5.
Emma fut époustouflée par New York.
Après un petit déjeuner tardif, au cours duquel Brian lui avait permis de manger de la confiture de fraise et des gâteaux nappés de sucre glace, il était parti et l'avait laissée entre les mains de Beverly. Mais Emma ne s'était pas inquiétée, cette fois. Son papa allait passer à la télévision, le soir même, et il lui avait promis qu'elle pourrait aller le voir dans le studio d'enregistrement.
En attendant, Beverly s'était affublée d'une perruque blonde et de lunettes de soleil, et elles sillonnaient la ville à l'intérieur de l'immense voiture blanche.
Emma aimait bien regarder par la vitre fumée de la portière. Les trottoirs fourmillaient d'activité; les gens se bousculaient et partout, ce n'était que concerts de Klaxon. Il y avait des femmes en minijupe, perchées sur de hauts talons, avec des coiffures bouffantes et laquées, aussi rigides que si elles avaient été sculptées dans la pierre.
D'autres, au contraire, portaient des jeans et des sandales, leurs longs cheveux raides tombant en pluie dans leur dos. A tous les coins de rue, il y avait des vendeurs ambulants, qui proposaient hot dogs, sodas et glaces.
Le chauffeur de la limousine se tenait bien droit, la casquette vissée sur le crâne. Il n'appréciait guère la musique, à l'exception de Frank Sinatra ou Rosemary Clooney, mais il savait que ses deux adolescentes de filles, elles, seraient folles de joie, quand il leur rapporterait des autographes, à la fin de son contrat de deux jours.
Il arrêta la voiture devant une vaste entrée.
- Nous y sommes, madame. L'Empire State Building. Voulez-vous que je repasse vous chercher dans une heure ?
- Dans une heure, oui, répondit Beverly.
Le chauffeur vint leur ouvrir la portière et elle prit fermement la main d'Emma, avant de sortir dans la chaleur moite de cette journée d'été.
La file était longue devant l'entrée; des bébés pleuraient, des enfants hurlaient. Elles s'y joignirent, suivies discrètement par deux gardes du corps. Très vite, elles furent poussées vers un ascenseur, puis débarquées de nouveau à un étage supérieur, où il leur fallut attendre encore. Mais Emma n'y voyait pas d'inconvénient. Tant que Beverly la tenait par la main, elle pouvait allonger le cou et observer tous les gens autour d'elle. Il y avait des têtes chauves, des chapeaux mous et des barbes à foison. Et quand elle fut fatiguée de regarder en l'air, elle baissa les yeux et contempla les centaines de chaussures. Là aussi, les styles se mélangeaient, entre les sandales de corde, les baskets blanches et les escarpins de toutes les couleurs. Enfin, leur tour arriva, et elles s'engouffrèrent dans un ascenseur.
Emma écarquilla les yeux, en sentant ses oreilles se boucher, comme dans l'avion. L'espace d'un instant, elle fut terrifiée à l'idée d'être malade, de nouveau. Elle se mordit la lèvre et retint sa respiration, regrettant de n'avoir pas apporté Charlie avec elle. Puis les portes s'ouvrirent et le mouvement cessa. Autour d'elle, les gens riaient et sortaient en se bousculant. Elle obéit à Beverly, qui l'entraînait derrière elle, et la suivit en luttant encore contre la nausée.
Un stand était aménagé là, avec des étagères pleines de souvenirs et de larges baies vitrées à travers lesquelles elle put admirer le ciel et les immeubles de Manhattan. Ebahie, l'enfant en oublia son malaise.
- C'est quelque chose, n'est-ce pas, Emma?
- C'est le monde?
Bien qu'elle fût aussi impressionnée que la petite fille, Beverly eut un rire.
- Non. Juste une infime partie. Allez, viens, sortons. Le vent les cueillit de plein fouet, faisant voleter la jupe d'Emma et repoussant l'enfant, tandis qu'elle trébuchait, dans son effort pour garder l'équilibre. Mais la sensation, loin de l'effrayer, lui parut euphorisante. Beverly, qui riait toujours, la prit dans ses bras.
- Nous sommes sur le toit du monde, Emma !
La petite regarda les croisements de rues, au milieu des gratte-ciel, des voitures et des autobus, minuscules comme des jouets.
- Est-ce qu'on pourrait vivre ici? demanda-t-elle.
Beverly glissa une pièce de monnaie dans la fente d'un télescope et tenta de repérer la statue de la Liberté.
- Vivre où, ici, à New York ?
- Non. Sur le toit.
- Personne n'habite ici, Emma.
- Pourquoi pas?
