. Ne va pas imaginer qu'il t'aurait recueilli.

Il ouvrit le journal et parcourut la première page. Toujours les mêmes problèmes au Moyen-Orient, les histoires de terrorisme. Puis il y avait les sempiternels commentaires alarmistes au sujet de l'économie. Plusieurs pages plus loin, Michael trouva l'article consacré à l'arrestation de Nick Axelrod, un voyou de deuxième zone qui, après s'être shooté aux amphétamines, avait réglé son compte à sa maîtresse.

- Tiens, c'est écrit là, reprit Michael en mettant le journal sous le nez de Conroy. Je l'ai trouvé dans un appartement du centre-ville, en train de tirer sur les murs et de pousser des cris de fauve.

Apparemment peu intéressé, Conroy grattait ses puces.

- Tu vois, on parle de moi, détective Michael Kesselring. Ouais, je sais, ces journalistes sont incapables de recopier un nom sans faute. Mais puisque les faits divers ont l'air de t'ennuyer, rends-toi utile et va me chercher mes cigarettes. Allez, hop!

Grognant vaguement, le chien obéit, tandis que Michael tournait la page. Soudain, il se figea. L'espace d'un instant, il lui parut que son cœur s'arrêtait de battre. Il avait les yeux fixés sur une photo, dans la rubrique mondaine.

Emma. Si belle, avec son sourire timide et ses yeux bleus immenses. Elle portait une petite robe sans bretelles et ses cheveux tombaient en cascades sur ses épaules. Des épaules qu'entourait le bras d'un homme. Drew Latimer. Il souriait aussi. Non, plus qu'un sourire, c'était de la jubilation. Son visage était littéralement fendu d'une oreille à l'autre.

Conroy reparut en trottant et posa un paquet de cigarettes entamé sur les genoux de son maître, mais Michael ne réagit pas. Lentement, comme s'il déchiffrait une langue étrangère, il lut les gros titres et l'article qui accompagnaient la photo :

La princesse du rock, Emma McAvoy, épouse son prince.

Au cours d'une cérémonie secrète, il y a deux jours, Emma McAvoy, fille de la rock star Brian McAvoy, et de la romancière Jane Palmer, a épousé Drew Latimer, 26 ans, chanteur et guitariste du groupe qui monte, Birdcage Walk. Les jeunes mariés s'étaient rencontrés lors de la tournée européenne des Devastation.

Michael n'en lut pas davantage. Il ne pouvait pas.

- Mon Dieu, Emma, murmura-t-il.

Et, fermant les yeux, il laissa retomber le journal.

Emma était ravie de retrouver New York. Elle allait faire découvrir la ville à Drew et ils passeraient leur premier Noël ensemble dans le loft. Quel bonheur de se sentir enfin libre : plus de Sweeney en résidence, au premier étage.

- J'ai l'impression d'être partie depuis des années! s'exclama-t-elle en sortant de l'ascenseur. Alors, qu'en penses-tu ?

- C'est grand, répondit Drew. Un peu spartiate, ajouta- t-il, après un instant.

- Attends que je sorte les décorations de Noël. Marianne et moi nous sommes amusées à collectionner des tas de trucs vraiment kitsch.

Elle fouilla son sac à la recherche d'un pourboire pour le chauffeur de taxi qui venait de monter leurs bagages, puis, ôtant son manteau, elle se précipita vers la fenêtre.

- Drew, viens regarder. La vue est meilleure depuis le studio de Marianne, mais j'ai le vertige, là-haut.

- Oui, pas mal, murmura-t-il en la rejoignant.

Il ne voyait qu'une rue sale et encombrée par une circulation démente.

- Emma, pourquoi n'as-tu jamais déménagé dans un endroit un peu plus... chic?

- Je n'en ai jamais eu envie.

- Eh bien, tout ceci est charmant et sans doute parfait pour deux étudiantes, mais il va falloir revoir la situation. Après tout, nous ne pouvons pas vivre avec Marianne, aussi adorable soit-elle.

- Mais elle ne revient pas avant plusieurs mois. Je ne pensais pas...

- Eh bien, penses-y, maintenant, l'interrompit-il.

Il déposa un baiser sur le sourcil de sa femme, comme pour se faire pardonner son impatience. Décidément, cette petite Emma était bien jolie, mais un peu lente, songea-t-il en lui tapotant la joue.

- D'après ce que j'ai entendu dire, trouver un appartement demande beaucoup de temps et d'argent, à New York. Bon sang, il fait froid, ici.

- Ça n'a pas été chauffé depuis des mois, murmura Emma.

- Oui, bien sûr. Enfin, je suis sûr que nous serons très bien dans ce loft, pendant une quinzaine de jours.

Après tout, une lune de miel, même tardive, ne requiert pas autre chose qu'un lit.

Il rit de la voir rougir et la souleva dans ses bras, avant de l'embrasser longuement.

- On a un lit, dis?

- Oui, répondit Emma en se serrant contre lui. De l'autre côté de la porte, là-bas. Il faut que je mette des draps propres.

- Tu t'occuperas des draps plus tard.

Il l'emporta vers la chambre, tout en tirant sur son chandail. Elle savait que tout irait vite, à présent. Ce ne serait pas aussi violent ni aussi douloureux que le soir de leurs noces, mais rapide et vite expédié. Elle ignorait la manière de demander davantage. Pourtant, au fond de son cœur, elle se disait que l'amour ne pouvait se résumer à cette vague gymnastique dans le noir.

Le matelas était froid dans son dos, mais Drew, quand il entra en elle, bien avant qu'elle fût prête, était brûlant. Elle l'enveloppa de ses bras, s'accrochant à sa chaleur et attendant l'explosion dont elle ne savait que ce qu'elle en avait lu.

Quand ce fut terminé, elle frissonna. De froid. Presque aussitôt, la voix de Drew s'éleva près d'elle, comme un écho à ses pensées.

- Sacré nom de nom, on se croirait dans une glacière !

- Il ne va pas tarder à faire meilleur; j'ai allumé le chauffage en entrant. J'ai des couvertures, dans la commode.

Elle prit son chandail pour s'en couvrir, mais il le lui ôta des mains.

- J'aime bien te voir nue, Emma. Après tout, tu n'as plus besoin d'être pudique devant moi, n'est-ce pas?

- Non.

Gênée, elle se leva et marcha vers la commode, tandis que Drew fouillait son blouson qui traînait à ses pieds, à la recherche d'un paquet de cigarettes.

- J'imagine qu'il n'y a rien à manger ici, ni quelque chose à boire, pour éviter la pneumonie.

- Il doit rester du cognac dans la cuisine, répondit-elle.

Elle se rappela la bouteille qu'elle avait ouverte pour Luke. Luke qui était retourné à Miami et luttait pour retenir la vie qui lui échappait. Elle avait déjà partagé tous ses secrets avec Drew, à l'exception de celui qui concernait Johnno, et Luke. Elle posa une paire de draps et des couvertures sur le lit.

- J'avoue que je n'ai pas pensé à la nourriture. Je peux courir au supermarché du coin, ajouta-t-elle, quand elle le vit froncer les sourcils. Faire quelques courses. En attendant, tu n'as qu'à prendre un bain chaud et un cognac.

Je nous préparerai à dîner.

- D'accord, acquiesça-t-il, sans que l'idée de l'accompagner ne l'effleure un seul instant. Prends-moi des cigarettes, tu veux?

- Bien sûr. Je ne serai pas longue.

Dès qu'elle fut partie, Drew se leva. Il enfila son jean et se dirigea vers la cuisine, où il fouilla dans les placards, en quête de la bouteille de cognac. Dire qu'elle avait imaginé l'impressionner avec ce taudis. Cela ressemblait à une grange. Et puis, il n'avait pas du tout l'intention de vivre dans ce quartier pourri. Toute sa vie, il avait attendu de se hisser en haut de l'échelle sociale. Maintenant qu'il était en pleine ascension, il voulait ce qu'il y avait de mieux, dans tous les domaines.

Oh, il avait connu pire. Pas la misère, non. Juste la grisaille écœurante d'une vie moyenne avec sa maison en location, un jardin plein de boue et des jeans rapiécés. Il ne supportait pas d'être issu de la classe ouvrière et vouait une haine féroce à son père, qui les avait maintenus dans cette situation, parce qu'il n'avait jamais eu la moindre petite parcelle d'ambition. Un vieil homme aux épaules courbées; un mou; un cancrelat. Pourquoi, sinon, sa femme l'aurait- elle quitté en abandonnant leurs trois enfants? Elle en avait assez de patauger dans cette existence minable, voilà tout. Drew ne la blâmait pas. Il la détestait. Quant à lui, il était bien parti pour grimper tout en haut.

Levant son verre, il porta un toast muet à l'effigie d'Emma, sur le mur de plâtre. Si sa petite femme naïve et empressée lui donnait le coup de pouce sur lequel il comptait, tout le monde y trouverait son bonheur.

Mais ce serait lui le chef.

Il allait lui passer son caprice, cette fois, et loger ici durant une quinzaine de jours. Ensuite, ils s'installeraient dans un de ces grands appartements avec vue sur Central Park. Vivre à New York cadrait tout à fait avec ses plans.

Emma y avait assez de contacts pour les occuper un moment.

Il se dirigea vers la chaîne stéréo et chercha un album : Complete Devastation. Une manière de saluer ce bon vieux McAvoy. Après tout, sans lui, il n'y aurait pas eu cette tournée en Europe et Drew n'aurait pas pu attirer Emma dans son piège. Dire qu'elle avait été assez stupide pour le croire, quand il avait prétendu ne pas savoir qui elle était, ou ce qu'elle pouvait faire pour lui.

Secouant la tête, il posa le disque sur la platine et les accents du rock'n roll explosèrent autour de lui.

Non, il n'aurait pas de mal à lui passer un petit caprice de temps en temps. La jeune femme avait beau être nulle au lit — une sévère déception —, elle brûlait de lui plaire. Comme il avait bien su la manipuler, depuis l'instant où il avait posé les yeux sur elle. Il ne restait plus qu'à attendre de récolter les bénéfices de tant d'ingéniosité. Avant longtemps, elle serait réconciliée avec son père. Celui-ci avait plutôt bien pris la nouvelle de leur mariage. Il s'était même fendu d'un généreux cadeau : un chèque de cinquante mille livres libellé à l'ordre d'Emma, mais déjà déposé sur un compte joint. Les relations entre les deux McAvoy étaient encore un peu tendues, mais cela ne durerait pas. Drew en était certain. Et son statut de gendre de Brian McAvoy ne pouvait pas manquer de lui ouvrir des portes. En attendant, il avait une petite femme naïve et richissime.

Avec un rire, il marcha vers la fenêtre. L'épouse idéale pour un homme ambitieux. II n'aurait qu'à contrôler son impatience et ses sautes d'humeur, essayer de la rendre heureuse, et tout se passerait comme il l'avait prévu.

30.

Ils s'installèrent dans un élégant duplex de l'Upper West Side. Drew paraissait tellement heureux qu'Emma décida d'ignorer que leur nouvel appartement se situait au onzième étage. Il lui suffisait de ne pas s'approcher trop des fenêtres. Cette phobie était, du reste, ridicule; elle s'était tenue au sommet de l'Empire State Building et n'avait ressenti qu'une merveilleuse euphorie. Pourtant, à partir du quatrième étage, toutes les ouvertures vers l'extérieur lui donnaient des vertiges effrayants. Drew avait raison, quand il disait qu'elle devrait apprendre à vivre avec ce handicap. Quoi qu'il en soit, elle aimait les plafonds hauts, la balustrade Art Déco qui courait le long de l'escalier et les niches découpées dans les murs.

Pour se consoler un peu de devoir quitter le loft, Emma demanda à Beverly de venir décorer le nouvel appartement. Et puis, Johnno habitait à deux pas. Il l'accompagnait souvent dans ses pérégrinations chez les antiquaires et dînait chez eux au moins une ou deux fois par semaine. A défaut d'obtenir l'approbation de son père, la jeune femme se réjouissait de voir Johnno et Drew discuter longuement de musique. Ils avaient même décidé d'écrire une chanson ensemble.

Elle se jeta à corps perdu dans la vie domestique, créant un foyer pour la famille qu'il lui tardait tant de fonder. Emma avait été surprise et ravie que Drew exprimât le désir d'avoir des enfants sans attendre. Quelles que fussent les différences de points de vue et de goûts qu'ils s'étaient découvertes, ils partageaient au moins ce rêve.

Emma imaginait le bonheur de sentir pousser la vie en son sein, un petit être qui lui viendrait de Drew et qu'ils promèneraient ensemble, dans le parc, avec ce sourire heureux qu'elle surprenait souvent sur le visage des jeunes parents.

Comme les mois passaient, elle s'exhorta à la patience ; le moment tant espéré finirait par arriver. C'était le stress. Le jour où elle parviendrait à se détendre pendant l'amour, le miracle se produirait.

Avec l'arrivée du printemps, elle prit l'habitude de se promener dans les jardins publics et de photographier les femmes enceintes, les bébés et les petits enfants. Elle passait des heures à les regarder avec envie.

Ses projets d'ouvrir son propre studio ou de travailler sur son livre furent reportés à une date inconnue, même si elle continuait de vendre ses clichés. Elle était heureuse de se consacrer à son foyer, et gardait quelques heures de liberté pour la photo. Elle se mit à collectionner des livres de recettes et à suivre les émissions de cuisine à la télévision, se réjouissant d'entendre Drew la complimenter sur tel ou tel plat; et comme il semblait s'ennuyer chaque fois qu'elle lui parlait de sa photographie, elle cessa de lui montrer ses épreuves ou de discuter de son travail avec lui.

Il semblait la préférer en femme au foyer, et durant la première année de leur mariage, Emma se coula dans ce rôle avec bonheur, essayant de ne pas trop penser à sa déception, chaque fois que son corps l'informait qu'elle n'était pas encore enceinte.

Ce fut Runyun qui finit par la secouer de cette routine béate.

Tenant une bouteille de champagne dans une main et un bouquet de tulipes dans l'autre, Emma fit irruption dans l'appartement.

- Drew? Drew, tu es là?

Elle posa la bouteille sur la table et alluma la radio.

- Nom d'un chien, tu veux bien arrêter ce tintamarre? s'écria Drew, apparaissant en haut de l'escalier.

Il portait juste un pantalon de survêtement, et arborait son air des matins difficiles. Au réveil. Drew n'était jamais à prendre avec des pincettes, de toute façon.

- Tu sais bien que j'ai travaillé tard, hier soir. Je ne crois pas que ce soit trop te demander de respecter mon sommeil.

- Je suis désolée.

Emma coupa aussitôt le son de la radio.

- Je te croyais sorti, reprit-elle. Si j'avais su que tu dormais...

- Certaines personnes n'ont pas besoin de se lever à l'aube pour être productives.

Emma serra les dents. Elle ne voulait pas gâcher par une dispute cette journée qui avait si bien commencé.

- Tu veux que je te prépare du café? demanda-t-elle.

- Tant qu'à faire. Je n'arriverai plus à dormir, maintenant.

Emma porta les fleurs et le champagne dans la cuisine.

C'était une pièce tout en bleu et blanc, dans laquelle trônait un ancien vaisselier que la jeune femme avait peint elle-même. Après avoir arrosé le trio de cactus qu'elle avait plantés dans des bols marine, elle entreprit de préparer le petit déjeuner. Elle mit à griller les saucisses préférées de son mari, et moulut le café.

Lorsque Drew entra, quelques instants plus tard, torse nu et le visage ombré d'un début de barbe, les bonnes odeurs suffirent à adoucir son humeur. Il aimait la voir aux fourneaux, en train de cuisiner pour lui. Ça lui rappelait qu'elle lui appartenait, en dépit de son gros compte en banque.

Il se dirigea vers elle et l'embrassa dans le cou.

- Bonjour, dit-il.

- Ce sera prêt dans une minute.

- Bien. Je meurs de faim.

Le sourire de la jeune femme s'effaça, lorsqu'il lui pinça la pointe d'un sein. Elle détestait cette sale habitude, mais il s'était mis à le faire plus fréquemment, depuis qu'elle le lui avait fait remarquer. Pour la taquiner, prétendait-il. «Tu es trop sensible, Emma. Tu n'as aucun sens de l'humour. »

- J'ai une grande nouvelle, reprit-elle en lui tendant une tasse de café fumant. Une merveilleuse nouvelle.

- Tu étais chez le médecin ? s'enquit-il aussitôt.

Il tenait absolument à offrir un petit-fils à Brian McAvoy.

- Non... Oh, non, je ne suis pas enceinte, Drew. Je suis désolée.

Devant le visage déçu de son mari, elle fut submergée, une fois de plus, par le sentiment familier de sa propre insuffisance.

- Je surveille bien le tableau de mes températures, murmura-t-elle en cassant deux œufs dans une poêle.

- Drew alluma une cigarette et la contempla à travers le rideau de fumée.

- Bien sûr, dit-il. Tu fais de ton mieux.

Emma se garda bien de lui rappeler qu'un bébé se concevait à deux. La dernière fois qu'ils en avaient discuté, il avait brisé une lampe avant de sortir en claquant la porte; elle l'avait attendu jusqu'au petit matin, rongée par la peur et le remords.

- Je suis allée voir Runyun, reprit-elle. Tu te souviens, je t'en avais parlé.

- Hein ? Oh, oui. Ce vieil arrogant, le cinglé de l'obturateur.

- Il n'est pas arrogant, rectifia Emma en portant l'assiette de Drew sur la table. Excentrique, maniaque, souvent insupportable, mais pas arrogant. En tout cas, il a décidé d'organiser une exposition de mes photos. Ma propre exposition.

- Ce qui veut dire? demanda Drew, mordant dans une saucisse.

- Tu sais bien, je pensais qu'il allait m'offrir un job... Eh bien, il s'agissait d'autre chose.

- Tu n'as pas besoin d'argent. Et de toute façon, je t'ai déjà dit que je ne voulais pas te voir travailler avec un vieux vicelard.

- Non, mais... Cela n'a plus d'importance, maintenant. Le fait est qu'il aime ce que je fais. Il va commanditer une expo.

- Tu veux parler d'une de ces réunions de snobs au cours desquelles les gens se promènent en regardant des photos et en déclarant d'un ton précieux : « Quelle profondeur, quelle vision » ?

Emma se raidit. Lentement, elle se leva pour aller mettre les tulipes dans un vase, essayant de se persuader qu'il n'avait pas l'intention de lui faire de la peine.

- C'est une étape importante dans ma carrière, dit-elle après quelques instants. J'attends cela depuis des années. Je pensais que tu le comprendrais.

Dans son dos, Drew leva les yeux au plafond. Maintenant, il allait devoir la cajoler et la consoler.

- Bien sûr que je comprends. Bravo, ma belle. C'est pour quand?

- Septembre. Il veut me donner assez de temps pour réunir mes meilleures photos.

- J'espère que tu vas inclure des portraits de moi.

Emma se força à sourire, tandis qu'elle posait le vase de fleurs dans un rayon de soleil, sur la table.

- Evidemment. Tu es mon sujet préféré.

Elle était sûre que Drew ne le faisait pas exprès, mais ses perpétuelles exigences ne lui laissaient presque pas de temps pour travailler. Ayant décrété qu'il était temps pour eux de profiter de New York, il insistait désormais pour hanter les boîtes de nuit. Il avait besoin de vacances, alors ils s'envolèrent une semaine pour les Iles Vierges. Il était tout naturel qu'il se liât d'amitié avec tout ce que la ville comptait de jeunes gens riches, et de ce fait, l'appartement était constamment envahi. Quand ils ne recevaient pas, ils étaient invités à des soirées. Sans compter les premières de Broadway, l'ouverture d'un nouveau club ou les concerts à Central Park. Ils étaient toujours poursuivis par une nuée de paparazzi et leurs photos s'étalaient en première page de tous les tabloïds du pays.

Emma suivait le mouvement, se disant, quand elle se sentait sur le point de craquer, qu'elle vivait là l'existence dont elle avait tant rêvé à Sainte-Catherine. Mais la réalité était beaucoup plus épuisante, et surtout, à la longue, beaucoup plus fastidieuse. On disait que la première année de mariage était la plus difficile ; il fallait faire des efforts, se montrer patient. Si cela ne se passait pas aussi bien qu'elle l'avait espéré, c'était peut-être qu'elle n'essayait pas autant qu'il le fallait.

- Allons, ma puce, c'est la fête ! s'exclama Drew en jetant un bras autour de son épaule. Détends-toi un peu.

- Je suis fatiguée, Drew.

- Tu es toujours fatiguée.

Il l'enlaça et la força à danser avec lui, crispant les doigts dans son dos quand elle tenta de se dégager. La jeune femme avait passé les trois dernières nuits à travailler dans sa chambre noire. L'exposition commençait dans six semaines et elle était de plus en plus nerveuse. Elle était en colère, aussi. En colère parce que son mari se désintéressait totalement de son travail ; en colère parce qu'il lui avait annoncé, deux heures plus tôt, qu'il avait invité quelques amis. Doux euphémisme! Cent cinquante personnes se pressaient dans l'appartement et la musique hurlait dans les haut-parleurs. Au cours des dernières semaines, ces soirées impromptues s'étaient multipliées. La facture d'alcool avait décuplé. Mais l'argent, et même le temps, n'auraient pas été perdus, si seulement il s'était agi d'amis véritables. Mais c'est à peine si elle connaissait tous ces gens : un ramassis de profiteurs, de groupies et de bons à rien. Quelques jours plus tôt, ces joyeux lurons avaient laissé le chaos, derrière eux. Le sofa était taché de whisky ; on avait écrasé un mégot de cigarette dans un tapis d'Orient et brisé un vase de Baccarat. Sans compter la vaisselle de Limoges qui avait disparu. Et pour couronner le tout, elle avait trouvé un groupe de parfaits inconnus dans la chambre d'ami, celle qu'elle réservait à leur bébé, en train de sniffer de la cocaïne.

Drew avait promis que cela ne se reproduirait pas.

- Tu es juste fâchée parce que Marianne n'est pas venue, reprit celui-ci.

