1
Londres, 1967
Emma avait presque trois ans, lorsqu'elle rencontra son père pour la première fois. Elle savait à quoi il ressemblait, car sa mère avait tapissé les murs décrépis de leur appartement avec toutes les photos qu'elle découpait méticuleusement dans les journaux et les magazines. Jane Palmer avait l'habitude de la promener d'un cliché à l'autre en lui racontant sa glorieuse histoire d'amour avec Brian McAvoy, chanteur et vedette du fameux groupe de rock, Devastation. Plus Jane buvait, et plus cet amour devenait idyllique.
Du haut de ses trois ans, Emma ne comprenait pas tout. Elle savait que l'homme des photos était important; il s'était même produit devant la reine, avec son groupe. Elle avait appris à reconnaitre sa voix, quand il passait à la radio ou que sa mère lui faisait écouter un de ses 45 tours sur le tourne -disque. Emma aimait bien ses accents un peu rauques et surtout, cette intonation légère qui, elle l'apprendrait plus tard, lui venait de ses origines irlandaises.
Dans le voisinage, les commérages allaient bon train, au sujet de la pauvre petite du dernier étage, forcée de vivre avec une mère dont le tempérament violent était aussi connu que son penchant pour le gin. Parfois, les ménagères entendaient les jurons de Jane, suivis aussitôt des sanglots d'Emma. On échangeait des regards d'une fenêtre à l'autre, les lèvres pincées, sans cesser d'étendre son linge. Ah! Jane Palmer ne méritait pas d'avoir une enfant aussi mignonne! Puis, chacun s'en retournait à ses occupations. A cette époque-là, personne, dans ce quartier sordide de Londres, n'aurait songé à rapporter de tels abus aux autorités.
Emma, de son côté, ne comprenait pas l'alcoolisme ou l'instabilité émotionnelle. Pourtant, en dépit de son jeune âge, elle devinait déjà les changements d'humeur de sa mère. Parfois, elles riaient ensemble et sa maman la câlinait. Puis, sans motif apparent, l'ambiance dans l'appartement virait à l'orage. Dans ces cas-là, Emma prenait son petit chien en peluche contre elle (il s'appelait Charlie), et courait se glisser dans sa cachette, sous l'évier. Là à l'abri, dans le noir et l'humidité, elle attendait que sa mère se calme. Quand elle avait couru assez vite, car il arrivait qu'elle ne rejoigne pas son refuge à temps.
- Cesse de gigoter, Emma!
Jane enfonça la brosse dans les cheveux blond pâle de sa fille, se retenant, les dents serrées, de la frapper pour qu'elle se tienne tranquille. Aujourd'hui, elle ne devait pas perdre son sang-froid.
- Je veux que tu sois vraiment très jolie. Toi aussi, tu le veux, non?
Emma se moquait bien d'être jolie. D'abord, cette nouvelle robe rose la grattait partout. Et puis, sa mère lui faisait mal, à la coiffer aussi durement Elle continua à se trémousser sur le tabouret, tandis que Jane essayait d'attacher ses boucles folles avec un ruban.
-Je t'ai dit de te tenir tranquille.
Emma poussa un cri aigu. Jane venait de lui planter les ongles dans le cou.
-Qui pourrait bien aimer une petite fille sale et méchante?
Jane prit une profonde inspiration avant de lâcher prise. Elle ne voulait pas laisser de marques sur la peau de l’enfant. Elle l’aimait, vraiment. Et puis, cela ferait très mauvais effet, si Brian venait à les remarquer.
Elle fit descendre sa fille du tabouret et la considéra un instant de la tête aux pieds. Oui, elle était drôlement mignonne. Une vraie princesse
-Tiens, regarde-toi dans le miroir, dit-elle dans un élan de douceur. N'est-ce pas que tu es jolie tout plein?
Emma étudia son reflet d'un air boudeur.
-Ça gratte, dit-elle en zézayant légèrement.
-Une femme doit souffrir si elle veut que les hommes la trouvent belle, déclara Jane.
Son propre corset noir lui mordait impitoyablement la chair.
-Pourquoi?
