9.

Lou Kesselring ronflait comme un éléphant blessé. Et quand il s'autorisait une bière avant d'aller se coucher, il ronflait comme deux éléphants blessés. Son épouse, habituée, après dix-sept ans de mariage, avait trouvé la parade : elle dormait avec des boules Quiès. Lou savait que Marge l'aimait, à sa manière tranquille et un peu bourrue, et il se félicitait encore d'avoir eu la présence d'esprit de ne pas partager sa couche avec elle, avant le mariage. Lorsqu'elle avait découvert son petit secret, il lui avait déjà passé la bague au doigt.

Cette nuit, il se surpassait. Il y avait près de trente-six heures qu'il n'avait dormi dans son lit. Maintenant que l'affaire Calarmi était bouclée, il allait jouir, non seulement d'une nuit de sommeil complète, mais d'un week-end entier de farniente.

Il rêvait d'ailleurs qu'il s'occupait de son jardin, taillant les rosiers et jouant à attraper des balles de base-ball avec son fils. Ils feraient griller quelques steaks sur le barbecue, tandis que Marge leur préparerait sa fabuleuse salade de pommes de terre.

Il avait dû tuer un homme, douze heures plus tôt. Ce n'était pas la première fois, même si, Dieu merci, cela demeurait exceptionnel. Chaque fois que son travail l'entraînait aussi loin dans l'horreur, il avait besoin, désespérément, de l'ordinaire. De la salade de pommes de terre et de la viande grillée.

Le contact du corps ferme de sa femme contre lui, la nuit. Le rire de son fils.

Lou était flic. Un bon flic. Au cours des six années qu'il venait de passer au service des homicides, c'était la deuxième fois qu'il se trouvait dans l'obligation de décharger son arme. Comme la plupart de ses collègues, il savait que son boulot consistait à traverser de longues périodes de monotonie, avec leur poids de déplacements, de paperasseries et de coups de téléphone, entrecoupées de moments fulgurants de terreur.

Il savait aussi qu'il devait voir et affronter des choses dont la plupart des gens n'avaient pas idée, comme les meurtres, les guerres de ghettos, les bagarres dans les contre-allées qui se réglaient à coups de poignard, le sang, le gâchis.

Lou savait tout cela, mais il n'en rêvait pas. Il avait quarante ans et jamais, depuis qu'on lui avait donné son premier badge, seize ans plus tôt, il n'avait rapporté son travail chez lui.

Mais parfois, celui-ci le suivait.

Il roula sur le ventre en inspirant très fort, et son ronflement fut interrompu par la sonnerie du téléphone.

Instinctivement, les yeux encore fermés, il tendit la main et décrocha.

- Ouais. Kesselring.

- Lieutenant. C'est Bester.

- Qu'est-ce que tu veux, bordel?

- Désolé de vous réveiller, mais un incident s'est produit. Vous connaissez McAvoy, Brian McAvoy, le chanteur?

- McAvoy? répéta Lou en luttant pour se réveiller.

- Devastation. Le groupe de rock.

- Ouais, ouais. Et alors ?

Le rock, lui, il n'aimait pas trop. A moins que ce soit Presley ou les Everly Brothers.

- Quelqu'un a tué leur petit garçon. Il pourrait bien s'agir d'une tentative de kidnapping qui aurait foiré.

- Eh, merde.

Tout à fait réveillé, maintenant, Lou alluma la lumière.

- Donne-moi l'adresse.

La lampe tira Marge de son sommeil. Elle jeta un coup d'œil par-dessus son épaule et vit son mari assis sur le bord du lit, en train de griffonner quelque chose sur son calepin. Sans se plaindre, elle se leva, enfila sa robe de chambre et descendit lui faire du café.

Lou trouva Brian à l'hôpital. Il ne savait pas trop à quoi s'attendre. Il avait bien vu le chanteur, à plusieurs reprises, dans des magazines ou à la télé, quand il faisait des discours contre la guerre. Lou n'avait pas de sympathie particulière pour tous ces types qui se camaient, laissaient pousser leurs cheveux et distribuaient des fleurs aux coins des rues. Mais il n'était pas sûr d'approuver la guerre non plus. Il avait perdu un frère en Corée et le fils de sa sœur était parti pour le Viêtnam, trois mois plus tôt.

De toute façon, ce n'était pas les opinions politiques de McAvoy, ou sa coupe de cheveux, qui le préoccupait, pour le moment.

Il marqua une pause, étudiant Brian, qui était effondré sur une chaise. Il avait l'air plus jeune, dans la réalité, se dit Lou. Jeune, un peu trop mince et avec un visage étrangement joli, pour un homme. Brian avait le regard hébété de ceux qui viennent de subir un choc. Il y avait d'autres hommes, dans la pièce, et de la fumée s'élevait de plusieurs cendriers.

Dans un geste mécanique, Brian porta une cigarette à ses lèvres, tira une bouffée, la reposa et souffla.

- Monsieur McAvoy.

Brian leva les yeux. Un homme de haute taille, élancé, lui faisait face. Ses cheveux noirs soigneusement coiffés vers l'arrière dévoilaient un visage aux traits tirés par la fatigue. Il portait un complet gris et une cravate sévère de la même couleur sur une chemise blanche. Ses chaussures noires étaient impeccablement cirées, ses ongles courts, et Brian se demanda comment il avait la force de remarquer tous ces détails.

- Oui.

- Je suis le lieutenant Kesselring.

Il sortit son badge, mais Brian continuait à le regarder droit dans les yeux.

- J'ai besoin de vous poser quelques questions.

- Cela ne peut-il pas attendre? intervint Pete Page. M. McAvoy n'est pas en état de supporter un interrogatoire, pour l'instant.

- Plus vite nous aurons écarté les procédures préliminaires inévitables, plus vite nous pourrons nous mettre au travail.

Lou remit son badge dans sa poche et s'assit en face de Brian.

- Je suis désolé, monsieur McAvoy. Je ne veux pas ajouter à votre douleur. Je tiens à trouver le responsable.

Brian alluma une cigarette avec le mégot de l'autre. Il ne dit rien.

- Que pouvez-vous m'apprendre, au sujet de ce qui est arrivé ce soir?

- Ils ont tué Darren. Mon petit garçon. Ils l'ont pris dans son berceau et laissé sur le sol.

Le cœur au bout des lèvres, Johnno se détourna. Lou tira un bloc-notes et un crayon de sa poche.

- Connaissez-vous quelqu'un qui aurait pu vouloir du mal à votre fils?

- Non. Tout le monde l'adore. Il est tellement vif et drôle.

Brian sentit sa gorge se nouer et déglutit péniblement.

- Je sais que c'est difficile, mais pouvez-vous me parler de ce soir?

- Nous avions organisé une fête. Nous partons tous pour New York, demain.

- Il me faudra une liste des invités.

- Je ne sais pas. Beverly, peut-être...

Il ne termina pas sa phrase, se rappelant que Beverly était dans une chambre voisine, sous sédatif.

- Nous devrions être capables d'établir une liste assez exhaustive, si nous nous y mettons tous, intervint Pete. Mais vous pouvez être sûr qu'aucune personne invitée par Brian ne serait capable d'une telle chose.

Lou avait bien l'intention de s'en assurer.

- Connaissiez-vous tout le monde, à cette soirée, monsieur McAvoy?

- Non, je ne crois pas.

Il se pencha en avant, reposant ses coudes sur ses genoux et se frottant les yeux avec les paumes jusqu'à se faire mal. La douleur était la seule chose qui pût le réconforter un peu.

- Des amis et des amis des amis. On ouvre la porte et les gens entrent. Comme ça.

Lou hocha la tête, comme s'il comprenait. Il se rappela la soirée que Marge avait donnée en l'honneur de leur quinzième anniversaire de mariage. Tout avait été préparé, pensé et vérifié plutôt cent fois qu'une.

- Nous travaillerons sur la liste, déclara-t-il. Maintenant, votre fille, Emma, c'est ça?

- Oui, Emma.

- Elle se trouvait à l'étage.

- Oui, elle était couchée. Tous les deux dormaient.

- Dans la même chambre?

- Non. Alice Wallingsford, notre nanny, était à l'étage, aussi.

- Oui.

Lou savait déjà que la jeune femme avait été trouvée attachée, bâillonnée et terrifiée, dans son lit.

- Et la petite fille est tombée du haut de l'escalier?

- Je l'ai entendue m'appeler. Je sortais de la cuisine avec Beverly.

Il se rappelait, avec une précision incroyable, le baiser qu'ils avaient échangé, juste avant d'entendre le cri de l'enfant.

- Nous avons accouru. Emma était par terre, au pied des marches.

- Je l'ai vue tomber, intervint P.M. en clignant des yeux. J'ai levé la tête et elle dévalait l'escalier. C'est arrivé si vite.

- Vous avez dit qu'elle avait crié, reprit Lou en s'adressant à P.M. C'était avant qu'elle ne tombe, ou après ?

- Euh..., avant. Oui, c'est même pour ça que j'ai levé les yeux. Elle a crié et paru perdre l'équilibre.

Lou prit des notes. Il lui faudrait parler à la petite fille.

- J'espère qu'elle n'est pas gravement blessée.

- On ne sait pas, murmura Brian, dont la cigarette avait brûlé jusqu'au filtre.

Il jeta ce qu'il en restait dans le cendrier et prit le gobelet de café posé à côté de lui.

- Les médecins sont encore avec elle. On ne m'a rien dit. Je ne peux pas la perdre aussi.

Ses mains tremblaient tellement qu'il renversa du café sur lui. Johnno vint s'asseoir près de lui.

- Emma est costaud. Les gosses tombent sans arrêt.

Il foudroya le policier du regard.

- Vous ne pouvez pas le laisser tranquille?

- Encore quelques questions, répondit Lou, sans se démonter. C'est votre femme, monsieur McAvoy, qui a trouvé votre fils?

- Oui. Elle est montée après l'arrivée de l'ambulance. Elle voulait... Elle voulait s'assurer que Darren ne s'était pas réveillé. Je l'ai entendue hurler, hurler, et je me suis précipité. Quand je suis arrivé dans la chambre de Darren, elle était assise sur le sol ; elle le tenait contre elle. Et elle criait. Ils ont dû lui donner quelque chose pour l'endormir.

- Monsieur McAvoy, avez-vous reçu des menaces, contre vous, votre femme ou vos enfants?

- Non.

- Rien?

- Non. Enfin, on reçoit bien des lettres de haine, parfois. Pour des histoires de politique, la plupart du temps.

Pete s'en occupe.

- Nous aimerions voir tout ce que vous avez reçu au cours des six derniers mois.

- Cela représente un sacré paquet de courrier, lieutenant, lui dit Pete.

- Nous nous débrouillerons.

Brian se leva brusquement, comme un médecin entrait dans la salle d'attente.

- Emma? dit-il d'une voix étranglée.

- Elle dort. Elle a une commotion cérébrale, un bras cassé et quelques côtes fêlées, mais pas de blessure interne.

- Ça va aller?

- Elle aura besoin d'une surveillance constante, au cours des jours à venir, mais il n'y a pas de raisons de s'inquiéter.

Alors il pleura. Il sanglota comme il n'avait pas été capable de le faire quand il avait vu le corps sans vie de son fils, ou quand on avait emmené sa famille pour le laisser dans cette pièce aux murs verts. Des larmes brûlantes coulèrent à travers ses doigts, tandis qu'il se couvrait le visage.

Discrètement, Lou referma son bloc-notes et se dirigea vers le médecin, avec lequel il sortit dans le couloir.

- Je suis le lieutenant Kesselring, dit-il en ressortant son badge. Homicide. Quand pourrai-je parler à la petite fille?

- Pas avant un jour ou deux.

- J'ai besoin de lui poser quelques questions le plus tôt possible.

Il prit une carte dans sa poche et la tendit au médecin.

- Voudriez-vous m'appeler, dès qu'elle sera en mesure de parler. Et la femme, Beverly McAvoy?

- Sous sédatif. Elle ne reprendra pas conscience avant une douzaine d'heures. Et même à ce moment-là, je ne garantis pas qu'elle sera en état de vous dire quoi que ce soit, ni même que je vous autoriserai à l'approcher.

- Appelez-moi seulement.

Il jeta un coup d'œil en direction de la salle d'attente.

- Moi aussi, j'ai un fils, docteur.

Emma faisait un cauchemar. Elle voulait appeler son papa, sa maman, mais il semblait qu'une main la bâillonnât. Des poids énormes semblaient la maintenir au sol.

Le bébé pleurait et le son de ses cris se répercutait dans la chambre, dans sa tête, à tel point que Darren semblait être enfermé dans son esprit et hurler pour en sortir. Elle voulait aller vers lui. Il le fallait, mais il y avait des serpents à deux têtes tout autour de son lit, leurs gueules ouvertes, leurs crochets prêts à l'attraper et la mordre.

Chaque fois qu'elle essayait de s'échapper, les gueules abominables s'élançaient vers elle, sifflant et crachant leur venin.

Si elle restait dans son lit, elle ne risquait rien. Mais Darren avait besoin d'elle. Il l'appelait. Elle devait être brave, assez brave pour courir jusqu'à la porte. Elle parvint jusque-là et les serpents disparurent. Sous ses pieds, le sol paraissait vivant, mouvant. Elle jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. Il n'y avait là que sa chambre, avec les poupées et les jouets soigneusement alignés sur les étagères, et Mickey Mouse qui lui souriait gaiement. Soudain, le sourire devint grimace.

Elle sortit dans le couloir obscur.

La musique était partout. Même les ombres semblaient danser en mesure. Il y avait des bruits, aussi. Une respiration, lourde, humide. Des grognements. Comme elle courait en direction des cris de Darren, elle sentit un souffle brûlant sur son bras et un pincement, comme une griffure, sur ses chevilles.

La porte était verrouillée. Elle faisait cogner ses petits poings sur la cloison, tandis que les hurlements de Darren montaient, montaient, couverts seulement par la musique. Puis la porte parut se dissoudre. Elle vit un homme, mais il n'avait pas de visage. Elle n'aperçut que la lueur de ses yeux, l'esquisse d'un sourire.

Il marcha vers elle, plus horrible à ses yeux que des monstres ou des serpents, des gueules béantes ou des dents de venin. Aveuglée par la terreur, elle s'enfuit. Les cris de Darren s'amplifiaient derrière elle.

Puis elle trébucha, tomba dans un grand trou noir. Elle entendit un bruit sec, comme une branche qui se casse, et elle continuait à tomber, avec dans sa tête, l'écho infernal de la musique et des cris de son frère.

Quand elle se réveilla, il faisait grand jour. Il n'y avait pas de poupées sur les étagères, mais des murs blancs et vides. D'abord, elle se demanda si elle était dans un hôtel. Puis, la douleur commença; une souffrance qui l'assaillait de toutes parts. Elle gémit et tourna la tête.

Son père dormait dans un fauteuil, légèrement renversé en arrière. Sous la barbe naissante, son visage avait une pâleur de cendre et ses poings étaient serrés sur ses genoux.

- Papa.

Brian émergea aussitôt du sommeil agité dans lequel il avait sombré. Il la vit, étendue contre les draps immaculés de l'hôpital, les yeux écarquillés, l'air effrayé, et il sentit des larmes brûlantes jaillir encore de ses yeux, lui nouer la gorge. Il les combattit avec le peu de force qui lui restait.

- Emma.

