4.

Pour son baptême de l'air, au-dessus de l'Atlantique, Emma eut droit au confort des places de première classe.

Hélas, elle fut incapable d'apprécier ce privilège, car elle fut malade tout le long du voyage. Elle ne pouvait pas, comme Beverly le lui conseillait régulièrement, admirer les jolis nuages ou le livre d'images qu'on lui avait donné.

Même vide, l'estomac de l'enfant roulait impitoyablement et c'est à peine si elle était consciente des tapotements de la main de Beverly sur la sienne ou de la voix rassurante de l'hôtesse de l'air.

Peu importait qu'elle fût vêtue d'une jolie jupe rouge avec son chemisier à fleurs, ou que Beverly lui eût promis de l'emmener tout en haut de l'Empire State Building. La nausée ne lui laissait aucun répit et la perspective de revoir son papa ne lui était plus d'aucune consolation.

Lorsqu'ils atterrirent enfin à l'aéroport Kennedy, elle était trop faible pour tenir sur ses jambes. Complètement éreintée, Beverly passa les contrôles de douane et manqua pleurer de soulagement, lorsqu'elle aperçut la silhouette élégante de Pete.

Sanglé dans un complet impeccable, l'imprésario jeta un coup d'œil au visage exsangue de l'enfant et à la jeune femme qui la portait dans ses bras.

- Le voyage a été difficile ?

Un petit rire fusa des lèvres de la jeune femme

- Pensez-vous. Ce fut un plaisir, du début à la fin. Où est Brian?

- Il voulait venir, mais j'ai dû m'y opposer, répondit Pete en prenant le sac de la jeune femme. Nos lascars ne peuvent plus ouvrir une fenêtre pour prendre l'air, sans provoquer des émeutes.

- Et vous adorez ça.

En souriant, il lui indiqua la sortie du terminal.

- Optimiste comme je suis, je ne m'attendais pas à un tel raz de marée, je dois l'admettre. Brian va devenir un homme très riche, Beverly. Nous allons tous être riches.

- L'argent n'est pas une des priorités de Brian.

- Peut-être pas, mais je ne vois pas comment il pourrait le repousser du pied, s'il continue à entrer à flots.

Allons, une voiture nous attend.

- Et les bagages?

- Ils seront livrés à l'hôtel.

Il s'arrêta devant une Mercedes limousine blanche aussi grande qu'un bateau et, voyant l'air déconcerté de la jeune femme, sourit de nouveau.

- Quand on est l'épouse d'un roi du rock, il faut s'attendre à voyager avec style.

Sans rien dire, Beverly s'installa sur la banquette de cuir et alluma une cigarette. A cause de la fatigue du voyage, sans doute, elle se sentait étrangement vide et déplacée. A côté d'elle, Emma dormait.

Pete ne s'arrêta pas dans le lobby du Waldorf; il les mena directement vers un des ascenseurs, où ils s'engouffrèrent sans jeter un seul regard autour d'eux. La discrétion était de mise, songea l'imprésario, mais c'était un peu dommage tout de même. Une petite scène de panique à l'aéroport ou à l'entrée de l'hôtel, même inopportune, aurait pu faire la une des journaux, et avoir des retombées excellentes sur la vente des disques.

- Je vous ai réservé une suite avec deux chambres.

Une telle extravagance ne laissait pas de gêner son âme pratique, mais Pete la justifiait par le fait que la présence de Beverly rendrait Brian plus coopératif, et plus créatif aussi. D'ailleurs, la presse allait adorer ce tableau familial : la vedette emmenant sa famille avec lui, en tournée. S'il ne pouvait pas promouvoir l'image d'un homme célibataire et sexy, il ferait l'apologie du mari aimant et du père attentionné. Ce qui comptait, c'était le résultat.

- Nous sommes tous au même étage, poursuivit-il. Et le service de sécurité est très strict. A Washington, deux adolescentes ont réussi à s'introduire dans la chambre de Stevie en se glissant dans un chariot de femme de chambre.

- On ne s'ennuie pas, il me semble.

Pete haussa les épaules, l'air blasé.

- Nos gars ont une interview, aujourd'hui. Et le Sullivan Show, demain.

- Brian ne m'a pas dit où nous allions, ensuite.

- Philadelphie, puis Detroit, Chicago, Saint Louis-

Beverly poussa un soupir de soulagement en voyant s'ouvrir enfin les portes de l'ascenseur. Que lui importait où ils allaient. Elle était ici. Et déjà, en dépit de son épuisement et de ses courbatures aux bras, elle sentait l'énergie de Brian flotter autour d'elle.