-Parce que ça fait partie de notre travail
Jane pivota devant la glace. La robe bleu roi épousait ses courbes généreuses, mettant sa gorge en valeur.
Brian avait toujours aimé ses seins, se dit-elle avec un petit frisson. Ah, Brian! Aucun homme ne l'avait jamais égalé. Sous des dehors froids et cyniques, il dissimulait une sorte de rage, une avidité sauvage qui se libéraient dans l'amour. Elle était bien placée pour le savoir; ils étaient amants depuis plus de dix ans. Oh, avec quelques passages à vide. Des querelles sans importance …..
Elle sourit en imaginant le moment où Brian lui ôterait sa robe; il la dévorerait des yeux, tandis que ses doigts de musicien dégraferaient le corset affriolant. Ils avaient passé de bons moments ensemble. Il y en aurait d'autres...
Jane fronça les sourcils et étudia son reflet de plus près, dans le miroir. Elle avait teint ses cheveux afin d'obtenir le même blond que celui de sa fille. Ses dernières économies y étaient passées. Mais quelle importance? A partir de ce jour, elle n'aurait plus jamais de problèmes d'argent.
Ses lèvres étaient peintes avec soin. Rose pâle. Le même rose que Jane Asher, le mannequin, sur la couverture du dernier Vogue. Nerveuse, Jane prit son eye-liner et rajouta un trait noir au coin de ses yeux.
Emma la contemplait, fascinée. Aujourd'hui, sa maman sentait le parfum, pas le gin. Timidement, l'enfant avança la main pour saisir le tube de rouge à lèvres, sur la coiffeuse. Sa menotte fut balayée brutalement.
-On ne touche pas!
Jane lui donna une autre tape, pour lui apprendre. -Combien de fois je t'ai dit de ne jamais toucher à mes affaires!
Emma hocha la tête, le regard tout embué de larmes.
-Et ne commence pas à pleurer. C'est la première fois qu'il te voit. Tu veux vraiment avoir les yeux rouges et gonflés? D'ailleurs, il devrait déjà être là.
La voix de Jane avait pris une intonation un peu métallique et l'enfant battit prudemment en retraite.
-S'il n'arrive pas très vite...
Jane laissa sa phrase en suspens, envisageant diverses possibilités sans cesser d'examiner son reflet dans la glace. Elle avait toujours été plantureuse. Ce n'était pas de la graisse, oh, non. Soit, la robe la serrait un peu, mais de manière suggestive. Ses rondeurs étaient sensuelles et peu lui importait que la mode célébrât les squelettes ambulants. Au moment d'éteindre les lumières, les hommes préféraient les femmes aux courbes généreuses. Elle vivait de ses charmes depuis suffisamment longtemps pour pouvoir en parler.
Elle ne songea pas un instant que œ blond artificiel ne lui allait pas; elle ne vit pas que ses cheveux ainsi raidis faisaient ressortir les contours un peu épais de son visage. Elle voulait être à la mode; sa grande obsession, depuis toujours.
-Il n'a pas dû me croire, reprit-elle. Il n'a pas voulu. Les hommes ne veulent jamais d'enfants.
Jane haussa les épaules. Son propre père l'avait toujours ignorée, jusqu'à œ que son corps commence à se développer.
-Rappelle-toi œ que je te dis, Emma.
Elle considéra sa fille d'un air entendu.
-Les hommes ne s'intéressent pas aux bébés. Ils ne veulent les femmes que pour une seule chose et tu découvriras bien assez tôt de quoi il s'agit. Quand ils ont fini, ils s'en vont, et tu restes seule avec ton gros ventre et ton cœur bris.
Se levant brusquement, elle alluma une cigarette et se mit à marcher de long en large, en tirant de petites bouffées. Si seulement c'était de l'herbe; ça l'aurait détendue un peu. Mais elle avait dépensé trop d'argent pour acheter cette nouvelle robe à Emma. Une mère se devait de faire un tel sacrifice...
-Il ne voudra peut-être pas de toi, reprit-elle, mais il n'aura qu'à te regarder pour savoir que tu es sa fille. Elle s'arrêta un instant et ressentit comme un petit pince- ment au cœur, un sentiment presque maternel. La petite ressemblait à un ange du ciel, ainsi décrassée et débarbouillée.