Il alla vers elle, s'assit au bord du lit et pressa son visage contre la poitrine étroite de l'enfant. Elle voulut l'encercler de ses bras, mais le droit était alourdi par le plâtre. Elle se rappela le bruit sec et la douleur aiguë qui avait suivi. Ce n'était donc pas un rêve. Mais alors, le reste...

- Où est Darren ?

Brian étouffa une plainte. Bien sûr, il s'attendait à cette question. Mais comment pouvait-il lui dire ce que lui-même ne parvenait pas encore à croire ou à comprendre? Elle n'était qu'une enfant. Sa seule enfant.

- Emma.

Il baisa sa joue, ses tempes, son front, comme si cela pouvait estomper la souffrance. Puis il lui prit la main.

- Tu te souviens de l'histoire que je t'ai racontée au sujet des anges qui vivent au paradis ?

- «— Ils volent, jouent de la musique et ne se font jamais de mal les uns aux autres.

- Oui, murmura Brian, se félicitant amèrement d'avoir tissé ce joli conte. Eh bien, parfois, certaines personnes deviennent des anges.

Il alla chercher sa foi catholique, très loin dans son cœur, et trouva qu'elle pesait bien lourd sur ses épaules.

- Parfois, Dieu aime ces personnes si fort qu'il désire les avoir avec lui au paradis. C'est là que Darren se trouve, maintenant. Il est un ange au paradis.

- Non.

Pour la toute première fois depuis qu'elle était sortie de sa cachette sous l'évier, trois ans plus tôt, Emma repoussa son père.

- Je ne veux pas qu'il soit un ange.

- Moi non plus, ma chérie.

- Dis à Dieu de le renvoyer ici, poursuivit-elle furieusement. Tout de suite.

- Je ne peux pas.

Les larmes lui brouillaient de nouveau la vue ; il ne pouvait plus les arrêter.

- Il est parti, Emma.

- Alors, moi aussi, je veux aller au paradis et m'occuper de lui.

- Non!

Une terreur insupportable lui broya le ventre.

- Tu ne peux pas. J'ai besoin de toi, Emma.

- Je déteste Dieu, déclara l'enfant, farouche, les yeux secs.

« Moi aussi, pensa Brian en la serrant contre lui. Moi aussi. »

Plus d'une centaine de personne s'étaient bousculées à la soirée des McAvoy, la nuit du meurtre. Le bloc-notes de Lou regorgeait de noms, de déclarations et d'impressions. Mais il n'était guère avancé. La fenêtre et la porte de la chambre du garçon avaient été trouvées ouvertes, bien que la gouvernante affirmât avoir fermé la première. On n'avait découvert aucune trace d'effraction.

Il y avait des empreintes de pas au pied de la fenêtre. Du 44. Mais pas d'impression dans la terre ou les massifs bordant la maison, comme celle qu'aurait pu laisser une échelle, par exemple.

Le témoignage de la nanny ne l'avait guère aidé. Elle s'était réveillée en sentant une main s'écraser sur sa bouche, puis on lui avait bandé les yeux, avant de la bâillonner et de l'attacher. Entre les deux interrogatoires qu'on lui avait fait subir, elle avait changé son estimation du temps où elle était restée ligotée; d'une demi-heure, elle était passée à deux heures. La jeune femme ne figurait pas vraiment sur la liste des suspects, mais Kesselring attendait tout de même le résultat de l'enquête qu'il avait fait effectuer sur elle.

Et maintenant, il devait rencontrer Beverly McAvoy. Il avait retardé l'entrevue aussi longtemps que possible.

Surtout après avoir vu les photos de police du petit Darren.

- Essayez d'être rapide, lui dit le médecin, devant la chambre de Mme McAvoy. Nous lui avons donné un sédatif léger, mais son esprit est clair. Peut-être trop clair.

- Vous pouvez compter sur moi. J'aurai besoin de voir la petite fille, aussi. Est-elle en état de le supporter?

- Elle est consciente, mais je ne sais pas si elle vous parlera. Elle n'a pas échangé deux mots avec qui que ce soit, à l'exception de son père.

Avec un hochement de tête, Lou entra dans la pièce. Une femme menue, paraissant à peine assez âgée pour avoir un enfant, encore moins pour le perdre, reposait contre les oreillers, le regard posé au hasard, fixant un point qu'elle ne voyait même pas. Elle portait un pyjama d'hôpital, bleu, et ses mains reposaient sur le drap, inertes.

Près d'elle, Brian était assis sur une chaise, le visage terreux. Ses yeux étaient rouges, gonflés et cerclés de mauve. Mais lorsqu'il leva la tête, Lou y détecta autre chose que la seule douleur; comme une furie.

- Je suis désolé de vous déranger, dit Lou.

- Le médecin nous a prévenus de votre venue. Vous savez qui a fait ça?

- Pas encore. J'aimerais parler avec votre femme.

- Chérie.

Brian posa une main sur les doigts immobiles de Beverly, mais celle-ci ne répondit pas.

- Voici le policier qui essaie de découvrir... de découvrir ce qui s'est passé. Je suis désolé, ajouta-t-il en se tournant vers Lou. Je né me rappelle pas votre nom.

- Kesselring. Lieutenant Kesselring.

- Le lieutenant a besoin de te poser quelques questions.

Elle demeura figée. On aurait dit qu'elle ne respirait pas.

- Beverly, je t'en prie.

Le désespoir qui perça alors dans la voix de Brian atteignit Beverly dans les profondeurs où elle tentait vainement de se cacher. Sa main bougea dans celle de son mari. Un instant, elle ferma les yeux, souhaitant de tout son cœur être morte. Puis, elle les rouvrit et les fixa sur Lou.

- Que voulez-vous savoir?

- Tout ce que vous pouvez m'apprendre au sujet de cette nuit.

- Mon fils était mort, dit-elle. Qu'importe le reste?

- Le moindre détail peut m'aider à trouver celui qui a tué votre fils, madame McAvoy.

- Cela me rendra-t-il Darren ?

- Non.

- Je ne sens plus rien.

Elle le regarda avec ses grands yeux fatigués.

- Je ne sens plus mes jambes, ni mes bras, ni ma tête. Quand j'essaye, cela fait trop mal. Il vaut donc mieux ne rien faire, n'est-ce pas?

- Peut-être. En tout cas pendant un moment, répondit Lou en tirant une chaise près du lit. Mais si vous pouviez me raconter tout ce dont vous vous souvenez?

Elle renversa sa tête en arrière et fixa le plafond. Sa description de la soirée, faite sur un ton monocorde, était similaire à celle de son mari, et des autres. Des visages familiers, d'autres inconnus, des gens qui entraient et sortaient. Un type qui commandait cinquante pizzas au téléphone, dans la cuisine.

Ça, c'était nouveau, et Lou le nota aussitôt sur son carnet.

Elle était avec Brian, et soudain, le cri d'Emma. Son corps, au pied de l'escalier.

- Quelqu'un a appelé une ambulance, poursuivit-elle. J'ignore qui. Nous ne l'avons pas touchée. Et puis, on a entendu les sirènes. Je voulais l'accompagner à l'hôpital, avec Brian, mais je devais d'abord aller voir Darren et réveiller Alice pour lui dire ce qui était arrivé. Je me suis arrêtée dans la chambre d'Emma pour prendre sa robe de chambre. Je ne sais pas pourquoi. J'ai pensé qu'elle pourrait en avoir besoin. Puis, j'ai longé le couloir. Il n'y avait pas de lumière et ça m'a ennuyée. On laisse toujours allumé pour Emma. Elle a peur du noir. Pas Darren.

Elle eut un demi-sourire.

- Darren n'a jamais eu peur de rien. Nous laissons une petite lampe dans sa chambre, mais c'est pour nous, au cas où il se réveille au milieu de la nuit. Ça arrive souvent. Il aime la compagnie.

Elle porta une main à son visage et sa voix trembla.

- II n'aime pas être seul.

- Je sais que c'est dur, madame McAvoy.

Mais, songea Lou, elle était la première sur les lieux du crime; elle avait trouvé le corps, l'avait remué.

- J'ai besoin de savoir exactement ce que vous avez trouvé en entrant dans la chambre.

- Mon bébé.

Elle repoussa la main de Brian. Elle ne supportait pas qu'on la touche.

- Il gisait sur le sol, près du berceau. J'ai pensé : « Oh ! mon Dieu, il a escaladé les barres et il est tombé. »

Il était tellement immobile, sur le petit tapis bleu. Je ne voyais pas son visage. Je l'ai pris dans mes bras. Mais il ne se réveillait pas. Je l'ai secoué, j'ai crié, mais il ne se réveillait pas.

- Est-ce que vous avez vu quelqu'un, en haut, madame McAvoy ?

- Non. Il n'y avait personne. Juste mon bébé. Mon bébé. Ils me l'ont pris et ils ne veulent pas me le donner.

Brian, pour l'amour du ciel, pourquoi ne me le rendent-ils pas?

- Madame McAvoy, dit Lou en se levant. Je vais faire tout ce qui sera en mon pouvoir pour trouver celui qui a fait ça. Je vous le promets.

- Ça changera quoi ?

Elle se mit à sangloter, de ces sanglots secs qui secouent l'être tout entier et que les larmes ne viennent pas adoucir.

- — Ça changera quoi ?

Lou sortit dans le couloir. Ça changeait quelque chose, se dit-il, la gorge nouée. Il le fallait.

Emma étudia Lou Kesselring avec une intensité qui le mit mal à l'aise. Pour un peu, il aurait vérifié que sa chemise n'était pas tachée.

- J'ai vu des policiers à la télé, dit-elle quand il se fut présenté. Ils tirent sur les gens avec leur revolver.

- Parfois, admit Lou en cherchant désespérément un moyen d'amorcer la conversation. Tu aimes la télévision?

- Oui. Darren et moi, ce qu'on regarde toujours, c'est « 1, rue Sésame ».

- Qui préfères-tu, Big Bird ou Kermit?

Elle eut un petit sourire.

- J'aime bien Oscar parce qu'il est très malpoli.

Encouragé, Lou s'installa sur le bord du lit sans que l'enfant émît la moindre objection.

- Il y a longtemps que je n'ai pas regardé « 1, rue Sésame », reprit-il. Oscar vit toujours dans une poubelle?

- Oui. Et il crie après tout le monde.

- Crier fait du bien, parfois. Sais-tu pourquoi je suis ici, Emma?

Elle ne répondit pas, mais serra un vieux chien en peluche contre elle.

- Il faut que je te parle de Darren.

- Papa dit qu'il est un ange au paradis, maintenant.

- J'en suis sûr.

- Ce n'est pas juste qu'il soit parti. Il n'a même pas dit au revoir.

- Il n'a pas pu.

Elle savait cela, parce qu'au fond de son cœur, elle savait ce qu'on devait faire pour devenir un ange.

- Papa dit que Dieu le voulait, mais je crois que c'est une erreur et que Dieu devrait le renvoyer.

Lou caressa doucement la tête blonde de l'enfant, tout aussi ému par sa logique têtue que par la souffrance de la mère.

- C'est une erreur, Emma. Une terrible erreur. Mais Dieu ne peut pas le renvoyer.

Elle eut une moue de défi.

- Dieu peut faire tout ce qu'il veut.

Lou continua d'avancer prudemment sur ce terrain glissant.

- Pas toujours. Il arrive que les hommes fassent des choses et que Dieu ne les répare pas. C'est nous qui devons les réparer. Et je crois que tu pourrais peut-être m'aider à découvrir comment cette erreur est arrivée. Veux-tu me parler de cette nuit où tu es tombée dans l'escalier?

Emma baissa les yeux sur Charlie et tira sur sa fourrure.

- Je me suis cassé le bras.

- Oui, je sais. Je suis désolé. J'ai un garçon, tu sais. Il est plus vieux que toi. II a presque onze ans. II s'est cassé le bras en essayant de faire du patin à roulettes sur le toit.

Impressionnée, l'enfant leva la tête.

- Vraiment?

- Oui. Il s'est également cassé le nez. II est tombé du toit et il a atterri dans les buissons d'azalées.

- Comment il s'appelle?

- Michael.

Emma aurait bien voulu le rencontrer et lui demander ce qu'il avait ressenti en s'envolant du toit. Il devait être drôlement brave. Le genre d'exploit que Darren aurait pu accomplir. Elle reporta son attention sur Charlie.

- Darren aurait eu trois ans en février.

- Je sais.

Il lui prit la main. Après quelques instants, elle referma ses petits doigts sur les siens.

- Je l'aimais plus mieux que tout, dit-elle simplement. Est-ce qu'il est mort?

- Oui, Emma.

- Et il ne peut pas revenir, même si c'est une erreur?

- Non. Je suis vraiment désolé.

Elle hésita un instant. II fallait qu'elle lui pose la question ; celle qu'elle n'avait pas osé formuler devant son père. Son père aurait pleuré, il ne lui aurait peut-être pas dit la vérité.

Mais ce monsieur, avec ses yeux pâles et sa voix douce, ne pleurerait pas, lui.

- Est-ce que c'est ma faute? demanda-t-elle dans un souffle, le regard désespéré.

- Pourquoi penses-tu une chose pareille?

- Je me suis enfuie. Je ne me suis pas occupée de lui. J'avais promis de toujours veiller sur lui et je ne l'ai pas fait.

- Qu'essayais-tu de fuir?

- Les serpents, répondit-elle sans hésiter, ne se rappelant que le cauchemar. Il y avait des serpents et des choses avec des grandes dents.

- Où ça?

- Autour du lit. Ils se cachent dans le noir et ils aiment manger les vilaines filles.

- Je vois.

Lou prit son carnet dans sa poche.

- Qui te l'a dit?

- Maman, ma maman avant Beverly. Beverly dit qu'il n'y a pas de serpents, mais c'est parce qu'elle ne les voit pas.

- Et tu les as vus, le soir où tu es tombée ?

- Ils ont essayé de m'empêcher d'aller vers Darren quand il pleurait.

- Darren pleurait?

Contente qu'il ne l'ait pas corrigée au sujet des serpents Emma hocha la tête.

- Je l'ai entendu. Des fois, il se réveille la nuit, mais il se rendort quand je lui parle et que je lui amène Charlie.

- Qui est Charlie?

- Mon chien.

Elle lui tendit la peluche et Lou flatta sa tête poussiéreuse

- Il est superbe. Mais dis-moi, tu as amené Charlie Darren, ce soir-là?

- J'allais le faire.

Son petit visage se rembrunit, alors qu'elle faisait un effroi pour se rappeler.

- Je l'ai gardé avec moi pour faire peur aux serpents et aux choses. Il faisait noir, dans le couloir. Il ne fait jamais noir dans le couloir. Ils étaient là.

- Qui était là?

- Les monstres. Je les entendais siffler. Darren pleurait très fort. Il avait besoin de moi.

- Tu es allée dans sa chambre, Emma?

Elle secoua la tête, se revoyant sur le seuil, cernée par tous ces bruits étranges.

- Les monstres étaient là. Ils le tenaient.

- Tu as vu leurs visages?

- Ils n'ont pas de visages. Il y en avait un qui le tenait; il le serrait trop fort ; il le faisait pleurer. Darren m'a appelée, mais je me suis enfuie. J'ai couru et j'ai laissé Darren avec les monstres. Ils l'ont tué. Ils l'ont tué parce que je suis partie.

- - Non.

Lou prit la petite fille dans ses bras et la laissa sangloter sur son complet.