Pete sortit une clé de sa poche.

- Vous avez deux heures avant l'interview. C'est un nouveau magazine qui va sortir son premier numéro à la fin de cette année. Rolling Stone.

Elle prit la clé, heureuse qu'il eût la délicatesse de ne pas s'imposer durant le peu de temps qu'il leur avait donné pour se retrouver.

- Merci, Pete. Brian sera prêt.

A l'instant où elle ouvrait la porte, ce dernier sortit en courant de la chambre voisine et les serra, Emma et elle, contre lui.

- Dieu merci, murmura-t-il en déposant une pluie de baisers sur le visage de Beverly.

II prit sa fille, toujours endormie, dans ses bras.

- Qu'a-t-elle?

Beverly caressa les mèches blondes et soyeuses de la petite.

- Le vol l'a rendue affreusement malade et elle a à peine dormi dans l'avion. Tout ira mieux, une fois qu'elle sera couchée.

- O.K., ne bouge pas, je m'en occupe.

Il porta Emma dans la deuxième chambre et celle-ci ne réagit que lorsqu'il la glissa entre les draps.

- Papa?

- Oui, murmura-t-il, ému. Tu vas dormir un moment. Tout va bien.

Apparemment rassurée par le son de sa voix, elle sombra de nouveau dans un sommeil paisible.

En sortant, Brian laissa la porte entrouverte, instinctivement. Puis, il contempla Beverly. Ses yeux cernés paraissaient immenses dans son visage livide. Une bouffée d'amour le submergea, plus forte et plus urgente que tout ce qu'il avait connu jusqu'alors. Sans rien dire, il marcha vers elle, la souleva dans ses bras et la porta jusqu'à son lit.

Les mots lui manquaient, lui qui les déversait généralement par torrents. Plus tard, ils afflueraient, par pages entières, tous nés de cette heure si précieuse passée avec sa femme.

La radio était allumée, à son chevet, ainsi que la télévision au pied du lit. Il avait chassé le silence avec des voix, du bruit. Mais lorsqu'il la toucha, elle fut toute la musique dont il avait besoin.

Alors, il la déshabilla lentement, la regardant, absorbant chaque moment avec frénésie. Plus tard, il se rappellerait le frémissement de la circulation de l'autre côté de la fenêtre, le recréant sous forme de basses et d'aigus. Les petits soupirs qui échappaient à Beverly deviendraient l'accompagnement d'une mélodie. Il pouvait même entendre le chuchotement musical de ses propres mains, tandis qu'elles glissaient sur la peau de la jeune femme.

Le corps de Beverly changeait déjà, subtilement, sous la lente poussée de la vie qui grandissait en elle. Il caressa son ventre arrondi, ébahi par ce miracle de la nature. Plein d'humilité, il y posa les lèvres, avec une sorte de vénération.

C'était idiot, mais il se sentait comme un soldat au retour de la guerre, couvert de blessures et de médailles.

Enfin, ce n'était peut-être pas si idiot que ça ! L'arène dans laquelle il avait combattu et gagné n'était pas un endroit où il pouvait emmener Beverly. Elle l'attendrait toujours. Et cette patience, cette dévotion, il les lisait dans ses yeux verts pailletés d'or, tandis qu'elle le prenait tendrement dans ses bras. Sa passion était toujours plus calme, moins égoïste, s'équilibrant avec les besoins et l'urgence qui l'agitaient, lui. Avec Beverly, il se sentait un homme et non plus un symbole dans un monde qui en était affamé. Et lorsqu'il pénétra en elle, il murmura son nom en un long soupir de gratitude et d'espoir.

Plus tard, comme elle reposait entre les draps froissés, Brian se mit à parler avec un enthousiasme décuplé.

Tout ce qu'il avait toujours souhaité, tout ce dont il avait rêvé, se trouvait à sa portée.

- Pete a fait filmer le concert à Atlanta. C'était complètement dingue, Beverly. Pas seulement les cris des fans, mais le bruit, la foule. On s'entendait à peine chanter, dans ce tohu-bohu, comme si on était sur une piste de décollage, avec des avions s'envolant tout autour de nous. Mais au milieu du chaos, il y avait des gens qui écoutaient vraiment. Parfois, on distinguait un visage, au milieu des lumières et de la fumée, et on ne chantait plus que pour cette personne. Et puis, Stevie se lançait dans un solo de guitare, comme dans Undercover et c'était la folie, de nouveau. C'était comme..., je ne sais pas moi, comme faire l'amour.