-C'est fou ce que tu lui ressembles, Emma chérie. Tu sais, les journaux disent qu'il va épouser cette garce de Beverly Wilson. Mademoiselle a plein de fric et tout autant de bonnes manières. Mais qui vivra verra. Il va revenir avec moi. J'ai toujours su qu'il me reviendrait.
Elle écrasa sa cigarette dans un cendrier ébréché. Elle avait besoin de boire un verre. Un seul, pour se calmer.
-Assieds-toi sur le lit, ordonna-t-elle. Assieds-toi et ne bouge pas. Si tu touches à une seule de mes affaires, tu auras de me s nouvelles. Elle eut le temps d'avaler deux rasades de gin pur avant qu'on frappe à la porte. Son cœur se mit à battre. Comme la plupart des alcooliques, elle se sentait plus séduisante, plus sûre d'elle, quand elle avait bu un peu. Elle passa une main dans ses cheveux, plaqua sur son visage un sourire qu'elle pensait ravageur, et s'en fut accueillir son visiteur.
Dieu, qu'il était beau. L'espace d'un instant, elle ne vit que lui, grand et mince, dans le halo doré du soleil estival. Ses cheveux blonds bouclaient dans le cou, et ses lèvre s pleines au tracé sérieux lui donnaient un air de po te ou d'apôtre. Elle sentit son cœur se gonfler de tout l'amour dont elle était capable.
-Brian, comme c'est gentil de venir me voir.
C’est alors qu'elle aperçut les deux hommes derrière lui. Son sourire disparut.
-Tiens donc, tu ne te déplaces plus sans gardes du corps ?
Brian n'était pas d'humeur. Il bouillait de rage contenue. Il s'était fait piéger par son manager et sa fiancée, qui l'avaient forcé à revoir Jane. Mais il avait bien l'intention d'expédier cette affaire aussi vite que possible. Déjà, l'odeur qui flottait dans l'air lui donnait des haut-le-cœur. C'était ce mélange horrible de gin, de sueur et de graillon; ça lui rappelait sa propre enfance.
-Tu te souviens de Johnno, dit-il en entrant dans l'appartement.
-Bien sûr.
Jane salua brièvement le grand type dégingandé qui suivait Brian; le joueur de basse du groupe Devastation.
Il arborait un diamant au lobe de l'oreille droite et une épaisse barbe noire.
-On a gravi quelques échelons dans la société, pas vrai, Johnno ?
Celui-ci embrassa l'appartement du regard.
-C'est vrai pour certains.
-Et voici Pete Page, notre imprésario, reprit Brian.
La trentaine distinguée, Pete sourit, révélant deux rangées de dents blanches, et tendit une main manucurée.
-Mademoiselle Palmer.
-J'ai entendu parler de vous, dit Jane en offrant le bout de ses doigts, comme pour un baisemain. Vous avez transformé nos gars en stars.
-J'ai ouvert quelques portes.
-Comme vous dites! Un concert pour la reine, des apparitions à la télé, un nouvel album qui bat tous les records et une tournée en Amérique. C'est très impressionnant.
Elle regarda de nouveau Brian, se laissa attendrir par ses cheveux longs, son visage doux et grave. Des deux côtés de l'Atlantique, des posters le représentant décoraient les murs des chambres d'adolescentes. Depuis la sortie de leur deuxième disque, Complete Devastation, le groupe caracolait en tête de tous les hit-parades.
-Alors, tu as obtenu ce que tu as toujours désiré.
-En effet, rétorqua-t-il sèchement.
-Certains d'entre nous récoltent plus qu'ils n'ont demandé.
Elle rejeta ses cheveux sur ses épaules et sourit. Elle n'avait que vingt-quatre ans -un an de plus que Brian -, mais se jugeait beaucoup plus maligne.
-Je vous aurais bien invités à prendre le thé, mais je n'attendais pas tout ce monde.
-Nous ne sommes pas venus prendre le thé, répliqua Brian en enfonçant les mains dans les poches de son jean. Ecoute-moi bien, Jane. Je n'ai pas appelé la police. En souvenir du passé. Mais si tu continues à téléphoner et à envoyer des lettres de menaces et de chantage, je te promets que je le ferai.