« N'a pas été invitée », corrigea Emma silencieusement.

- Ce n'est pas ça du tout, répondit-elle.

- Depuis qu'elle est rentrée à New York, tu passes plus de temps avec elle, dans ce loft, qu'avec moi.

- Drew, je ne l'ai pas vue depuis près de deux semaines. Comment aurais-je trouvé le temps, entre mon travail et nos sorties incessantes?

- Tu en trouves toujours pour râler, pourtant.

Cette fois, elle se dégagea brusquement. Furieuse, elle repoussa sa main, alors qu'il essayait de l'attirer contre lui.

- Je vais me coucher.

Elle se fraya un chemin à travers les invités, ignorant les appels des uns et les rires des autres. Drew la rattrapa dans l'escalier, la morsure de ses doigts sur son bras lui indiquant clairement qu'il était aussi furieux qu'elle.

- Lâche-moi, dit-elle dans un souffle. Je ne pense pas que tu veuilles une scène, ici, devant tes amis.

- Très bien. Nous parlerons là-haut.

Il l'entraîna durement jusqu'à l'étage, lui arrachant un gémissement de douleur.

Elle s'attendait à une vraie dispute. En vérité, elle l'appelait de tous ses vœux. Mais, ouvrant la porte de leur chambre, elle se figea sur le seuil.

Ils utilisaient son petit miroir ancien pour séparer la coke. Quatre d'entre eux, penchés sur sa coiffeuse, riant et sniffant la poudre blanche. Les vieux flacons de parfum qu'elle collectionnait avaient été poussés de côté et l'un d'eux s'était brisé sur le sol.

- Sortez! hurla-t-elle.

Tous levèrent la tête de concert, avant de la dévisager avec des sourires béats. Hors d'elle, Emma se précipita sur l'un d'eux, un homme grand comme une armoire à glace, et le força à se lever.

- Je vous ai dit de sortir. Fichez le camp de ma chambre ! Fichez le camp de ma maison !

- Hé, te fâche pas, on va partager, dit l'un d'eux.

- Sortez, répéta-t-elle en les poussant vers la porte.

Ils obéirent, alors, et en quittant la pièce, la femme qui était avec eux s'arrêta un instant devant Drew pour lui tapoter la joue. Emma claqua la porte sur eux et se tourna vers son mari.

- J'en ai assez ! cria-t-elle. Je ne supporterai pas un autre de ces incidents, Drew. Je veux ces gens hors de chez moi et je refuse qu'ils reviennent.

- Vraiment? demanda-t-il d'un ton posé.

- Cela t'est donc égal ? C'est notre chambre, pour l'amour du ciel ! Regarde, ils ont même fouillé dans mon armoire.

Folle de rage, elle ramassa une pile de chiffons soyeux.

- Dieu sait ce qu'ils auront volé ou cassé, cette fois. Mais ce n'est pas le pire. Je ne connais même pas ces gens et ils se droguent dans ma chambre. Je ne veux pas de drogue dans ma maison.

Elle ne vit pas la main de Drew reculer avant que la paume s'écrase sur son visage. La force de la gifle la fit tomber. Elle goûta le sang. Etourdie, elle porta une main à ses lèvres.

- Ta maison ?

Il la remit debout, la repoussa durement et, lui arrachant son chemisier, l'envoya contre la table de chevet. Sa chère lampe Tiffany se brisa sur le sol, dans un fracas de verre.

- Petite garce pourrie. C'est ta maison?

Trop stupéfiée pour se défendre, elle se recroquevilla en le voyant avancer de nouveau. Les décibels couvrirent le cri de la jeune femme, quand il la souleva pour la jeter sur le lit.

- Notre maison. Tu as intérêt à t'en souvenir. C'est chez moi autant que chez toi, ici. Et ne crois pas pouvoir jamais me dire ce que je dois faire. Tu penses pouvoir m'humilier ainsi et t'en tirer?

- Je ne...

Elle s'interrompit en le voyant lever la main.

- C'est mieux, ricana-t-il. Je te ferai savoir quand je veux entendre tes jérémiades. Tu obtiens toujours ce que tu veux, hein ? Eh bien, ce soir ne fera pas exception. Tu veux rester ici toute seule ? A ton aise !

Il prit le téléphone et arracha la prise, avant de le jeter contre le mur et de sortir en verrouillant la porte derrière lui.

Emma demeura longtemps assise sur le lit. Elle respirait profondément, tout engourdie par les coups qu'elle venait de recevoir. C'était un cauchemar, se dit-elle. Elle en avait eu bien d'autres. Elle se rappela les violences subies durant les trois premières années de sa vie.

Petite garce pourrie.

Etait-ce la voix de Jane ou celle de Drew?

Frissonnante, elle tendit la main. Le petit chien noir de son enfance était assis sur son oreiller et, le serrant contre elle, elle pleura longtemps, jusqu'à ce que le sommeil la terrasse.

Quand il déverrouilla la porte, le lendemain matin, Emma dormait. Debout sur le seuil, Drew l'étudia froidement. Elle avait le visage boursouflé. Il lui faudrait veiller à ce qu'elle ne se montre pas en public pendant quelques jours.

Quel idiot, d'avoir perdu ainsi son sang-froid. C'était satisfaisant, mais stupide. Il fallait dire qu'elle l'avait bien cherché; toujours à le narguer, à le pousser à bout. Il faisait de son mieux, non? Et ce n'était pas facile. Un homme aurait aussi bien pu coucher avec un poisson mort. Et elle ne cessait de parler de cette foutue exposition, s'enfermant pendant des heures dans sa chambre noire, au lieu de s'occuper de lui.

Son travail et ses besoins à lui passaient avant tout le reste. Il était temps qu'elle le comprenne.

Le rôle d'une femme était de s'occuper de son mari. C'est pour ça qu'il l'avait épousée. Elle devait l'aider à atteindre le but qu'il s'était fixé. Il avait peut-être bien fait de la tabasser. Elle y réfléchirait à deux fois, avant de le défier de nouveau. Mais maintenant qu'il lui avait démontré qui était le chef, il pouvait se permettre d'être un peu généreux. Gentille petite Emma, songea-t-il. Il ne fallait pas grand-chose pour la manipuler.

- Emma.

Evitant les éclats de verre de la lampe brisée, il s'approcha du lit Elle ouvrit les yeux et il vit la peur dans son regard.

- Oh ! mon bébé, je suis tellement désolé.

Elle tressaillit, quand il lui caressa les cheveux.

- Je ne sais pas ce qui m'a pris. Je suis devenu fou. Je mérite d'être enfermé.

Elle ne répondit rien. Comme un écho, elle entendait les excuses de sa mère.

- Tu dois me pardonner, Emma. Je t'aime tant. C'est juste que, en te voyant te retourner ainsi contre moi, j'ai perdu la tête. Ce n'était pas ma faute.

Il prit les doigts rigides de la jeune femme et les porta à ses lèvres.

- Je sais que ces gens n'avaient rien à faire dans notre chambre. Mais ce n'était pas ma faute. Je les ai jetés dehors moi-même, improvisa-t-il. C'est la rage. Quand je les ai surpris, ici, j'ai vu rouge. Et voilà que tu t'es retournée contre moi.

Elle se mit à pleurer de nouveau; les larmes silencieuses glissaient à travers ses paupières serrées.

- Je ne te ferai plus jamais de mal, Emma, je le jure. Je partirai, si tu veux. Tu peux divorcer. Je ne sais pas ce que je ferai sans toi, mais je ne te demanderai pas de rester. Seigneur, tout va tellement mal, en ce moment.

L'album ne se vend pas aussi bien que nous l'espérions. Le Grammy nous est passé au-dessus de la tête. Et... J'ai tellement envie que nous ayons un bébé.

Il se mit à sangloter, alors, le visage enfoui dans ses mains. Lentement, elle tendit une main hésitante et toucha son bras. Il manqua éclater de rire et tomba à genoux près du lit.

- Je t'en prie, Emma. Je sais que je n'ai pas d'excuse. Le fait que tu t'en sois prise à moi ne me donnait pas le droit de faire ce que j'ai fait. Pardonne-moi. Donne-moi une autre chance. Je ferai n'importe quoi pour te faire oublier. Emma...

- Ça va, murmura-t-elle. Tout ira bien.

Le visage pressé contre le dessus-de-lit, il sourit.

31.

Les soirées cessèrent, et Drew redevint l'homme doux et attentionné qu'Emma avait connu, au début. Il Finit par la convaincre que cet accès de rage et de violence n'avait été qu'un incident isolé.

Elle l'avait provoqué. Il le lui répétait assez souvent pour réussir à l'en persuader. Elle lui avait reproché une chose dont il n'était pas responsable, au lieu de le défendre et de croire en lui. Et, quand il perdait son sang-froid, de temps en temps, quand elle voyait un éclair de fureur luire dans ses yeux, ses poings se serrer et sa bouche se pincer, il savait toujours trouver le mot et l'excuse prouvant qu'elle l'avait fâché.

Les marques des coups s'estompèrent; la douleur aussi. Il Fit même un effort pour s'intéresser à sa photographie. Bien sûr, il ne perdait pas une seule occasion de remarquer, fort subtilement, à quel point ce «

hobby » portait préjudice à leur mariage, en empêchant la jeune femme de s'occuper de son mari comme elle aurait dû le faire. « C'est une jolie photo, commentait-il. Mais qui a envie de regarder une petite vieille en train de nourrir des pigeons? » Ou encore : « Dire que tu passes tout ce temps loin de moi uniquement pour produire quelques clichés en noir et blanc de gens qui traînent dans les parcs. » Oh! Il pouvait se contenter d'un sandwich pour dîner, même s'il avait passé six heures à composer. Surtout, qu'elle ne s'inquiète pas : si son travail était à ce point important pour elle, il pouvait passer une autre soirée tout seul.

Chaque critique était toujours tempérée par un compliment. Elle était tellement mignonne, debout devant la cuisinière, à lui préparer un repas. Rien ne lui faisait plus plaisir que de rentrer et de la trouver à la maison, en train de l'attendre.

Il était peut-être trop autoritaire, en ce qui concernait la manière dont elle s'habillait ou les vêtements qu'elle achetait, mais après tout, elle était sa femme ; elle devait soigner son image autant qu'il soignait la sienne. Il se sentait particulièrement concerné par le choix de sa tenue pour le vernissage. Il la voulait radieuse. Or, chacun savait à quel point les goûts d'Emma, en matière de mode, respiraient la tristesse et l'ennui.

Le fait est qu'elle préférait son fourreau de soie noire au modèle ultracourt et garni de sequins qu'il choisit pour elle. Mais elle était une artiste, maintenant, et devait assumer son rôle. Flattée d'être considérée comme une artiste, Emma se laissa convaincre. Tout comme elle accepta de porter les boucles d'oreilles multicolores qu'il lui avait achetées; elles étaient clinquantes, mais Drew les avait attachées lui-même aux lobes de ses oreilles.

Quand la limousine s'arrêta devant la petite galerie, Emma était paralysée par le trac. Mais Drew sut encore trouver les mots qui font du bien :

- Allons, ce n'est pas comme si tu allais te produire sur scène devant des milliers de fans en délire. Ce n'est jamais qu'une petite exposition de photos.

Il rit et l'aida à sortir du véhicule.

- Détends-toi, poursuivit-il. Les gens achèteront les clichés de la petite fille de Brian McAvoy, qu'ils les aiment ou non.

Emma s'arrêta sur le trottoir, profondément blessée.

- Ce n'est vraiment pas ce que j'ai besoin d'entendre, à cet instant. Je veux réussir parce que je le mérite.

- Jamais contente, riposta-t-il en lui pinçant le bras. Je fais de mon mieux pour jouer le jeu et t'apporter mon soutien, quels que soient les désagréments que cela entraîne pour moi, et je me fais engueuler.

- -- je ne voulais pas...

- -- Tu ne veux jamais rien. Tu préfères peut-être que je m'en aille.

- Non ! s'écria-t-elle, misérable.

Pourquoi ne disait-elle jamais ce qu'il fallait? Ce soir, elle tenait moins qu''aucun autre soir à se disputer avec lui.

- Je suis désolée Drew. Je n'avais pas l'intention d'être agressive. Je suis nerveuse.

- Bon, bon, d'accord.

Ils étaient en retard, comme Runyun l'avait ordonné. Celui-ci voulait que les invités soient déjà là, quand sa petite star ferait son apparition. Son regard d'aigle balayait régulièrement l'entrée et il fonça sur elle, à l'instant où elle franchit le seuil de la porte.

C'était un petit homme râblé, toujours vêtu d'un jean et d'un col roulé noirs. Emma avait d'abord cru qu'il s'agissait d'une excentricité d'artiste; en vérité, le photographe était coquet et trouvait que le noir l'amincissait. Il avait une grosse tête chauve et d'épais sourcils grisonnants qui chapeautaient des yeux étonnamment verts. Son nez était busqué et sa bouche trop mince, en dépit de la moustache à la Clark Gable. En un mot, Runyun était laid. Ses trois épouses, pourtant, ne l'avaient pas quitté à cause de ce physique peu avenant, mais parce qu'il consacrait plus de temps à son art qu'à ses mariages.

Il accueillit Emma avec un froncement de sourcils.

- Qu'est-ce que c'est que cette tenue? On dirait une starlette qui veut séduire un producteur. Enfin, tant pis.

Mêle-toi un peu à tout ce monde, pendant un moment.

La jeune femme considéra la foule des invités d'un air terrifié.

- Tu ne vas pas me ridiculiser en t'évanouissant, reprit Runyun, d'un ton péremptoire.

- Non, bredouilla-t-elle en se forçant à respirer. Non.

- Bon.

Il n'avait toujours pas salué Drew, qu'il avait détesté au premier coup d'œil.

- La presse est là. Ils ont déjà dévoré la moitié des canapés. Je crois que ton père est coincé quelque part par là.

- Papa? Il est ici?

- Oui, répondit Runyun. Et maintenant, va prendre un bain de foule et surtout, aie l'air sûre de toi.

- Je ne pensais pas qu'il viendrait, dit Emma à Drew.

- Evidemment qu'il est venu, répondit celui-ci, ravi, en glissant un bras autour des épaules de sa femme. Il t'aime, Emma. Il n'aurait pas manqué cet événement, si important pour toi. Allons le trouver.

- Je ne...

Le bras qui l'enserrait devint dur comme l'acier.

- Emma, c'est ton père. Ne sois pas arrogante.

Elle se laissa entraîner d'un groupe à l'autre, souriant automatiquement et s'arrêtant pour bavarder, étonnée et émue d'entendre Drew faire son apologie avec enthousiasme. Bien que tardive, l'approbation de son mari la comblait de bonheur. Elle avait eu tort de penser qu'il détestait sa photographie et, acceptant les baisers adorateurs qu'il faisait pleuvoir sur son visage, à intervalles réguliers, elle fit le vœu de lui consacrer plus de temps.

Brian se tenait devant un portrait le représentant avec Johnno. Il était entouré d'un groupe de personnes, et Emma se força à garder le sourire, quand elle arriva à sa hauteur. Il parut hésiter, mais ne put s'empêcher de la toucher, de lui prendre la main. Elle avait l'air si lointain.

- Emma.

- C'est gentil de ta part d'être venu, murmura-t-elle.

- Je suis fier de toi, Emma, dit-il en refermant ses doigts sur ceux de la jeune femme, comme pour renouer le lien qui s'était défait. Tellement fier.

Elle allait parler, mais une explosion de flashes les aveugla.

- Brian, que ressentez-vous, à vous voir ainsi voler la vedette? demanda une voix, derrière un appareil photo.

- Rien ne saurait me faire plus plaisir, répondit-il, sans cesser de regarder sa fille.

Finalement, il s'obligea à lever les yeux sur Drew.

- Bonsoir, Drew, dit-il.

- Salut, Brian. Elle est fabuleuse, n'est-ce pas? Je ne sais pas qui, de nous deux, était le plus nerveux, au sujet de cette soirée. J'espère que tu vas rester quelques jours à New York. Tu pourras venir nous voir et dîner à la maison.

- Malheureusement, je prends l'avion pour Los Angeles, demain matin, dit Brian, furieux que l'invitation émanât de Drew et non de sa propre fille.

- Emma.

La jeune femme se retourna, et son sourire figé s'évanouit sous l'effet de la surprise.

- Stevie!

Avec un rire, elle se jeta dans les bras du guitariste.

- Je suis tellement heureuse de te voir, s'écria-t-elle en reculant pour mieux le voir. Tu as bonne mine.

Et c'était vrai. II ne serait plus jamais le beau jeune homme qu'elle avait connu, autrefois, mais il avait repris du poids et les ombres menaçantes ne hantaient plus son regard.

- Je ne savais pas que tu... Personne ne m'a dit que...

- Remise de peine pour bonne conduite, expliqua-t-il en souriant.

Il recula et posa la main sur l'épaule de la femme qui se tenait près de lui.

- Je suis même venu avec mon médecin.

Un instant confuse, Emma reconnut la psychiatre de Stevie, croisée à la clinique.

- Bonsoir, dit-elle.

- Bonsoir, répondit Katherine Hayne. Et toutes mes félicitations pour cette magnifique exposition. J'ai été votre première acheteuse. Le portrait de Stevie avec sa guitare. On dirait qu'il lui fait l'amour. Je n'ai pas pu résister.

- Elle va l'analyser pendant des heures, renchérit Stevie. P.M. est là aussi, tu sais.

Il se pencha à l'oreille d'Emma et baissa la voix.

- II est venu avec lady Annabelle.

- Pas possible?

- Je crois qu'ils sont fiancés, mais il joue les cachottiers.

En effet, elle aperçut le batteur, un peu plus loin, rayonnant de bonheur. Il était évident qu'il n'évitait plus Lady Annabelle. Au contraire. Quant à cette dernière, plus voyante que jamais avec ses cheveux roux qui se dressaient en vagues hirsutes autour de sa tête, elle était complètement et follement amoureuse. Quelques minutes de conversation suffirent à Emma pour s'en apercevoir, et elle s'en félicita. P.M. le méritait bien.

La galerie était noire de monde et ne désemplissait pas. Emma avait encore du mal à croire que tous ces gens s'intéressent à son travail, et pourtant, les petites pastilles bleues collées sous une bonne douzaine de photos témoignaient du succès de la soirée ; on achetait ses œuvres.

Elle essayait d'échapper à un petit homme prétentieux qui lui parlait de forme et de grain, quand elle aperçut Marianne. Aussitôt, celle-ci fondit sur elle.

- Voilà la star de la soirée ! s'exclama-t-elle en l'enveloppant dans un nuage de Chanel. Tu as réussi, Emma

! Quel chemin parcouru, depuis Sainte-Catherine.

Emma la serra contre elle.

- Et regarde qui j'ai trouvé, renchérit son amie.

- Beverly!

Emma quitta les bras de la première pour se jeter dans ceux de la seconde.

- Je n'étais pas sûre que tu pourrais faire le trajet, s'écria-t-elle, folle de joie.

- Je n'aurais manqué cela pour rien au monde.

-

Nous sommes arrivées en même temps et je l'ai reconnue, expliqua Marianne. Nous avons passé un excellent moment à vanter tes talents, tout en nous frayant un passage à travers cette foule. C'est complètement dingue.

Elle prit un des rares canapés qui restaient sur la table.

- Tu sais, cette photo que tu avais prise de moi, dans le loft, avec des chaussettes de rugby. Un homme sublime vient juste de l'acheter. Je vais essayer de le trouver pour voir s'il ne veut pas tenter sa chance avec l'original.

- Je comprends pourquoi tu l'aimes, dit Beverly, quand la jeune femme se fut éloignée. Alors, comment te sens-tu ?

- J'ai l'impression de flotter sur un nuage. En même temps, je suis terrifiée. Ça fait plus d'une heure que je rêve d'aller m'enfermer dans les toilettes pour pleurer un bon coup. Je suis tellement heureuse que tu sois venue.

Au même instant, Emma aperçut son père, à deux mètres d'elles.

- Papa est là. Tu vas lui parler?

Beverly n'eut qu'à tourner un peu la tête pour le voir. Elle serra son sac dans ses mains. C'était idiot, après toutes ces années. Et pourtant, ce qu'elle avait ressenti pour lui, naguère, était toujours là.

- Bien sûr, répondit-elle d'un ton léger.

Elle ne risquait rien. Il y aurait du monde autour d'eux, du bruit. Et puis, c'était la grande soirée d'Emma. Ils pouvaient au moins partager sa joie.

Brian marcha vers elle. Il ne la toucha pas. Il n'osa pas. Mais il réussit à parler d'un ton aussi naturel que l'était son sourire.

- Je suis content de te voir.

- Moi aussi, répondit-elle, les mains toujours crispées sur son sac.

- Tu as l'air... d'aller bien.

- Oui. Je vais bien. Tout ceci est merveilleux pour Emma, n'est-ce pas? Tu dois être fier d'elle.

- Oui.

Il avala une longue rasade de whisky.

- Tu veux que je t'apporte quelque chose à boire?

Que de politesses. Ils se comportaient comme deux étrangers.

- Non, merci. Je vais faire un tour, regarder les photos. J'aimerais bien acheter quelque chose.

Mais d'abord, elle allait se réfugier dans les toilettes pour pleurer un bon coup, elle aussi.

- Je suis vraiment heureuse de t'avoir revu, Brian.

- Beverly-

Brian la regarda et se dit qu'il était fou d'imaginer qu'elle puisse encore tenir à lui.

- Au revoir, ajouta-t-il simplement.

Emma, qui s'était éloignée dès le début de la conversation et les observait à distance, se retint de hurler sa frustration. Ne voyaient-ils donc rien ? Elle ne rêvait pas. Elle était assez douée, quand il s'agissait d'étudier les autres, pour voir ce qu'ils ressentaient. Ils s'aimaient toujours. Et ils avaient toujours peur. Elle respira profondément et se dirigea vers son père. Peut-être, si elle lui parlait...

- Emma, ma chérie.

Johnno la prit par la taille.

- Je m'apprête à faire une sortie discrète.