- Tu as couru pour aller chercher de l'aide, dit-il en lui caressant les cheveux. N'est-ce pas, Emma?

- Je voulais que papa vienne.

- C'était la seule chose à faire. Tu n'as pas vu des monstres, Emma. Mais des hommes. Des hommes mauvais. Et tu n'aurais pas pu les arrêter.

- J'avais promis que je m'occuperais de Darren, que je ne permettrais jamais qu'il lui arrive quelque chose.

- Et tu as fait de ton mieux pour honorer ta promesse. Personne ne te fait le moindre reproche.

L'enfant fronça les sourcils. Ce monsieur avait tort, se dit-elle. Elle s'en faisait, elle, des reproches. Elle s'en fera toujours.

Il était près de minuit, quand Lou rentra chez lui. Il avait passé des heures à son bureau, révisant chacune de ses notes, chaque petit morceau d'information. Il était flic depuis trop longtemps pour ne pas savoir que l'objectivité était sa meilleure alliée. Mais le meurtre de Darren McAvoy était devenu son affaire. Il ne pouvait plus se débarrasser de l'image du garçon : un enfant qui était encore presque un bébé. La photo en noir et blanc était gravée dans son esprit.

II en avait une autre de la chambre, aussi, avec ses murs blanc et bleu, les caisses de jouets, les petites salopettes soigneusement pliées sur un rocking-chair.

Et, au pied du berceau, la seringue hypodermique encore pleine de phénobarbital. Ils n'avaient pas eu le temps de s'en servir. Ils n'avaient pas eu le temps de l'enfoncer dans une veine du garçon pour l'endormir profondément. Avaient-ils l'intention de l'emporter en passant par la fenêtre? Brian McAvoy aurait-il reçu un coup de téléphone, quelques heures plus tard, et une demande de rançon ?

Il n'y aurait plus d'appel, désormais.

Lou frotta ses yeux fatigués et monta les marches menant au premier étage de sa maison. Des amateurs, se dit-il. Des maladroits et des meurtriers. Où étaient-ils, bon Dieu? Qui étaient-ils ?

« Qu'est-ce que ça change? »

Ça changeait quelque chose. La justice, c'était important.

La porte de la chambre de Michael était ouverte et il fut attiré par le souffle régulier de son fils. Un croissant de lune éclairait le désordre qui régnait dans la pièce ; des jouets et des vêtements éparpillés sur le sol ou empilés sur le lit, la commode. En temps normal, il aurait soupiré devant ce fouillis. L'insouciante négligence de Michael demeurait un mystère pour son père. Autant lui que sa femme étaient de nature soigneuse et organisée. Michael ressemblait à une tornade, un vent destructeur qui se déplaçait à toute vitesse, semant le chaos derrière lui.

Ce soir, pourtant, cette joyeuse pagaille fit monter dans ses yeux des larmes de gratitude. Son garçon était vivant. En sécurité.

Il marcha jusqu'au lit et dut pousser un véritable embouteillage de voitures pour trouver où se poser. Michael dormait sur le ventre, le côté droit de son visage écrasé contre l'oreiller, les bras écartés et le drap roulé en boule à ses pieds.

Lou resta simplement là, à contempler l'enfant qu'ils avaient eu tant de mal à faire avec Marge. Après six ans de patience et deux fausses couches, il était enfin né, avec ses cheveux noirs et épais comme ceux de sa mère. Son nez était légèrement busqué, donnant du caractère au visage qui aurait pu, sinon, paraître un peu trop joli. Il avait un corps ferme et compact, que coloraient, ici et là, des coupures et des bleus.

Lou l'observait en silence et il se rappelait le visage ravagé de Brian McAvoy. La douleur, la fureur et le sentiment horrible de sa propre impuissance. Oui, il comprenait.

Michael bougea, quand son père caressa doucement sa joue.

- P'pa?

- Oui. Je voulais juste te souhaiter une bonne nuit. Rendors-toi.

Bâillant, Michael changea de position et envoya valser plusieurs voitures, qui tombèrent sur le sol.

- Je n'ai pas fait exprès de le casser, murmura-t-il.

Lou étouffa un rire. Il ne savait pas de quoi le garçon voulait parler et il s'en moquait.

- C'est bon. Je t'aime, Michael.

Mais son fils avait sombré de nouveau dans le sommeil.

10.

Il faisait beau. L'air était parfumé. De l'Atlantique, soufflait une légère brise qui ébouriffait les herbes hautes.

Emma écoutait sa chanson secrète. Par-dessus, résonnait la voix basse et solennelle du prêtre.

Ce dernier était grand et son visage rude encadré de cheveux blancs formait un contraste avec sa robe noire.

Il parlait avec un accent similaire à celui de son papa, mais l'enfant ne comprenait pas ce qu'il disait. Elle n'avait pas envie. Elle préférait se concentrer sur le murmure de l'herbe et le meuglement monotone des vaches, là-haut, sur la colline qui surplombait le cimetière.

Darren aurait donc sa ferme en Irlande, même s'il ne devait jamais conduire un tracteur.

Le décor était ravissant, et la petite fille se dit qu'elle n'oublierait jamais les couleurs vives et les senteurs si fraîches de la terre retournée. Elle se rappellerait la caresse de l'air sur ses joues; un air si humide, à cause de l'océan tout proche, qu'on aurait dit des larmes.

Tout près, il y avait une église. Une construction de pierre avec un clocher blanc et des vitraux colorés. Ils étaient entrés pour prier, avant que le petit cercueil de bois clair ne soit transporté dehors. A l'intérieur, cela sentait très fort les fleurs et l'encens. Des cierges brûlaient au milieu de statues peintes. Un homme saignait sur une croix.

Brian lui avait dit que c'était Jésus et qu'il veillait désormais sur Darren, au paradis. Emma ne pensait pas qu'une personne à l'expression si triste et si fatiguée puisse s'occuper de Darren et le faire rire.

Beverly ne disait rien. Elle se tenait debout, immobile, le visage très pâle. Stevie avait encore joué de la guitare, mais cette fois, il était habillé de noir et la mélodie était triste.

Johnno et P.M., les yeux rouges, l'air grave, avaient porté le cercueil hors de l'église, en même temps que quatre hommes, qu'on lui avait présentés comme des cousins à elle. L'enfant se demandait pourquoi il fallait tant de monde pour soulever Darren, qui n'était pas lourd du tout, mais elle n'avait guère osé demander.

Regarder les vaches, les champs et les oiseaux la réconfortait. Darren aurait aimé sa ferme, songea-t-elle.

Mais c'était tellement injuste. Il aurait dû se trouver là, à côté d'elle, prêt à courir et à rire. Et non rester enfermé dans cette boîte. Il ne devrait pas être un ange non plus, même si cela signifiait qu'il avait des ailes et de la musique.

Si elle avait été forte et courageuse, si elle avait tenu sa promesse, il serait toujours là. C'était elle qu'on aurait dû mettre dans cette boîte, se dit-elle, tandis que les larmes commençaient de couler sur ses joues. Elle avait laissé faire ces monstres et ils avaient tué Darren.

Quand elle se mit à pleurer, Johnno la souleva dans ses bras. Il se balançait légèrement d'avant en arrière, et le mouvement lui faisait du bien. Elle posa la tête sur son épaule solide et écouta les mots qu'il récitait, en même temps que le prêtre.

- Le Seigneur est mon berger...

Battant des paupières pour chasser les larmes de ses yeux, elle essaya de se concentrer de nouveau sur les mouvements sinueux de l'herbe sous la caresse du vent. Elle entendait la voix de son père, vibrante de souffrance.

- ... marcher à travers la vallée de l'ombre de la mort, je ne craindrai pas le mal-Mais le mal existait, voulait-elle crier. Le mal avait tué Darren et n'avait pas de visage.

Au loin, sur la colline, il y avait un homme. Il se tenait debout, tourné vers le petit cimetière, et prenait des photos.

Brian finissait une bouteille de whisky irlandais, assis à la table de la cuisine. Il se disait qu'il ne serait plus jamais le même homme. Rien ne serait plus jamais pareil. Et l'alcool, loin de l'apaiser, faisait s'ancrer la douleur plus profondément en lui.

Il ne pouvait même pas réconforter Beverly. Dieu sait qu'il avait essayé. Il avait voulu la consoler et pleurer avec elle. Mais le cœur de Beverly était enfoui si loin à l'intérieur de cette femme pâle et silencieuse qui se tenait près de lui, au moment de mettre leur enfant en terre, qu'il ne pouvait l'atteindre.

Pourtant, il avait besoin d'elle, bon sang ! Il avait besoin de s'entendre dire qu'il existait des raisons à ce qui venait de se produire; qu'il y avait de l'espoir, même en ces jours les plus sombres de toute sa vie. C'était la raison pour laquelle il avait amené Darren ici, en Irlande, et exigé un service religieux. On n'était jamais plus catholique que lorsqu'on se trouvait confronté à la mort. Mais les litanies familières, l'odeur de l'encens et les paroles d'espérance du prêtre n'avaient pas suffi à tempérer la révolte et la souffrance qui le rongeaient.

Jamais plus il ne verrait son fils. Il ne le tiendrait plus contre lui. Il ne le regarderait pas grandir. Brian voulait s'abandonner à sa colère, mais il n'avait plus de force. Non, il n'existait aucun réconfort au malheur qui l'avait frappé, conclut-il en se versant un autre verre. Il allait devoir apprendre à vivre avec sa peine.

La cuisine sentait la viande rôtie et le pain d'épices. L'odeur flottait encore dans l'air, bien que les membres de sa famille fussent partis, depuis plusieurs heures. Ils étaient venus, et Brian leur en était reconnaissant. Ils étaient venus le soutenir et préparer les mets censés nourrir l'âme. Ils avaient pleuré la perte du garçon que la plupart d'entre eux n'avaient jamais rencontré.

Brian vida son verre et le remplit de nouveau.

- Fils?

Il leva les yeux et aperçut son père qui hésitait, dans l'encadrement de la porte. La situation lui parut presque comique. Quel renversement de situation ! Autrefois, c'était lui, enfant, qui n'osait pas s'aventurer dans la cuisine, quand son père, installé à la table, s'enivrait systématiquement.

- Ouais, répondit-il.

- Tu devrais essayer de dormir.

Il vit les yeux de son père s'attarder sur la bouteille et, sans un mot, la poussa vers lui. Alors, Liam McAvoy entra. A cinquante ans, c'était un vieil homme au visage rougeaud, marqué par les points croisés des vaisseaux capillaires qui s'étaient brisés sous sa peau. Il avait le regard bleu, rêveur, dont avait hérité Brian, et la même chevelure blonde, désormais striée de gris. Il était maigre, comme tassé sur lui- même, et bien différent de l'homme puissant qui avait terrorisé l'enfance de Brian.

- Ce fut un bel enterrement, dit Liam, en se servant à boire. Ta mère aurait été contente que tu l'amènes ici pour qu'il repose avec elle.

- Je ne voulais pas qu'il soit seul. J'ai pensé que sa place était en Irlande, avec la famille.

- Et tu as eu raison.

Brian alluma une cigarette et tendit le paquet à son père. Avaient-ils jamais eu une conversation, tous les deux ? Si oui, Brian ne s'en souvenait pas.

- Ça n'aurait jamais dû arriver, reprit-il.

- Beaucoup de choses se produisent dans ce monde, qui ne devraient pas arriver.

Liam alluma une cigarette à son tour et tira une bouffée. Brian l'observait. C'était comme s'il le voyait vraiment pour la première fois. Ses mains, par exemple. Comment n'avait-il jamais remarqué à quel point elles étaient semblables aux siennes, longues et fines?

- Pourquoi n'es-tu jamais venu? demanda-t-il tout à coup en se penchant en avant. Je t'ai envoyé des billets d’avion pour le mariage, pour la naissance de Darren, pour l’anniversaire d’Emma, puis pour celui du petit. Tu ne l’as jamais vu avant la veillée du corps. Pourquoi n’es-tu pas venu ?

Le père de Brian avait tant de regrets qu’ils se mêlaient aisément les uns aux autres. Il eut un haussement d’épaules fataliste.

- Faire tourner une ferme est un travail prenant. Je ne peux pas aller me promener à tout bout de champ.

- Pas même une fois ? insista Brian pour qui il était vital, soudain, d’obtenir une réponse.

- Tu aurais pu envoyer maman. Avant sa mort, tu aurais pu la laisser venir.

- La place d’une femme est auprès de son mari, dit Liam. Tu ferais bien de t’en souvenir, mon garçon.

- Tu n’as jamais été qu’un sale égoïste.

La main de Liam, étonnamment forte, s’abattit sur celle de Brian.

- Surveille ta langue.

- Je ne vais pas courir me cacher, cette fois.

Brian croisa le regard de son père, posément, le défiant des yeux. Il aurait aimé se battre. Là. Tout de suite.

Mais Liam reprit son verre et but une longue rasade.

- Je ne vais pas me bagarrer avec toi, le jour de l’enterrement de mon petit-fils.

- Il n’a jamais été ton petit-fils, rétorqua Brian. Tu ne l’as vu que mort. Tu n’as jamais pris la peine de te déplacer. Tu te contentais de te faire rembourser les billets d’avion pour acheter du whisky.

- Et toi, où étais-tu toutes ces années ? Où étais-tu à la mort de ta mère ? Quelque part, je ne sais où, à jouer ta foutue musique.

- Ma foutue musique ta donné un toit sous lequel tu t’abrites depuis des années.

- Papa, dit la petite voix tremblante d’Emma, depuis le seuil de la porte.

Son chien en peluche serré contre elle, l’enfant les regardait avec de grands yeux effrayés.

- Emma.

Titubant légèrement, Brian alla la prendre dans ses bras, en faisant bien attention au plâtre qui l'entravait.

- J'ai fait un mauvais rêve, murmura-t-elle.

Les serpents étaient revenus. Et les monstres. Elle entendait encore l'écho des cris de Darren.

- Ce n'est pas facile de dormir dans un lit qu'on ne connaît pas, déclara Liam en se levant. Je vais te préparer un lait chaud.

La petite fille renifla et se serra contre son père.

- Je peux rester avec vous ?

- Bien sûr.

Il la porta jusqu'à sa chaise et se rassit en l'installant sur ses genoux

- je me suis réveillée et je ne te trouvais plus.

- Je suis là, Emma.

Brian lui caressa les cheveux, observant son père par dessus la tête de sa fille.

- Je serai toujours là pour toi.

- Même la, se dit Lou Kesseiring. Même a un moment pareil.

Il étudiait les photos parues dans un tabloïd qu'il avait remarqué sur un présentoir, à la caisse du supermarché local. Comme tout ce qui concernait les McAvoy, la couverture racoleuse avait attiré son attention, et il avait acheté le magazine.

Bien à l'abri, chez lui, il se faisait plus encore l'effet d'un voyeur. Pour quelques pièces de monnaie, lui et des milliers d'autres pouvaient pénétrer l'intimité d'une famille terrassée par le malheur. C'était là, sur ces clichés un peu flous, où l'on reconnaissait cependant les visages. Il pouvait voir la petite fille, avec son bras dans le plâtre.

Qu'avait-elle vu exactement? De quoi se souviendrait- elle? Les médecins qu'il avait consultés lui avaient tous donné la même réponse : si Emma avait vu quelque chose, elle l'avait refoulé. Cela pourrait lui revenir demain, dans cinq ans, ou jamais.