Jane plissa ses paupières alourdies par le maquillage.
-Si tu veux m'envoyer les poulets, ne te gêne surtout pas, mon ami. Nous verrons comment tes petits fans et leurs bourgeois de parents réagiront en apprenant que tu m'as mise enceinte et abandonnée avec ta fille, pour aller te vautrer dans le luxe et la vie facile. Qu'en pensez-vous, monsieur Page? Ce serait du meilleur effet, à la une des journaux. Croyez-vous que la reine voudra encore assister aux concerts de vos protégés, après ça?
Ce dernier arbora un air poli et conciliateur. Il avait passé des heures à tourner le problème dans tous les sens et à se demander comment sortir son poulain de cette situation délicate. Il savait, a présent, qu'il avait perdu son temps. Ici, il n'y avait qu'une réponse: l'argent.
-Mademoiselle Palmer, déclara-t-il posément, je suis sûr que vous ne tenez pas à jeter les détails de votre vie privée en pâture à la presse. Je ne pense pas non plus que vous puissiez parler de désertion dans le cas qui nous occupe.
-Dis donc, Brian. C'est qui celui-là? Ton imprésario ou ton avocat ?
- Tu n'étais pas enceinte, quand je t'ai quittée.
-Je ne savais pas que j'étais enceinte! cria-t-elle en s'agrippant au gilet de cuir de son ancien amant. Je ne m'en suis aperçue que deux mois plus tard. Tu étais déjà parti et je ne savais pas où te trouver.
Brian essaya de se dégager, mais elle s'accrocha de plus belle.
- J'aurais pu m'en débarrasser. Je connaissais des gens qui pouvaient m'arranger ça; mais j'ai eu peur.
Tellement peur que j'ai préféré encore le garder.
-Alors elle a eu un gosse, dit Johnno en s'installant sur le bras d'un fauteuil. Il tira une Gauloise et l'alluma à l'aide d'un briquet en or. Ça ne signifie pas que c'est le tien, Brian, ajouta-t-il.
-C'est sa fille, pauvre pédale!
Impassible, Johnno tira une bouffée de sa cigarette et la lui souffla au visage.
-Et tu es quoi, toi? Une lady?
-Allons, Johnno, n'envenime pas les choses, intervint Pete. Mademoiselle Palmer, nous sommes venus pour essayer de régler cette affaire dans le calme.
- Je m'en doute bien, que vous voulez régler ça dans le calme, persifla-t-elle, avant de se tourner de nouveau vers le père de sa fille. Tu sais très bien que je n'étais avec personne, à l'époque, Brian.
Elle se colla contre lui.
- Tu te rappelles cette soirée de Noël? Notre dernier Noël ensemble. On avait pris de la cocaïne et on était un peu dingues. On ne s'est pas protégés. Emma aura trois ans en septembre.
Brian poussa un soupir.
- Soit, tu as eu un bébé et tu penses qu'il est de moi. Pourquoi as-tu attendu tout œ temps pour m'en parler?
-Je ne savais pas où tu étais, au début.
Jane s'humecta les lèvres. Si seulement elle avait eu le temps de boire un autre verre. Evidemment, elle n'avait pas intérêt à admettre qu'elle s'était tout d'abord complu dans son personnage de martyre; la pauvre mère célibataire, abandon- née et seule. Et puis, il y avait toujours quelques hommes pour aplanir les difficultés et payer les factures.
-J'avais pensé la confier à un organisme, tu sais, pour l'adoption. Mais quand elle est née, je n'ai pas pu. Elle te ressemblait tellement. Si je l'abandonnais, tu risquais de découvrir la vérité tôt ou tard, et de me le reprocher.
J'avais peur que tu ne me donnes pas une autre chance. Elle se mit à pleurer, versant de grosses larmes qui brouillèrent son maquillage. Son chagrin était d'autant plus écœurant qu'il était sincère.