- Tu ne peux pas partir! Pas déjà. Beverly est ici.

- Vraiment ? Dans ce cas, je vais aller la trouver et lui demander si elle est enfin prête à s'enfuir avec moi.

Mais en attendant, je suis tombé sur quelqu'un sorti tout droit de ton passé.

- Mon passé, s'esclaffa la jeune femme. Je n'ai pas de passé.

- Mais si. Rappelle-toi, par un après-midi d'été sur la plage ; un beau garçon en maillot bleu marine.

Tel un magicien sortant un lapin de son chapeau, il fit un geste ample du bras.

- Michael?

Comme c'était étrange de le trouver là, superbe et un peu emprunté, dans son complet-cravate. Son visage s'était affiné, mais il n'avait pas changé. Les mains fourrées dans ses poches, il avait l'air de quelqu'un qui aurait préféré se trouver n'importe où, pourvu que ce fût ailleurs.

- Je... euh, j'étais à New York, et...

Emma riait, quand elle se jeta dans ses bras. L'espace d'une seconde, Michael crut que son cœur s'était arrêté.

Son cerveau, en tout cas, cessa momentanément de fonctionner. Lentement, il sortit les mains de ses poches et les pressa contre le dos de la jeune femme, la serrant un instant contre lui. Elle était si mince, si ferme et si fragile.

- C'est formidable, s'exclama-t-elle. Je n'arrive pas à croire que tu es là.

Des souvenirs se bousculaient dans l'esprit d'Emma. Un après-midi à la plage. Deux après-midi. Ce qu'elle avait ressenti, enfant, puis devenue femme, la frappa brusquement en pleine poitrine, et elle le serra à son tour contre elle, une seconde de trop. Ses yeux étaient humides, quand elle se dégagea.

- Il y a bien longtemps.

- Oui. Quatre ans, à peu près. Tu es splendide.

- Toi aussi. Je ne t'avais encore jamais vu en costume. Tu es à New York pour ton travail ?

- Euh, oui, mentit Michael. J'ai lu un article annonçant ton vernissage.

Ça au moins, c'était vrai. Mais il l'avait lu au petit déjeuner, en Californie. Après quoi, il avait pris trois jours de congé et attrapé le premier avion.

- Alors, qu'en penses-tu? demanda Emma.

- De l'exposition? Elle est magnifique. Vraiment. Je n'y connais rien, en photographie, mais j'aime ce que tu fais. Ça, par exemple...

Il désigna le cliché qui représentait deux hommes coiffés de bonnets de laine, serrant des manteaux élimés autour d'eux. Le premier était allongé sur un carton, apparemment endormi. Le deuxième regardait directement dans l'objectif, l'air bourru et fatigué.

- C'est à la fois très puissant et très troublant.

- Tout New York ne se trouve pas sur Madison Avenue, dit Emma.

- Non. Mais il faut beaucoup de talent et de sensibilité pour être capable de montrer tous les aspects d'une même réalité avec équité.

Elle le considéra, surprise. C'était exactement le but qu'elle avait poursuivi, dans ses études de la ville, des Devastation ou des gens pris au hasard, dans la rue.

- Pour quelqu'un qui n'y connaît rien en photographie, tu sais trouver les mots qu'il faut. Quand repars-tu?

- Demain matin.

- Oh, murmura-t-elle, étonnée de se sentir aussi déçue J'espérais que tu pourrais rester quelques jours.

- Je n'étais même pas sûr que tu accepterais de me parler.

- C'était il y a longtemps, Michael. Et ma réaction, ce jour-là, n n’était pas tant le résultat de ce qui se passait avec toi que celui d'une chose qui venait de m'arriver. Cela n'a plus d'importance, maintenant.

Elle sourit et l'embrassa sur la joue.

- Tu me pardonnes?

- C'était la question que je voulais te poser. Souriant toujours, elle lui toucha le visage.

- Emma.

Elle sursauta en entendant la voix de Drew dans son dos. Une vague de remords la submergea, aussi violente que s'il les avait trouvés, elle et Michael, couchés dans le même lit.

- Oh, Drew, tu m'as fait peur. Je te présente Michael Kesselring, un vieil ami. Michael, Drew, mon mari.

Ce dernier prit son épouse par la taille. Il ne tendit pas la nain à Michael, se contentant de le saluer d'un bref hochement de tête.

- Il y a ici des gens qui se sont déplacés pour te voir, Emma. Que fais-tu de tes devoirs envers eux ?

- Je suis seul responsable, intervint Michael, qui avait u le regard de la jeune femme s'éteindre brusquement. On e s'était pas parlé depuis longtemps. Encore bravo, Emma.

- Merci. Transmets mes amitiés à tes parents.

- Je n'y manquerai pas.

C'était la jalousie, se dit Michael, qui lui donnait envie arracher la jeune femme aux bras de son mari et de l'emmener au loin. Mais pourquoi, dans ce cas, éprouvait-il aussi le désir instinctif d'écrabouiller la jolie gueule de Latimer.

Parce que ce dernier l'avait épousée, conclut-il tristement, pas lui.

Drew n'était pas ivre. Il n'avait bu que deux coupes de champagne, tout au long de cette soirée interminable.

Il voulait garder la tête froide et les idées claires. Fayoter auprès de Brian McAvoy finirait bien par porter ses fruits.

N'importe quel imbécile avait pu constater, ce soir, à quel point Drew Latimer était dévoué à sa femme. Il aurait dû gagner un Oscar pour sa performance.

Et tout ce temps, Emma avait étalé son succès, son éducation de petite fille riche et prétentieuse et ses amis de la haute société. Il avait dû se retenir pour ne pas lui dévisser la tête devant les objectifs des photographes. Le monde aurait su, alors, qui menait réellement la barque.

Mais son petit papa chéri n'aurait pas aimé ça. Pas plus que les producteurs et tous ces types qui s'aplatissaient devant le grand Brian McAvoy. Ils ramperaient bientôt devant Drew Latimer, aussi. Et alors, Emma paierait.

Il avait presque décidé de lui accorder tout de suite ce moment de gloire, quand il l'avait vue se jeter au cou de cet « ami ». Un tel toupet avait ravivé la rage qui couvait en Drew.

Il ne dit presque rien, durant le trajet du retour. Emma ne parut pas s'en offusquer. Elle somnolait à côté de lui. Ou plutôt, elle faisait semblant, songea Drew. Elle avait sûrement un plan pour rejoindre ce Kesselring.

Emma était sur un nuage, quand la limousine s'arrêta devant leur immeuble. S'appuyant sur Drew, elle se laissa guider vers l'ascenseur.

- Je suis tellement fatiguée. J'ai l'impression d'être restée debout toute la nuit, murmura-t-elle avec un petit rire, c'est comme un rêve.

Hélas, la jeune femme se cogna durement à la réalité, à instant où ils franchirent le seuil de l'appartement.

Drew la frappa si fort qu'elle dévala les deux marches de l'entrée, avant de tomber sur les dalles du living-room.

Poussant un gémissement de douleur, elle porta une main à son visage.

- Drew?

- Salope. Petite salope.

A demi assommée, elle le vit avancer vers elle et d'instinct, essaya de reculer.

- Drew, je t'en prie. Qu'est-ce que j'ai fait?

Il la prit brutalement par les cheveux, la giflant de nouveau, avant qu'elle ait le temps de crier.

- Tu le sais très bien, espèce de traînée !

Son poing vint s'écraser sur la poitrine de la jeune femme, qui glissa sur le carrelage.

- Toute la soirée, j'ai dû te regarder te pavaner, en faisant mine de m'intéresser à tes photos. Tu crois vraiment que tous ces gens étaient venus les voir?

Il la souleva par les épaules.

- Tu crois que ces gens étaient là pour toi? Ils sont venus voir la fille de Brian McAvoy, la femme de Drew Latimer. Toi, tu n'es rien.

Il la jeta au sol.

- Oh! mon Dieu, gémit-elle, je t'en supplie, ne me frappe pas encore.

- Ne me dis pas ce que je dois faire, hurla-t-il en lui décochant un coup de pied qui manqua les côtes, mais atterrit durement sur une hanche. Tu te crois irrésistible, mais c'est moi que les gens veulent voir. Et c'est moi qui commande, ici. Ne l'oublie jamais.

- Oui.

Elle se recroquevilla en espérant qu'il allait l'abandonner là, jusqu'à ce que la douleur se dissipe.

- Ce Michael, il est venu pour te voir?

- Michael?

Elle secoua la tête.

- Non. Non.

- Ne mens pas.

Il la frappa de nouveau, avec le plat de la main, encore et encore.

- Tu avais tout prévu, n'est-ce pas? « Oh, je suis tellement fatiguée, Drew. » Tu pensais attendre que je sois endormi pour aller le retrouver, hein ?

Elle secoua la tête de nouveau, mais il cogna plus fort encore.

- Admets-le. Admets que tu voulais t'envoyer en l'air avec lui.

- Oui.

- C'est pour ça que tu tenais tellement à porter cette robe de pute.

De très loin, Emma se rappela que Drew avait choisi sa robe. C'était bien lui, n'est-ce pas? Elle n'était plus sûre de rien.

- Et tu t'es laissé peloter devant tout le monde. Tu le voulais, hein?

Elle hocha la tête. Elle avait serré Michael contre elle et, l'espace d'un instant, elle avait ressenti quelque chose. Elle ne savait plus quoi. Elle ne savait plus rien.

- Tu ne le reverras pas, c'est compris ?

- Oui.

- Jamais.

- Oui.

- Et tu ne porteras plus cette robe dégoûtante.

Il glissa une main dans le décolleté et tira un coup sec, arrachant le tissu en deux.

- Tu mérites d'être punie.

- Oui.

Son esprit hésitait entre la lucidité et l'inconscience, entre le passé et le présent. Elle avait renversé le parfum de maman. Elle n'avait pas le droit de toucher aux affaires de maman. Elle était une vilaine fille et méritait une correction.

- C'est pour ton bien.

Elle ne se remit à hurler que lorsqu'il la poussa sur le ventre pour la battre à coups de ceinture..., et cessa bien avant qu'il eût terminé.

32.

II ne s'excusa pas, cette fois. Ce n'était pas nécessaire. Emma passa dix jours au lit, à se remettre, et durant tout ce temps, il ne cessa de lui répéter qu'elle l'avait bien cherché. La jeune femme sentait, confusément, qu'il avait tort, qu'il était fou. Mais il persistait et, à sa manière, étrangement aimante, lui expliquait qu'il n'avait agi ainsi que dans son intérêt, à elle.

N'avait-elle pas été égoïste, toutes ces semaines, en ne pensant qu'à son exposition? Elle avait envoyé son mari se coucher seul, nuit après nuit, avant de ridiculiser leur mariage en flirtant ouvertement avec un autre homme.

Elle l'avait provoqué, et par conséquent, avait mérité sa colère.

Le téléphone sonna constamment, durant les jours qui suivirent le vernissage, mais elle n'y répondit jamais.

D'abord, sa bouche était trop enflée, trop douloureuse pour lui permettre de parler. Drew y appliqua des glaçons et lui fit boire de la soupe. Il lui donna des cachets pour calmer la souffrance et l'aider à dormir. Puis, il lui dit que tous ces gens n'appelaient pas pour elle, mais pour lui. Il fallait les ignorer; ils avaient besoin d'être seuls, de se consacrer à leur mariage et de faire un bébé.

Elle voulait une famille, non? Elle voulait être heureuse, désirait qu'on s'occupe d'elle? Si elle ne s'était pas tant consacrée à son travail, elle serait déjà enceinte. C'était bien ce qu'elle souhaitait? Et, tandis qu'il la tourmentait avec ses questions incessantes, Emma, toujours couchée, acquiesçait. Mais cela ne suffisait pas.

La nuit, elle se réveillait maintenant en proie à son vieux cauchemar. Elle était seule. Il faisait nuit. Il y avait de la musique. C'était son rêve, se disait-elle en s'agrippant aux draps. Elle luttait pour se réveiller. Mais, les yeux ouverts, elle entendait encore la chanson et ses paroles étranges, chantées par un homme qui était mort. Elle tâtonnait alors, à la recherche de l'interrupteur. Mais elle avait beau l'actionner, la lumière ne s'allumait pas. Et la musique résonnait de plus en plus fort. Alors, elle pressait ses mains contre ses oreilles en hurlant de toutes ses forces, jusqu'à ce que ça s'arrête.

- Là, Emma, Emma

Drew était près d'elle. Il lui caressait les cheveux.

- Tu as encore fait ton cauchemar? Tu devrais en être débarrassée, maintenant, non?

- La musique.

Elle haletait, s'accrochant à lui. Il était sa planche de salut. Lui seul pouvait l'arracher à l'océan de terreur et de folie qui menaçait de l'engloutir.

- Ce n'était pas un rêve... Je l'ai entendue. La chanson. Je t'ai dit... La chanson qui jouait quand Darren a été tué.

- Il n'y a pas de musique, répondait-il en reposant discrètement la télécommande de la chaîne stéréo.

Quelle idée de génie il avait eue ! C'était une bonne leçon. Et un excellent moyen de la garder à sa merci.

- Je l'ai entendue, répétait-elle entre deux sanglots. Et la lumière ne s'allume pas.

- Tu es trop vieille pour avoir peur du noir, disait-il gentiment.

Se baissant, il branchait de nouveau la lampe de chevet et faisait tourner l'interrupteur.

- Là. Ça va mieux?

Elle hochait la tête, le visage enfoui au creux de l'épaule de Drew.

- Merci, murmurait-elle, étouffant de gratitude. Ne me laisse pas seule. Drew. Je t'en prie.

- Je t'ai dit que je prendrais soin de toi, répondait-il sans cesser de lui caresser les cheveux. Je ne te laisserai jamais seule, Emma ne t'inquiète pas.

Quand Noël arriva, la jeune femme crut être heureuse, de nouveau. Drew s'occupait de tout, depuis le choix de sa garde-robe et les appels téléphoniques qu'il filtrait soigneusement, jusqu'aux questions d'argent. Pour sa part, elle n'avait qu'à s'occuper de l'appartement et de lui. Le matériel de photo fut enfermé. Cela ne l'intéressait plus.

Quand elle pensait à son travail, elle se sentait déprimée.

Elle passa des examens médicaux afin de découvrir ce qui l'empêchait de concevoir un enfant. La presse en fit ses choux gras et elle subit son humiliation en silence, avant de cesser totalement de lire les journaux. Que lui importait ce qui se déroulait dans le vaste monde? Son univers se limitait aux sept pièces du duplex avec sa vue sur Central Park.

Quand les médecins affirmèrent qu'elle était physiquement apte à être mère, elle suggéra à Drew, non sans hésitation, de passer des tests à son tour. Il la cogna jusqu'à ce qu'elle perde connaissance, et l'enferma deux jours dans sa chambre.

Le cauchemar revenait la hanter régulièrement. Parfois, Drew était là pour la rassurer et l'aider à se calmer.

D'autres fois, il la traitait de folle, se plaignait qu'elle l'empêchât de dormir et l'abandonnait seule, tremblante, dans le noir. Il ne prenait même plus la peine de cacher la télécommande ou d'ôter l'album Abbey Road de la platine.

Emma était trop épuisée pour réagir, de toute façon.

Lentement, presque froidement, elle prit conscience de ce qu'il lui faisait, de ce à quoi il l'avait réduite. La cour idyllique, durant les dix semaines merveilleuses de la tournée, tout comme l'homme dont elle était tombée amoureuse, n'étaient qu'un fantasme qu'elle avait créé de toutes pièces. Il ne restait rien de son bel amant, chez l'homme qui la retenait virtuellement prisonnière dans leur appartement.

Elle se mit à envisager une fuite. Il la laissait rarement seule plus de quelques heures et l'accompagnait toujours, quand elle sortait II fallait qu'elle téléphone à Marianne, à Beverly, ou à son père. Ils l'aideraient. Mais alors, la honte la submergeait; les doutes qu'il avait si habilement plantés dans son esprit la paralysaient.

Le soir de la cérémonie des American Music Awards, les Birdcage Walk ne décrochèrent pas le prix du meilleur disque de l'année, comme ils l'espéraient, et Drew passa encore sa rage et sa frustration sur Emma, à coups de ceinture. Elle n'opposa aucune résistance. Ne protesta pas. Tandis qu'il l'assommait à coups de poing, elle se recroquevilla à l'intérieur d'elle-même, comme elle s'était réfugiée, autrefois, sous l'évier de la cuisine. Et elle disparut.

Cependant, emporté par la fureur. Drew commit ce soir-là une grave erreur de jugement. Il lui dit pourquoi il l'avait épousée.

- A quoi sers-tu ? hurlait-il en faisant le tour de la pièce et en brisant tout ce qui lui tombait sous la main.

Tu crois vraiment que je voulais me retrouver coincé avec une petite conne frigide et gâtée ? As-tu seulement levé le petit doigt pour m'aider? Après tout ce que j'ai fait pour toi ! J'ai introduit la romance dans ta vie coincée et inutile ! Je t'ai donné l'impression que tu étais désirée.

Las de casser des objets, il s'approcha d'elle et la prit par ce qui restait de sa robe lacérée.

- Tu as vraiment cru que j'ignorais qui tu étais, ce premier jour?

Il la secoua, mais elle ne réagit pas, le voyant à peine à travers ses paupières boursouflées.

- Tu aurais dû te voir, bredouillant, rougissant. J'ai bien failli éclater de rire. Et puis je t'ai épousée, nom de Dieu ! Tout ce que j'attendais de toi, c'était que tu m'aides à grimper. Mais as-tu jamais demandé à ton père de faire quelque chose pour moi? Hein?

Elle ne répondit rien. Le silence était la seule arme qui lui restait. Alors, dégoûté, Drew la laissa retomber sur le sol.

- Tu as intérêt à réfléchir, maintenant. Tu as intérêt à trouver un moyen de rentabiliser tout le temps que j'ai passé avec toi.

Emma referma les yeux. Elle ne pleura pas. Il était trop tard pour ça Mais elle se mit à réfléchir.

Son premier espoir de s'échapper lui vint lorsqu'elle apprit le décès de Luke.

- Il était mon ami, Drew.

- C'était une pédale !

Il faisait courir ses doigts sur les touches du piano à queue qu'il venait d'acheter avec l'argent de sa femme, et celle-ci dut lutter pour contrôler le tremblement de sa voix.

- C'était mon ami, répéta-t-elle. Je dois me rendre à l'enterrement.

- Tu ne dois te rendre nulle part, répondit Drew en levant la tête et en lui souriant. Ta place est ici, près de moi ; pas aux funérailles d'un pédé.

Emma sentit un flot de haine la traverser tout entière, mais elle le retint. Elle devait jouer au plus serré, veiller à ce qu'il ne se doute de rien. Et pour cela, elle ne disposait que d'une seule arme.

- Drew, chacun sait qu'il était mon ami et celui de mon père, de Johnno et des autres. Si je n'y vais pas, la presse dira que je l'ai ignoré parce qu'il est mort du sida. Juste au moment où tu prépares ce concert avec papa...

Il continua à pianoter. Si cette crétine ne la bouclait pas, il allait devoir lui rabattre le caquet.

- Je me contrefous des réactions de la presse. Je n'irai pas à l'enterrement d'un pédé.

- Je comprends ce que tu ressens, Drew, poursuivit la jeune femme, ravalant des haut-le-cœur. Tu es un homme tellement... viril. Mais le concert va être télévisé, ici, et en Europe. Et l'argent ira à la recherche contre cette maladie dont Luke vient de mourir.

Elle marqua une pause.

- Je peux y aller avec Johnno et te représenter.

Il leva les yeux du clavier. Son regard était froid. Un regard qu'elle ne connaissait désormais que trop bien.

- Tu as donc tellement envie de t'en aller, ma jolie?

- Non. Je préférerais que tu viennes avec moi. Nous pourrions descendre dans les Keys, ensuite.

- Merde, Emma. Tu sais bien que j'ai du travail. Décidément, tu ne penses jamais qu'à toi.

- Bien sûr. Je n'ai pas réfléchi. Mais j'aimerais tant qu'on parte ensemble, quelques jours. Juste toi et moi. Je vais appeler Johnno et lui dire que je ne peux pas y aller.

Drew réfléchit un instant. Ce concert était exactement le tremplin qu'il attendait pour percer. Il avait l'intention de laisser tomber Birdcage Walk et de continuer en solo. C'était lui, la star du groupe, et les autres l'empêchaient de décoller. Pour ça, il avait besoin d'un maximum de publicité, partout, à la télé, dans la presse. Si un enterrement pouvait contribuer à faire parler encore de lui, alors soit. D'ailleurs, toute une journée sans Emma lui semblait une perspective réjouissante.

- Tu vas y aller, dit-il finalement.

Emma sentit son cœur se décrocher, mais elle demeura sur ses gardes. Ce n'était pas le moment de commettre une erreur.

- Alors, tu viens?

- Non. Mais tu devrais être capable de te débrouiller sans moi pendant quelques heures. Surtout si Johnno s'occupe de toi. Veille bien à pleurer abondamment.

Elle portait juste un petit tailleur noir. Comme Drew surveillait chacun de ses mouvements, elle ne pouvait rien emporter d'autre. Au moment de partir, il fouilla même son sac et jusqu'à sa trousse de maquillage.

II avait, depuis longtemps déjà, saisi son passeport et toutes ses cartes de crédit — « tu es vraiment trop négligente pour ce genre de choses, Emma » — et il s'était chargé des réservations. Un aller-retour. Il lui octroyait quatorze heures de liberté. Son avion quittait l'aéroport à 9 h 15 et un autre devait la ramener à New York, à 22 h 25, le même soir. Il lui avait généreusement alloué une somme de quarante dollars. Emma en avait volé quinze de plus dans la caisse du ménage. Les billets étaient dissimulés dans sa chaussure. Elle les sentait contre ses doigts de pied, et frissonnait de honte et d'excitation.

Elle lui mentait.

Ne me mens jamais, Emma. Je le découvrirai toujours et je te punirai Elle ne reviendrait jamais.

N'essaie jamais de me quitter, Emma. Je te retrouverai et il t'en cuira.