- Parce que c'est une attraction touristique, répondit la jeune femme. Et l'une des merveilles du monde, je pense. On ne peut pas vivre dans une merveille.
Mais Emma continua d'admirer la vue et se dit qu'elle, elle pourrait.
Le studio de télévision n'impressionna guère Emma. Ce n'était ni aussi joli ni aussi grand que sur le petit écran. Les gens étaient très ordinaires. En revanche, les caméras la fascinaient, et les personnes qui les manipulaient lui parurent très importantes. Elle allait demander à Beverly si c'était comme de regarder à travers l'œil du télescope, mais au même moment, un monsieur se mit à parler très fort. Son accent américain était le plus étrange que l'enfant ait entendu, jusqu'alors, et elle ne comprit rien à ce qu'il dit, excepté le dernier mot : Devastation. Puis, il y eut une explosion de cris.
Une fois passé le premier choc, Emma lâcha la jupe de Beverly et se pencha légèrement en avant. Elle ne comprenait pas la raison de tout ce bruit, mais ces voix jeunes et enthousiastes ne lui semblaient pas de mauvais augure. Elle sourit, lorsque son père bondit sur la scène et mêla sa voix, forte et claire, à celles de Johnno et de Stevie. Ses cheveux étincelaient sous les projecteurs. Il y avait de la magie dans l'air.
Et cette image s'imprima à jamais dans l'esprit d'Emma et dans son cœur. L'image de quatre jeunes gens debout sur une scène, et baignant dans la lumière, la musique et la félicité.
Plusieurs milliers de kilomètres plus loin, Jane était assise dans son nouvel appartement. Sur une table, à côté d'elle, il y avait une bouteille de gin et une once d'« or colombien » : de la cocaïne pure. Elle avait allumé des bougies, des douzaines, comptant sur l'éclairage tamisé et la drogue pour venir à bout de sa mauvaise humeur. La voix de Brian s'élevait des haut-parleurs de sa chaîne stéréo.
Avec l'argent de son ancien amant, elle s'était installée à Chelsea. C'était un quartier jeune et à la mode, dans lequel se bousculaient les musiciens, les poètes et les artistes, ainsi que tous ceux qui gravitaient toujours autour d'eux. Jane espérait y trouver un autre Brian ; un idéaliste avec un beau visage et des mains expertes. Alors elle traînait dans les pubs, écoutant de la musique et ramassant, parfois, un compagnon pour la nuit.
Elle vivait dans un grand appartement de six pièces, entièrement meublé de neuf. Ses placards regorgeaient de vêtements achetés dans les boutiques à la mode et, à son doigt, brillait un énorme diamant acheté quelques jours plus tôt, sur un coup de cafard. Déjà, il ne lui plaisait plus. Elle avait cru que cent mille livres représentaient tout l'argent du monde, et très vite découvert que les grosses sommes se dépensaient aussi facilement que les petites. Il lui en restait assez pour assurer encore un moment son train de vie, mais elle avait très vite compris qu'elle aurait pu tirer davantage de la vente d'Emma.
Il aurait payé le double, se disait-elle en faisant tinter les glaçons dans son gin. Plus encore. Et Pete aurait pu grommeler et faire la grimace autant qu'il voulait; Brian tenait à la petite. Les enfants le faisaient craquer. Elle le savait, mais n'avait pas eu l'intelligence d'en profiter.
Vingt-cinq ridicules milliers de livres par an. Comment ferait-elle pour vivre avec une telle misère? Elle prenait bien encore un client, de temps en temps, mais c'était autant pour la compagnie que pour gagner un peu de cash. Elle ne se doutait pas qu'Emma lui manquerait. Au fur et à mesure que les semaines passaient, le concept de la maternité revêtait pour elle une signification émotionnelle.
Elle avait donné le jour à cette enfant. Elle avait changé ses couches sales et dépensé ses sous durement gagnés pour lui acheter de la nourriture et des vêtements. Maintenant, la gosse ne se rappelait sans doute plus qu'elle avait une mère.
Mais elle allait prendre un avocat, le meilleur, qu'elle paierait avec l'argent de Brian. Pas un tribunal, dans ce pays, ne manquerait de voir que la place de l'enfant était auprès de sa mère. Elle récupérerait Emma. Ou mieux encore, elle obtiendrait deux fois plus d'argent. Une fois qu'elle les aurait saignés, un peu, Brian et sa nouvelle femme ne l'oublieraient pas de sitôt. Personne ne l'oublierait d'ailleurs, ni la presse, ni ce public imbécile, ni même sa propre petite bâtarde.
Caressant cette idée avec délectation, elle étala de fines traînées de poudre blanche sur la table, prit une paille et se prépara à décoller.