-J'ai toujours su que tu reviendrais, Brian. J'ai commencé à entendre tes chansons à la radio, à voir des posters de toi dans les magasins de disques. Tu étais lancé. J'ai toujours su que tu réussirais, mais, Seigneur, je ne pensais pas que ce serait à ce point. J'ai commencé à me dire...
- Oh oui, ça a dû gamberger dur, dans ta petite tête, marmonna Johnno.
Jane pinça les lèvres.
-J'ai commencé à me dire que tu aimerais être au courant, au sujet de la gosse. Je suis retournée dans ton ancien appartement, mais tu avais déménagé et personne n'a pu me donner ta nouvelle adresse. Je pensais à toi tous les jours, je te le jure. Regarde.
Elle désigna les photos, sur chaque pan de mur.
-Je découpais tout œ que je trouvais sur toi dans les journaux et les magazines. J'ai tout gardé.
-Mon Dieu, murmura Brian.
-J'ai appelé ta maison de disques. J'y suis même allée, mais ils m'ont jetée dehors comme une malpropre. J'ai eu beau leur répéter que j'étais la mère de la fille de Brian McAvoy, ils ne m'ont pas écoutée Elle se garda bien d'ajouter qu'elle tait ivre morte, œ jour -là, et qu'elle avait attaqué le réceptionniste.
-Et puis, j'ai commencé à lire ces articles sur toi et Beverly Wilson, et j'ai cru devenir folle. Je savais bien qu'elle ne pouvait pas compter, pour toi. Pas parce que nous avons vécu ensemble. Mais il fallait que je te parle, d'une manière ou d'une autre.
- Alors tu t'es mise à appeler Beverly et à lui raconter des horreurs.
-C'était le seul moyen de me faire entendre. Tu ne sais pas à quoi ressemble ma vie, Brian. Chaque mois, je me demande comment je vais payer le loyer, et même si je vais avoir de quoi nourrir ma fille. Je ne peux plus m'acheter de jolies robes ni sortir, le soir.
-C'est de l'argent que tu veux?
Elle hésita, une seconde de trop.
-C'est toi que je veux, Brian.
Johnno écrasa sa cigarette dans un cendrier.
-Moi, je trouve qu'on parle beaucoup de cette gosse, mais qu'on ne la voit pas beaucoup.
II se leva.
-On se casse?
Jane le fusilla du regard.
-Emma est dans la chambre. Et je vous interdis de vous y précipiter tous. Cette affaire ne regarde que Brian et moi.
Johnno eut un sourire sardonique.
-C'est dans les chambres à coucher que tu as toujours donné le meilleur de toi-même, pas vrai, poupée ?
- Ne jette pas d'huile sur le feu, Johnno, intervint Brian. La situation est déjà assez compliquée.
Il se tourna vers Jane.
- Bon, allons voir la gosse.
-Pas eux.
Elle jeta un regard chargé de haine en direction de Johnno.
Celui-ci haussa simplement les épaules, avant d'allumer une autre cigarette.
-Très bien, dit Brian. Ils attendront ici.
Mais la chambre était vide.
-Jane, je suis en train de perdre patience.
-Elle se cache. C'est normal, vous lui avez fait peur. Emma ! Viens voir maman tout de suite.
Elle se mit à genoux pour regarder sous le lit, ouvrit la porte du placard...
-Brian, lança la voix de Johnno depuis la porte de la cuisine. Il y a là quelque chose qui devrait t'intéresser.
Quand ils l'eurent rejoint, il leva un verre sous le nez de Jane.
-Tu ne vois pas d'inconvénient à ce que je me serve à boire? La bouteille était ouverte.
Puis il pointa un doigt vers l'évier.
-Regarde là -dessous, Brian.
Ce dernier entra dans la cuisine. L'odeur de pourriture y était encore plus forte que dans le reste de l'appartement, et ses chaussures accrochèrent au linoléum usé, tandis qu'il marchait vers le placard de l'évier. Là, il s'accroupit et ouvrit la porte. Il ne la vit pas clairement, tout d'abord. Elle était recroquevillée tout au fond, des cheveux blonds dans les yeux, serrant une petite chose noire dans ses bras. Le cœur retournée, Brian for a un sourire sur ses lèvres.
-Coucou.
Emma enfouit son visage dans la boule de fourrure noire qu'elle tenait contre elle.