Elle prenait la fuite.

Tu ne pourras jamais m'échapper, Emma. Tu m'appartiens. Tu as besoin que je m'occupe de toi, parce que tu ne sais faire que des idioties.

- Emma, nom de Dieu, écoute-moi !

Il lui tira les cheveux, la faisant sursauter.

- Je suis désolée, balbutia-t-elle, au comble de la nervosité.

- Quelle imbécile tu es ! Ça me rend malade. Johnno va arriver d'une minute à l'autre. Que lui diras-tu, quand il te demandera comment ça va?

- Tout va bien, répondit la jeune femme, récitant son rôle comme un perroquet. Tout est merveilleux. Tu es tellement désolé de n'avoir pu venir. Mais, n'ayant pas connu Luke, tu ne voulais pas t'imposer. Je dois rentrer directement après le service, parce que tu as une petite grippe et que je veux m'occuper de toi.

- Comme une épouse dévouée.

- Oui, une épouse dévouée.

- Bien.

Elle était écœurante, décidément, avec son air de chien battu. Elle n'avait même pas protesté, quand il lui avait collé une trempe, la veille. Il voulait qu'elle s'en aille avec, sur le corps, le souvenir bien liais de la domination de son mari. Bien sûr, il avait fait attention à ne pas la frapper au visage. Il se rattraperait au retour. Histoire de lui rappeler que la place d'une femme est à la maison.

Si son père avait agi ainsi avec sa mère, cette salope ne se serait pas fait la malle en l'abandonnant, lui et ses frères, avec cette demi-portion d'homme.

- Tu es sûre que cette garce de Marianne ne sera pas là?

- Oui. Johnno a dit qu'elle ne pouvait pas venir.

Encore un mensonge. Pourvu que Johnno ne commette pas de gaffe. Drew avait fait tout son possible pour la séparer de Marianne, et si bien réussi que cette dernière ne téléphonait plus jamais.

- Bon. Je n'aurais pas pu te laisser partir, autrement. Elle a une mauvaise influence sur toi, Emma. C'est une traînée. Elle faisait semblant d'être ton amie pour pouvoir se rapprocher de ton père. Et ensuite, de moi. Je t'ai dit qu'elle m'avait fait des avances, tu te souviens?

- Oui.

- Ah ! voilà Johnno. Allez, montre-nous ce joli sourire que nous aimons tous.

Emma obéit automatiquement.

- C'est bien. Et n'oublie pas de parler de moi aux reporters; dis-leur bien ma volonté de lutter contre ce fléau en rassemblant autant d'argent que possible pour en faire don à la recherche.

- Oui, Drew, je n'oublierai pas.

Elle était tellement terrifiée qu'elle craignait de voir ses genoux se dérober sous elle. Soudain, elle avait peur de n'être pas à la hauteur. Drew lui avait tellement répété à quel point elle était incapable. Mais déjà, il ouvrait la porte.

- Coucou, ma puce, dit Johnno en la serrant contre lui. Je suis content que tu viennes, m sais.

- Oui, répondit-elle mollement, regardant son mari pardessus l'épaule de Johnno.

Durant tout le vol, elle eut des sueurs froides. Drew allait reparaître brusquement. Il avait découvert que les quinze dollars manquaient dans la caisse ; il allait la rattraper et la punir. Il avait lu dans son esprit. II savait qu'elle ne voulait pas revenir. Sa terreur était si violente qu'elle s'accrocha au bras de Johnno durant la majeure partie du trajet et plus désespérément encore, tandis qu'ils traversaient l'aéroport pour rejoindre la limousine qui les attendait dehors.

- Emma, tu es malade? s'inquiéta Johnno.

- Non. Juste bouleversée.

Lui-même se débattait dans son chagrin et il ne sut que la serrer contre lui.

- Ça va aller, murmura Emma.

Elle assista au service dans une sorte d'état second, entendant à peine les paroles qui furent prononcées, voyant à peine les larmes versées, dans la chaleur humide de la mi-journée. Dans son cœur, elle espérait que Luke lui pardonnerait de penser si peu à lui, à l'instant de lui dire adieu. Elle se sentait morte, elle-même ; morte aussi, sa capacité à s'émouvoir.

Lorsque les gens commencèrent à s'éloigner de la pierre tombale en marbre rose et blanc, elle se demanda, un instant, si elle aurait la force de mettre son plan à exécution.

Marianne venait de s'arrêter devant Johnno et l'embrassait sur la joue.

- Je regrette qu'il n'ait pas réussi à m'apprendre à cuisiner, dit-elle.

Johnno sourit.

- Tu auras été son seul échec.

Il se tourna vers Emma.

- Le chauffeur va te reconduire à l'aéroport. Je dois retourner à l'appartement de Luke pour m'occuper de certains détails.

Il lui prit la main.

- Ça ira?

- Oui.

Elle le regarda s'éloigner et leva les yeux sur Marianne, qui la dévisageait avec colère et rancune.

- Je suis étonnée de te trouver là, dit cette dernière.

- Je... voulais venir, murmura Emma.

- Vraiment? Je croyais que tu n'avais plus le temps pour les vieux amis.

- Marianne...

Elle ne pouvait pas craquer ici. Pas maintenant. Il restait encore des journalistes qui prenaient des photos.

Drew les verrait. Il saurait qu'elle avait menti. Elle se mit à jeter des regards paniqués autour d'elle.

- Est-ce que... Je voudrais...

- Ça va? demanda Marianne en baissant un instant ses lunettes de soleil, pour mieux l'observer. Seigneur, tu as une tête épouvantable.

- Il faut que je te parle, si tu as quelques minutes.

- J'ai toujours eu quelques minutes, rétorqua la jeune femme. Tu ne devais pas rentrer directement ?

Emma secoua la tête. C'était tout de suite. Respirant un grand coup, elle se jeta à l'eau.

- Je ne rentre pas du tout.

- Quoi?

- Je ne rentre pas à la maison, répéta Emma, qui se mit à trembler. Oh ! Marianne, est-ce qu'on peut aller quelque part? Je t'en prie.

- Bien sûr, répondit son amie en lui prenant le bras. Où est ta limousine?

Un moment plus tard, elles entraient dans la suite que Marianne avait réservée à l'hôtel, sur la plage. La jeune femme avait déjà pris possession des lieux en abandonnant des vêtements sur toutes les chaises disponibles, et elle libéra l'un des sièges, avant de faire signe à Emma de s'asseoir. Puis, elle décrocha le téléphone.

- Je veux une bouteille de Grand Marnier, deux cheeseburgers, un panier de frites et un litre de Coca-Cola dans un sceau à glace. Vingt dollars à celui qui m'apporte tout ça dans quinze minutes.

Satisfaite, elle fit voler ses escarpins dans la pièce et s'installa devant Emma.

- Alors, que se passe-t-il ?

- J'ai quitté Drew.

- Oui, j'ai cru comprendre. Mais pourquoi ? Je croyais que c'était le grand bonheur.

- Oh, oui, je suis très heureuse. Il est merveilleux. Il prend si bien soin de...

Sa voix s'éteignit, tandis qu'un profond dégoût d'elle-même l'envahissait tout entière.

- Mon Dieu, parfois, j'en viens presque à le croire.

- Quoi donc?

- Ce qu'il m'a appris à dire. Marianne, il faut que je parle. Je suis sur le point d'exploser. J'allais tout raconter à Johnno, mais je n'ai pas pu.

Marianne se leva pour aller ouvrir les portes du balcon et laisser entrer une bouffée d'air marin.

- Je t'écoute, dit-elle en revenant s'asseoir. C'est une autre femme?

- Oh ! Seigneur, murmura Emma. Oh ! mon Dieu.

Elle rit d'abord, mais très vite, les hoquets se transformèrent en sanglots violents et incontrôlables. Marianne vint s'agenouiller près d'elle et prit ses mains entre les siennes.

- Emma, calme-toi. Emma, tu vas te rendre malade. Hé, hé. Nous savons toutes que la plupart des hommes sont des saligauds. Si Drew est infidèle, tu n'as qu'à le plaquer.

- Ce n'est pas une autre femme.

- Un homme?

Emma secoua la tête.

- Non. Je ne sais pas du tout s'il m'a trompée et cela m'est complètement égal.

- Mais alors...?

- Parfois, j'ai encore du mal à le croire. Il pouvait être tellement doux, tellement attentionné. II m'apportait souvent une rose, le matin. Et il chantait pour moi, comme si nous étions seuls au monde, comme si j'étais la seule femme qui existait. II disait qu'il m'aimait, qu'il ne souhaitait que me rendre heureuse et s'occuper de moi. Et puis, je faisais quelque chose, je ne sais pas quoi, mais... Il me bat, avoua-t-elle dans un souffle.

- Quoi?

Si Emma lui avait affirmé que Drew déployait des ailes et s'envolait de la terrasse, chaque après-midi, Marianne n'aurait pas été plus abasourdie.

- Il te bat?

- Parfois, je ne peux pas marcher pendant des jours. C'est encore pire, ces derniers temps. Je crois qu'il veut me tuer.

- Attends une petite seconde, Emma. Regarde-moi. Es-tu en train de me dire que Drew te fait subir des violences physiques ?

- Oui.

Lentement, Marianne s'assit sur ses talons.

- Est-ce qu'il boit? Il se drogue?

- Non. Je ne l'ai vu ivre qu'une seule fois, le soir de nos noces. Il ne touche pas à la drogue. Il aime garder la tête froide. Il a besoin de toujours tout contrôler. Et puis, je fais quelque chose de stupide et il devient fou.

- Arrête ! s'exclama Marianne en bondissant sur ses pieds. Tu n'as jamais commis un acte stupide de toute ta vie.

Elle se mit à tourner dans la pièce comme un lion en cage.

- Il y a combien de temps que ça dure, Emma?

- La première fois, c'était environ deux mois après notre installation dans le nouvel appartement. Ce n'était pas si grave. Il ne m'a frappée qu'une fois. Et il était tellement désolé, après. Il a pleuré.

- Mon cœur se brise pour lui, marmonna son amie.

Comme on frappait à la porte, elle répondit, donna son pourboire au garçon et fit rouler le chariot à l'intérieur. Aussitôt, elle versa du Grand Marnier dans deux verres.

- Bois, ordonna-t-elle. Je sais que tu as horreur de ça, mais nous en avons besoin toutes les deux.

Emma avala une gorgée, se laissant envahir par la douce chaleur de la liqueur.

- Je ne sais pas quoi faire, reprit-elle. J'ai l'impression de ne plus pouvoir prendre la moindre décision toute seule.

- Bon. Je vais réfléchir à ta place, pendant quelques minutes. Première chose : je vote pour que nous émasculions ce salopard.

- Je ne peux pas y retourner, Marianne. Je serais sans doute capable du pire.

- Mais je trouve que tu raisonnes parfaitement bien, moi. Tu peux manger?

- Non. Pas encore.

Emma ferma les yeux. Elle avait encore besoin de se concentrer pour mesurer l'impact de ce qu'elle venait d'accomplir. Elle s'était échappée. Elle était loin de Drew ; en compagnie de son amie; sa meilleure, sa plus vieille amie.

- Oh ! Marianne, je suis tellement désolée. Je sais que je ne t'ai jamais rappelée, pendant tous ces mois. Il me l'interdisait. Il m'a même dit que tu avais essayé de le séduire.

- Dans ses rêves. Tu ne l'as pas cru, tout de même?

- Non, pas vraiment. Mais... parfois, je croyais tout ce qu'il me racontait. C'était plus facile. Le pire, c'est que cela m'aurait été égal.

- Si seulement tu m'avais téléphoné.

- Je ne pouvais pas t'en parler et je craignais, si je te voyais, que tu devines quelque chose.

- Je t'aurais aidée.

Emma ne sut que secouer la tête.

- J'ai tellement honte.

- Honte de quoi, pour l'amour du ciel?

- Je l'ai laissé me traiter comme il l'a fait. Il ne m'a pas mis un revolver sur la tempe. Il n'avait pas besoin de ça.

- Je n'ai pas de réponse à ces questions, Emma. Ou plutôt, si. Tu devrais appeler la police.

- Non. Surtout pas. Je ne pourrais pas supporter de voir toute l'histoire étalée en première page des journaux. Et personne ne me croirait. Il nierait tout en bloc. Tu ne peux pas imaginer, Marianne. Il est capable de faire avaler n'importe quoi à n'importe qui.

- Bon, bon, oublions les flics et prends un avocat.

- Je... pas tout de suite. J'ai besoin de quelques jours de repos. Et je veux m'en aller aussi loin que possible.

- D'accord. Nous allons trouver un plan d'action. Mais d'abord, il faut te nourrir. Les idées sont toujours meilleures, quand on a l'estomac plein.

Elle obtint de son amie qu'elle avalât quelques bouchées, avant de lui verser un verre de Coca-Cola. Le sucre et la caféine ne pouvaient pas lui faire de mal.

- On va rester quelques jours à Miami.

- Non. Pas même ce soir. C'est le premier endroit où il va me chercher.

- Londres, alors. Chez Beverly. Elle ne demandera pas mieux que de t'aider.

- Je n'ai pas de passeport. Drew le tient dans un coffre. Je n'ai même plus de permis de conduire. Il l'a déchiré en morceaux.

Elle secoua la tête.

- Marianne, j'ai cinquante-cinq dollars sur moi. J'en ai volé quinze sur l'argent du ménage. Je n'ai plus de cartes de crédit. Il me les a prises, il y a des mois. Je n'ai que mes vêtements sur le dos.

Plutôt que d'attraper le premier objet qui lui tomberait sous la main pour le jeter contre un mur, Marianne se leva et se versa une autre rasade de Grand Marnier. Tout ce temps, elle était restée dans le loft, à ruminer sa rancune, tandis que son amie se débattait dans un enfer.

- Ne t'inquiète pas au sujet de l'argent, dit-elle. Je vais te donner du liquide et téléphoner à la banque pour leur dire de t'autoriser un crédit.

- Tu dois penser que je suis pitoyable.

Marianne sentit les larmes lui monter aux yeux.

- Non. Je pense que tu es la meilleure amie que je n’aie jamais eue. Si je pouvais, je le tuerais pour toi.

- Tu ne diras rien à personne. Pas encore.

- Si c'est ce que tu désires, d'accord. Mais je pense que tu devrais parler à ton père.

- Non. Les choses vont assez mal comme ça, entre nous. Tout ce dont j'ai besoin, c'est un peu de temps. Je voulais partir à la montagne, mais je crains de ne pas supporter le silence. J'ai besoin de me perdre dans une grande ville. Je ne cesse de penser à Los Angeles. Et puis, mes cauchemars ont recommencé.

- Au sujet de Darren ?

- Oui. Cela a repris il y a quelques mois. J'ai l'impression que je dois y retourner. En outre, Drew ne pensera jamais que je suis allée me réfugier à Los Angeles.

- Je pars avec toi.

Emma sourit.

- J'espérais que tu m'accompagnerais. Un petit moment, au moins.

33.

La pièce était sombre et sale. La dernière femme de ménage était partie la semaine précédente, en emportant deux chandeliers en argent. Mais Jane n'avait rien remarqué. Elle ne quittait presque plus sa chambre, sinon pour aller se ravitailler dans la cuisine. Tel un ermite, elle stockait ses drogues, l'alcool et la nourriture dans son antre.

Autrefois lourdement décorée, son alcôve n'était plus que chaos. Les tentures de velours rouge qu'elle affectionnait tant pendaient autour de son lit. Elle les avait arrachées dans un accès de rage, et s'en enveloppait, désormais, chaque fois qu'elle frissonnait de froid. Le papier peint aux motifs pourpres était tout taché. Elle avait pour habitude de jeter des objets à la tête de ses amants : des lampes, des bouteilles, du bric-à-brac. Cela expliquait qu'elle ne les retînt jamais dans son lit plus de deux nuits.

Le dernier, pourtant, un dealer grand et fort comme une montagne, avait toléré ses colères plus longtemps que les autres. Et puis, un jour, il l'avait assommée, et, après avoir volé le gros diamant qu'elle gardait au doigt, il était parti pour des climats plus sereins.

Il lui avait tout de même laissé les drogues. Dans son genre, Hitch avait du cœur.

Depuis, Jane se passait de sexe. Sans mal. Si elle voulait un orgasme, elle n'avait qu'à se planter une aiguille sous la peau pour s'envoler. Elle se moquait bien de ne recevoir ni visites ni coups de téléphone. Sauf durant les brefs intervalles entre deux prises, quand la drogue cessait de faire son effet et que son corps réclamait une nouvelle dose. Alors elle pleurnichait sur son sort et la colère la reprenait. Plus que tout, elle était rongée par la hargne et le ressentiment.

Le film marchait aussi bien que prévu. Il avait fiche très rapidement, avant d'être lancé sur la marché de la vidéo. En outre, dans son impatience, elle avait refusé d'écouter son agent, qui lui conseillait de discuter lés termes du contrat. Maintenant, elle s'en mordait les doigts. Cette affaire ne lui avait rapporté que cent mille livres. Une misère, quand on avait des goûts et des besoins aussi coûteux que Jane Palmer. Son nouveau livre subissait une nouvelle réécriture et elle n'aurait pas un sou d'avance, tant que cet imbécile de nègre n'aurait pas terminé son travail. Quant à sa plus ancienne source de revenus, elle s'était tarie. Aucun chèque de Brian ne lui parvenait plus.

C'était rageant. Tant qu'il avait été tenu de la payer, régulièrement, elle s'était réjouie de ce qu'il fût forcé de ne pas l'oublier. Il ne lui restait même plus cette consolation.

Tout de même, il y avait une justice. Brian, pas plus qu'elle, n'avait trouvé le bonheur, en ce bas monde. Et il était bon de penser que si elle-même ne l'avait pas eu, aucune autre femme ne l'avait gardé longtemps.

Encore maintenant, il lui arrivait d'imaginer qu'il revenait et lui demandait pardon. Elle rêvait alors qu'ils roulaient ensemble sur le grand lit de velours rouge, comme autrefois. Entre les mains de Brian, son corps était doux et ferme comme au temps de leur jeunesse. Jane ne se voyait pas autrement. Elle ne voyait pas qu'elle était devenue obèse. Grotesque. Ses seins pendaient sur sa taille, et son ventre ressemblait à une épaisse bouée de chair blanche. Ses bras et ses cuisses, énormes, tremblaient comme de la gelée, au moindre mouvement. Il devenait même si difficile de trouver une veine, à travers toute cette graisse, qu'elle ne se shootait plus. Elle pouvait encore se faire des piqûres intramusculaires : il n'y avait qu'à glisser la seringue sous la peau; mais il était rare qu'elle se fît un fix. Elle les regrettait, d'ailleurs, comme on pleure un enfant perdu.

Se levant, elle alluma la lampe sur sa table de chevet. Elle n'aimait pas la lumière, mais il fallait bien trouver cette fichue pipe. Le crack la calma un peu. Elle devait réfléchir au moyen de trouver de l'argent, beaucoup d'argent, pour payer son fournisseur. Et puis, elle voulait de jolis vêtements, et des jolis garçons. Elle voulait se rendre à des soirées. Elle voulait qu'on la remarque.

Elle fuma et sourit.

Il existait un moyen. Mais elle devait se montrer très maligne. La drogue lui donnait l'impression d'être furieusement intelligente. Le moment était venu de sortir son as de sa manche.

Fouillant dans les tiroirs de la commode, elle trouva son nécessaire de courrier. C'était un joli papier à lettres aux couleurs de l'arc-en-ciel, avec son nom et son adresse gravés au milieu, en haut. Elle l'admira un instant, tira une autre bouffée de sa pipe et chercha un stylo en marmonnant. C'était juste une petite assurance. Bien sûr, elle déchirerait l'en-tête du papier. Cela devait rester anonyme. Elle n'était pas stupide.

Elle écrivit avec application, la langue serrée entre les dents. A la fin, elle était tellement contente du résultat, qu'elle oublia d'ôter son nom. Il y avait des timbres dans la boîte. Elle en colla trois sur l'enveloppe et les trouva si ravissants, qu'elle en rajouta un quatrième. Puis, hésitant un instant, elle inscrivit l'adresse : Kesselring, Détective de Police,

Los Angeles, Californie,

USA.

Après réflexion, elle ajouta le mot « urgent » dans un coin, et le souligna.

Jane porta la lettre au rez-de-chaussée, dans l'idée de la dissimuler quelque part. Elle fit un détour par la cuisine et dévora un carton entier de glace à la vanille. Soudain, elle aperçut l'enveloppe qu'elle avait laissée sur la table et se mit à maugréer.

- Quelle idiote, cette femme de ménage! Même pas capable de poster une lettre. Je vais la virer.

Indignée, elle se traîna jusqu'à la porte d'entrée et glissa la lettre sous la fente, en la poussant vers l'extérieur.

Puis elle retourna dans sa chambre et fuma jusqu'à s'oublier elle-même.

Il se passa une semaine, avant qu'elle se rappelle son plan. Il lui semblait avoir écrit une lettre. C'était sa petite assurance. Elle l'avait cachée, mais ne savait plus où. Peu importait. Ce qui était grave, c'est qu'elle n'aurait bientôt plus de nourriture et de drogue. Elle venait de vider sa dernière bouteille de gin.

Jane décrocha le téléphone. Dans quelques heures, elle n'aurait plus jamais à s'inquiéter au sujet de l'avenir.

Son interlocuteur répondit à la troisième sonnerie.

- Bonjour, mon cher. Jane à l'appareil.

- Que voulez-vous?

- Eh bien, ce n'est pas une façon de s'adresser à une vieille amie !

II y eut un soupir.

- Je vous ai demandé ce que vous vouliez.

- Juste bavarder, ricana-t-elle, ravie de son petit chantage. Je suis à sec, vous comprenez.

- Ce n'est pas mon problème.

- Oh ! mais si, au contraire. Voyez-vous, quand l'argent vient à manquer, j'ai des réveils de conscience, et dernièrement, je me suis mise à penser à ce qui était arrivé au petit garçon de Brian. C'est le remords, que voulez-vous.