- Désolée si je n'ai pas applaudi, dit Beverly.

Riant, il effleura délicatement la cheville de la jeune femme.

- Je suis tellement heureux que tu sois là. Cet été n'est pas un été comme les autres. Je le sens. C'est dans l'air, sur les visages des gens. Et nous participons de cette ambiance générale. Il n'y aura plus jamais de retour en arrière, Beverly. Finie l'époque où nous mendiions pour passer dans des pubs minables, trop heureux d'être payés en bières et en frites. Tu te rends compte, ma chérie, nous sommes à New York. Après-demain, des millions de personnes nous auront entendus. Et ça va compter. Nous allons compter, enfin.

- Tu as toujours compté, Brian.

- Non, répondit-il en secouant la tête. Je n'étais qu'un chanteur débraillé de plus. Mais c'est terminé. Nous avons un public, maintenant. Les gens nous écoutent. Et tout cet argent va nous permettre de chercher, d'expérimenter; nous ne nous contenterons pas de faire du rock gentillet. Il y a une guerre, au-dehors. Toute une génération est sur le point de se soulever et nous pouvons devenir leur voix.

Beverly n'entendait rien à ces grands rêves, mais c'était l'idéalisme de Brian qui l'avait attirée, dès le début.

- Tant que tu ne me laisses pas derrière toi.

- Je ne pourrais pas, répondit-il du fond de son cœur. Je vais te donner le meilleur, Beverly. A toi et au bébé. Je le jure.

Il l'embrassa.

- Et maintenant, il faut que je m'habille. Pete tient beaucoup à ce que nous soyons en couverture de ce magazine qui va sortir en novembre. Allez viens, on va prendre une douche.

- Je pensais rester ici.

- Beverly...

Il réprima un soupir d'impatience. Ils avaient déjà parlé de tout ça. Bien des fois.

- Tu es ma femme. Les gens ont envie de te connaître, de nous connaître. Si nous nous livrons un petit peu, ils ne nous poursuivront pas pour en savoir davantage.

Il croyait sincèrement à ce qu'il disait.

- C'est particulièrement important à cause d'Emma. Le monde entier doit voir que nous formons une vraie famille.

- Une famille devrait être une chose privée.

- Peut-être. Mais les histoires concernant Emma sont déjà dans la nature.

Il les avait lues, des douzaines, parlant d'Emma comme de l'enfant de l'amour. C’aurait pu être pire, si les journalistes avaient su la vérité, à savoir qu'elle avait été conçue sans la plus petite once de sentiment. Non, c'était son autre enfant, pensa-t-il en posant la main sur le ventre de Beverly, qui était le fruit de l'amour.

- J'ai besoin de toi, murmura-t-il.

A contrecœur, la jeune femme obtempéra.

Vingt minutes plus tard, on frappa à la porte de la suite et ce fut elle qui alla répondre.

- Johnno!

Il lui sourit.

- Je savais bien que tu ne pourrais pas vivre longtemps sans moi.

Il la fit basculer sur son bras et plaqua deux bises sonores sur ses joues. Comme elle riait, il leva la tête et vit Brian paraître sur le seuil de la pièce.

- Et zut, nous sommes découverts. Autant lui avouer la vérité, maintenant.

- Où as-tu déniché ce truc ridicule que tu as sur le crâne ? demanda Brian.

Johnno remit Beverly sur ses pieds et redressa le chapeau mou tout blanc.

- Il te plaît. C'est le dernier cri.

- Ça te donne un air de maquereau, commenta son ami, avant de se diriger vers le bar.

- Et voilà. Je savais bien que j'avais fait le bon choix. Ça m'a presque coûté la vie, mais j'ai réussi à m'échapper pour aller faire quelques courses sur la Cinquième Avenue. Sers m'en un, tant que tu y es, ajouta-t-il, comme Brian se versait un whisky.

- Tu es sorti?

- J'avais mis des lunettes de soleil, une tunique à fleurs et une perruque de rasta. Le déguisement a bien marché jusqu'à ce que j'essaie de rentrer à l'hôtel. J'ai perdu la perruque.

Brian lui tendit un verre, et Johnno avala une gorgée d'alcool avant de s'enfoncer dans les coussins du canapé avec un soupir de satisfaction.

- Je me sens chez moi à New York, mon vieux.

- Pete va t'étrangler, s'il apprend que tu es sorti tout seul.

- Pete peut aller se faire voir ailleurs, répondit Johnno d'un ton joyeux. Il n'est pas mon genre, de toute façon.

Souriant, il vida son whisky.