-Espèce de sale môme, s'écria Jane. Je t'apprendrai à jouer à cache-cache avec moi.
Elle fit mine de se pencher pour attraper l'enfant, mais un seul regard de Brian l'en dissuada. Celui-ci tendit la main et sourit de nouveau.
-Je ne crois pas que je pourrai te rejoindre là-dedans. Je suis trop gros. Tu ne voudrais pas sortir un petit instant?
Il la vit risquer un coup d'œil à travers ses bras croisés.
-Personne ne te fera de mal.
Emma eut un petit rire. Elle se dit qu'il avait une bien jolie voix. Douce et grave comme une musique. Il lui souriait. La lumière qui entrait par la fenêtre nimbait d'or ses cheveux mi-longs. Comme un ange. Emma se glissa hors de sa cachette.
Sa nouvelle robe était toute tachée et ses boucles pâles collées par l'humidité; c'était à cause de la fuite sous l'évier. Elle sourit timidement et une fossette se creusa au coin de sa petite bouche. Brian avait la même. Le même regard bleu pervenche, aussi.
-Je l'avais bien habillée, se lamenta Jane, que la proximité de la bouteille de gin mettait sur les nerfs. Je lui avais dit de ne pas se salir. Pas vrai, Emma? Je vais la débarbouiller.
Elle prit le bras de sa fille, si fort que l'enfant sursauta.
-Laisse-la tranquille.
-Je voulais juste...
-Je te dis de la laisser tranquille, répéta Brian.
S'il n'avait pas continué à regarder l'enfant fixement dans les yeux, celle-ci se serait encore réfugiée dans le placard. Sa fille.
-Bonjour, Emma, dit-il avec douceur. Qu'est-ce que tu tiens dans tes bras?
-Charlie, mon chien-chien.
Elle lui tendit la peluche pour qu'il l'examine.
-Il est beau, dis donc.
Brian éprouvait le besoin de la toucher, mais il se retint.
-Sais-tu qui je suis?
Emma hocha la tête. Trop jeune pour refouler ses impulsions, elle tendit la main et caressa la joue de Brian.
-Beau.
Johnno éclata de rire, avant d'avaler une gorgée de gin.
-Ah, les femmes! A tous les âges, elles savent comment s'y prendre.
Brian ignora son ami, effleura les cheveux de l'enfant.
-Toi aussi, tu es jolie.
Son cœur chavirait. Ses genoux étaient devenus comme de la guimauve. Il parlait à l'enfant, de n'importe quoi, pourvu qu'elle rît. Et la fossette traçait son pli distinctif sur la petite joue rebondie. Il aurait pu nier l'évidence, mais c'était impossible. Qu'il l'ait voulu ou non, il était responsable de cette petite vie. Il acceptait. Mais que faire?
Il se redressa.
-Bon, il est temps d'aller répéter.
-Tu t'en vas?
Jane se jeta devant lui pour l'empêcher de passer.
-Juste comme ça? Il suffit de la regarder pour savoir qu'elle est de toi.
-Je sais très bien ce que je vois.
Brian sentit son cœur se serrer, en voyant Emma reculer lentement vers le placard.
-J'ai besoin de temps pour réfléchir.
-Non! Tu vas encore t'en aller, comme d'habitude! Tu ne penses qu'à toi; à ta fichue carrière. Mais je ne me laisserai pas faire. Tu ne te débarrasseras pas de moi, cette fois-ci !
Brian l'avait écartée de son chemin et se dirigeait vers la porte. Tout à coup, Jane prit Emma dans ses bras et se rua vers lui.
-Si tu pars, je me tuerai.
Il marqua une pause, juste le temps d'un regard. Il connaissait ce refrain. Elle le lui avait récité assez souvent
-Il y a longtemps que ce procédé ne marche plus, Jane.
-Et elle!
Désespérée, elle laissa la menace planer entre eux, resserrant son bras autour de l'enfant, au point que celle-ci se mit à hurler. Brian fut pris d'une bouffée de panique, tandis que les cris de la petite fille -sa fille - semblaient rebondir sur les murs.
-Lâche-la. Tu lui fais mal.