Il parcourut l'article et les légendes qui accompagnaient les photos. Ce n'était qu'un torchon parmi d'autres. Et ils étaient nombreux à se pencher sur le drame des McAvoy. Lou se demanda si Pete Page parvenait à les protéger du pire.

Les yeux fixés sur le cliché noir et blanc du petit Darren, le lieutenant Kesselring réfléchissait. Il ne pouvait plus s'arracher à cette affaire. Pour la toute première fois de sa vie, il rapportait son travail chez lui. Des dossiers, des photos, des notes encombraient son bureau, aménagé dans un coin de la salle de séjour. Il avait choisi ses meilleurs hommes pour l'aider dans l'enquête, mais il vérifiait systématiquement leurs informations. Il avait interrogé lui-même les gens dont le nom était couché sur la liste des invités, il avait lu et relu les rapports des médecins légistes et il était retourné plusieurs fois dans la chambre de Darren, pour la passer au peigne fin.

Plus de deux semaines s'étaient écoulées depuis le meurtre, et Lou ne tenait rien. Absolument rien.

Les malfaiteurs avaient bien couvert leur piste, pour des amateurs. Et il s'agissait d'amateurs. De cela, Lou était certain. Des professionnels n'auraient jamais étouffé un enfant susceptible de leur rapporter un million de dollars de rançon; pas plus qu'ils n'auraient été aussi maladroits dans leur tentative de faire croire à une effraction.

Ils se trouvaient à l'intérieur de la maison. Ils étaient entrés par la porte. Ça aussi, Lou en était sûr. Cela ne signifiait pas pour autant que leurs noms figuraient sur la liste que Pete avait réussi à dresser. La moitié du sud de la Californie aurait pu pénétrer chez les McAvoy, cette nuit-là, et se voir offrir un verre, un joint, ou n'importe quelle drogue disponible.

On n'avait trouvé d'autre empreinte que celles des McAvoy et de la nanny, dans la chambre du garçon. Et rien sur la seringue hypodermique. Enfin, pas la moindre trace de lutte.

Et pourtant, il y avait eu lutte. A un moment, une main s'était refermée sur la bouche de Darren McAvoy et, peut- être par inadvertance, sur son nez. Tout avait dû arriver très vite. D'après le coroner, l'enfant était mort entre 2

heures et 2 h 30 du matin. On avait appelé l'ambulance pour Emma à 2 h 17. Tout cela concordait. Et Lou piétinait toujours. Il avait juste besoin d'un détail qui ne correspondrait pas, une histoire qui ne concorderait pas.

Il devait trouver les meurtriers de Darren McAvoy. Sinon, il serait, jusqu'à la fin de ses jours, hanté par le visage du garçon, et celui de sa petite sœur, dévorée par une question tragique.

« Est-ce que c'est ma faute ? »

- Papa?

Lou sursauta et découvrit son fils à côté de lui, un ballon de football américain entre les mains.

- Michael, ne te glisse pas derrière moi comme ça.

Le gamin leva les yeux au plafond. S'il faisait claquer les portes et marchait à travers la maison comme un individu normal, il faisait trop de bruit. S'il essayait d'être plus discret, on lui reprochait de ne pas en faire assez. De toute façon, il était toujours perdant.

- Papa, répéta-t-il.

- Mm?

- Tu avais dit qu'on ferait quelques passes, cet après- midi.

- Quand j'aurai terminé, Michael.

Celui-ci se dandina d'un pied sur l'autre. Ces derniers temps, son père lui répondait tout le temps la même chose.

- Quand est-ce que tu auras terminé ?

- Je ne sais pas, mais ça ira plus vite si tu ne me déranges pas toutes les cinq minutes.

« Et merde », se dit le gamin, se gardant bien de prononcer le juron à voix haute. Personne n'avait plus le temps de rien faire. Son meilleur copain était chez son idiote de grand-mère et son deuxième meilleur pote avait attrapé la grippe, ou un machin du même genre. A quoi servaient les samedis, si on ne s'amusait pas un peu?

Il essaya d'être patient. Vraiment. II y avait là l'arbre de Noël, avec tous les cadeaux déposés à ses pieds.

Michael en prit un qui portait son nom et le secoua, avec précaution. Le bruit était léger, mais lui procura une immense satisfaction.

Un avion téléguidé... Sa première requête, sur la liste qu'il avait donnée à ses parents; c'était écrit en lettres capitales et souligné trois fois. Histoire de faire comprendre à ses parents qu'il était très sérieux. Michael était persuadé que l'avion se trouvait dans cette boîte.

II la reposa. Il faudrait encore attendre plusieurs jours, avant d'ouvrir le paquet. Des jours avant qu'il puisse l'emporter dehors pour lui faire faire des loopings.

En attendant, il avait besoin de s'occuper. « Tout de suite. »

Une délicieuse odeur de pâtisserie émanait de la cuisine, ce qui le réjouissait énormément. Mais s'il s'aventurait là-bas, sa mère l'embaucherait aussitôt pour rouler la pâte ou décorer le pain d'épices. Des trucs de filles.

Comment pourrait-il jamais jouer pour les L.A. Rams, si personne ne lui renvoyait ce stupide ballon, sacré nom de nom?

Et qu'est-ce que son père pouvait bien trouver d'intéressant dans ces papiers et ces photos? Retournant vers le bureau, il passa la langue sur la dent qu'il avait ébréchée, la semaine précédente, tandis qu'il s'entraînait à faire du roue arrière sur sa bicyclette à trois vitesses. Il aimait bien le fait que son papa soit un flic et s'en vantait à longueur de temps. Bien sûr, il le dépeignait comme un justicier dégainant plus vite que son ombre et bouclant des cinglés comme Charlie Manson à perpétuité. Ce serait différent, s'il devait raconter que son père remplissait des rapports et étudiait des dossiers. Il aurait pu aussi bien être bibliothécaire.

Coinçant le ballon sous son bras, il se pencha sur l'épaule de son père. Il avait dans l'idée qu'en se rendant insupportable, il saurait amener son père à repousser ses papiers et se lever pour venir jouer avec lui. Mais son regard tomba sur la photo de Darren McAvoy.

- Ouah ! C'est un gosse qui est mort ?

- Michael !

Lou se tourna, mais sa colère s'éteignit, lorsqu'il vit le choc et la fascination dans les yeux de son fils. Il décida de suivre son instinct.

- Oui.

- Ça alors! Qu'est-ce qui s'est passé? Il est tombé malade ?

- Non. Il a été tué.

- Mais, c'est un bébé. On ne tue pas les bébés.

- On ne devrait pas, mais ça arrive.

Regardant toujours la photo, Michael prit conscience de sa propre mortalité, pour la première fois dans sa jeune vie.

- Pourquoi? demanda-t-il.

- Je ne sais pas. C'est ce que j'essaie de découvrir.

- Comment?

- En parlant aux gens, en étudiant leurs témoignages et en réfléchissant beaucoup.

- Ça paraît ennuyeux, commenta le gamin.

- La plupart du temps, oui.

Michael se félicita d'avoir opté pour la profession d'astronaute. Il s'arracha enfin à la contemplation du cliché en noir et blanc, et son regard tomba sur le tabloïd que son père venait d'acheter. Il avait l'esprit vif; il ne lui fallut qu'une seconde pour tirer les conclusions qui s'imposaient.

- C'est le fils de Brian McAvoy. Quelqu'un a essayé de le kidnapper, mais il est mort. On en parle, à l'école.

- Tu as tout compris, répondit son père en rangeant les rapports et les papiers dans leurs dossiers.

- Ça alors, tu t'occupes de cette affaire ! Tu as rencontré Brian McAvoy et tout?

- Je l'ai rencontré.

Michael n'en revenait pas. Son père avait fait la connaissance de Brian McAvoy.

- C'est génial. C'est carrément génial. Et tu as rencontré le reste du groupe ? Tu leur as parlé ?

- Oui, je leur ai parlé, répondit Lou, qui se disait que lavie était bien simple, à onze ans. Ils ont l'air très sympathiques.

- Sympathiques ? s'écria Michael, s'étranglant presque. C'est les meilleurs ! Les super meilleurs ! Attends un peu que je raconte ça aux copains.

- Je ne veux pas que tu racontes ça à qui que ce soit.

- Hein? Mais pourquoi? Tous mes potes tomberaient raides, s'ils savaient. Il faut que je leur dise.

- Non. Je te demande de garder le secret, Michael.

- Mais pourquoi? répéta ce dernier.

- Parce que certaines choses sont personnelles.

Il jeta un dernier coup d'œil aux gros titres de la presse à scandales.

- Ou devraient l'être, murmura-t-il. Celle-ci en est une. Allons.

II prit le ballon de football des mains de son fils.

- On va voir si tu peux attraper mes bombes.

11.

Depuis la terrasse de sa maison de Malibu, P.M. regardait la mer rouler sur le sable. Un mois s'était écoulé depuis qu'il avait fait l'acquisition de cette demeure, et pourtant, il ne s'y habituait pas. Elle offrait tout ce que l'agent immobilier lui avait promis : des plafonds hauts, une immense cheminée de pierre et des dizaines de mètres carrés de vitrage. Au premier étage, il y avait une autre cheminée et un balcon qui s'enroulait tout autour de la façade.

Même Stevie avait été impressionné, quand P.M. lui avait montré les pièces, l'ameublement et la chaîne stéréo dernier cri qu'il avait fait installer. Mais maintenant, Stevie était à Paris. Johnno à New York. Brian à Londres. Et P.M. se sentait bien seul.

Il était encore question de faire une tournée au printemps, après la sortie du dernier album, mais P.M. n'était pas sûr que Brian soit en état de repartir ainsi à la conquête des salles de concert. Deux mois ou presque avaient passé, depuis cette horrible nuit, et Brian vivait toujours en reclus. Il ne savait peut-être même pas que Love Lost, premier au hit-parade des singles, était disque d'or.

La police n'était pas plus près de découvrir qui avait tué le petit Darren. P.M. se faisait un devoir de rester en contact avec Kesselring. C'était le moins qu'il pût faire pour Brian et pour Beverly.

Il pensa à cette dernière, à sa pâleur, son visage défait, le jour des funérailles. Elle n'avait pas prononcé une seule parole. P.M. aurait tellement voulu la réconforter. Il ne savait comment faire, et les pensées coupables qu'il nourrissait à son égard lui donnaient si mauvaise conscience qu'il n'avait pu que tapoter la main glacée de la jeune mère.

Tandis que P.M. contemplait la mer, Angie Parks, à quelques mètres derrière lui, descendit les marches de l'escalier circulaire, simplement vêtue d'un T-shirt rose qui lui couvrait à peine les hanches. Elle avait pris le temps de retoucher son maquillage et savamment coiffé ses longs cheveux blonds, pour leur donner un air de désordre. On obtenait ce qu'on voulait d'un homme par la voie du sexe. Et elle attendait beaucoup de P.M.

Elle jeta un coup d'œil circulaire sur le vaste living-room. Bon début. Malibu pourrait devenir une agréable retraite pour le week-end, une fois qu'elle aurait convaincu P.M. de s'installer à Beverly Hills. C'était là que les stars habitaient, et elle avait bien l'intention d'en devenir une. P.M. était son petit tremplin personnel. Cette liaison lui avait déjà permis de décrocher quelques films publicitaires et un rôle secondaire dans un téléfilm. C'était autre chose que les figurations qu'elle s'apprêtait à consentir dans des pornos, pour payer son loyer. Oui, P.M. était vraiment arrivé au bon moment.

Elle fit pivoter son poignet pour admirer le bracelet de diamants et de saphirs qu'il lui avait offert. Elle n'aurait plus à s'inquiéter au sujet du loyer. Mais elle voulait plus. Beaucoup plus. Et pour ça, il fallait continuer à jouer les donzelles énamourées.

Elle se tourna vers la baie vitrée et le vit, debout sur la terrasse. Ainsi tourné vers la mer, les cheveux au vent, baignant dans la lumière du petit matin, il était presque beau. Et il avait l'air bien seul. Même un cœur aussi ambitieux que celui d'Angie pouvait ressentir de la pitié. P.M. n'était plus le même depuis la mort du petit garçon.

C'était une triste histoire, vraiment, mais la tragédie l'avait rendu plus dépendant encore. Et toute cette presse valait son pesant d'or. Une femme intelligente devait savoir saisir toutes les opportunités qui se présentaient à elle.

Elle se dirigea vers son amant et se colla contre son dos en lui glissant les bras autour de la taille.

- Tu me manquais, chéri.

Il posa ses mains sur celles de la jeune femme, honteux que sa première pensée ait été pour Beverly.

- Je ne voulais pas te réveiller.

- Tu sais bien que j'adore quand tu me réveilles.

Elle se coula contre lui, ses bras l'entourant de toutes parts comme des lianes chaudes et douces. Poussant un petit soupir, elle l'embrassa.

- Je n'aime pas te voir si triste.

- Je pensais juste à Brian. Je m'inquiète pour lui.

- Tu es un bon ami, chéri, dit-elle en déposant des petits baisers sur son visage. C'est une des qualités que j'aime le plus, chez toi.

Il l'attira contre lui, à la fois stupéfait et ravi, comme toujours, de l'entendre dire qu'elle l'aimait. Elle était si belle avec ses grands yeux bruns et sa jolie bouche. Sa voix était susurrante, telle une musique douce qu'elle ne jouait que pour lui. Son corps ressemblait à un rêve, long, luxuriant et doré comme une pêche. Il glissa les mains le long de ses jambes, avant de pétrir ses fesses rondes, et lorsqu'elle soupira, il se sentit comme un roi.

- J'ai besoin de toi, Angie.

- Alors, prends-moi.

Elle renversa la tête en arrière et, le regardant à travers ses cils noircis de mascara, elle prit son T-shirt rose par l'ourlet et le souleva lentement, avant de le passer par-dessus la tête. Dans la lumière du soleil, elle se tint debout, dans une érotique nudité, ses seins hâlés pointant fièrement leurs roses extrémités. P.M. eut juste assez de retenue pour la pousser au-delà de la baie vitrée, avant de lui faire l'amour à même le sol.

Elle le laissa faire, prenant plaisir à la plupart de ses caresses et ajoutant quelques gémissements calculés, quand elle le jugeait approprié. Ce n'était pas tant qu'il ne l'excitait pas, mais elle aurait préféré qu'il se montre un peu plus vigoureux, qu'il la brusque un peu.

Mais les solides mains de batteur de P.M. étaient presque révérencieuses, alors qu'il les faisait courir sur son corps cambré. Quand le rythme s'accélérait, que la sueur commençait à couler, il la traitait encore comme du cristal, trop attentionné pour l'écraser de son poids, trop poli, même au plus fort de l'amour, pour s'enfoncer violemment en elle et lui arracher des cris sincères.

Il la prit gentiment, tendrement, et la porta jusqu'au seuil du plaisir. Puis, toujours soucieux de ne pas peser sur elle, il roula sur le côté et lui offrit son bras pour qu'elle y pose la tête.

- Oh, c'était merveilleux, chuchota-t-elle en caressant son torse humide et pâle. Tu es le meilleur, mon chéri. Le meilleur.

- Je t'aime, Angie.

Il abandonna sa main dans l'abondante chevelure de sa maîtresse et se dit qu'il ne désirait rien d'autre. Le sexe sans nom, sans visage, les aventures sans lendemain, tout ça ne l'avait jamais attiré. Il voulait savoir, quand il était en tournée, que quelqu'un l'attendait, à la maison, ou dans ces malheureuses chambres d'hôtel. Il voulait ce que Brian avait.