- Alors, où est le bout de chou?

- Elle dort, répondit Beverly.

On frappa de nouveau et cette fois, Brian répondit. Stevie entra et, avec un hochement de tête imperceptible en direction de Beverly, marcha directement vers le bar. P.M., qui le suivait, s'effondra dans un fauteuil, le visage un peu pâle.

- Pete dit que l'interview aura lieu ici, déclara-t-il. Où as-tu trouvé ce chapeau? enchaîna-t-il en s'adressant à Johnno.

- C'est une longue et triste histoire, mon garçon.

Soudain, Johnno aperçut la petite silhouette d'Emma, dans l'entrebâillement de sa porte.

- Surtout, ne regardez pas, mais nous avons de la compagnie. Salut, bouille de prune.

L'enfant rit doucement, sans bouger. A cet instant, elle n'avait d'yeux que pour Brian, qui traversa la pièce et la souleva dans ses bras.

- Emma! Quel effet ça fait d'être un globe-trotter?

Elle croyait avoir rêvé l'instant où il l'avait bordée et embrassée. Mais il était bien là, lui souriant, et sa merveilleuse voix effaçait, comme par miracle, ses maux d'estomac.

- J'ai faim, dit-elle en lui offrant un sourire éblouissant.

- Pas étonnant.

Il baisa la fossette au coin de sa petite bouche.

- Tu veux du gâteau au chocolat?

- De la soupe, intervint Beverly.

- De la soupe et du gâteau au chocolat, concéda-t-il.

Il la reposa pour appeler le service de chambre.

- Viens ici, Emma, j'ai quelque chose pour toi, reprit Johnno en tapotant le coussin près du sien.

Emma hésita. Sa mère lui disait cela très souvent, avant de lui assener... une gifle. Mais Johnno avait un bon sourire et lorsqu'elle s'installa à côté de lui, il tira un œuf en plastique de sa poche avec, à l'intérieur, une bague ornée d'une grosse pierre rouge bien criarde. Il le lui donna et la petite bouche d'Emma décrivit un oh extasié, tandis qu'elle faisait tourner l'objet dans ses mains, le regard fixé sur la bague virevoltant dans sa bulle transparente.

C'était un geste spontané. Johnno était passé devant une de ces machines qui prennent des pièces de monnaie, et comme il en avait plein ses poches, il en avait glissé une dans la fente.

Plus ému qu'il ne voulait le laisser paraître, il ouvrit l'œuf pour la petite fille et, lui prenant la main, glissa la bague à son majeur.

- Là, maintenant, nous sommes fiancés.

Emma eut un sourire rayonnant.

- Je peux m'asseoir sur tes genoux?

- D'accord, répondit-il.

Puis, se penchant à son oreille, il ajouta :

- Mais si tu fais pipi dans ta culotte, je romps nos fiançailles.

Elle rit, confortablement installée contre lui, et se mit à jouer avec sa bague.

- D'abord ma femme, et ensuite, ma fille, commenta Brian.

- Tu n'aurais de bonnes raisons de t'inquiéter que si tu avais un fils, grommela Stevie qui, à peine les mots prononcés, les regretta amèrement.

Il jeta deux glaçons dans son verre et avala une longue rasade d'alcool.

- Désolé, grommela-t-il. J'ai la gueule de bois. Ça me met de mauvais poil. ..

Comme on frappait de nouveau à la porte, Johnno haussa simplement les épaules.

- La presse est là, mon vieux. C'est le moment de sortir ton fameux sourire.

Johnno était furieux, mais il le cacha bien, tandis qu'un jeune reporter barbu s'asseyait parmi eux. Ils n'avaient pas la moindre idée de ce qu'il devait endurer. Aucun d'entre eux n'avait cherché à devenir son ami, à l'exception de Brian, bien sûr, qu'il connaissait depuis l'école. On l'avait traité de tous les noms : tante, pédale, homo ; et ça faisait autrement mal que les raclées occasionnelles qu'il avait essuyées. Et encore, en avait-il évité un bon nombre, grâce à la loyauté de Brian, toujours prêt à jouer des poings pour l'aider à se défendre.

La pauvreté était banale, dans le quartier Est de Londres qui les avait vus naître et grandir, et là violence sous-jacente, toujours prête à exploser. Mais il existait des moyens de s'évader. Pour Johnno et Brian, c'était la musique.