- Vous vous êtes toujours moquée éperdument de ce gosse.

- Comment pouvez-vous dire une chose pareille? N'oubliez pas que je suis une mère. Et quand je pense à ma petite Emma, mariée maintenant, je ne peux m'empêcher de penser à l'enfant de Brian. Il serait grand, lui aussi, s'il avait vécu.

- Je n'ai pas de temps pour ces histoires.

- Tu as intérêt à le trouver, rétorqua Jane, dont la voix devint cassante. Je me disais que je pourrais bien envoyer un petit mot à ce détective, aux Etats-Unis. Kesselring, ça doit te dire quelque chose?

Ah ! on la prenait pour une idiote. Elle saurait bien leur montrer, à tous, de quoi elle était capable. A l'autre bout de la ligne, l'hésitation dura un instant de trop.

- Je ne vois pas ce que vous pourriez lui dire.

- Non? J'ai pourtant plein d'idées, moi. Il suffirait de peu de chose pour qu'ils sortent le dossier des oubliettes. Deux noms, par exemple. Le tien et...

- Si vous rallumez la mèche, elle va vous exploser en pleine figure. Vous êtes dans le coup autant que nous.

- Oh ! non. Je n'étais pas sur place, moi. Je n'ai jamais levé un doigt sur ce gosse. Alors que vous deux...

C'était un meurtre. Même après toutes ces années, c'est toujours un...

- Combien? l'interrompit son interlocuteur.

Jane eut un sourire triomphant.

- Je crois qu'un million de livres devrait suffire.

- Vous êtes complètement cinglée.

- C'était mon plan ! hurla-t-elle. C'était mon idée et je n'ai jamais reçu le moindre penny. Il est temps de régler nos comptes. Tu es riche. Tu peux te le permettre.

- Il n'y a jamais eu de rançon, dit-il.

- Parce que vous avez merdé. Je n'ai pas reçu un sou de la part de Brian depuis deux ans. Maintenant qu'Emma a grandi, il a cessé de m'entretenir. Tu n'as qu'à considérer cela comme mon capital retraite. Cet argent me maintiendra à flot pendant longtemps et je n'aurai plus à t'ennuyer. Apporte-le demain soir et je n'aurai pas à poster ma petite lettre.

Quelques heures plus tard, Jane ne savait plus si elle avait vraiment passé ce coup de téléphone ou si elle l'avait rêvé. Et la lettre, où l'avait-elle cachée? Elle reprit sa pipe, espérant que la drogue l'aiderait à réfléchir. Le mieux était encore d'écrire une autre lettre.

Elle s'installa devant son papier aux couleurs de l'arc-en- ciel, écrivit deux lignes et s'endormit.

La sonnette la réveilla. Elle résonnait, résonnait, à travers la maison. Pourquoi cette idiote ne répondait-elle pas? Haletant et maugréant, Jane se porta jusqu'à l'entrée.

La mémoire lui revint, à l'instant où elle le vit. Il se tenait sur le seuil, le visage fermé, une valise à la main.

Oui, elle se souvenait, maintenant.

- Mais entrez donc. Ça fait un bail.

- Je ne suis pas venu faire des mondanités, répliqua-t-il.

Elle avait l'air d'une truie, grasse, sale, avec ses mentons qui ballottaient sous son rire de folle.

- Allons, de vieux amis comme nous. On va boire quelque chose. L'alcool est dans ma chambre. Je règle toutes mes affaires dans mon boudoir.

La main sur le revers de son complet, elle l'invita à la suivre, et il se dit qu'il brûlerait tous ses vêtements, en sortant de cette porcherie.

- Nous pouvons bien régler cette affaire où vous voudrez, dit-il. Du moment qu'on se dépêche.

- Ah ! vous avez toujours été un homme pressé.

Elle s'engagea dans l'escalier, soufflant et sifflant, et il la regarda s'agripper à la rampe. Il n'aurait qu'à la pousser pour qu'elle dévale les marches. On conclurait à l'accident. Il tendit la main. La toucha presque. Puis se ravisa. Il existait un moyen plus sûr.

- Nous y sommes.

Rouge et suante, Jane se laissa tomber sur le lit, tandis qu'il demeurait sur le seuil. La puanteur qui viciait l'air s'insinua à l'intérieur de ses narines, et il dut lutter contre la nausée. La pièce n'était éclairée que par une lampe de chevet, et dans la pénombre, il distinguait des piles de vêtements sales, de la vaisselle, des cartons de nourriture et des bouteilles vides.

- Alors, reprit-elle, oubliant sa proposition de lui offrir à boire. Que m'avez-vous apporté?

Il posa la valise près d'elle, composa le code du cadenas et souleva le couvercle.

- C'est une partie de l'argent. Il est impossible de rassembler, du jour au lendemain, un million de livres cash. Mais je vous ai apporté une preuve de ma bonne foi.

Elle vit le sac, plein de poudre blanche, au-dessus des liasses de billets, et son cœur se mit à battre follement.

Elle tendait déjà la main pour s'en saisir, quand il déplaça la valise.

- Eh bien, qui est pressée, maintenant? railla-t-il en prenant plaisir à la tourmenter.

Il avait déjà eu affaire à des junkies ; il savait comment s'y prendre avec eux.

- C'est de l'héroïne de première qualité, la meilleure qui soit. Un shoot de cette camelote et vous irez tout droit au paradis.

Ou en enfer, se dit-il, pour ceux qui croyaient à ces sornettes.

- C'est à vous, Jane. Mais d'abord, vous devez me donner quelque chose.

- Quoi?

- La lettre. Donnez-moi la lettre, quelques jours supplémentaires pour réunir l'argent, et la chnouf est à vous.

- La lettre?

Elle avait tout oublié à ce sujet. Elle n'était plus capable que de regarder fixement le sac de poudre blanche et d'imaginer le bonheur de la sentir rayonner dans ses veines.

- Il n'y a pas de lettre, dit-elle. Je ne l'ai pas écrite.

Puis, se rappelant l'assurance, elle ajouta d'un air finaud :

- Pas encore, en tout cas. Je vais me faire un fix et on parlera.

- Parlez d'abord.

Oh, ce serait un plaisir de la tuer, pensa-t-il en voyant la bave aux commissures de ses lèvres. La mort du garçon avait été un accident tragique, qu'il regrettait sincèrement. Il n'était pas un homme violent, ne l'avait jamais été. Pourtant, il aurait ressenti une véritable satisfaction à étrangler Jane Palmer de ses propres mains.

- J'ai commencé à l'écrire, disait-elle, confuse, en jetant des coups d'œil vers le secrétaire. J'ai commencé, mais je vous attendais. Je ne la finirai pas, si on se met d'accord.

Il ne douta pas qu'elle lui disait la vérité. Elle n'était pas en état de jouer au plus fin avec lui ou avec qui ce soit d'autre. Il reposa la valise sur le lit.

- D'accord, dit-il. Allez-y.

Elle saisit le sac et, l'espace d'un instant, il crut qu'elle allait le déchirer et gober son contenu comme des bonbons. Mais, bougeant aussi vite que la masse de son corps le lui permettait, elle se mit à chercher son attirail dans des tiroirs.

Il attendit, à la fois épouvanté et fasciné par la procédure. Elle ne faisait plus attention à lui. Elle marmonnait des paroles sans suite. Ses mains tremblaient tellement qu'elle renversa un peu de poudre. Cette fois, elle allait se shooter en beauté, directement dans les veines. Elle remplit la seringue, se léchant les lèvres comme si elle s'apprêtait à déguster un merveilleux dîner, les yeux remplis de larmes. Puis, fermant les paupières, elle s'adossa à la commode et attendit la sensation.

Celle-ci arriva très vite, explosant en elle. Les yeux de Jane se révulsèrent et, le corps ébranlé par une énorme secousse, elle cria, une fois, à cheval sur la vague géante.

Il la regarda mourir et n'y prit aucun plaisir, tout compte fait. C'était un spectacle hideux. Jane Palmer ne manifestait pas, dans la mort, plus de dignité qu'elle n'en avait eue au cours de sa vie. Alors, lui tournant le dos, il sortit des gants de chirurgien de sa poche, les enfila et prit la lettre inachevée qu'il posa dans sa valise. Puis, tout en luttant contre le dégoût, il fouilla la pièce méticuleusement, afin de s'assurer qu'il ne laissait rien derrière lui, qui pût l'incriminer.

Brian grogna quand le téléphone se mit à sonner. Il essaya de s'asseoir dans son lit, mais avec la gueule de bois qu'il avait, il n'y parvint qu'après un effort surhumain. Se couvrant les yeux d'une main, il tâtonna de l'autre pour trouver le combiné.

- Quoi?

- Brian, c'est P.M.

- Rappelle-moi quand je ne serai pas en train de crever.

- Brian, je suppose que tu n'as pas lu le journal de ce matin.

- Tu as raison. Je lirai plutôt celui de demain matin. Je n'ai pas l'intention de me lever tout de suite.

- Jane est morte, Brian.

- Jane?

Le cerveau de Brian mit une dizaine de secondes à assimiler l'information.

- Morte? Elle est morte? Comment?

- Overdose. Quelqu'un l'a trouvée, la nuit dernière. Un ex-amant ou un dealer, je ne sais plus trop. Elle était morte depuis deux jours.

- Seigneur.

- J'ai pensé qu'il valait mieux te prévenir, avant que la presse te tombe dessus. Et puis, il faut le dire à Emma, aussi.

- Emma, répéta Brian en se redressant contre la tête de lit. Ouais, je vais l'appeler. Merci de m'avoir averti.

- Pas de problème. A bientôt, Brian.

Il aurait pu lui dire qu'il était désolé, mais il doutait fort que quiconque le soit vraiment.

- A bientôt, P.M.

Brian demeura immobile, un moment, essayant de s'habituer à l'idée. A part Johnno, Jane était la seule personne qu'il connût depuis si longtemps. Il l'avait aimée, jadis, et il l'avait haïe. Mais il ne pouvait l'imaginer morte.

Se levant, il marcha vers la fenêtre. La lumière du soleil l'aveugla, réveillant sauvagement sa migraine. Sans réfléchir, il versa deux doigts de whisky dans un verre et but d'un trait, presque désolé de ne rien ressentir, à part cet affreux mal de tête qui déjà rétrocédait, sous l'effet de l'alcool.

Elle était la première femme avec laquelle il eût couché.

Tournant la tête, il observa la petite brune allongée sous les draps froissés de son lit. Pour elle non plus, il n'avait aucun sentiment. Il veillait toujours à choisir des partenaires qui ne souhaitaient aucun attachement et qui se contente raient, comme lui, de quelques nuits torrides. Le sexe, oui. L'affection, surtout pas.

Une fois, déjà, il avait commis l'erreur de choisir une femme qui exigeait davantage. Jane. Depuis, elle s'était toujours trouvée sur son chemin, l'empêchant de vivre et de jouir pleinement de ce qu'il avait.

Puis, il y avait eu Beverly. Elle aussi, avait voulu davantage, mais auprès d'elle, il s'était senti pousser des ailes. Bon Dieu, il aurait pu décrocher la lune. Pourtant, à son tour, Beverly l'avait empêché de vivre. Pas une journée n'avait passé, depuis dix-sept ans, sans qu'il pense à elle.

Jane avait agacé, empoisonné son existence en refusant d'en sortir. Beverly l'avait purement et simplement gâchée en refusant de la partager.

Alors, il lui était resté sa musique, et plus d'argent qu'il n'avait jamais rêvé d'en gagner. Et une succession de femmes qui ne comptaient pas.

Maintenant, Jane était morte.

Il aurait voulu éprouver du regret pour celle qu'il avait connue, autrefois; cette fille avide et désespérée qui avait juré l'aimer plus que tout au monde. Mais il n'y avait plus aucune émotion en lui. La fille, comme le garçon qu'il était alors, étaient morts depuis longtemps.

Il allait téléphoner à Emma. Il doutait que sa fille ressentît le moindre chagrin. Malgré tout, il préférait être le premier à lui annoncer la nouvelle. Cela fait, il se rendrait en Irlande. Passer quelques jours paisibles, assis dans les hautes herbes vertes. Avec Darren.

34.

- Ça va aller, tu es sûre ? demanda Marianne à Emma, comme elles marchaient vers la passerelle d'embarquement, à l'aéroport de Los Angeles.

- J'en suis sûre, répondit Emma. Le plus dur est passé, maintenant. Grâce à toi. Je n'y serais jamais arrivée toute seule.

- Mais si. Tu es beaucoup plus forte que tu ne l'imagines. Après tout, c'est toi qui as annulé tes cartes de crédit, soldé tes comptes en banque et demandé au comptable de cacher ton argent.

- Après que tu m'as soufflé de le faire.

- Parce que tu n'avais pas l'esprit à l'occuper de ces problèmes matériels, renchérit Marianne. Il n'était pas question de laisser un seul penny à cette ordure. Et je continue à penser que tu devrais appeler la police.

Emma secoua la tête. Elle commençait tout juste à se réconcilier un peu avec elle-même ; ce n'était pas le moment de mêler la police, la presse et le public à cette histoire.

- Il finira par découvrir où tu es, tôt ou tard, insista son amie.

- Je sais, répondit Emma. Mais plus j'attends, plus je me sens forte et plus je suis sûre que rien de ce qu'il dira ou fera ne pourra me ramener à lui.

- Mais tu promets d'aller chez ton avocat et de lancer la procédure de divorce.

- Dès que ton avion aura décollé.

Marianne changea son grand sac d'épaule. Elle était nerveuse à l'idée de laisser Emma toute seule. Deux semaines avaient passé, depuis l'enterrement de Luke et leur fuite de Miami. C'était à la fois très long et très court.

- Tu sais que je resterais plus longtemps, si je pouvais.

- Je sais, Marianne. Il faut que tu retournes à ta peinture. Je le pense vraiment. Quand un artiste reçoit une commande d'un Kennedy, sa réputation est faite. Va finir ce tableau avant que Caroline ne change d'avis.

Une voix annonça le départ du vol pour New York.

- Tu me téléphoneras tous les jours, reprit Marianne.

- Tous les jours, promit Emma. Quand ce sera fini, je vais sûrement vouloir récupérer la moitié du loft.

- Je l'espère bien. A moins que je ne décide d'épouser ce dentiste de Long Island. Tu sais, celui qui a de grands yeux marron et des mains poilues.

Emma sourit. C'était si facile, avec Marianne.

- Je ne sais pas si je pourrais tomber amoureuse d'un homme qui a les mains poilues, remarque, poursuivait son amie.

- Surtout s'il doit te les fourrer sans arrêt dans la bouche. Marianne, c'est le dernier appel.

- Tu me téléphoneras?

- Chaque jour, répondit Emma.

Elle n'allait pas pleurer. Elle s'était promis de ne pas pleurer. Et voilà que toutes les deux y allaient de leur larme. La serrant encore une fois dans ses bras, Marianne s'éloigna en courant.

Emma la suivit du regard jusqu'à ce qu'elle eût disparu. Elle était seule, maintenant; tout seule, pour prendre ses décisions, avoir des opinions, et éventuellement commettre des erreurs. C'était terrifiant. Et, tandis qu'elle retournait vers le terminal, elle ne pouvait s'empêcher de scruter la foule des voyageurs, s'attendant à voir Drew au milieu d'un groupe, d'une famille en partance pour Phoenix ou des hommes d'affaires prêts à décoller pour Chicago.

Il aurait son sourire enjôleur, prononcerait son nom et la prendrait par l'épaule, avec cette manière qu'il avait de planter ses doigts d'acier dans la chair, comme s'il voulait atteindre l'os.

- Emma.

Une main se posa sur son épaule et la jeune femme sentit ses genoux se dérober sous elle.

- Emma, c'est toi ?

Etourdie par la panique, le visage livide, elle leva les yeux sur Michael. Il disait quelque chose, ses lèvres remuaient, mais elle n'entendait rien à travers le bourdonnement affolant de ses tempes. Le sourire du jeune homme mourut instantanément sur ses lèvres, et il l'attira vers une chaise.

- Ça va mieux? demanda-t-il, quand elle eut repris son souffle.

- Oui. Oui, ça va.

- Tu manques toujours t'évanouir quand tu croises des amis à l'aéroport?

Elle parvint à ébaucher l'ombre d'un sourire.

- Une mauvaise habitude que j'ai. Tu m'as fait peur.

- C'est le moins qu'on puisse dire. Tu veux bien attendre quelques minutes ? Mes parents doivent se demander pourquoi je les ai plantés aussi brusquement. Ne bouge pas, d'accord?

Elle hocha la tête. De toute façon, ses jambes ne l'auraient pas portée. Restée seule, elle prit de profondes inspirations, de sorte qu'au retour de Michael, elle avait recouvré le contrôle d'elle-même.

- Alors, où vas-tu ? demanda-t-elle.

- Moi ? Nulle part. Ma mère doit assister à une sorte de convention et papa l'accompagne. Je les ai conduits parce qu'ils n'aiment pas laisser la voiture à l'aéroport. Tu arrives d'où?

- Je suis ici depuis deux semaines, environ. Je viens d'accompagner une amie à son avion.

- Tu es là pour affaires ?

- H mm, oui et non.

Un avion avait atterri quelques minutes plus tôt, et une file de gens débouchait dans le terminal. Luttant contre la panique, Emma les regardait passer. Elle craignait de reconnaître Drew parmi eux.

- Il faut que j'y aille.

- Je vais marcher avec toi, proposa-t-il. Alors, tu es ici avec ton mari ?

- Non, répondit-elle, tandis que son regard balayait toujours les lieux. Il est à New York. Nous... nous sommes séparés.

- Oh!

Le cœur de Michael bondit dans sa poitrine. Puis, il se rappela la réaction de la jeune femme, quand il l'avait surprise, tout à l'heure.

- En bons termes?

- Je l'espère, murmura-t-elle en frissonnant.

Il l'observa un instant, fronça les sourcils et ravala les questions qui lui brûlaient les lèvres, ne se sentant pas le droit d'être indiscret.

- Combien de temps penses-tu rester en ville? demanda-t-il.

- Je ne sais pas encore.

- Si on déjeunait ensemble ?

- Je ne peux pas. J'ai un rendez-vous dans une heure.

- Dîne avec moi, dans ce cas.

Elle eut un petit sourire.

- Je ne tiens pas à me faire remarquer; j'évite les restaurants.

- Que dirais-tu d'un barbecue dans mon jardin?

- Eh bien, je...

- Tiens, voilà mon adresse.

Sans lui laisser le temps de refuser, il gribouilla ses coordonnées au dos d'une carte de visite.

- Tu peux venir vers 19 heures et on fera cuire deux steaks. En toute simplicité.

Emma s'aperçut, à cet instant, à quel point elle appréhendait de se retrouver dans sa suite d'hôtel, avec un dîner sur un plateau roulant et la télévision pour seule compagnie.

- D'accord, dit-elle.

Michael allait lui offrir de la déposer, quand il aperçut une limousine blanche, devant la sortie.

- A 19 heures, répéta-t-il.

Ils échangèrent un sourire avant de se séparer, et Emma prit son tour dans la file des taxis. Distraitement, elle fit tourner la carte de visite dans ses doigts. Et tressaillit.

Détective M. Kesselring.

Homicide.

Lentement, elle la glissa dans son sac. Bizarre. Elle avait oublié qu'il était flic. Comme son père.

Michael fourra une pile de vieux journaux dans le placard de sa chambre. Il avait déjà rempli deux sacs poubelle. Et dire que tout ce fatras été accumulé par un homme et un chien. Plus que tout, il était scandalisé de n’avoir pu trouver, dans une ville comme Los Angeles, une société de services capable de lui faire son ménage en ce vendredi après- midi.

Il s’attaqua d’abord à la cuisine avec une bouteille de désinfectant empruntée à la voisine. Quand il eut fini, la maison sentait aussi fort qu’une forêt de pins ; c’était inévitable. Alors seulement, il se déshabilla, et attira son chien dans la baignoire à l’aide d’un morceau de viande, avant de refermer sur eux le panneau coulissant.

- Prends ton mal en patience, vieux, dit-il, tandis que Conroy frémissait d’indignation.

Après avoir vidé une demi-bouteille de shampoing, chien et maître se retrouvèrent sur le carrelage, enveloppés de serviettes. Michael fouilla le placard de la salle de bains à la recherche d’un sèche-cheveux. Il finit par le trouver, en même temps qu’une poêle à frire qu’il avait crue perdue à jamais.

- Tu devrais me remercier, dit Michael, comme Conroy se laisser faire d’un air rancunier. Quand ta copine va te sentir, elle va tomber raide. Tu n’auras plus à t’inquiéter de la voir te préférer ce berger allemand.

Il fallut encore une demi-heure à Michael pour finir de nettoyer la salle de bains, et il regagnait la cuisine, prêt à attaquer la salade, quand il entendit une voiture s'arrêter dans la rue. S'approchant de la fenêtre, il fut étonné de voir Emma descendre d'un taxi. Il avait plutôt imaginé une limousine ou une luxueuse voiture de location.

Une brise légère s'engouffrait dans ses cheveux, et elle les lissa d'un geste de la main, avant de lever les yeux vers la maison. Elle avait maigri. Il avait remarqué cela à l'aéroport. Beaucoup maigri. Et sa façon de se mouvoir avait changé. Oh, c'était à peine perceptible, mais l'œil exercé de Michael ne pouvait manquer de remarquer certains détails : la démarche hésitante, les coups d'œil nerveux qu'on jette par-dessus l'épaule. Il avait vu de tels comportements chez les suspects. Et chez les victimes.

Abandonnant son poste d'observation, il ouvrit la porte.

- Alors, tu as trouvé? lui cria-t-il depuis le seuil.

Elle s'arrêta tout net, porta la main en visière à son front, et l'aperçut à contre-jour.

- Oui, répondit-elle en se détendant progressivement.

Aussitôt, Conroy se précipita au-dehors, avec l'intention arrêtée d'aller bien vite se rouler dans la boue et dans l'herbe pour se débarrasser de cette odeur indigne de shampooing.

- Couché! ordonna Michael, sans grand espoir d'être écouté.