Pas Beverly, se dit-il, avec un effort pour s'en convaincre. Mais une femme, une famille, un foyer. Avec Angie, il pourrait réaliser son rêve.

- Angie, veux-tu m'épouser?

Elle retint son souffle. C'était tout ce qu'elle avait espéré et voilà que cela arrivait. Elle imaginait déjà les agents de casting se disputant pour la porter au nombre de leurs clients, et la maison immense à Beverly Hills. Un sourire illumina son visage. Elle faillit éclater de rire. Puis, respirant profondément, elle changea de visage. Quand elle regarda P.M., ses yeux étaient brillants de larmes.

- Tu penses ce que tu dis? Tu veux vraiment de moi?

- Je te rendrai heureuse, Angie. Je sais qu'il n'est pas toujours facile d'être marié à quelqu'un qui mène une vie comme la mienne, avec les tournées, les fans, la presse. Mais nous construirons quelque chose ensemble, juste pour nous.

- J'aime ce que tu es, lui dit-elle, tout à fait sincère, cette fois.

- Alors, tu veux bien? Tu veux bien m'épouser et fonder une famille ?

- Oui.

Elle jeta ses bras autour du cou de P.M. L'épouser, pas de problème. Pour la famille, c'était une autre histoire.

Mais ce qui comptait, c'était de devenir la femme de P.M. Ferguson. Désormais, sa carrière pouvait commencer.

Brian se demandait combien de temps encore il pourrait supporter de se traîner ainsi dans la grande maison, jour après jour, et de dormir, nuit après nuit, auprès d'une femme qui se recroquevillait sur elle-même dès qu'il l'effleurait.

Il appelait Los Angeles presque tous les jours, espérant que Kesselring pourrait lui donner quelque chose, n'importe quoi. Il avait besoin d'un nom, d'un visage, sur lequel épancher sa fureur.

Il n'avait plus rien qu'une nursery vide et une épouse qui glissait à travers les pièces de leur demeure, comme le fantôme de la femme qu'il aimait.

Et Emma. Dieu merci, il avait Emma. Si elle n'avait pas été là, au cours des dernières semaines, il serait devenu fou. Elle souffrait, elle aussi, à sa manière triste et silencieuse. Souvent, il s'asseyait près de son lit, tard le soir, et il lui racontait des histoires, chantait pour elle ou l'écoutait. Ils pouvaient se faire sourire l'un l'autre, et alors, la douleur devenait plus supportable.

Brian était terrifié dès que l'enfant quittait la maison, et cela en dépit des gardes du corps qu'il avait engagés pour l'accompagner à l'école et la ramener. Et lui, que ferait-il, au moment de sortir de nouveau? Car, pour profonde que fût sa peine, le jour viendrait où il lui faudrait retourner sur scène, dans les studios d'enregistrement, à sa musique en somme. Il ne pouvait pas attacher sa petite fille de six ans à ses basques et l'entraîner partout avec lui.

Et il n'était pas question de la laisser avec Beverly. Ni maintenant, ni dans un futur proche.

- Monsieur McAvoy? dit la voix d'Alice, depuis le seuil.

Ils l'avaient gardée, bien qu'il n'y eût plus d'enfant en bas âge. Elle veillait sur Beverly, à présent.

- M. Page est là, qui demande à vous voir.

- Faites-le entrer.

- Salut, Brian.

D'un regard, Pete embrassa la pièce, qui témoignait de la lutte de Brian pour essayer de travailler. Des feuilles de papier roulées en boule étaient éparpillées sur la table et sur le parquet autour de lui ; le cendrier débordait de mégots et une odeur du whisky planait dans la pièce, bien qu'il fût à peine midi.

- J'espère que tu ne m'en veux pas de passer à l'improviste, mais je voulais te parler affaires, et je n'étais pas sûr que tu aurais envie de te déplacer jusqu'à mon bureau.

- En effet.

Brian saisit la bouteille, à portée de la main.

- Tu veux boire un coup?

- Je préfère attendre un peu, merci.

Il prit une chaise en face de Brian et força un sourire sur ses lèvres. L'humeur entre eux était tendue et étrangement formelle. On ne savait plus comment se comporter en présence de Brian, quelles questions poser ou éviter.

- Comment va Beverly?

- Je ne sais pas. Elle ne parle pas, refuse de sortir.

Il tira une bouffée de sa cigarette, avant de lever les yeux sur son imprésario.

- Elle passe des heures dans la chambre de Darren. Même la nuit, parfois, je me réveille, et je la trouve assise dans ce foutu rocking-chair.

Portant le verre à ses lèvres, il avala une gorgée de whisky, puis une longue rasade.

- Je ne sais plus quoi faire.

- Tu as pensé à une thérapie?

- Un psychiatre? Quelle utilité d'aller raconter sa vie sexuelle, ou ses rapports avec son père ou d'autres conneries du genre?

- C'est juste une idée, Brian.

- Même si je pensais que ça pourrait l'aider, je doute de réussir à la convaincre.

- Elle a peut-être besoin d'un peu de temps. Il ne s'est passé que deux mois depuis...

- Il aurait eu trois ans, la semaine dernière. Oh, mon Dieu.

Sans rien dire, Pete se leva pour remplir le verre de Brian et le lui tendit de nouveau.

- Tu as des nouvelles de la police?

- J'appelle Kesselring régulièrement. L'enquête piétine. C'est encore pire de ne pas savoir qui est le coupable.

Pete se rassit. Ils devaient laisser cette pénible histoire derrière eux. Tous. Et aller de l'avant.

- Et Emma?

- Les cauchemars ont cessé et on lui retire le plâtre dans quelques semaines. L'école l'occupe, mais c'est toujours là. Je le vois dans ses yeux.

- Elle ne s'est rien rappelé d'autre?

Brian secoua la tête.

- Je ne sais pas si elle a vraiment vu quelque chose ou si c'était un mauvais rêve. Il y a toujours des monstres partout, avec Emma. Je veux qu'elle oublie. D'une manière ou d'une autre, il faut que tous, nous oubliions.

Un instant, Pete ne dit rien.

- C'est une des raisons de ma présence ici. Je ne veux pas te pousser, Brian, mais la maison de disques aimerait beaucoup qu'on organise une tournée au moment de la sortie du nouvel album. Je leur ai demandé d'être patients, mais je me demande si ce ne serait pas une bonne chose, pour toi.

- Une tournée signifierait laisser Beverly, et Emma.

- J'en suis conscient. Ne me donne pas ta réponse tout de suite. Penses-y.

Il prit une cigarette, l'alluma.

- Nous pourrions traverser l'Europe, l'Amérique et le Japon, si vous êtes tous d'accord. Le travail pourrait bien se révéler le meilleur des remèdes.

- Et cela permettrait de vendre des tas de disques.

Pete eut un sourire pincé.

- Aussi. De nos jours, il est impossible de pousser un album au sommet, sans une tournée. A propos de disques, j'ai engagé ce jeune type, Robert Blackpool. Je crois t'en avoir parlé.

- Oui. Tu misais beaucoup sur lui.

- En effet. Tu aimerais son style, Brian. Pour cette raison, je souhaite que tu lui permettes d'enregistrer On the Wing.

Brian en oublia de boire, l'espace d'un instant.

- C'est nous qui interprétons toujours nos musiques.

- Ça a été le cas jusqu'à maintenant. Mais il est toujours bon de se déployer un peu.

Pete attendit un instant, jaugeant l'humeur de Brian. Comme celui-ci lui paraissait plus enclin à l'écouter qu'il ne l'avait tout d'abord craint, il insista.

- Tu as retiré cette chanson du dernier album, et elle convient tout à fait à Blackpool. Il n'y a pas de mal à laisser un nouvel artiste enregistrer un morceau que toi et Johnno avez rejeté. En l'occurrence, cela ne ferait qu'agrandir encore votre réputation de paroliers et de compositeurs.

- Je ne sais pas, murmura Brian en se frottant les yeux. J'en toucherai un mot à Johnno.

Pete sourit.

- C'est déjà fait. Il est d'accord, si tu l'es.

Brian trouva Beverly dans la chambre de leur fils et bien qu'il lui en coûtât, il entra, essayant de ne pas regarder le berceau vide, les jouets rangés sur les étagères et l'immense ours en peluche qu'ils avaient acheté, avant la naissance du petit.

- Beverly.

Il posa une main sur la sienne et attendit, en vain, qu'elle le regardât.

Elle était trop mince. Les os de son visage étaient trop proéminents, et son regard, ainsi que ses cheveux, avaient perdu tout leur éclat. Un instant, il lutta contre l'envie de la prendre par les épaules et de la secouer jusqu'à ce que la vie renaisse en elle.

- Beverly, j'espérais que tu descendrais manger un peu.

La jeune femme sentit l'odeur de l'alcool. Ça lui donnait des haut-le-cœur. Comment pouvait-il rester assis à boire et gribouiller sa musique ? Elle lui retira sa main et la posa sur ses genoux.

- Je n'ai pas faim.

- J'ai des nouvelles. P.M. s'est marié, figure-toi.

Elle leva les yeux vers lui. Un coup d'œil à peine intéressé.

- Il aimerait que nous allions le voir, pour nous montrer sa nouvelle maison et sa nouvelle femme.

- Je ne retournerai jamais là-bas.

Il y avait dans sa voix tant de colère et de violence que Brian recula presque. Mais ce qui le stupéfia le plus, ce fut le regard dont elle le foudroya. Un regard empli de dégoût.

- Qu'attends-tu de moi? demanda-t-il en s'agrippant aux accoudoirs du rocking-chair. Qu'est-ce que tu veux, à la fin?

- Que tu me laisses seule.

- Je t'ai laissée seule. Je t'ai laissée t'asseoir ici, seule, heure après heure. Je t'ai laissée seule quand j'avais tellement besoin de toi. Et la nuit, je t'ai laissée seule, alors que j'espérais tant que tu te tournes vers moi. Une fois.

Ne serait-ce qu'une fois. Merde, Beverly. C'était mon fils, aussi.

Elle ne dit rien, mais les larmes se mirent à couler sur ses joues. Quand il fit mine de la prendre dans ses bras, elle se dégagea vivement.

- Ne me touche pas. Je ne peux pas le supporter.

Il recula, et elle quitta le rocking-chair pour aller se placer de l'autre côté du berceau.

- Tu ne supportes pas que je te touche, cria-t-il avec fureur. Tu ne supportes pas que je te regarde ou que je te parle. Heure après heure, jour après jour, tu restes prostrée ici, comme si tu étais la seule à souffrir. Il est temps que cela cesse, Beverly.

- C'est facile pour toi ! Tu peux t'asseoir à une table, picoler et écrire ta musique comme si de rien n'était.

C'est tellement facile pour toi...

- Non.

Il pressa les paumes contre ses yeux.

- Mais je ne vais pas arrêter de vivre. II est parti, et je ne peux rien y changer.

- Non, tu ne peux rien y changer. Il fallait que tu aies ta soirée. Il fallait que tu invites tous ces gens dans notre maison. Ta famille ne t'a jamais suffi. Et maintenant, il est parti. Il t'en fallait plus, plus de gens, plus de musique. Toujours plus. Et une de ces personnes que tu as laissées entrer dans notre maison a tué mon bébé.

Brian demeura bouche bée, incapable de parler. Les mots de Beverly venaient de le poignarder plus sûrement qu'un couteau en plein cœur. Il était paralysé par le choc, tandis qu'ils se regardaient, dressés l'un en face de l'autre, avec le berceau vide entre eux.

- Il n'a pas laissé entrer les monstres, dit la petite voix tremblante d'Emma.

Elle se tenait sur le seuil, son petit cartable à la main, le visage livide.

- Papa n'a pas laissé entrer les monstres.

Avant que Brian ait eu le temps de réagir, elle s'enfuit dans le couloir en sanglotant.

- Bravo, parvint à articuler Brian. Puisque tu tiens tellement à être seule, je vais prendre Emma et m'en aller.

Beverly voulait le rappeler, mais elle n'en eut pas la force. Fatiguée, infiniment fatiguée, elle s'effondra dans le rocking-chair.

Il fallut plus d'une heure à Brian pour calmer Emma. Finalement, épuisée par les larmes, elle s'endormit, et il put téléphoner. Son dernier appel fut pour Pete.

- On part pour New York, demain, dit-il d'un ton bref. Emma et moi. Nous y retrouverons Johnno et nous prendrons quelques jours. Je dois repérer une bonne école pour la petite et organiser sa sécurité. Une fois qu'elle sera installée, on prendra l'avion pour la Californie et on commencera à répéter. Prépare la tournée, Pete, et fais-la durer aussi longtemps que tu pourras.

Il avala une longue rasade de whisky.

- Ça va « rocker » !

12.

- Elle ne veut pas y retourner, dit Brian en suivant Emma des yeux.

L'enfant faisait le tour de la salle de répétition avec son bel appareil photo tout neuf. Il le lui avait offert au cours de leurs adieux éplorés à l'Académie Sainte-Catherine de l'Etat de New York.

- Elle y avait à peine passé un mois, avant ces vacances de Pâques, lui rappela Johnno. Donne-lui un peu de temps pour s'habituer.

- On ne fait que ça. S'habituer.

Huit semaines s'étaient écoulées, depuis que Brian avait quitté Beverly. La plaie causée par la séparation était encore à vif et toutes les femmes qu'il avait prises, depuis, étaient comme une drogue, et les drogues, comme des femmes. Elles ne l'apaisaient qu'un court moment.

- Tu pourrais lui téléphoner, suggéra Johnno, fine mouche.

- Non.

Brian y avait pensé. Plus d'une fois. Mais la presse avait fait des gorges chaudes de leur rupture et de l'appétit qu'il avait manifesté depuis. Il ne voyait pas ce que Beverly et lui pourraient se dire sans aggraver la situation.

- Ce qui me préoccupe, maintenant, c'est Emma. Et la tournée.

- Les deux vont être épatantes.

Le regard de Johnno se posa sur Angie.

- Du moins, je l'espère, ajouta-t-il.

Brian haussa les épaules et laissa courir ses doigts sur le piano.

- Si elle décroche un rôle dans ce film, on en sera débarrassés.

- Petite salope manipulatrice. Tu as vu le caillou qu'elle s'est fait offrir par P.M.?

Johnno jeta la tête en arrière et affecta un accent précieux.

- Vraiment, chéri, c'est d'un mauvais goût.

- Rentre tes griffes. Tant que P.M. sera dingue d'elle, il faudra se la farcir. D'ailleurs, on a d'autres soucis plus importants que notre petite Angie.

Stevie entrait dans la salle.

Il passait de plus en plus de temps dans les toilettes, remarqua Brian. Et ce n'était certainement pas un problème de vessie. Quoi que Stevie ait injecté, avalé ou sniffé, cette fois, il planait pour de bon. Il s'arrêta près d'Emma et la jeta affectueusement en l'air, avant d'arracher une série d'accords à sa guitare. L'ampli étant débranché, son solo effréné ne produisit aucun son.

- Il vaut peut-être mieux attendre qu'il soit redescendu de son nuage pour lui parler, suggéra Johnno. Si tu arrives à trouver un moment où il n'est pas parti.

Il avait eu l'intention de s'entretenir avec Brian d'un autre problème, mais il se ravisa. Il avait déjà bien assez de souci. Inutile d'en rajouter en lui racontant la rumeur qu'il avait surprise à New York, au sujet de Jane Palmer.