Elvis, Chuck Berry, Muddy Waters. Ils rassemblaient le peu d'argent qu'ils parvenaient à gagner ou à voler, pour acheter ces précieux 45 tours. A douze ans, ils avaient composé leur première chanson : un essai bien piteux, se rappelait Johnno, scandé de rimes affligeantes et sans le moindre rythme. Brian avait échangé une pinte du gin de son père contre une vieille guitare et reçu une sacrée correction, pour sa peine. Mais, aussi mauvaise fût-elle, c'était leur musique.

Johnno avait presque seize ans, quand il avait pris conscience de son homosexualité. Il avait pleuré, s'était jeté sur toutes les filles qui voulaient bien de lui, pour essayer de renverser le destin. En vain.

Finalement, c'était Brian qui l'avait aidé à accepter. Ils buvaient, un soir, au sous-sol de l'appartement de ce dernier. Cette fois, c'était Johnno qui avait chipé du whisky à son père. Un vieux radiocassette posé sur le sol déversait une chanson de Roy Orbison et la confession du garçon avait jailli, poussée par l'ivresse et le désespoir.

- Je ne suis qu'une merde, avait dit Johnno. Je ne serai jamais rien d'autre. Mon père est un bon à rien qui passe son temps à picoler, ma mère ne sait que se plaindre, ma sœur racole et mon petit frère a été arrêté deux fois, ce mois-ci.

- A nous de faire ce qu'il faut pour nous tirer de là avait répondu Brian, que l'alcool rendait philosophe.

Nous seuls pouvons changer la face de notre destin, Johnno. Et on y arrivera.

- La face du destin, je ne pourrai la changer qu'en me foutant en l'air. C'est peut-être ça, la solution, d'ailleurs.

- Qu'est-ce que tu racontes? avait demandé Brian en cherchant une Pall Mail dans un paquet froissé.

- Je suis pédé, voilà ce que je raconte.

- Pédé?

- Brian s'était immobilisé, la main en l'air, l'allumette à quelques centimètres de sa cigarette.

- Allons, Johnno. Ne sois pas stupide.

- Je te dis que j'en suis un, avait crié Johnno, le visage baigné de larmes. J'aime les garçons. Je ne suis rien qu'une salope de tante.

Bien que secoué par cet aveu, Brian était assez soûl pour garder l'esprit ouvert.

- T'es sûr?

- Tu crois vraiment que j'irais inventer un truc pareil?

Brian garda le silence, un instant. La nouvelle était renversante. Mais Johnno était son ami depuis plus de six ans : durant tout ce temps, ils s'étaient serré les coudes, ils avaient pris la défense l'un de l'autre, et surtout, ils avaient partagé les mêmes rêves, les mêmes secrets. Brian fit craquer une autre allumette et tira une bouffée de sa cigarette.

- Bah, si t'es fait comme ça, alors, t'es fait comme ça. C'est pas une raison pour se taillader les veines.

- T'es pas pédé, toi.

- Non.

Du moins, à cet instant, espéra-t-il avec ferveur ne pas l'être. Il se promit de passer les semaines à venir à se le prouver avec toutes les filles qu'il pourrait séduire. Non, il n'était pas pédé. Les acrobaties sexuelles auxquelles il se livrait avec Jane Palmer étaient la preuve éclatante de ses préférences.

- Mais des tas d'hommes le sont, tu sais, enchaîna-t-il. Des écrivains, des artistes... Nous sommes musiciens, alors tu n'as qu'à considérer ce penchant comme une part de ton âme créatrice.

- C'est des conneries, marmonna Johnno en s'essuyant le nez.

- Peut-être, mais c'est mieux que de te suicider. Pour moi, en tout cas. Car il faudrait que je trouve un nouveau partenaire.

Un sourire naquit timidement sur les lèvres de Johnno, tandis qu'il saisissait la bouteille de whisky.

- Alors, nous sommes encore partenaires?

- Evidemment.

Brian lui passa sa cigarette.

- Du moment que je ne te donne pas des envies.

Et le sujet fut clos.

Quand Johnno prenait un amant, il le faisait discrètement et n'en parlait jamais. Dans le groupe, son homosexualité était connue de tous, mais, à l'insistance de Pete, il cultivait l'image d'un grand séducteur de femmes.

Généralement, Johnno s'en amusait.

Il avait bien quelques regrets, même s'il n'aimait pas l'admettre. Ainsi, à cet instant, tandis qu'il faisait rebondir la petite Emma sur ses genoux, il se dit tristement qu'il n'aurait jamais d'enfant. Et puis, en voyant Brian glisser un bras autour des épaules de Beverly, il se dit aussi que le seul homme qu'il aimât réellement ne serait jamais son amant.