Mais la voix mélodieuse d'Emma arrêta l'animal dans son élan.

- Oh, tu as un chien, s'exclama-t-elle, ravie.

Elle s'accroupit pour le caresser.

- Tu es un gentil chien, n'est-ce pas?

Tout disposé à acquiescer, Conroy s'installa sur ses pattes de derrière et se laissa gratter derrière l'oreille.

- Oui, poursuivit Emma. Un gentil chien. Un bien joli chien.

Personne ne l'avait jamais complimenté ainsi, et Conroy lui jeta un regard adorateur, avant de tourner la tête vers Michael.

- Et voilà, tu as gagné, dit celui-ci. Maintenant, il va vouloir que je le flatte régulièrement.

- J'ai toujours rêvé d'avoir un chien.

- Je te donne cinquante dollars si tu emmènes Conroy.

Elle rit et suivit Michael dans la maison.

- C'est sympa, chez toi, dit-elle en tournant dans le living-room, réconfortée par le bruit des griffes de Conroy sur le sol.

Un vaste fauteuil gris tendait les bras d'un air hospitalier, avec ses gros coussins de couleur, et le canapé, long et bas, semblait conçu pour des siestes interminables. Des stores aux lattes de bois verticales laissaient filtrer quelques rayons de soleil.

- Je t'imaginais dans un appartement moderne près de la plage. Oh ! Les jambes de Marianne!

Ravie, elle se dirigea vers la photographie encadrée, accrochée au-dessus du canapé.

- Un souvenir de ton vernissage, dit Michael.

- Pourquoi ? s'exclama Emma en haussant les sourcils.

- Pourquoi je l'ai achetée?

Il réfléchit, les mains dans les poches.

- Elle m'a plu. Si tu attends un discours sur les jeux d'ombre et la qualité du grain, tu vas être déçue. Le fait est que c'est une très belle paire de jambes, photographiée avec beaucoup d'humour.

- J'aime ton opinion bien mieux qu'une discussion sur le grain. Mais tu n'aurais pas dû l'acheter. Runyun avait fixé des prix exorbitants. J'aurais pu au moins t'offrir un cliché.

- Tu m'en as déjà offert un.

Elle se rappela la photo qu'elle avait prise de lui et son père, tant d'années auparavant.

- Je n'étais pas une professionnelle, à l'époque.

- Peut-être, mais une épreuve de la toute jeune Emma McAvoy vaudrait une fortune, si jamais je voulais la vendre. Allons dans la cuisine, enchaîna-t-il. J'étais sur le point de préparer le dîner.

Le chien les suivit et posa sa tête sur les pieds d'Emma, quand elle s'assit à la table. Michael versa du vin blanc dans les deux verres qu'il avait empruntés à la voisine.

- Depuis quand habites-tu ici ? demanda-t-elle.

- Presque quatre ans.

Il avait disposé tous les légumes achetés au supermarché sur le plan de travail et les considérait d'un air vaguement perplexe. Il eut tout de même la présence d'esprit de laver la laitue, avant de saisir le couteau pour la couper en morceaux.

- Que fais-tu? lui demanda Emma.

- Je prépare la salade.

Surprenant le regard de la jeune femme, il suspendit son geste.

- Tu n'aimes pas ça?

- Je préfère les glaces, mais je n'ai rien contre la salade.

Elle se leva pour inspecter les légumes. II y avait là toutes les variétés du jardin potager.

- Il y en a certainement assez pour remplir un grand saladier, remarqua-t-elle.

- J'en fais toujours beaucoup, improvisa-t-il. Conroy adore ça.

- Je vois.

Elle lui prit le couteau des mains et le mit de côté.

- Si tu me laissais m'en occuper, pendant que tu fais cuire les steaks ?

- Tu cuisines?

- Oui, répondit-elle en riant, avant de déchirer les feuilles de salade. Et toi ?

- Non.

Elle sentait bon les fleurs sauvages et Michael dut se retenir pour ne pas presser les lèvres contre sa gorge délicate. Quand il lui effleura les cheveux, elle leva la tête, le considérant avec circonspection.

- Je ne t'imaginais pas du tout en cordon-bleu, dit-il simplement.

- J'aime bien ça, pourtant.

Il se tenait près d'elle assez près pour qu'elle songeât, un instant à s'en effrayer. Et pourtant, elle n'avait pas peur. Elle ressentait un léger malaise, une gêne; en aucun cas de la crainte.

- Allons, dit-elle gentiment, comme il restait là, à la regarder. Va allumer le barbecue.

Un moment plus tard, elle portait la salade sur une table de bois ronde, à côté d'un lit de pétunias en piteux état. Un coup d'œil lui apprit que les steaks se portaient bien, alors elle retourna dans la cuisine. Dans un placard, elle découvrit un sac géant d'assiettes en papier. En cherchant un peu mieux, elle dénicha trois bouteilles de bière vides, un tiroir plein de moutarde, de ketchup en sachets et tout un approvisionnement de boîtes de conserve. Elle ouvrit le lave-vaisselle. Voyant que Michael y entassait son linge, elle se demanda s'il y avait, quelque part dans la maison, un panier à linge sale rempli de vaisselle. Finalement, elle trouva ce qu'elle cherchait dans le four à micro-ondes : deux jolies assiettes de porcelaine au bord décoré de boutons de rose, ainsi qu'une paire de fourchettes et de couteaux à viande.

Elle finit de dresser le couvert au moment où Michael déclarait que les steaks étaient cuits.

- Je n'ai pas trouvé de sauce pour la salade, dit-elle.

- De la sauce pour la salade, murmura-t-il.

Il posa le plat de viande sur la table. Maintenant qu'elle était là, souriante, une main sur la tête du chien et l'air parfaitement à sa place dans son jardin, Michael décida qu'il serait vain de prétendre contrôler la situation plus longtemps. S'ils devaient apprendre à se connaître — vraiment, cette fois — autant qu'elle sache, dès le départ, à qui elle avait affaire.

- Veille bien à ce que Conroy ne se laisse pas tenter par les steaks, dit-il, avant de marcher vers la clôture qui séparait son jardin de celui de la voisine.

Il revint quelques instants plus tard avec une bouteille de vinaigrette et une grosse bougie bleue.

- Mme Petrowski te dit bonjour.

Alors, Emma vit une femme pencher la tête par la porte de la maison voisine, et, riant, elle lui fit un petit signe de la main.

- Ce sont ses assiettes aussi ? demanda-t-elle en se tournant vers Michael.

- Oui.

- Elles sont jolies.

- Je voulais faire mieux qu'un hamburger sur la plage, cette fois.

Emma lui passa la salade et changea prudemment de sujet.

- Je suis contente que tu m'aies demandé de venir. Nous n'avons pas eu beaucoup de temps pour parler, à New York. J'aurais aimé te faire visiter la ville.

- La prochaine fois, dit-il, avant d'entamer son steak.

Le crépuscule les trouva assis autour de la table. Emma avait oublié le bonheur tout simple de bavarder de tout et de rien, de rire devant un dîner, à la lueur d'une chandelle vacillante, avec de la musique en fond sonore. Le chien, rassasié après avoir englouti la moitié de la part d'Emma, dormait à ses pieds.

Michael avait vu la jeune femme se détendre peu à peu, comme si ses nerfs, mis à rude épreuve par des mois de cauchemar, se dénouaient devant lui.

Chose étonnante, elle ne parla pas une seule fois de son mariage ou de la séparation. Michael avait des amis dans la même situation, qui semblaient incapables, même longtemps après la rupture, d'aborder un autre sujet de conversation.

Quand la voix de Rosemary Clooney fusa à la radio, Michael se leva et prit la main d'Emma, la forçant gentiment à se lever.

- Les vieux airs sont les meilleurs pour danser, dit-il, comme elle reculait d'un pas.

- Je ne...

- Et Mme Petrowski serait tellement contente.

Doucement, il l'attira vers lui, refermant ses bras sur elle, tout en veillant bien à ne pas l'effaroucher. Emma bougea en mesure, automatiquement. Puis, fermant les yeux, elle fit en sorte de demeurer hermétique à toute émotion. Elle ne voulait rien ressentir, sinon la paix. La brise était tombée, les ombres s'allongeaient et, rouvrant les yeux, elle aperçut le ciel qui rougeoyait à l'ouest.

- En t'attendant, tout à l'heure, j'ai fait un petit calcul : figure-toi que nous nous connaissons depuis environ dix- huit ans, reprit Michael. Dix-huit ans. Et pourtant, je peux compter le nombre de jours que j'ai passés avec toi sur les doigts d'une seule main.

- Tu m'as à peine vue, la première fois que nous nous sommes rencontrés, répondit Emma.

Elle leva la tête pour lui sourire et, l'espace d'un instant, oublia sa nervosité.

- Tu étais trop obnubilé par les Devastation.

- A onze ans, les garçons ne remarquent pas les filles. Ce sens particulier ne se développe que vers la treizième année ; un peu avant, dans certains cas précoces.

S'esclaffant, Emma n'opposa aucune résistance, quand il l'attira plus près de lui.

- Tu ne sais pas ce que tu as perdu, répondit-elle. J'avais le béguin pour toi.

- Vraiment?

- Absolument. Ton père m'avait raconté comment tu avais sauté du toit avec tes patins à roulettes. Je voulais te demander ce que tu avais ressenti.

- Avant, ou après avoir repris conscience ?

- En vol.

- Je suppose que je suis resté en l'air pendant environ trois secondes. Ce furent les trois meilleures secondes de ma vie.

C'était exactement ce qu'elle avait espéré l'entendre dire.

- Tes parents habitent toujours la même maison?

- Et comment ! Il n'y aurait pas moyen de les déloger, même à coups d'obusier.

- C'est formidable, murmura-t-elle. Avoir un endroit comme ça, un endroit qu'on identifie comme sa maison pour toujours. Le loft me donnait un tel sentiment.

- Tu vas y retourner, en quittant Los Angeles?

- Je ne sais pas.

- Il y a des jolies maisons le long de la plage. Je me souviens que tu aimes l'eau.

- Oui.

Le regard de la jeune femme s'était éteint de nouveau et Michael souhaitait désespérément la voir sourire.

- Tu veux toujours apprendre le surf?

Elle sourit, mais tristement.

- Je n'y ai pas pensé depuis des années.

- Dimanche, je ne travaille pas. Je te donnerai une leçon.

Elle leva les yeux. Il y avait du défi dans les yeux de Michael ; juste assez pour qu'elle eût envie de le relever.

- D'accord.

Il effleura la tempe de la jeune femme d'un baiser si naturel, si léger, qu'elle s'en aperçut à peine.

- Tu sais, quand je t'ai dit tout à l'heure que j'étais désolé, au sujet de toi et de ton mari... J'ai menti.

Emma se dégagea aussitôt, et lui tournant le dos, entreprit de débarrasser la table.

- Je vais t'aider à faire la vaisselle, dit-elle vivement.

Mais Michael se planta devant elle et posa ses mains sur les siennes.

- Cela ne te surprend guère, n'est-ce pas?

Elle se força à lever les yeux vers lui. Il la dévisageait de son regard direct, avec un rien d'impatience.

- Non, répondit-elle.

Pivotant sur ses talons, elle porta les assiettes à l'intérieur.

Michael la suivit du regard et s'exhorta à la patience. Mieux valait ne pas insister. Elle était vulnérable.

Forcément. Son mariage venait de faire naufrage. Elle avait besoin de temps.

- Il se fait tard, dit-elle, quand il la rejoignit dans la cuisine. Il faut que je rentre. Je peux appeler un taxi ?

- Je vais te ramener.

- Ce n'est pas nécessaire. Je peux...

- Emma. J'ai dit que je te ramenais.

Elle tressaillit et parut se livrer une lutte intérieure. Finalement, elle décroisa ses doigts, respira profondément.

- Merci, murmura-t-elle.

- Détends-toi. Si tu n'es pas encore prête à vivre notre merveilleuse histoire d'amour, je peux attendre. Cela ne fait jamais que dix-huit ans.

Emma ne savait pas si elle devait être amusée ou agacée.

- Il faut être deux pour vivre une histoire d'amour, répondit-elle d'un ton léger. Je crains d'être hors circuit.

- Comme je viens de le dire, je peux attendre. Michael prit ses clés, et aussitôt, Conroy s'élança en aboyant.

- Il aime bien monter en voiture, expliqua Michael. Tais-toi, Conroy.

- Il ne peut pas venir? demanda Emma, comme le chien venait se frotter contre elle, la tête basse.

- J'ai un coupé.

- On se serrera.

Conroy suivait la conversation, une oreille dressée.

- C'est bon, lui dit son maître. Tu gagnes, cette fois-ci. Ravi de sa victoire, l'animal bondit en avant et sa queue frétillante fit tomber le sac de cuir qu'Emma avait posé sur la table. Lorsque Michael se baissa pour le ramasser, le fermoir s'ouvrit et le contenu se renversa. Il s'excusait déjà, lorsqu'il aperçut un 38. Il le souleva et le fit tourner dans sa main, sans qu'Emma eût prononcé une seule parole. C'était une arme exceptionnelle, le meilleur automatique de ce calibre que Smith & Wesson avait à offrir. Il était lourd, luisant comme de la soie ; en aucun cas un revolver de dame. Vérifiant le chargeur, Michael vit qu'il était plein.

- Que fais-tu avec ça? demanda-t-il.

- J'ai un port d'arme.

- Ce n'est pas la question que je t'ai posée.

Elle s'accroupit pour ramasser son portefeuille, sa brosse et son poudrier.

- Tu oublies que j'habite New York, dit-elle. Beaucoup de femmes se promènent avec un revolver, à Manhattan. Par mesure de prudence.

- Tu l'as donc depuis un moment?

- Des années.

- C'est intéressant. Vois-tu, ce modèle est sorti il y a six mois. Et vu son état, je dirais que tu ne le trimballes pas dans ton sac depuis plus de deux jours.

Quand elle se redressa, Emma tremblait de tous ses membres.

- Si tu dois m'interroger, commence peut-être par me dire mes droits.

- Arrête de raconter des conneries, Emma. Tu n'as pas acheté cette arme pour effrayer un voleur.

La jeune femme sentit la panique s'insinuer le long de sa colonne vertébrale. Sa gorge devint sèche, tout à coup. Il était en colère, vraiment en colère. Elle le vit à la manière dont son regard gris s'assombrit; dans la manière dont il bougea, quand il marcha vers elle.

- Ce sont mes affaires, répondit-elle. Si tu comptes toujours me ramener à l'hôtel...

- D'abord, je veux comprendre pourquoi tu te balades avec ce revolver, pourquoi tu m'as menti et pourquoi tu as eu si peur, ce midi, à l'aéroport.

Elle ne dit pas un mot. Elle le regardait simplement, avec des yeux las et résignés. Michael avait vu ce regard chez un chien, une fois. Il n'était encore qu'un gosse et l'animal avait rampé jusqu'à leur pelouse. Sa mère craignait qu'il n'eût la rage, mais quand ils l'avaient emmené chez le vétérinaire, il s'était révélé que la pauvre bête avait été battue. Battue si fort et si souvent qu'il avait fallu l'endormir.

Un flot de rage monta au cerveau de Michael, et il fit un pas vers elle. Emma recula.

- Qu'est-ce qu'il t'a fait? demanda-t-il.

Elle secoua simplement la tête.

- Emma, pour l'amour du ciel, qu'est-ce qu'il t'a fait?

- Je... je dois partir.

- Nom de Dieu, Emma !

Il voulut la saisir par les bras, mais elle recula encore, jusqu'au mur. Ses yeux luisaient maintenant de terreur brute.

- Non. Je t'en prie.

- Je ne te toucherai pas, d'accord?

Il la regarda droit dans les yeux et, parlant d'une voix calme et contrôlée, remit le revolver dans le sac.

- Je ne te ferai pas de mal. Tu n'as pas à avoir peur de moi.

- Non. Je n'ai pas peur, murmura-t-elle, sans pouvoir s'arrêter de trembler.

- C'est de lui que tu as peur ? De Latimer ?

- Je ne veux pas parler de lui.

- Je peux t'aider, Emma.

Elle secoua la tête.

- Non, tu ne peux pas.

- Si. Est-ce qu'il t'a menacée?

Comme elle ne répondait pas, il avança d'un pas.

- Il t'a frappée?

- J'ai demandé le divorce. Le reste n'importe pas.

- Au contraire. On pourrait obtenir un mandat d'amener contre lui.

- Non, je ne veux pas. Je veux seulement en finir. Michael, je ne peux pas te parler de ça.

II garda le silence un moment. Il sentait la terreur la quitter lentement et ne voulait pas l'effrayer de nouveau.

- D'accord, dit-il finalement. Je connais des endroits où tu peux parler avec des personnes qui savent ce que c'est.

Croyait-il qu'il existait une personne au monde qui sût ce que c'était?

- Je n'ai pas besoin de parler à qui que ce soit, répondit la jeune femme. Je ne tiens pas à ce que la presse s'empare de l'histoire. Cela ne te regarde pas, Michael.

- Tu crois ça ? demanda-t-il d'un ton égal. Tu le crois vraiment?

Elle ne put soutenir son regard. Elle avait honte, tout d'un coup. Que lui offrait-il, sinon l'aide dont elle avait tant besoin? II lui demandait juste d'avoir confiance en lui.

Mais elle avait déjà donné sa confiance, une fois.

- C'est mon problème, répondit-elle enfin. Et je m'en occupe.

Sentant qu'il suffirait d'un rien, maintenant, pour la briser, il recula.

- D'accord. Je voudrais juste que tu y penses. Tu n'es pas forcée de supporter cela toute seule.

- Si. C'est l'unique moyen, pour moi, de retrouver un peu de dignité, dit-elle à voix basse. Si je ne m'en sors pas toute seule, cela voudra dire qu'il m'a tout pris. S'il te plaît, Michael, ramène-moi à l'hôtel. Je suis fatiguée.

35.

Alors comme ça, cette petite garce croyait pouvoir disparaître dans la nature, pensa Drew. Elle imaginait pouvoir ouvrir la porte et s'enfuir. Elle allait comprendre son erreur, quand il la retrouverait. Car il comptait bien la retrouver.

Il n'aurait jamais dû la quitter du regard; il avait été fou de lui faire confiance. Les seules femmes auxquelles un homme pouvait se fier étaient les putains. Elles faisaient leur boulot, prenaient leur argent et l'affaire était close.

Il y avait un monde entre une putain honnête et une pute. Et c'était à la deuxième catégorie qu'appartenait sa douce et ravissante épouse ; comme sa mère à lui.

Mais ce n'était pas fini. II allait lui coller une trempe qu'elle n'oublierait jamais. Dire qu'elle avait eu le toupet de le quitter et, pire encore, de transférer son argent et de faire opposition au compte. Quelle humiliation n'avait-il pas sentie, quand un misérable vendeur lui avait repris le manteau de cachemire qu'il s'apprêtait à acheter, en déclarant froidement que sa carte de crédit avait été annulée. Ensuite, l'avocat était venu lui présenter des papiers.

Ah ! Elle voulait un divorce ! Elle allait crever d'abord.

Il savait déjà qu'elle n'avait pas couru se réfugier chez son père. Heureusement. Drew s'apprêtait enfin à réaliser ses plans de carrière en solo; ce n'était pas le moment de se mettre à dos quelqu'un d'aussi influent que Brian McAvoy. Mais celui-ci avait téléphoné, pour annoncer la mort de la mère d'Emma. Drew se flattait d'avoir été parfait. Il avait déclaré que la jeune femme était sortie dîner avec deux amies et adopté un ton de circonstance, avant de promettre qu'il transmettrait la triste nouvelle.

Si McAvoy ignorait où se trouvait sa fille, Drew en avait déduit qu'il en était de même pour les autres membres du groupe. Ils étaient tous copains comme cochons. Il y avait bien Beverly, mais il doutait qu'Emma ait pu se rendre à Londres sans que son père l'apprenne aussitôt. A moins qu'ils soient tous en train de se moquer de lui. Si c'était le cas, il saurait bien la faire payer, avec les intérêts. Elle était partie depuis plus de deux semaines et il lui souhaitait de s'être bien éclatée, car chaque heure qui passait venait s'ajouter à l'addition; et celle-ci allait être salée.

Les épaules courbées pour lutter contre le vent glacial, il traversa la rue, avant de s'engouffrer dans l'immeuble abritant le loft. Il avait pris le métro; il trouvait cela dégradant, mais plus prudent, compte tenu de la situation. Il était sur le point de faire quelque chose de... déplaisant à Marianne. Déplaisant pour elle, en tout cas.

Parce que lui, il allait se régaler.

Emma lui avait menti. Marianne se trouvait à l'enterrement. Il avait vu les photos dans les journaux. Aussi sûr que Dieu avait créé l'enfer, Marianne était dans le coup. Elle saurait où son amie se cachait. Et quand il en aurait fini avec elle, celle-ci n'aurait qu'une hâte : avouer.

Il se servit des clés qu'il avait prises à Emma, plusieurs mois auparavant. A l'intérieur, il composa le code pour débloquer l'ascenseur, regarda les portes se refermer sur lui et frotta son poing contre sa paume ouverte.

Pourvu qu'elle soit encore couchée.

Le loft était silencieux. Il traversa la grande pièce à pas feutrés, avant de monter l'escalier. Le lit était vide; les draps froissés, mais frais. Sa déception fut si grande qu'il la compensa en saccageant méticuleusement l'appartement. Une heure durant, il déchira des vêtements, brisa des verres et éventra des coussins avec un couteau qu'il avait pris dans la cuisine. Il pensa ensuite aux tableaux, qui se trouvaient dans le studio. Tandis qu'il descendait l'escalier, le téléphone sonna. Il sursauta, puis se figea. Il respirait fortement et la sueur coulait dans ses yeux. A la quatrième sonnerie, le répondeur se déclencha.

- Marianne.

Emma ! Drew dévala les marches. Dans sa fureur, il faillit décrocher le combiné, mais se retint à la dernière seconde.