Cette vipère allait écrire un livre. Enfin, elle le dicterait et un nègre se chargerait de donner une forme au tissu de mensonges ignobles et racoleurs qu'elle n'allait pas hésiter à déverser. Et elle empocherait certainement une somme rondelette. Brian serait furieux en l'apprenant. Il valait mieux laisser Pete s'en occuper, et attendre la fin de la tournée pour en toucher un mot au principal intéressé.

Emma ne fit pas très attention à la répétition, quand celle-ci reprit, après la pause. Elle avait déjà entendu toutes les chansons des douzaines de fois. La plupart étaient tirées de l'album que son papa et les autres avaient composé et enregistré, quand ils étaient tous en Californie. Elle s'était rendue souvent au studio pour les regarder travailler. Une fois, Beverly avait même amené Darren.

Elle ne voulait pas penser à Darren. Ça faisait trop mal. Mais alors, elle était submergée par une vague de culpabilité parce qu'elle essayait de le chasser de son esprit.

Charlie lui manquait, aussi. Elle l'avait laissé à Londres, dans le berceau de Darren. Elle espérait que Beverly s'en occuperait. Et peut-être qu'un jour, quand ils retourneraient à la maison, Beverly lui parlerait de nouveau, et rirait avec elle, comme autrefois.

Elle ne savait rien du concept de pénitence, mais il lui semblait avoir bien agi en se séparant de son fidèle chien en peluche.

Et puis, il y avait l'école. Elle était convaincue que le fait de devoir se rendre dans cet endroit, loin de tous ceux qu'elle aimait, était une juste pénitence pour la petite fille qui n'avait pas pris soin de son frère comme elle l'avait promis. Emma se rappelait avoir été punie, quand elle était toute petite : les coups, les reproches, tout cela lui paraissait bien enviable, maintenant. Parce qu'une fois passée la colère, tout reprenait normalement. Alors que cette fois, son bannissement n'en finissait pas.

Papa disait qu'il l'avait inscrite dans cette excellente école pour qu'elle devienne très intelligente. Et puis, elle y serait en sécurité, avait-il ajouté. Il y avait des hommes qui la surveillaient tout le temps. Emma détestait ça. Ils étaient très forts, silencieux, avec des regards las. Pas comme Johnno et les autres. Elle, ce qu'elle voulait, c'était se rendre de ville en ville avec son père et ses copains, même si elle devait prendre l'avion sans arrêt. Elle voulait dormir dans des hôtels, jouer au trampoline sur les lits et commander des desserts au téléphone. Mais elle devait retourner à l'école, retrouver les bonnes sœurs, les prières et les leçons de grammaire.

Elle regarda son père, qui entonnait les premières mesures de Soldier Blues. C'était encore une chanson sur la guerre, et la violence contenue dans les paroles était encore amplifiée par la force de la mélodie et du rythme. La petite fille écouta, fascinée. Etait-ce le fracas des cymbales de P.M., ou la manière dont Stevie faisait vibrer sa guitare ? En tout cas, quand la voix de Johnno se mêla à celle de Brian, elle leva son appareil photo.

Elle aimait bien prendre des photos. Il ne lui venait pas à l'esprit que l'engin offert par son père était trop cher ou trop sophistiqué pour une enfant de son âge; ou encore que ce cadeau était, pour Brian, un moyen d'alléger ses remords de l'avoir exilée dans une obscure institution.

- Emma.

Elle se tourna et considéra l'homme qui venait de lui adresser la parole. Un instant, elle hésita, puis se rappela.

- Tu te souviens de moi ? demanda Lou.

- Oui, répondit-elle. Vous êtes l'inspecteur.

- C'est cela.

Il posa la main sur l'épaule de son fils, debout à côté de lui, essayant de l'arracher, un instant, à la contemplation béate de son groupe favori.

- Voici Michael. Je t'ai parlé de lui.

Le visage de l'enfant s'illumina, mais elle n'osa pas demander à ce grand garçon de lui raconter comment il s'était envolé du toit, avec ses patins à roulettes.

- Bonjour, dit-elle simplement.

- Salut, répondit distraitement Michael en reportant toute son attention sur les quatre hommes, au milieu de la salle.

- Je veux des cors, lança Brian, la main levée pour interrompre la chanson. Le son n'est pas complet sans ça.

C'est alors qu'il aperçut l'homme qui se tenait à côté d'Emma. Son cœur cessa de battre.

- Lieutenant, dit-il.

Lou jeta un regard d'avertissement à son fils, et traversa la distance qui le séparait de la rock star.

- Monsieur McAvoy, je suis désolé d’interrompre votre répétition, mais je voulais vous parler de nouveau, ainsi qu’à votre fille si possible.

- Vous avez du nouveau ?

- Malheureusement non. Mais si vous pouviez m’accorder quelques minutes de votre temps ?

- Bien sûr. Vous allez déjeuner les gars ? Je vous rejoindrai.

- Je peux rester, si tu veux, proposa Johnno.

Brian lui sourit.

- Non. Merci, vieux.

De son côté, Emma surprit l'air extasié de Micheal. Elle avait vu cette même expression sur le visage des filles, à l’école quand elles avaient appris qui était son père. Elle sourit. Le visage du garçon lui plaisait, avec son nez un peu busqué et ses yeux gris.

- Tu veux les rencontrer?

- Ça oui, alors, ce serait bath.

- J'espère que vous n'y voyez pas d'inconvénient, dit Lou. J'ai emmené mon fils. Ce n'est pas très réglementaire, mais...

- Je comprends, le rassura Brian en enveloppant le jeune garçon d'un long regard envieux.

Celui-ci souriait à Johnno, qui s'était arrêté pour lui dire quelques mots.

- Je pourrais lui envoyer un album, si vous voulez, proposa Brian. Le dernier ne sort que dans deux semaines. Il sera la vedette de la cour du lycée.

- C'est très généreux de votre part.

- Pas du tout. J'ai l'impression que vous nous avez consacré beaucoup plus de temps que vous n'êtes tenu de le faire.

- Ni vous ni moi n'avons des boulots de fonctionnaires, monsieur McAvoy.

- En effet. J'ai toujours détesté les flics. Comme tout le monde, je suppose, jusqu'au jour où on a besoin d'eux. J'ai fait appel à une agence de détectives privés, lieutenant.

- Oui, je sais.

Brian eut un rire.

- J'aurais dû m'en douter. Ils m'ont rapporté que vous aviez couvert plus de terrain que cinq flics réunis, au cours des derniers mois. C'est la seule chose qu'ils ont été capables de m'apprendre. Il faut croire que vous voulez la peau de ces salauds autant que moi.

- C'était un garçon magnifique, monsieur McAvoy.

- Ça oui, il l'était.

Il avala sa salive péniblement.

- De quoi voulez-vous parler? reprit-il.

- Il y ajuste quelques détails que j'aimerais revoir avec vous. Je sais que c'est répétitif.

- Aucune importance.

- J'aimerais aussi parler à Emma.

Brian se rembrunit aussitôt.

- Elle ne peut rien vous dire.

- Je n'ai peut-être pas posé les bonnes questions.

- Ecoutez, Darren est parti, et je ne veux pas risquer la santé mentale de ma fille. Elle est fragile, en ce moment. Elle n'a que six ans et, pour la deuxième fois de sa vie, elle vient d'être déracinée. Vous avez dû lire que ma femme et moi étions séparés.

- Je suis désolé.

- C'est plus dur encore pour Emma. Je refuse de la bouleverser davantage.

- D'accord, murmura Lou, qui renonça à suggérer l'hypnose. Je n'insisterai pas.

A cet instant, visiblement ravie de son rôle d'hôtesse, Emma s'avança vers eux, avec Michael.

- Papa, c'est Michael.

- Bonjour.

L'adolescent ne put que sourire bêtement. Sa langue faisait des nœuds.

- Tu aimes la musique? demanda Brian.

- Oh ! ouais. J'ai presque tous vos disques.

Il avait désespérément envie de demander un autographe, mais craignait de passer pour un idiot.

- C'était super de vous entendre jouer, et tout ça. Vraiment super.

- Merci.

Emma prit une photo.

- Mon papa t'enverra une copie, dit-elle en admirant la dent ébréchée de Michael.

Quand Lou quitta la salle de répétition, traînant son fils derrière lui, il sentait poindre une migraine et souffrait de frustration aiguë. Il avait respecté le vœu du père d'Emma, contre sa conviction profonde. Son instinct lui disait que l'enfant avait vu quelque chose, avant de tout refouler, en peuplant l'affreux souvenir de monstres et de serpents. Il n'aimait pas beaucoup admettre que la solution de cette affaire dépendait peut-être d'une gosse de six ans. D'autant plus que, les médecins étaient formels, sa mémoire des événements pouvait fort bien ne jamais revenir.

Restait l'homme aux pizzas. Il avait fallu deux jours pour retrouver la boutique de livraison et l'employé qui avait pris la commande de cinquante pizzas. Ce dernier avait cru à une plaisanterie, mais il se rappelait le nom du type qu'il avait eu au téléphone. Tom Fletcher. Joueur de saxophone de son état, celui-ci avait éprouvé subitement, vers 2 heures du matin, une envie irrépressible de pizza. On avait mis des semaines pour retrouver sa trace, et encore plusieurs semaines pour le faire revenir de Jamaïque, où il était sous contrat.

Les derniers espoirs de Lou reposaient sur cet homme. Celui, ou ceux, qui se trouvaient dans la chambre de Darren, n'étaient pas redescendus par l'escalier principal; ils n'avaient pas, non plus, pris la fuite par la fenêtre. Il fallait donc envisager l'escalier de la cuisine, où Tom Fletcher essayait de convaincre un employé sceptique de livrer cinquante pizzas bien garnies.

- Ça alors, papa, c'était vraiment fabuleux, dit Michael en traînant les pieds sur la chaussée, pour faire durer encore le plaisir. Les copains vont être fous, quand je vais leur dire. Je peux en parler, maintenant, pas vrai? Tout le monde sait que tu t'occupes de l'affaire.

Lou s'installa derrière le volant et ouvrit la portière du passager à son fils.

- Pourquoi il y a des gardes partout? poursuivit celui-ci.

- Quels gardes ?

- Ceux-là, répondit le gamin en indiquant du doigt un groupe de quatre hommes vêtus de complets sombres, à l'entrée de la salle.

- Comment sais-tu que ce sont des gardes ?

- Bah, ça se voit, tiens. Il suffit de regarder, répondit Michael en levant les yeux au plafond.

Lou réprima un sourire.

- Ils sont là pour empêcher les gens de harceler les musiciens ou de leur faire du mal. Pour la petite fille, aussi. On pourrait essayer de la kidnapper.

- Tu veux dire qu'ils ont des gardes avec eux tout le temps?

- Oui.

- Quelle barbe! murmura Michael, remettant sérieusement en question sa nouvelle vocation de rock star.

J'aimerais pas ça, moi. Comment peut-on avoir des secrets ?

- C'est difficile.

Ils roulèrent un moment en silence.

- On peut aller chez McDonald's?

- Si tu veux.

- Ça doit pas lui arriver souvent, hein ?

- Pardon?

- La petite fille, Emma. Elle doit pas pouvoir aller chez McDonald's.

- Non, répondit Lou en lui ébouriffant les cheveux. Probablement pas.

Quelques minutes plus tard, il installait Michael dans un box, avec un cheeseburger, une grosse frite et un milkshake. Puis il l'abandonna un instant pour aller téléphoner de sa voiture. Depuis le parking, il voyait son fils ajouter du ketchup sur son burger.

- Kesselring. Je serai au poste dans une heure.

- J'ai une mauvaise nouvelle, Lou. Au sujet de Fletcher, votre homme aux pizzas.

- Il n'est pas arrivé à Los Angeles?

- Si. On a envoyé deux gars pour le chercher, ce matin, mais ils sont arrivés six heures trop tard. Il était mort.

- Merde.

- On dirait une overdose standard. Avec de l'héroïne de super qualité. On attend le rapport du coroner.

- Et merde ! Et merde !

Il abattit son poing sur le toit de la voiture.

- On a envoyé les mecs du labo dans sa chambre d'hôtel?

- Ils l'ont passée au peigne fin du sol au plafond.

- O.K. Donne-moi l'adresse.

Il chercha son calepin dans sa poche.

- Je dépose mon fils à la maison et j'y vais.

13.

Académie Sainte-Catherine, 1977

Encore deux semaines, songea Emma. Encore deux longues, deux interminables semaines, et elle serait libérée pour l'été. Elle verrait son père, Johnno et les autres. New York! Elle pourrait respirer sans qu'on vienne lui dire qu'elle respirait pour Dieu. Elle pourrait penser sans qu'on la mette en garde contre les pensées impures.

Vraiment, les bonnes sœurs devaient en nourrir des tas, pour passer ainsi leur vie à en prêter aux autres.

Elle repoussa son livre de conjugaison française et regarda par la fenêtre, au-delà des pelouses, jusqu'aux murs de pierres qui séparaient l'institution du reste de l'univers. Presque comme une prison.

Heureusement, il y avait Marianne Carter ! Elle sourit en revoyant le visage, constellé de taches de rousseur, de sa camarade de chambre et meilleure amie. Sans elle, la vie à Sainte-Catherine eût été une véritable torture et Emma se disait parfois qu'elle se serait enfuie. Evidemment, elle n'aurait pas su où aller. Il n'y avait qu'un endroit où elle souhaitât se trouver : auprès de son père, et celui-ci l'aurait renvoyée illico entre Tes mains des religieuses, qui n'auraient pas manqué de la punir. Elles aimaient ça, les punitions. Marianne était justement en train de payer pour sa dernière insolence : deux heures à récurer les toilettes pour avoir dessiné une caricature de la mère supérieure. La pire de toutes était sœur Immaculata, la directrice. Emma la détestait. Elle était si laide, avec sa petite bouche aux lèvres sèches et pincées, sa verrue sur le menton et cette manie de distribuer des corvées pour la moindre petite infraction au règlement.

Emma en avait parlé à Brian, mais celui-ci avait seulement paru amusé.

Il lui manquait. Tous lui manquaient.

Elle voulait rentrer chez elle, mais où? Elle pensait souvent à la grande maison de Londres dans laquelle elle avait été si heureuse, hélas trop peu de temps. Elle pensait à Beverly et se désolait que son père ne parlât plus jamais d'elle, bien qu'ils n'eussent pas divorcé. Elle pensait à Darren, aussi. Son adorable petit frère. Parfois, il lui semblait avoir oublié son visage, sa voix. Mais quand elle rêvait de lui, elle le revoyait aussi clairement que s'il était près d'elle.

Elle n'avait presque aucun souvenir de la nuit où il était mort. Mais chaque fois qu'elle était malade ou bouleversée, le cauchemar revenait la hanter : elle marchait dans le couloir sombre; elle croisait les monstres qui tenaient Darren entre leurs mains crochues, tandis que celui-ci criait et se débattait. Elle tombait, aussi.

A son réveil, elle avait tout oublié.

Marianne entra en trombe et lui montra ses mains.

- Fichues ! dit-elle avec emphase en se laissant tomber sur son lit. Quel aristocrate français voudra encore me faire le baisemain?

Emma réprima un sourire.

- C'était dur?