-Qu'est-ce que ça peux te faire? hurla Jane, entre deux sanglots hystériques. Tu t'en vas.
-Non, je ne m'en vais pas. J'ai juste besoin d'un peu de temps pour réfléchir.
-Tu veux du temps pour permettre à ton imprésario d'inventer une histoire, c'est tout!
Elle luttait, à deux bras maintenant, pour immobiliser l'enfant qui se débattait comme un diable.
- Tu vas faire ce que je te dis, Brian.
-Lâche-la.
-Je la tuerai.
Elle avait parlé presque calme ment, cette fois.
-Je lui trancherai la gorge, je le jure. Elle d'abord. Moi ensuite.
- Pourras-tu continuer à vivre avec ça, Brian?
-Elle bluffe, marmonna Johnno, qui n'en menait pas large lui-même.
-Je n'ai rien à perdre, reprit Jane. Crois-tu que je tienne à cette galère? A élever toute seule une bâtarde, avec les voisins qui bavardent dans mon dos? A vivre cloîtrée, sans sortir ni m'amuser? Penses-y, Brian. Pense aux gros titres dans les journaux. Je leur dirai tout avant de nous tuer, toutes les deux.
-Mademoiselle Palmer, intervint Pete. Je vous donne ma parole d'honneur que nous ferons notre possible pour parvenir à un arrangement qui satisfasse tout le monde.
-Laisse Johnno emmener Emma dans la cuisine, renchérit Brian en avançant d'un pas. Nous allons discuter.
-Je veux juste que tu reviennes.
-Je ne pars pas encore. Nous allons parler.
Il fit signe à Johnno de prendre l'enfant.
-Viens t'asseoir, Jane.
Un peu à contrecœur, Johnno extirpa la petite des griffes de sa mère et la porta dans la cuisine. Comme Emma pleurait toujours, il l'installa sur ses genoux.
-Allez, ma jolie, n'aie pas peur. Johnno ne permettra pas qu'on te fasse du mal.
Il la berça doucement, tout en se demandant œ que sa propre mère aurait fait pour le calmer.
-Tu veux un gâteau?
Reniflant et hoquetant, elle hocha la tête. Même sous ses larmes et la poussière ramassée sous l'évier, il fallait admettre qu'elle était bien mignonne, cette petite. Et une vraie McAvoy, se dit-il avec un soupir.
-Sais-tu où ils sont? On pourrait en chiper quelques-uns.
Elle sourit, et pointa un index potelé vers l'un des placards de la cuisine.
Une demi-heure plus tard, ils avaient englouti toute la boîte. Brian les observa un instant, alors que Johnno épuisait son répertoire de grimaces pour faire rire l'enfant. Quand tout allait mal, on pouvait toujours compter sur Johnno.
Finalement, Brian les rejoignit et posa la main sur la tête de sa fille.
-Emma, que dirais-tu d'aller te promener dans ma voiture?
Elle leva les yeux.
-Avec Johnno?
-Bien sûr, avec Johnno.
-Encore une qui m'aime, commenta ce dernier avec un soupir comique.
-J'aimerais que tu restes avec moi, Emma. Dans ma nouvelle maison.
- Br..., commença Johnno.
Du regard, Brian lui imposa le silence.
-C'est une très jolie maison et tu aurais une chambre pour toi toute seule.
-Je suis obligée?
-Emma, je suis ton papa, et j'aimer ais beaucoup que tu habites avec moi. Tu pourrais essayer, et si tu n'es pas heureuse, nous trouverons une autre solution.
Emma le considéra un instant en faisant la moue. Elle connaissait bien son visage pour l'avoir tant vu sur les photos; même si, en vrai, elle le trouvait différent. Surtout, elle aimait bien sa voix. Quand elle l'entendait, elle se sentait en sécurité.
-Est-œ que maman va venir?
-Non.
Les yeux de l'enfant se remplirent de larmes. Elle prit son chien en peluche et le serra contre elle.
-Et Charlie?
-Bien sûr.
Brian la prit dans ses bras.
J'espère que tu sais ce que tu fais, mon vieux, dit Johnno.
-Moi aussi, je l'espère.