- Tu es sûrement au lit, ou dans la peinture jusqu'aux coudes, alors essaie de me rappeler plus tard. De préférence ce matin. L'après-midi, je serai à la plage. Mes progrès au surf sont assez nets, je dois dire. J'arrive à tenir plus de dix secondes, maintenant. Ne sois pas jalouse, mais on vient d'annoncer trente-deux degrés sur Los Angeles. A plus tard.

Los Angeles... Se tournant lentement, Drew fixa le portrait d'Emma, accroché sur le mur de plâtre.

Quand le téléphone sonna, une heure plus tard, Emma était sur le seuil de la porte. Elle referma le battant, poussa le verrou et répondit.

- Salut, dit Marianne d'une voix languide.

- Salut. Tu viens de te lever? Il doit être près de midi, à New York.

- Je ne suis pas encore levée, répondit la jeune femme en se blottissant dans les oreillers. Je suis couchée.

Dans le lit du dentiste.

- Tu te fais couronner une dent?

- Disons qu'il a des talents qui s'étendent au-delà de la seule hygiène dentaire. Et toi, comment vas-tu?

- Bien. Vraiment.

- Contente de l'entendre. Michael va à la plage avec toi ?

- Non, il travaille.

Marianne fronça le bout du nez. Si elle ne pouvait pas veiller elle-même sur Emma, elle comptait sur le flic pour le faire à sa place. Dans la pièce voisine, la douche chantait à grands jets d'eau, et elle s'étira paresseusement, regrettant que son nouvel amant ne revienne pas se coucher, au lieu de l'abandonner pour aller combattre la plaque dentaire.

- Mauvaises dents ou malhonnêtes gens, je suppose qu'un homme doit faire ce qu'il a à faire, déclara-t-elle.

Je pense te retrouver à Los Angeles dans une quinzaine de jours.

- Pour prendre mon pouls ?

- Absolument. Et pour rencontrer enfin ce Michael que tu gardes jalousement pour toi, depuis tant d'années.

Amuse-toi bien sur ta planche de surf, Emma. Je t'appellerai demain.

Michael aimait le terrain. La paperasse, les heures au téléphone ou les planques dans les voitures, c'était inévitable, mais, selon lui, beaucoup moins intéressant que l'action dans la rue.

Il avait essuyé bien des sarcasmes, au cours des premières années. Le fils du capitaine. Certains le taquinaient avec bonhomie, d'autres pas ; mais il avait su leur faire un pied de nez. Il avait travaillé dur pour mériter son badge.

Debout, près de la machine à café, il vola un beignet sur un bureau et feuilleta le journal qu'un confrère avait laissé traîner. Il lut d'abord les bandes dessinées. Après la nuit qu'il venait de passer, il avait besoin de rire. Puis, il chercha la rubrique des sports, tournant les pages d'une main et se versant un café de l'autre.

Jane Palmer succombe à une overdose.

Jane Palmer, 46 ans, amour de jeunesse de Brian McAvoy, à qui elle avait donné une fille, Emma, a été trouvée morte dans sa maison de Londres, apparemment victime d'une overdose de drogues. Le corps a été découvert par Stanley Hitchman, tard dans l'après-midi de dimanche.

Michael parcourut le reste de l'article, qui ne relatait que les faits bruts, même si la thèse du suicide était effleurée. Poussant un juron, il jeta le journal sur le bureau, prit son blouson au vol et fit signe à McCarthy.

- J'ai besoin d'une heure. Un truc à faire.

Son équipier posa la main sur la bouche du combiné qu'il tenait contre l'oreille.

- On a trois punks en garde à vue.

- Ouais, ils attendront. Une heure.

Il la trouva sur la plage. Elle n'était revenue dans sa vie que depuis quelques jours, mais il connaissait ses habitudes. Chaque jour, elle venait là, au même endroit. Pas pour faire du surf. C'était juste une excuse. Elle venait s'asseoir au soleil et regarder la mer, ou lire à l'ombre de la petite cabane peinte en bleu et blanc. Surtout, elle venait pour guérir.

Elle s'installait toujours à l'écart des autres. Elle ne cherchait pas la compagnie, mais l'activité et le monde, qui semblaient la rassurer. Elle portait un petit maillot une pièce tout simple, dont l'extrême modestie attirait les regards. Mais nul n'osait l'approcher.

Pour Michael, c'était comme si elle s'était retranchée derrière un mur de glace impénétrable. Parce qu'elle avait confiance en lui, il pouvait s'approcher plus près que la plupart des gens, mais elle avait construit une deuxième ligne de défense qui maintenait tout le monde à distance, même ses amis.

- Emma, dit-il en arrivant à sa hauteur.

La jeune femme sursauta, laissa tomber son livre sur ses genoux et, le reconnaissant, oublia sa panique. Elle pouvait ainsi passer de la peur à la sérénité, en un clin d'œil.

- Michael, je ne pensais pas te voir aujourd'hui. Tu fais l'école buissonnière ?

- Non. Je n'ai qu'un petit moment.

Il s'assit près d'elle, à l'ombre.

- Tu as lu le journal ?

- Non.

Elle évitait délibérément les nouvelles de la presse et de la télévision. Les problèmes du monde, comme les gens qui le peuplaient, étaient de l'autre côté de son mur de glace.

- Qu'y a-t-il ? demanda-t-elle, pressentant un malheur.

Comme il lui prenait la main, elle fut prise d'une folle angoisse.

- C'est papa?

- Non, répondit-il, se maudissant de n'avoir pas été plus direct. C'est Jane Palmer. Elle est morte, Emma.

Elle le regarda comme s'il parlait une langue étrangère.

- Morte? répéta-t-elle enfin. Comment?

- Il semble que ce soit une overdose.

- Je vois.

Elle ôta ses mains de celles de Michael et contempla la mer. L'eau était vert pâle, près du rivage, puis elle devenait plus foncée, toujours plus intense, jusqu'à l'horizon où elle brillait d'un bleu-profond. La jeune femme souhaita se trouver loin, là-bas, à l'écart de tout. Flotter, complètement seule.

- Je suppose que je devrais ressentir quelque chose, murmura-t-elle comme à elle-même.

- Tu ne peux pas ressentir ce qui n'existe pas.

- Non. Je ne l'ai jamais aimée, même quand j'étais enfant. J'en avais honte, autrefois. Je suis désolée qu'elle soit morte, mais c'est un sentiment très vague, comme lorsqu'on lit les détails d'un accident mortel dans le journal.

- Alors, ça suffit.

Il prit la natte de la jeune femme et la fît glisser dans sa main, comme il avait pris l'habitude de le faire.

- Ecoute, je dois retourner bosser, mais je devrais avoir terminé vers 19 heures. Que dirais-tu de prendre la voiture et d'aller se promener le long de la côte? Toi, moi et Conroy.

- D'accord.

Quand il se leva, elle lui toucha la main, du bout des doigts. Un contact fugace. Puis, elle se replongea dans la contemplation de la mer.

- Drew arriva au Beverly Wilshire peu après 15 heures. Il s'était rendu directement à cet hôtel, à la fois content et écœuré qu'Emma fût aussi prévisible. C'était le Connaught à Londres, le Ritz à Paris, Little Dix Bay aux Iles Vierges et toujours le Beverly Wilshire, à Los Angeles.

Il pénétra dans le hall d'entrée, d'un air tranquille et assuré. La chance était de son côté : la réceptionniste était jeune et jolie.

- Bonjour, dit-il en arborant son fameux sourire.

- Oh ! bonjour, monsieur Latimer, dit la jeune femme, après une seconde d'hésitation.

- Il lui fit un clin d'œil complice.

- Gardons cela entre nous, vous voulez? Je devais rejoindre ma femme, ici, mais je crains d'avoir oublié le numéro de sa chambre.

- Mme Latimer est chez nous?

- Oui. Vous allez la trouver pour moi, n'est-ce pas?

- Bien sûr.

Elle fit courir ses doigts sur le clavier d'ordinateur.

- Nous n'avons personne au nom de Latimer.

- Non? Elle s'est peut-être inscrite sous celui de McAvoy.

Les touches cliquetèrent de nouveau.

- Je suis désolée, monsieur Latimer. Nous n'avons pas de McAvoy.

Drew se retint de prendre cette idiote par la gorge et de serrer. Non sans effort, il parvint à afficher un air perplexe.

- C'est étrange. Je suis sûr de ne pas m'être trompé d'hôtel. Emma ne descendrait qu'au Wilshire.

Il réfléchit à toute vitesse, passant en revue les diverses possibilités. Soudain, il sourit.

- Ah ! Évidemment. Comment puis-je être aussi bête ? Elle est arrivée avec une amie ; elle a dû garder la chambre sous le nom de Marianne Carter. Vous savez ce que c'est, quand on essaie de s'échapper quelques jours. Il y a de fortes chances pour qu'elle soit au troisième étage. Emma souffre du vertige.

- Oui, voilà. Suite 305.

- A la bonne heure. Je ne voudrais pas avoir perdu ma femme.

Il attendit la clé, luttant pour garder son calme et son air affable.

- Merci beaucoup pour votre aide.

- Je vous en prie, monsieur Latimer.

La suite était vide, et c'était très bien ainsi. Posant son sac dans un coin, il en tira un petit magnétophone et une ceinture de cuir souple. Puis, après avoir soigneusement tiré les rideaux pour masquer les fenêtres, il alluma une cigarette et s'installa pour attendre.

- Kesselring.

Un jeune détective ouvrit la porte de la pièce où Michael et McCarthy étaient en train de cuisiner un suspect.

- On vous demande au téléphone.

- Je suis occupé, Drummond. Prends le message.

- C'est ce que j'ai voulu faire, mais elle a insisté. Il paraît que c'est urgent.

Michael eut un geste d'impatience, avant de songer qu'il s'agissait peut-être d'Emma.

- Je reviens tout de suite, dit-il à son coéquipier.

Quelques secondes plus tard, perché sur un coin de son bureau, il prenait le téléphone.

- Kesselring.

- Michael? C'est Marianne Carter, à l'appareil. Je suis une amie d'Emma.

- Oui.

- Ecoutez, je suis à New York. Je viens juste de rentrer au loft et je... Quelqu'un l'a saccagé.

- Il frotta ses yeux brûlants de fatigue.

- Je crois qu'il serait plus sage d'appeler la police locale. Je ne peux pas me rendre là-bas avant quelques heures.

- Je me contrefiche du loft, riposta Marianne, qui n'était pas d'humeur à essuyer des sarcasmes. C'est pour Emma que je suis inquiète.

- Quel rapport avec elle?

- L'appartement a été littéralement saccagé. Tout est brisé, arraché, éventré. C'est Drew. Je suis sûre que c'est lui. Il devait avoir la clé d'Emma. Je ne sais pas ce qu'elle vous a raconté, mais il est violent. Très violent. Et je...

- O.K. Calmez-vous. Sortez de là tout de suite, courez chez un voisin, dans un lieu public, où vous voulez, et appelez la police.

- Il n'est pas ici! s'écria Marianne, maudissant son incapacité à se faire comprendre. Je crois qu'il sait où elle est, Michael. Elle m'a laissé un message, ce matin. S'il était là quand elle a téléphoné, ou s'il a interrogé mon répondeur, il sait où elle est. J'ai essayé de la joindre, mais elle ne répond pas.

- Je m'en occupe. Sortez du loft et appelez les flics.

II raccrocha sans attendre la réponse.

- Kesselring, si tu as fini de bavarder avec ta copine..., marmonna son coéquipier.

- Magne-toi, l'interrompit Michael en se précipitant vers la sortie.

- Qu'est-ce que...

- Je te dis de te dépêcher ! répéta Michael.

Il démarrait déjà, quand McCarthy bondit dans la voiture.

36.

Il était près de 16 heures lorsqu’Emma entra dans l'aire de réception du Beverly Wilshire. Elle venait de prendre une décision : elle allait téléphoner à son père. Il avait dû apprendre la mort de Jane et avait sans doute cherché à la joindre. Le moment était venu de lui dire qu'elle avait quitté Drew. Et puis, pour une fois, c'était elle qui allait se servir de la presse ; quand la séparation serait rendue publique, elle parviendrait à s'arracher à cet état d'hébétude dans lequel elle était plongée depuis plusieurs mois. Elle cesserait peut- être d'avoir peur.

Ayant longé le couloir en direction de sa chambre, elle fourragea dans son sac, à la recherche de sa clé. Ses doigts effleurèrent le métal du revolver. Il fallait également qu'elle cesse de l'emporter partout avec elle; qu'elle perde l'habitude de regarder constamment par-dessus son épaule.

Elle ouvrit la porte de la suite et fronça aussitôt les sourcils. Les rideaux étaient tirés et la pièce plongée dans l'obscurité. Emma maudit silencieusement la femme de ménage. Elle avait horreur du noir. Se forçant à avancer, elle laissa la porte se refermer derrière elle et marcha vers la lampe.

Alors, la musique commença. Cette mélodie familière qui hantait ses rêves. Emma se figea, les doigts sur l'interrupteur. Quand la voix de Lennon s'éleva, de l'autre côté de la pièce, une lumière s'alluma.

Poussant un gémissement, Emma recula d'un pas. L'espace d'un instant, un visage flotta dans son esprit, flou, mais presque reconnaissable... Puis, elle vit Drew.

- Bonjour, ma petite Emma. Je t'ai manqué?

Elle émergea de sa transe et courut vers la porte. Il fut plus rapide. Comme toujours. D'un revers de main, il l'envoya valser sur le côté et le sac vola à travers la chambre. Souriant toujours, il poussa le verrou et mit la chaîne.

- Nous ne voudrions pas être dérangés, n'est-ce pas?

Sa voix, plaisante, douce, fit frissonner la jeune femme.

- Comment m'as-tu trouvée?

- Oh ! disons simplement que nous sommes attachés, toi et moi, par un lien indestructible. Ne t'avais-je pas dit que je te retrouverais, où que tu ailles?

Lennon chantait toujours. Le cauchemar recommençait. Du moins voulait-elle croire à un cauchemar. Elle allait se réveiller, en sueur, et ce serait terminé.

- Devine ce que j'ai reçu, Emma? Une demande de divorce. Vraiment, ce n'est pas très gentil. Moi qui me ronge les sangs à ton sujet, depuis deux semaines. Tu aurais pu être kidnappée.

Il sourit.

- Ou tuée, comme ton pauvre petit frère. Mais tu n'aimes pas que je parle de lui, n'est-ce pas? La musique te bouleverse, aussi. Tu veux que je l'arrête?

- Oui.

Cette chanson l'empêchait de réfléchir. Si le silence revenait, elle saurait mieux quoi faire.

- D'accord, dit Drew.

Il fit un pas vers le magnétophone, puis se ravisa.

- Non, je crois que nous allons garder la musique. Tu dois apprendre à affronter les problèmes, Emma. Je te l'ai déjà dit, n'est-ce pas?

- C'est ce que je fais, répondit-elle en claquant des dents.

- Bien. C'est très bien. Maintenant, tu vas commencer par appeler ton avocat et lui annoncer que tu as changé d'avis.

- Non. Je ne retournerai pas avec toi, murmura-t-elle à voix basse, de plus en plus tétanisée.

- Bien sûr que si. Tu m'appartiens, Emma. Tu as eu ta petite escapade et maintenant il est temps de rentrer à la maison. N'aggrave pas encore ta situation.

Comme elle secouait la tête, il poussa un long soupir et sa main cingla l'air, avant de s'écraser sur le visage d'Emma. La jeune femme alla cogner une table, faisant voler une lampe, qui tomba sur le sol dans un fracas de verre brisé. Quand, la bouche en sang, Emma le vit approcher, elle se mit à hurler, mais il lui donna un coup de pied dans l'estomac, lui coupant le souffle. Puis, il la frappa, lentement, méthodiquement.

Cette fois, elle se défendit, lui envoya un uppercut qui le surprit suffisamment pour donner à Emma le temps de se dégager. Elle entendit cogner à la porte et parvint à se relever; mais il la rattrapa de nouveau.

- Ah, tu veux la bagarre?

Il enfonça ses ongles dans la chair d'Emma, lui déchirant ses vêtements. Plus elle se débattait, plus il devenait enragé.

Emma entendit une voix plaider, supplier et promettre, sans réaliser que c'était la sienne. Elle sentait à peine les coups, cependant qu'il continuait à frapper. Il avait tout oublié, sinon son besoin de la faire payer.

- Tu croyais pouvoir me laisser tomber, espèce de salope? Tu croyais que je te laisserais détruire tout ce pourquoi j'ai travaillé? Je te tuerai d'abord.

Le corps d'Emma n'était plus qu'une masse douloureuse. Drew n'était jamais allé aussi loin dans l'horreur.

Elle vit ses yeux, de loin, à travers les larmes. Il haletait. Son regard était celui d'un fou furieux et elle sut alors qu'il avait franchi une ligne quelconque. Cette fois, il ne se contenterait pas de la battre. Il allait cogner jusqu'à ce qu'elle soit morte.

Avec un gémissement, elle agrippa un pied de chaise, essayant de se redresser; mais ses doigts ensanglantés glissèrent sur le bois. C'est alors que la ceinture siffla dans l'air et lui mordit la chair. Les sanglots d'Emma devinrent des hurlements, tandis qu'il la traînait à travers le sol. Et il continuait de frapper, encore et encore.

Soudain, elle entendit une voix l'appeler, crier son nom. Puis il y eut un bruit de bois qui craque ; son corps qui se brisait en deux? Elle était sur le ventre, maintenant, et, lorsque la ceinture lui déchira le dos, elle jeta les bras en avant, dans un geste aveugle. Sa main toucha un métal froid. Sans rien voir, Emma referma les doigts sur l'arme, avant de se retourner. Drew levait encore la ceinture.

Le revolver tressaillit dans la main d'Emma.

Michael abattit la porte juste à temps pour voir Drew tituber en arrière, une expression de surprise sur le visage. Chancelant, celui-ci leva de nouveau la ceinture. Mais Emma tirait déjà, encore et encore. Elle continua à presser la détente, longtemps après qu'elle eut usé toutes ses balles; longtemps après que Drew fut tombé à ses pieds. Elle continuait à tirer en l'air.

- Seigneur, dit McCarthy.

- Veille à ce que personne n'entre, dit Michael.

Il se dirigea vers Emma, ôtant son blouson pour l'en envelopper. Les vêtements de la jeune femme étaient déchirés et imbibés de sang. Elle ne bougea pas, persistant seulement à appuyer sur la détente. Quand il essaya de lui prendre le revolver, il s'aperçut que sa main était crispée dessus.

- Emma, ma chérie, tout va bien, maintenant. C'est fini.

Doucement, il caressa ses cheveux. Elle avait le visage en sang, les paupières enflées, un œil à demi fermé.

- Donne-moi le revolver, maintenant, murmura-t-il, la gorge serrée. Tu n'en as plus besoin.

Il se déplaça un peu, afin qu'elle pût le voir et, ramassant un morceau de son chemisier déchiré, il épongea le sang.

- C'est Michael. Tu m'entends, Emma? Tout va bien, maintenant.

Elle fut soudain prise de hoquets nerveux, tandis que son corps tremblait de manière incontrôlable. Il l'entoura de ses bras et se mit à la bercer. La main de la jeune femme était inerte, quand il lui prit son arme. Elle laissait échapper de longs gémissements rauques, comme ceux d'un animal blessé.

- L'ambulance arrive, déclara McCarthy.

Après un examen superficiel du corps de Drew, il vint s'accroupir près de son coéquipier.

- Il l'a bien arrangée, hein?

Sans cesser de bercer la jeune femme, Michael tourna la tête et regarda longuement Drew Latimer.

- Dommage qu'on ne puisse mourir qu'une fois.

- Ouais.

McCarthy secoua la tête en se redressant.

- Ce salopard tient encore la ceinture.

Brian contemplait les nuages, qui couraient dans le ciel, au-dessus de la tombe de Darren. En venant s'asseoir dans les herbes tendres, il espérait chaque fois trouver enfin la paix. Son vœu n'avait jamais été exaucé, mais il continuait de revenir.

Il avait laissé les fleurs sauvages pousser autour de la tombe, et envahir le rectangle sous lequel son fils reposait. Il n'aimait pas voir la petite plaque de marbre où l'on avait simplement gravé un nom et deux dates, à moins de trois ans d'écart.

Ses parents étaient enterrés tout près, et depuis le cimetière, il voyait les champs labourés, avec les espaces de terre brune entre deux carrés de verdure. Ici et là, des vaches broutaient. Il était tôt. Les matins, en Irlande, représentaient les meilleurs moments pour s'asseoir et rêver. Dans la lumière douce et perlée, le silence était presque parfait.

Quand Beverly l'aperçut, elle se figea brusquement. Elle ne savait pas qu'il serait là. Toutes ces années, elle avait fait en sorte de ne pas venir sans s'assurer d'abord que Brian se trouvait bien ailleurs.

Sur le point de faire demi-tour, elle remarqua la manière dont il était assis, ses mains reposant légèrement sur ses genoux, le regard tourné vers les collines vertes. H avait l'air si seul.

Us étaient, tous les deux, beaucoup trop seuls.

Elle approcha doucement. Brian ne l'entendit pas, mais lorsque l'ombre de Beverly tomba sur lui, il leva la tête. Elle ne dit rien, posa simplement son bouquet de lilas près de la plaque de marbre. Avec un soupir, elle s'agenouilla.

Ils écoutèrent le murmure du vent dans l'herbe.

- Tu veux que je parte ? demanda-t-il.

- Non.

D'un geste tendre, elle caressa les fleurs qui recouvraient son fils.

- Il était merveilleux, n'est-ce pas?

- Oui.

Brian sentit les larmes lui monter aux yeux et lutta de toutes ses forces pour les ravaler.

- Il te ressemblait, murmura-t-il.

- Il avait pris ce qu'il y a de mieux en chacun de nous.

Elle s'assit sur ses talons et leva les yeux vers les collines luxuriantes. Elles avaient si peu changé, durant toutes ces années. La vie continuait. C'était la leçon la plus difficile qu'elle ait apprise.

- Il était si plein de vie, reprit-elle. Il avait ton sourire, Brian. Le tien et celui d'Emma.