- Cinq toilettes. Dé-goû-tant. Berk. Quand je quitterai cet endroit de malheur, j'engagerai une femme de ménage pour ma femme de ménage.

- Elle roula sur le ventre et croisa ses chevilles en l'air.

- J'ai entendu Mary Jane Witherspoon parler à Teresa O'Malley, reprit Marianne, de sa voix animée. Elle va le faire avec son petit copain, quand elle rentrera chez elle, cet été.

- Qui?

- Je sais pas. Il s'appelle Chuck ou Huck ou un truc de ce style.

- Non, je veux dire Mary Jane ou Teresa?

- Mary Jane, eh, banane. Elle a seize ans et elle est formée.

Emma considéra sa poitrine plate avec un froncement de sourcils. Est-ce qu'elle aurait des seins, elle, à seize ans? Et un petit copain avec qui « le faire » ?

- Et si elle tombe enceinte, comme Susan, au printemps?

- Oh, les parents de Mary Jane arrangeraient ça. Ils ont des tonnes d'argent. D'ailleurs, elle a un diaphragme.

- Tout' le monde a un diaphragme.

- - Pas ce genre-là. C'est un contraceptif.

- Oh

Comme toujours, Emma était prête à s'en remettre à la science beaucoup plus étendue de Marianne.

- Tu le glisses à l'intérieur, tu sais, avec de la gelée, et ça tue le sperme, expliqua celle-ci. Tu peux pas te retrouver en cloque avec du sperme mort.

Marianne roula sur son dos et bâilla vers le plafond.

- Je me demande si sœur Immaculata l'a jamais fait.

L’idée était si ébouriffante qu'Emma éclata de rire.

- Ça m'étonnerait, dit-elle. Je suis sûre qu'elle prend son bain tout habillée.

- Saperlote, j'avais presque oublié! s'exclama Marianne.

Fouillant dans la poche de son uniforme froissé, elle en sorti un paquet de Marlboro.

- J'ai découvert de l'or dans les chiottes du deuxième étage. Quelqu'un ''avait scotché derrière le réservoir d'eau.

Elle se leva pour fouiller dans un tiroir et brandit un sachet d'allumettes.

- Et tu les as prises, s'exclama Emma.

- Un peu mon neveu ! Verrouille la porte.

Elles se partagèrent une cigarette, tirant de petites bouffées maladroites devant la fenêtre ouverte. Ni l'une ni l'autre n'appréciaient particulièrement le goût, mais fumer était une pratique adulte et interdite. Autant dire irrésistible.

- Encore deux semaines, dit Emma, rêveuse.

- Toi tu vas à New York et moi je vais me retrouver dans un camp de vacances, une fois de plus.

- Au moins, tu n'auras plus sœur Immaculata sur le dos.

- Ça, c'est vrai. Mais je vais tout de même demander aux parents de me laisser quinze jours avec ma grand-mère. Elle est super cool.

- Moi, je prendrai des tonnes de photos.

Marianne hocha la tête, se projetant dans un avenir plus lointain encore.

- Quand on s'en ira d'ici, on prendra un appartement dans un endroit comme Greenwich Village ou Los Angeles. Je deviendrai une artiste et toi, tu seras reporter-photographe.

- On donnera des fêtes.

- Les plus grandes. Et on portera des vêtements sublimes.

Elle tira sur l'ourlet de son uniforme.

- Et surtout pas de kilt.

- Plutôt mourir.

- Plus que quatre ans, dit Marianne.

Emma poussa un soupir.

- Encore quatre ans.

A l'autre bout du continent, Michael Kesselring, vêtu de la robe noire et coiffé de la toque des lycéens diplômés, étudiait son reflet dans la glace. Il n'arrivait pas à le croire. Adieu, le lycée. La vie commençait, enfin. Il y aurait l'Université, bien sûr. Mais pas avant l'automne. Et d'ici là, l'été lui tendait les bras !

Il avait dix-huit ans. L'âge de boire de l'alcool, de voter et, grâce au président Carter, de faire des projets sans service militaire pour les entraver.

Pour l'instant, il n'avait pas la moindre idée de ce qu'il voulait faire. Son petit boulot à temps partiel dans une boutique de T-shirts lui rapportait de quoi mettre de l'essence dans la voiture et sortir les filles au cinéma. C'était bien pratique, mais de vocation, Michael n'en avait pas.

Il ôta la robe et la toque, un peu ému, malgré lui. Il avait l'impression de se dépouiller de sa jeunesse.

Autour de lui régnait le chaos le plus total. Dans sa chambre, on trouvait de tout, à condition de bien chercher

: des vêtements, des disques, des magazines, parmi lesquels une collection de Playboy qu'il ne jetait plus, depuis que sa mère avait renoncé à faire le ménage chez lui, et enfin, les trophées sportifs dont il était si fier.

La nature l'avait doté d'un corps d'athlète, de longues jambes et d'excellents réflexes. Il avait de qui tenir, aimait à répéter sa mère. Le fait est qu'il ressemblait à son vieux, en dépit de leurs désaccords. Et les sujets qui les opposaient étaient nombreux, depuis la longueur des cheveux, les vêtements, jusqu'à la politique et les coupe-feu.

Le capitaine Kesselring était un rigoriste. Forcément, quand on faisait le métier de flic...

Michael se rappelait le jour où il avait commis l'imprudence de rapporter un tout petit joint à la maison. Il avait été privé de sorties pendant un mois. Et quelques malheureux excès de vitesse lui avaient coûté aussi cher.

« La loi, c'est la loi », avait coutume de dire Lou. Dieu merci, Michael n'avait pas du tout l'intention de devenir flic.

Il prit le gland qui pendait à sa toque. C'était un geste bêtement sentimental, mais qui le saurait? Il fourragea dans les tiroirs de sa commode à la recherche de la vieille boîte à cigares, dans laquelle il serrait ses trésors les plus précieux. Il y avait là la lettre d'amour que Lori Spiker lui avait écrite en troisième — avant de lui préférer un motard, avec sa Harley Davidson et ses tatouages ; son entrée pour le concert des Rolling Stones auquel il avait pu se rendre, après des heures de discussion avec ses parents; la capsule de sa première bière illégale et, au fond, sa photo avec Brian McAvoy.

La petite fille avait tenu parole, songea Michael. A peine deux semaines après cette journée inoubliable où il avait fait la connaissance du groupe Devastation, le cliché était arrivé dans la boîte aux lettres, avec le dernier album tout juste sorti des presses. Pendant des jours, il avait été le roi, au lycée.

Michael se revit, à onze ans, exultant à l'idée de rencontrer ses idoles, et il songea que son père lui avait fait alors un merveilleux cadeau. C'était d'autant plus exceptionnel que Lou se rendait lui-même à cette répétition pour les besoins de son enquête. Or, le capitaine Kesselring ne mélangeait jamais le travail et le plaisir.

Cette fois-là, pourtant, il avait fait une exception.

Bizarre, se dit Michael, comme il se rappelait bien cette époque, tout à coup. Son père rapportait ses dossiers à la maison, jour après jour. Ce n'était jamais arrivé avant; ni depuis. Le meurtre de ce petit garçon l'avait occupé des mois entiers. C'était l'année où Michael avait été pris en Little League de base-ball et Lou avait manqué la plupart des matchs.

L'affaire McAvoy avait longtemps fait la une des journaux et elle refaisait encore surface, de temps en temps.

La police n'avait jamais élucidé le mystère, et Michael se demanda si son père pensait encore à Brian McAvoy et à l'enfant mort; ou à la petite fille qui avait pris la photo. Lui-même ne gardait de celle-ci qu'une image imprécise : des cheveux blond pâle, des grands yeux tristes, une voix douce à l'accent charmant. Pauvre petite, se dit-il en rangeant la photo et le gland de sa toque dans la boîte à cigares. Qu'avait-elle bien pu devenir?

14.

Incroyable ! Déjà, la fin des vacances se rapprochait. Dans moins d'une semaine, Emma reprendrait l'avion et réintégrerait Sainte-Catherine. Bien sûr, Marianne lui manquait Il leur faudrait des jours pour se raconter leurs péripéties respectives. Pour Emma, c'était l'été le plus réussi de toute sa vie, bien qu'ils ne fussent finalement restés que quinze jours à New York.

Ils s'étaient rendus à Londres afin de filmer une séance d'enregistrement pour un documentaire, et ils avaient pris le thé au Ritz, comme avec Beverly, bien des années plus tôt. Emma avait passé presque tout son temps avec son père, Johnno, Stevie et P.M., les écoutant jouer ou dévorant des hamburgers avec eux dans la cuisine, pendant qu'ils discutaient du nouvel album.

Emma avait usé des rouleaux entiers de pellicule et brûlait de les ranger dans un album de photos. Chaque fois qu'ils lui manqueraient, tous, elle le feuilletterait et revivrait ces moments de bonheur.

Et puis, son père l'avait emmenée dans un vrai salon de coiffure, et à présent, ses cheveux lui tombaient sur les épaules en boucles tire-bouchonnées. Elle se sentait presque adulte, avec sa nouvelle tête. Son corps aussi commençait à se développer. Oh, il s'agissait à peine d'un renflement timide des seins, un léger creusement de la taille, mais enfin, on ne risquait plus de la prendre pour un garçon. Et pour finir, elle était bronzée.

D'ailleurs, grâce à la plage, l'idée de se rendre en Californie ne lui avait plus paru aussi mauvaise. La plage et le surf! Elle avait dû livrer une véritable bataille pour persuader Brian de la laisser essayer ce sport. Et sans la complicité de Johnno, elle n'aurait sans doute obtenu ni la permission ni sa belle planche rouge. Evidemment, elle était encore bien maladroite et tombait très souvent, mais du moins, le procédé l'éloignait-il un peu des gardes du corps qui, sur la plage, transpiraient sous leurs parasols. Elle se demandait bien à quoi ils servaient, du reste.

Personne ne savait qui elle était.

Chaque année, elle espérait que son père les débaucherait, et chaque année, ils reprenaient du service. Par bonheur, ils ne pouvaient pas la suivre dans la mer, se dit-elle en s'allongeant sur sa planche de surf. Et même s'ils la surveillaient constamment avec leurs grosses jumelles, elle pouvait toujours faire semblant d'être seule, ou mieux encore, avec un des groupes d'adolescents qui hantaient les plages.

Une vague la souleva, et elle jouit un instant du plaisir de se sentir portée. Le grondement de l'océan se mêlait aux hurlements des dizaines de radiocassettes éparpillées partout sur le sable. A quelques mètres d'elle, un grand garçon au maillot bleu marine attrapait un rouleau, qui le porta doucement vers le bord de l'eau. Emma lui envia son adresse et sa liberté.

Puisqu'elle ne pouvait avoir la seconde, décida-t-elle brusquement, elle allait travailler à développer la première.

Elle attendit la bonne vague, puis, prenant une inspiration, se leva sur sa planche et se laissa glisser. Elle tint bon quelques secondes, avant de perdre l'équilibre. Quand elle refit surface, elle vit le garçon en bleu qui lui jetait un coup d'œil, tout en écartant ses cheveux de son visage. Piquée dans sa fierté, elle essaya, encore et encore, ne tenant jamais plus de quelques secondes, avant que la planche se dérobe sous ses pieds et l'envoie, elle, s'écraser dans les vagues. Et chaque fois, elle se forçait à recommencer, et attendait le prochain rouleau.

Elle imaginait les gardes du corps sirotant leur Coca-Cola tiède et commentant sa maladresse. Chaque échec devenait une humiliation publique, et un nouveau défi à relever. Une fois, au moins, elle voulait chevaucher la vague jusqu'au rivage.

Ses muscles la faisaient souffrir, tandis qu'elle se hissait de nouveau sur la planche. Elle vit arriver un rouleau superbe avec son tunnel de glace bleue, bordé de mousse blanche. Celui-là!

Elle l'attrapa. Son cœur bondit dans sa gorge, tandis qu'elle glissait le long du conduit d'eau. La plage semblait courir vers elle. Le tambour de l'océan était comme une musique à ses oreilles. L'espace d'un instant, elle goûta au bonheur d'être libre. Libre.

Puis la vague, haute comme une tour, se referma derrière elle, la chassant de sa planche, et les éjecta toutes deux dans les airs. L'espace d'une seconde, elle était debout, au soleil; la seconde d'après, elle culbutait dans le mur d'eau. La gifle monumentale lui coupa la respiration et l'envoya rouler, les bras et les jambes battant comme du caoutchouc.

Ses poumons la brûlaient, et elle se débattit pour remonter à la surface, qu'elle voyait bouger au-dessus de sa tête. Mais un puissant tourbillon l'attirait vers le fond. Ses forces diminuaient et elle se demanda soudain si elle devrait prier. L'acte de contrition flottait dans son cerveau : « Mon Dieu, j'ai un très grand regret de vous avoir offensé... »

Comme elle se sentait aspirée de plus belle, la prière mourut dans son esprit et fut remplacée par une musique

« Come together. Right now. Over me. »

Une bouffée de panique la saisit. Il faisait noir. Les monstres étaient de retour. Des mains couraient sur elle et, dans sa terreur, elle chercha à les repousser. C'était le monstre, celui qui voulait la tuer comme il avait tué Darren.

Un bras venait de se refermer sur sa gorge. Des points rouges dansèrent devant ses yeux. Et soudain, elle brisa la surface de l'eau.

- Calme-toi, lui disait une voix. Je vais te ramener. Tiens bon et calme-toi.

Elle étouffait. Emma commença à tirer sur le bras qui la tenait, avant de s'apercevoir qu'il ne l'empêchait pas de respirer. Elle voyait le soleil. Elle était encore vivante. Des armes de gratitude et de honte jaillirent de ses yeux.

- Ça va aller, reprit la voix.

Elle posa une main sur le bras de son sauveur.

- J'ai failli y rester, parvint-elle à articuler.

- Un peu ! Mais tu t'es payé une sacrée chevauchée, d'abord.

Il l'étendit sur le sable, et presque aussitôt, elle aperçut les gardes du corps. Trop faible pour parler, elle se contenta de les foudroyer du regard. Cela ne les fit pas reculer, mais les retint d'avancer davantage.

- N'essaie pas de te relever pendant quelques minutes.

Emma tourna la tête, toussa et régurgita un peu d'eau de mer. Autour d'elle, il y avait de la musique — les Eagles, pensa-t-elle. Hotel California. Elle avait entendu un autre air, quelques instants plus tôt, mais ne se rappelait plus les paroles ou la mélodie. Elle toussa de nouveau, cligna des yeux sous le soleil et se concentra sur son sauveur.

Le garçon en bleu marine, pensa-t-elle en ébauchant un faible sourire. L'eau dégoulinait de ses cheveux noirs.

Il avait les yeux gris, un beau gris profond et clair comme l'eau d'un lac.

- Merci, dit-elle.

- Pas de problème.

Il s'installa près d'elle, un peu mal à l'aise dans son rôle de chevalier. Les gars allaient le charrier pendant des semaines, mais il n'avait pu se résoudre à abandonner la jeune fille. Ce n'était qu'une gamine, après tout. Une belle gamine, tout de même. Encore plus gêné, il lui donna une petite tape fraternelle sur l'épaule et se dit qu'elle avait les yeux les plus grands et les plus bleus qu'il ait jamais vus.

- Je suppose que j'ai perdu ma planche.

La main en visière, il scruta l'horizon.

- Non, Fred est en train de la ramener. C'est une belle planche.

- Je sais. Je ne l'ai que depuis deux semaines.