- Il était gai et heureux. C'est toujours ce que je me dis, quand je pense à lui.

- Ma plus grande peur était de l'oublier, de voir son visage et sa mémoire s'effacer avec le temps. Mais je me souviens de tout. Je me rappelle sa façon de rire. Je n'ai jamais entendu un son plus joli. Je l'aimais trop, Brian.

- On ne peut pas aimer trop.

- Si, on peut.

Elle se tut, un moment. Quelque part, une vache meugla, et elle sourit.

- Tu crois que tout se perd? Que tout ce qu'il était, tout ce qu'il aurait pu devenir, s'est évanoui quand il est mort?

- Non.

Il la regarda.

- Non, je ne le crois pas.

- Moi, je l'ai cru. C'est peut-être pour cette raison que je me suis égarée si longtemps. Ça faisait trop mal, de penser que toute cette beauté, toute cette joie, n'avaient pu exister que durant si peu de temps. Et puis, un jour, j'ai compris que ce n'était pas vrai. Il est toujours vivant dans mon cœur. Et dans le tien.

- Parfois, je voudrais oublier, je fais tout ce que je peux pour oublier. Il n'existe pas d'enfer plus grand que celui de survivre à son propre enfant.

- Non. Rien n'est plus douloureux. Mais nous l'avons eu pendant deux ans, Brian. C'est ce dont je veux me souvenir. Tu étais un père merveilleux.

Elle prit les mains de son mari qui, aussitôt, s'agrippa à ses doigts.

- Je suis désolée de n'avoir pas pu partager cette souffrance avec toi, de la même façon que j'avais partagé les joies. J'ai été égoïste avec la douleur, comme si le fait de la tenir contre moi pouvait la rendre mienne. Mais elle est à nous, tout comme il était à nous.

Brian ne dit rien. Les larmes lui serraient la gorge. Sans un mot, Beverly se tourna vers lui et ils demeurèrent ainsi, un long moment, main dans la main.

- Je n'aurais jamais dû te quitter, murmura-t-il.

- Nous nous sommes quittés mutuellement.

- Pourquoi?

Il la serra plus fort contre lui.

- Pourquoi?

- J'y ai pensé tant de fois. Je crois que nous ne pouvions pas supporter d'être heureux. Il nous semblait, du moins me semblait-il à moi, qu'en étant heureux après son départ, nous le déshonorerions. J'avais tort.

- Beverly.

Il enfouit le visage dans ses cheveux.

- Ne t'en va pas. Je t'en prie, ne t'en va pas.

- Non, répondit-elle avec douceur. Je ne partirai pas.

Ils retournèrent vers la ferme, se tenant toujours par la main. Le soleil brillait à travers les fenêtres, quand ils montèrent à l'étage. Ils se déshabillèrent lentement, s'arrêtant pour échanger de longs baisers et de tendres caresses.

II n'était plus le jeune homme qui l'avait aimée, jadis. Tout comme elle n'était plus la même femme. Us étaient plus patients, sachant tous deux combien chaque moment est précieux, quand on a perdu tant d'années. Et pourtant, comme s'ils avaient le pouvoir d'effacer le temps, leurs corps se reconnurent. Brian pressa ses lèvres contre la gorge de Beverly, respirant son odeur avec une émotion presque insupportable. Et elle glissa sa main dans les cheveux blonds du seul homme qu'elle eût jamais véritablement aimé, avec un soupir de désir et de bien-être.

Les yeux fermés, elle fit courir ses mains le long du corps familier, retrouvant chaque forme, chaque angle. La passion, libérée, coula en eux comme un vin délicieux, et Beverly s'ouvrit pour l'accueillir. Quand ils s'unirent, elle sanglota et, joignant leurs lèvres, ils mêlèrent leurs larmes.

Plus tard, la tête nichée au creux de l'épaule de Brian, elle s'émerveilla que tout fût aussi simple, aussi évident. Près de vingt ans s'étaient écoulés. Elle avait passé la moitié de sa vie séparée de lui, et pourtant, ils étaient là, le corps moite après l'amour; contre sa paume, elle sentait battre le cœur de Brian.

- C'est tellement pareil à ce que c'était, dit-il, faisant écho aux pensées de Beverly. Et en même temps, si différent.

- Je ne voulais pas que cela arrive. Si tu savais comme je me suis forcée pour rester loin de toi.

Elle se redressa sur un coude et le regarda.

- Je ne voulais plus jamais aimer aussi fort.

- Cela n'a jamais été parfait comme avec toi. Ne me demande pas de te laisser repartir. Je crois que je ne survivrais pas, cette fois.

Beverly caressa les cheveux blonds que striaient maintenant quelques mèches grises.

- J'ai toujours eu l'impression que tu n'avais pas vraiment besoin de moi, en tout cas pas autant que j'avais besoin de toi.

- Tu te trompais.

- Oui, je sais.

Elle baissa la tête pour l'embrasser.

- Nous avons perdu beaucoup de temps, Brian. J'aimerais que tu rentres à la maison.

Ils passèrent la nuit dans le vieux lit, parlant, faisant l'amour. Très tard, le téléphone sonna.

- Allô, répondit Brian.

- Brian McAvoy?

- Oui.

- Michael Kesselring, à l'appareil. Je vous ai cherché partout.

- Kesselring ? Que se passe-t-il ?

Brian sentit Beverly se crisper à côté de lui et regretta aussitôt d'avoir prononcé le nom de son interlocuteur.

- C'est Emma, répondit celui-ci.

- Emma? s'exclama-t-il en se redressant dans le lit, la bouche sèche comme la cendre. H lui est arrivé quelque chose?

Michael savait, d'expérience, qu'il valait mieux tout dire très vite, mais il avait du mal à prononcer les mots.

- Elle est à l'hôpital, ici, à Los Angeles. Elle...

- Elle a eu un accident?

- Non. Elle a été battue assez grièvement. Je vous expliquerai quand vous serez là.

- Battue? Emma a été battue? Je ne comprends pas.

- Les médecins s'occupent d'elle. Ils m'ont assuré qu'elle allait se remettre, mais elle va avoir besoin de vous.

- Nous arrivons aussi tôt que possible.

Beverly, déjà debout, enfilait ses vêtements.

- Que se passe-t-il ?

- Je ne sais pas. Elle est à l'hôpital, à Los Angeles.

Il poussa un juron, tandis qu'il essayait nerveusement de boutonner sa chemise.

- Attends, dit Beverly en finissant à sa place. Ça va aller, Brian. Emma est beaucoup plus forte qu'elle n'en a l'air.

Il parvint seulement à hocher la tête en la serrant un instant contre lui.

37.

Il faisait sombre. Elle avait mal; une souffrance diffuse envahissait tout son corps, comme un océan chaud et rouge qui l'attirait vers le fond, l'éloignant de l'air et de la lumière. Emma essaya de se débattre, de remonter à la surface ou de s'enfoncer plus profondément dans l'inconscience, mais sans y parvenir. Elle pouvait encore accepter la douleur. Mais pas le noir; pas le silence.

Elle essaya de bouger et fut prise de panique. Etait-elle debout, assise ou allongée? Elle ne sentait plus ses bras ni ses jambes; juste la douleur. Elle essaya aussi de parler, d'appeler quelqu'un, n'importe qui. Dans son esprit, elle hurla, mais personne ne répondit.

Elle savait qu'elle avait été blessée. Elle se rappelait trop bien la manière dont Drew l'avait regardée. Il l'attendait. Il était encore là, caché dans le noir.

Peut-être était-elle morte.

Soudain, une bouffée de colère la submergea, plus forte que la souffrance. Elle ne voulait pas mourir.

Gémissant de frustration, elle tenta encore de bouger et sentit une main lui caresser les cheveux. Un vent de panique la secoua tout entière.

- Repose-toi,-Emma. Tout va bien, maintenant. Tu dois te reposer, dit une voix qui n'était pas celle de Drew.

Ce n'était pas sa façon de la toucher, non plus.

- Tu ne risques plus rien. Je te le promets.

Michael. Elle voulut dire son nom, le remercier de ne pas la laisser seule dans le noir. Puis une vague rouge l'emporta de nouveau.

Presque toute la nuit, elle flotta entre conscience et inconscience. Les médecins avaient déclaré qu'elle dormirait, mais elle luttait contre les sédatifs. C'était la peur. Michael sentait la terreur d'Emma, chaque fois qu'elle refaisait surface. Alors il lui parlait, répétant les mêmes mots, heure après heure. Sa voix, ou les paroles qu'il prononçait, semblaient la calmer. Alors il demeurait à son chevet en lui tenant la main.

Elle n'allait pas mourir. Elle allait souffrir, beaucoup, dans son corps et dans son esprit, mais elle vivrait.

L'étendue du traumatisme ne pourrait être évaluée que plus tard. En attendant, Michael avait tout le loisir de regretter.

Il aurait dû insister. S'il avait su s'y prendre et employer les bons mots, au bon moment, il aurait pu la convaincre de lui parler; il aurait dû deviner la gravité de la situation. Il était flic, nom d'un chien ! Il savait comment faire parler un témoin récalcitrant.

Mais il n'avait pas fait son boulot. Il s'était laissé influencer par ses sentiments, et à présent, Emma gisait sur un lit d'hôpital.

Il ne quitta le chevet de la jeune femme qu'une seule fois, lorsque Marianne et Johnno arrivèrent de New York.

- Que s'est-il passé? demanda ce dernier.

- Latimer. Il a réussi à s'introduire dans la chambre d'Emma, à l'hôtel.

- Mon Dieu, murmura Marianne. C'est grave?

- Assez. Il lui a brisé trois côtes et disloqué une épaule. Elle a des lésions internes, je ne sais combien de contusions, de lacérations. Et son visage... Les médecins ne pensent pas qu'il faudra recourir à la chirurgie.

Les mâchoires crispées, Johnno regardait fixement la porte fermée de la chambre d'Emma.

- Où est ce salopard ?

- Mort.

- Bien. On veut la voir.

Michael hocha la tête. Il avait déjà utilisé son badge pour obtenir l'autorisation de demeurer au chevet de la jeune femme.

- Allez-y, dit-il. Je m'occupe des infirmières.

Il alla boire un café en les attendant, sans cesser de se repasser le film des événements. Cinq minutes, se répétait-il pour la énième fois. S'il avait abattu cette porte cinq minutes plus tôt, tout aurait été différent.

Quand ils réapparurent, au bout d'un moment, Marianne avait les yeux rouges. Elle s'effondra sur une chaise.

- Je n'aurais jamais dû la laisser seule, dit-elle.

- Ce n'est pas ta faute, déclara Johnno.

- Non, ce n'est pas ma faute. Mais je n'aurais jamais dû la laisser seule.

Johnno poussa un soupir et se tourna vers Michael.

- Marianne m'a donné un aperçu de la situation, dans l'avion. Vous savez, je suppose que Latimer brutalisait Emma depuis plus d'un an.

- Je ne connais pas les détails. Je prendrai la déposition d'Emma dès qu'elle sera en état d'en faire une.

- Une déposition ? demanda Marianne. Pourquoi ?

- C'est la procédure habituelle.

- Vous la prendrez vous-même, j'espère? intervint Johnno.

- Oui.

Marianne l'étudiait en silence. Contrairement à ce qu'Emma lui avait dit de Michael Kesselring, il ressemblait exactement à l'idée qu'elle se faisait d'un policier. Il avait l'air tendu, épuisé, et des cernes profonds ourlaient ses yeux gris; malgré tout, il donnait l'impression d'être un homme sur lequel on pouvait compter.

- C'est vous qui avez tué Drew ? demanda-t-elle.

Michael croisa son regard. Plus que tout au monde, il aurait voulu pouvoir répondre par l'affirmative.

- Non. Je suis arrivé trop tard.

- Qui l'a tué, alors?

- Emma.

- Seigneur, murmura Johnno.

- Ecoutez, je n'aime pas la savoir seule, reprit Michael. Je vais retourner auprès d'elle. Vous devriez peut-

être descendre à l'hôtel et vous reposer.

- Nous restons, dit Marianne en prenant la main de Johnno. Nous nous relayerons à son chevet.

Michael hocha la tête, avant de repartir vers la chambre d'Emma.

Elle revint à elle aux premières lueurs de l'aube. La lumière, même faible, la libéra du cauchemar. Elle savait qu'elle avait encore rêvé. Elle entendait l'écho de la musique dans ses oreilles.

Elle essaya de secouer sa torpeur, agacée de se sentir aussi molle. Et puis, elle ne parvenait à ouvrir qu'un œil. Elle leva une main, découvrit le pansement et se rappela.

Une bouffée de panique lui emplit les poumons, l'étouffant presque. Elle tourna la tête et vit Michael. Il était assis dans un fauteuil à côté du lit, le menton sur la poitrine. Sa main couvrait la sienne, et elle n'eut qu'à remuer les doigts pour qu'il émergeât brusquement de son demi-sommeil.

- Hé.

Il sourit en portant les doigts de la jeune femme à ses lèvres. Sa voix était rauque de fatigue.

- Bonjour.

- Combien... Combien de temps...?

- Tu as dormi une nuit entière, c'est tout. Tu as mal ?

Oui, elle avait mal. Mais elle secoua la tête. La souffrance lui permettait de croire qu'elle était en vie.

- C'est arrivé, n'est-ce pas? Tout est arrivé?

- C'est fini, murmura-t-il en gardant la main d'Emma contre sa joue. Je vais aller chercher l'infirmière. Elle voulait que je la prévienne, dès que tu te serais réveillée.

- Michael, je l'ai tué?

Il la regarda un instant. Son visage était bandé. Elle avait été brutalisée, battue, mais il sentait confusément qu'elle n'était pas vaincue.

- Oui, répondit-il enfin. Toute ma vie, je m'en voudrai de t'avoir laissée me devancer.

Elle hocha la tête.

- Je ne sais pas quoi ressentir. Il n'y a plus rien, ni chagrin, ni soulagement, ni regret. C'est comme si j'étais vide.

Michael savait tout cela ; il savait ce qu'on éprouve à tenir une arme dans sa main, à viser et à tirer sur un autre être humain. Dans l'exercice du devoir. En état de légitime défense. Quelle que soit l'urgence, aussi vitale que soit la cause, cela vous hantait pour toujours.

- Tu as fait la seule chose que tu pouvais faire, dit-il. C'est tout ce que tu as besoin de te rappeler.

Michael alla prévenir l'infirmière et retourna dans la salle d'attente, où Marianne somnolait sur l'épaule de Johnno.

- Elle est réveillée, dit-il.

- Réveillée? s'exclama Marianne. Comment va-t-elle?

- Ça a l'air d'aller. Elle se souvient de ce qui s'est passé. L'infirmière est avec elle et le médecin ne va pas tarder. Vous devriez être autorisés à la voir bientôt.

Soudain, une photo d'Emma apparut sur l'écran de la télévision, suspendue au plafond, dans un coin de la pièce. Ils se turent pour écouter le compte rendu du présentateur. Puis, il y eut une rapide interview de la réceptionniste de l'hôtel et la déclaration d'un homme d'âge moyen. Michael se souvenait de l'avoir repoussé, avant de se jeter sur la porte.

- Je sais seulement qu'il y avait un bruit d'enfer, disait-il avec animation. Elle n'arrêtait pas de crier, de le supplier d'arrêter. Ça avait l'air d'être sérieux, alors je me suis mis à cogner sur la porte. J'étais dans la chambre voisine. Et puis les flics sont arrivés. L'un d'eux a défoncé la porte. J'ai eu à peine le temps de jeter un coup d'œil, mais j'ai vu une femme allongée par terre, en sang. Elle avait un revolver et elle a tiré. Elle a continué à tirer jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de balles.

Michael se dirigea vers le téléphone en jurant.

Sur l'écran, on voyait maintenant l'extérieur de l'hôpital et un reporter, le visage grave, déclarant que les médecins ne s'étaient pas encore prononcés sur l'état d'Emma McAvoy Latimer.

- Ecoute, lança Michael dans le combiné du téléphone. Je m'en contrefiche. Tu les tiens à distance. Et je veux un type en uniforme devant sa porte vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Je ferai moi-même une déclaration à la presse, cet après-midi.

- Vous ne pourrez pas les arrêter, dit Johnno, comme Michael raccrochait brutalement.

- Mais je peux les retenir un moment.

Johnno se leva. Il était inutile d'expliquer à Michael que Emma connaissait le prix de la célébrité ; qu'elle l'avait payé toute sa vie.

- Marianne, va la voir, dit-il. J'emmène notre ami prendre un petit déjeuner.

- Je ne veux pas..., commença Michael.

- Mais si, vous voulez, l'interrompit Johnno. Ce n'est pas tous les jours que vous avez la chance de manger des œufs brouillés en compagnie d'une légende vivante. Allez, Marianne. Dis à Emma que je viens la voir très vite.

Il attendit que la jeune femme se fût éloignée pour se tourner de nouveau vers Michael.

- La première fois que j'ai vu Emma, elle avait à peine trois ans. Elle se cachait sous l'évier de la cuisine, dans l'appartement dégoûtant de Jane. Elle avait déjà pris bien des coups. Elle s'en est sortie. Cette fois aussi, elle va s'en sortir.

- J'aurais dû demander un mandat d'amener, dit Michael. J'aurais dû la pousser et obtenir un mandat.

- Depuis quand êtes-vous amoureux d'elle?

Michael ne répondit pas tout de suite. Puis, il poussa un long soupir agité.

- Depuis presque toujours.

Il marcha vers la fenêtre et l'ouvrit pour laisser entrer un peu d'air frais.

- Cinq minutes. Si j'étais arrivé cinq minutes plus tôt, c'est moi qui l'aurais tué. J'étais prêt à tirer, quand j'ai défoncé la porte. J'aurais dû le descendre pour elle. C'est comme ça que les choses auraient dû se passer.

- Ah, l'orgueil masculin...

Michael se retourna, mais Johnno ne se départit pas de son petit sourire sarcastique.

- Je crois savoir ce que vous ressentez, mais je ne suis pas d'accord. Je suis content qu'Emma ait crevé cette ordure elle-même. Il y a une justice là-dedans. J'aurais simplement préféré qu'elle le fasse avant qu'il ne la mette dans cet état. Allons.

Johnno lui tapota l'épaule.

- Vous avez besoin de manger un morceau.

Trop fatigué pour discuter, Michael se laissa entraîner. Ils arrivaient devant l'ascenseur, lorsque les portes d'acier s'ouvrirent sur Brian et Beverly.

- Où est-elle? demanda le premier.

-

La chambre au bout du couloir. Attends, dit Johnno en lui prenant le bras. Marianne est avec elle. Tu as besoin de te calmer, d'abord. Elle a eu assez d'émotions comme ça.

- Johnno a raison, Brian, intervene Beverly. Et puis, nous ne savons toujours pas ce qui s'est passé. Vous pouvez nous expliquer? ajouta-t-elle à l'adresse de Michael. Nous voyageons depuis votre coup de téléphone.

- Drew Latimer a trouvé Emma à son hôtel, hier.

- Comment «trouvée»? demanda Brian. Ils n'étaient pas ensemble?

- Elle avait pris la fuite et se cachait, pendant qu'elle déclenchait la procédure de divorce.

- Le divorce?

Brian secoua la tête, comme pour chasser la fatigue et l'angoisse qui le tenaillaient, depuis des heures.

- J'ai parlé avec elle il y a quelques semaines à peine. Elle n'a fait aucune allusion à un divorce.

- Elle ne pouvait rien dire. Elle avait peur. Latimer la battait. C'était ainsi depuis le début de leur mariage.

- Mais, c'est complètement dingue. Il est fou d'elle. Je l'ai vu.

- Ouais, s'exclama Michael, incapable de retenir sa fureur plus longtemps. Il a été un époux très aimant. Un vrai prince charmant. C'est pourquoi elle était terrifiée. C'est pourquoi elle est allongée dans un lit d'hôpital, le visage défoncé et les côtes brisées. Ce malade l'aimait tant qu'il a bien failli la tuer.

Brian demeura bouche bée.

- C'est lui qui l'a mise là?

- Oui.

- Où est-il? gronda Brian en attrapant Michael par le plastron de sa chemise.

- Il est mort.

- Du calme, Brian, intervint Johnno. Ce n'est pas en perdant la boule que tu vas aider Emma.

- Je veux la voir.

Il attira Beverly contre lui.

- Nous voulons la voir; tout de suite.

Ils arrivèrent devant la porte de la chambre à l'instant où Marianne l'ouvrait.

- Mon Dieu, mon bébé, murmura Brian en marchant vers le lit, sans lâcher la main de Beverly.

Emma les regarda. Elle leva une main vers sa joue meurtrie, puis l'autre. Elle ne voulait pas qu'il la voie comme ça. Doucement, Brian lui écarta les doigts.

- Emma.

Il se pencha et déposa un baiser sur son front.

- Je suis désolé. Tellement désolé.

Elle laissa jaillir ses larmes, alors, bredouillant ses propres excuses et ses explications.

- Je ne comprends pas comment c'est arrivé, conclut- elle finalement, épuisée. Ni pourquoi. Je voulais avoir quelqu'un qui m'aime, juste moi. Je voulais une famille, et je pensais-Un long soupir lui échappa.

- Je pensais qu'il était comme toi.

Brian dut faire un effort surhumain pour ne pas poser la tête sur la poitrine de sa fille et sangloter. La gorge douloureuse, il porta la main d'Emma à ses lèvres.

- Tu ne dois plus t'inquiéter à ce sujet. Tu ne dois même plus y penser. Personne ne te fera plus jamais de mal. Je le jure.

- Tu es en sécurité, à présent, et c'est le plus important, renchérit Beverly. C'est tout ce qui compte pour nous.

- Je l'ai tué, murmura Emma. Ils vous ont dit que je l'ai tué?

Beverly et Brian échangèrent un regard choqué.

- C'est... c'est fini, maintenant, dit ce dernier d'une voix rauque.

- Je n'ai pas voulu t'écouter, reprit Emma. J'étais fâchée, blessée que tu puisses penser qu'il visait la gloire, à travers moi.

- Tais-toi, je t'en prie.