- Ouais, je t'ai vue traîner par ici.

Elle s'était redressée sur ses coudes et ses boucles blondes ombraient en cascade sur ses épaules. Elle avait une jolie voix, aussi, douce et musicale.

- T'es anglaise? demanda-t-il.

- Irlandaise, en partie. Nous repartons dans quelques jours.

Emma poussa un soupir et remercia le dénommé Fred, qui venait de déposer la planche à ses pieds. Puis, ne sachant que dire, elle frotta le sable collé à ses genoux, tandis que le garçon en bleu congédiait, d'un geste de la main, son copain et le petit groupe qui s'était rassemblé autour d'eux.

- Quand mon père va apprendre ça, il ne me laissera plus faire de surf, murmura Emma.

- Pourquoi l’apprendrait-il ?

- Il sait toujours tout, répondit-elle en s'efforçant de ne pas regarder ses gardes du corps.

- On se fait tous rétamer, un jour ou l'autre. Tu te débrouillais plutôt bien.

- Vraiment? dit-elle en rosissant légèrement. Toi, tu es doué. Je t'ai observé.

- Merci.

Il sourit, révélant une dent ébréchée.

Emma le regarda fixement, et un éclair subit lui traversa la mémoire.

- Mais, tu es Michael !

- Ouais, acquiesça-t-il. Comment le sais-tu?

- Tu ne te souviens pas de moi ?

Elle s'assit dans le sable.

- On s'est rencontrés, oh, il y a longtemps. Je suis Emma. Emma McAvoy. Ton père t'avait amené à une répétition, un jour.

- McAvoy?

Michael écarquilla les yeux.

- Brian McAvoy?

Comme il répétait le nom de la star, il vit Emma jeter un rapide coup d'œil autour d'eux, pour s'assurer qu'on ne l'avait pas entendu.

- Je me rappelle maintenant. Tu m'as envoyé une photo. Je l'ai toujours.

II plissa les yeux en regardant par-dessus l'épaule d'Emma.

- C'est pour ça qu'ils sont là, tous les deux, murmura- t-il. Je pensais qu'ils faisaient partie des Narcotiques.

- Des gardes du corps, confirma Emma. Mon père s'inquiète.

- Tu m'étonnes.

Michael revoyait très clairement la photo du petit garçon. Soudain, il ne sut que dire.

- Ton père était gentil, reprit Emma. Il était venu me voir à l'hôpital, quand on a perdu mon petit frère.

- Il est capitaine, maintenant, dit le jeune homme, à court d'idées.

- C'est bien. Tu le salueras de ma part.

- Bien sûr.

Le silence s'installa entre eux, interrompu par le seul bruit des vagues.

- Euh, écoute, tu veux boire quelque chose? Un Coca?

Emma leva les yeux, émerveillée par une telle offre.

C'était la première fois de sa vie qu'elle parlait plus de cinq minutes avec un garçon. Des hommes, oui. Sa vie était peuplée d'hommes, depuis toujours. Mais un garçon un peu plus âgé qu'elle, qui lui offrait un soda, c'était une merveilleuse, une étourdissante expérience. Elle allait accepter quand elle songea aux gardes du corps. Non, elle ne pouvait supporter de les voir assister à son premier... rendez-vous.

- Merci ; il vaut mieux que je rentre. Papa devait passer me prendre dans deux heures, mais je ne me sens pas d'attaque à refaire du surf aujourd'hui. Je vais lui téléphoner.

- Je peux te ramener.

Il eut un haussement d'épaules nerveux. C'était ridicule de se sentir aussi gêné en présence d'une gosse, mais il n'y pouvait rien. Elle l'impressionnait.

- Si tu veux, ajouta-t-il piteusement.

- Tu dois avoir mieux à faire.

- Non, pas vraiment.

Il avait envie de revoir Brian McAvoy, songea Emma après une seconde de bonheur absolu. Un garçon comme lui — il devait avoir au moins dix-huit ans — ne pouvait s'intéresser à elle. Mais la fille de Brian McAvoy, là, c'était différent. Elle se leva, un sourire un peu forcé aux lèvres. Après tout, il lui avait sauvé la vie. Elle pouvait bien lui faire plaisir en lui permettant de revoir son idole.

- D'accord, dit-elle. Si ça ne te dérange pas.

- Pas du tout.

- Attends-moi une seconde.

Elle se dirigea vers les gardes du corps, ramassant sa serviette et son sac au passage.

- Mon ami me ramène à la maison, annonça-t-elle.

- Mademoiselle McAvoy, intervint l'un des hommes, Masters, en s'éclaircissant la gorge. Il serait préférable d'appeler votre père.

- Je ne vois pas l'intérêt de le déranger.

Le deuxième garde, Sweeney, essuya son front en sueur.

- Votre père n'aimerait pas que vous montiez en voiture avec un inconnu.

- Michael n'est pas un inconnu, répliqua Emma d'un ton hautain. Je le connais, et mon père aussi. II est le fils d'un capitaine de police.

Elle enfila son grand T-shirt par-dessus son bikini.

- D'ailleurs, vous serez derrière nous, alors, qu'est-ce que ça change?

Sur ces mots, elle se tourna, le menton levé, s'en voulant un peu de se montrer désagréable avec ces hommes qui ne faisaient que leur travail. Mais elle était décidée à ne pas se laisser humilier devant Michael, qui l'attendait avec leurs deux planches de surf.

Masters s'apprêtait à intervenir, mais Sweeney posa une main sur son épaule.

- Laisse, dit-il. La pauvre petite a bien mérité une petite récréation. Cela ne lui arrive pas souvent.

La jauge de la voiture flirtait dangereusement avec le rouge, quand Michael s'arrêta devant les grilles de l'immense propriété, à Beverly Hills. Il surprit l'air étonné du garde, tandis qu'il leur ouvrait le portail de fer forgé, puis il s'engagea dans l'allée bordée d'arbres, se désolant intérieurement d'avoir choisi ce jour précis pour revêtir son plus vieux chandail.

La maison, toute de pierre rose et de marbre blanc, s'élevait sur quatre étages et s'étalait sur un arpent de terrain soigneusement planté de pelouses luxuriantes. On accédait à l'intérieur depuis le perron, par un vaste portail.

En sortant de la voiture, Michael remarqua un paon, qui déambulait tranquillement dans l'herbe rase.

- Cet endroit est sympa, remarqua-t-il.

- C'est chez P.M., expliqua Emma, un peu gênée par le style outrancier des lieux. Enfin, la femme de P.M.

La propriété appartenait à un producteur de cinéma, mais Angie a tout fait refaire. Elle tourne en Europe, en ce moment, alors on est venus passer quelques semaines. Tu as le temps d'entrer?

- Oui. Si tu es sûre que ça ne gêne pas.

- J'en suis sûre.

Michael entreprit de détacher sa planche de surf du toit de la voiture.

- Je vais devoir raconter à papa ce qui s'est passé, reprit-elle. Les gardes du corps s'en chargeront, de toute façon. Tu ne m'en voudras pas, j'espère, si je minimise les faits.

- Tu penses ; je sais ce que c'est. Les parents réagissent toujours avec excès. Ça doit être plus fort qu'eux.

Il entendit la musique à l'instant où ils franchirent le seuil. Un piano, une attaque de cordes, une série de notes expérimentales et le piano, de nouveau.

- Tu n'as qu'à poser la planche contre le mur. Ils sont au fond, là-bas.

Elle hésita un instant, avant de prendre la main de Michael pour le guider au bout du vaste hall d'entrée.

Michael n'avait jamais vu une maison pareille. Des portes s'ouvraient sur des enfilades de pièces où des tableaux abstraits formaient des touches de couleurs vives sur les murs blancs. Même le sol était immaculé. Michael avait l'impression de traverser un temple.

Puis il vit la déesse, ou plutôt son portrait grandeur nature, au-dessus de la cheminée. Elle était blonde, avec une bouche aux lèvres boudeuses, et portait une robe à paillettes blanches, si serrée que ses seins plantureux semblaient vouloir en jaillir.

- Ouah!

- C'est Angie, lui dit Emma en fronçant légèrement le nez. La femme de P.M.

- Oui. J'ai vu son dernier film.

Il contemplait le portrait, fasciné.

- C'est quelque chose, hein ? reprit-il.

- Oui, comme tu dis.

Même du haut de ses treize ans, Emma avait compris ce qu'il entendait par là. Elle tira impatiemment sur la main de Michael et poursuivit son chemin.

Enfin, elle ouvrit la porte de la seule pièce dans laquelle elle se sentît bien, au milieu de ce mausolée. La seule, sans doute, où P.M. avait pu exprimer ses goûts. Il y avait de la couleur; un mélange de bleus, de rouges et de jaunes d'or. Des récompenses étaient alignées sur des étagères, des disques d'or accrochés aux murs et, près de la fenêtre, deux plantes s'épanouissaient sous la caresse du soleil californien — des citronniers que P.M. avait plantés lui-même.

Brian et Johnno étaient assis devant le grand piano à queue. Des feuilles de papier gisaient sur le sol et un grand pichet de limonade glacée trônait sur la table basse, flanqué de deux verres.

- On garde la mélodie à la guitare, disait Brian en jouant. Les cordes rattrapent le tempo, reprennent le thème, un instant, mais c'est toujours la guitare qui domine.

- Soit, seulement le rythme n'est pas bon.

Johnno repoussa les mains de Brian pour faire courir le siennes sur le clavier.

Brian tira une cigarette et l'alluma.

- Je déteste quand tu as raison.

- Papa, dit Emma.

Il leva les yeux. Son sourire s'effaça, dès l'instant où il remarqua la présence de Michael.

- Emma, tu devais m'appeler, si tu décidais de rentrer plus tôt.

- Je sais, mais j'ai rencontré Michael.

Elle eut un sourire charmant qui creusa la fossette au coin de sa bouche.

- J'ai fait la culbute et il m'a aidée à récupérer mi planche. J'ai pensé que ça te ferait plaisir de le revoir.

Brian fronçait les sourcils, profondément déboussolé par la vision de sa fille, sa toute petite fille, main dans la main avec un garçon qui était déjà presque un homme.

- Le revoir? dit-il.

- Tu ne te souviens pas? Son père l'avait amené à une répétition, un jour. Le policier.

- Kesselring.

Brian sentit une main lui broyer l'estomac.

- Tu es Michael Kesselring?

- Oui, monsieur. J'avais onze ans, quand on s'est vus, la première fois. Je n'ai jamais oublié.

Brian avait trop l'habitude d'être sous les projecteurs pour laisser percer les sentiments qui l'agitaient. Il regardait le grand jeune homme brun, solide, et ce qu'il voyait, c'était son petit garçon à lui, ce qu'il aurait pu devenir.

- Sympa de te revoir, dit-il. Johnno, tu connais Michael ?

- Evidemment. Tu as réussi à convaincre ton père de t'acheter cette guitare électrique, finalement?

- Oui, répondit le jeune homme, flatté qu'on se souvint de lui. J'ai même pris des leçons, pendant un moment, mais je n'étais vraiment pas doué. Je joue un peu d'harmonica, à la place.

- Si tu allais chercher un Coca-Cola à notre invité Emma?

- Je ne veux pas vous interrompre, dit Michael.

- Ce n'est pas grave, répondit Johnno en lui faisant signe de s'asseoir sur un des canapés. Que penses-tu de notre nouvelle chanson?

- J'adore tout ce que vous faites.

- Ah bon ? Tu n'aimes pas le disco ?

- Ah, non, alors!

- A la bonne heure ! Brian, ce garçon a du goût.

Brian s'était laissé tomber dans un fauteuil et observait la scène, encore tout retourné. Conscient de son trouble Johnno continua à faire les frais de la conversation.

- Alors, comment es-tu tombé sur Emma?

- Elle a eu un petit problème avec sa planche de surf je l'ai aidée. Elle a vraiment la forme, monsieur McAvoy Juste besoin d'un peu de pratique.

Brian parvint à afficher un sourire.

- Tu fais beaucoup de surf?

- Chaque fois que je peux.

- Comment va ton père ?

- Bien. Il est devenu capitaine.

- Oui, il paraît. Tu dois avoir quitté le lycée, maintenant.

- Oui, monsieur. J'ai obtenu mon diplôme en juin.

- Tu continues?

- Oui. Je vais tenter l'Université. Mon père compte là-dessus.

- Tu penses reprendre le flambeau ? demanda Johnno

- Devenir flic ? Ça m'étonnerait. Il faut être drôlement patient; comme papa, justement. Pour votre fils, par exemple, il a travaillé sur l'affaire pendant des années même après qu'elle a été classée.

Il se mordit la lèvre brusquement, scandalisé par se manque de tact.

- Il se consacre à son travail, conclut-il piteusement.

- Oui, c'est vrai, dit Brian avec un grand sourire, cette fois. Tu lui offriras mes amitiés, veux-tu?

- Bien sûr.

C'est avec soulagement que Michael vit Emma revenir avec les Coca-Cola.

Une heure plus tard, elle le raccompagnait à sa voiture.

- Merci, dit-elle, d'avoir caché à quel point j'ai été stupide, cet après-midi.

- Ce n'est rien.

- Si. Il se met dans des états pas possibles.

Elle poussa un soupir et contempla les murs qui entouraient la propriété. Partout où elle allait, il y avait des murs.

- Je crois qu'il m'enfermerait dans une bulle, s'il le pouvait.

- Ça doit être dur, pour lui, après ce qui est arrivé à ton frère.

- Oui. Il a toujours peur que quelqu'un ne m'enlève, moi aussi.

- Et toi, tu as peur?

- Non, je ne crois pas. Les gardes du corps sont toujours là, de toute façon.

Michael hocha la tête. Il avait une terrible envie de toucher les cheveux blonds de la jeune fille. Il posa la main sur la poignée de la portière, hésita.

- Je te verrai peut-être à la plage, demain.

Un cœur de femme se mit à battre dans la poitrine étroite d'Emma.

- Peut-être.

- Je pourrais te donner quelques tuyaux, pour le surf.

- Ce serait super.

Il s'installa derrière le volant et mit le contact.

- Merci pour le Coca et tout le reste. C'était vraiment fabuleux de revoir ton père et Johnno.

- Viens quand tu veux. Au revoir, Michael.

- Au revoir.

Il s'éloigna vers les grilles de fer forgé, manquant presque rouler sur la pelouse, parce qu'il avait les yeux rivés à son rétroviseur.

Michael retourna à la plage chaque jour, mais il ne la revit plus, cet été là.

15.

Il restait une heure avant que sœur Immaculata parcoure le couloir des dortoirs dans ses larges chaussures noires, et pointe sa mine renfrognée dans chaque chambre pour s'assurer qu'il n'y avait plus de musique et que les vêtements étaient proprement rangés dans les penderies.

Il leur restait une heure, et Emma craignait que cela suffise largement pour commettre une folie. Son amie la regardait er tapant du pied.

- Alors, tu es prête ? demanda Marianne avec impatience.

- Je ne crois pas, murmura-t-elle.

- Emma, ça fait cent sept ans que tu presses de la glace contre tes oreilles. Elles doivent être gelées.

- Tu es sûre de savoir ce que tu fais? insista cette dernière, pour la énième fois.

- Evidemment, dit Marianne en s'approchant du miroir pour admirer les petites perles dorées qui ornaient les lobes de ses oreilles. J'ai bien regardé, quand ma cousine m'a percé les miennes. Et on a tous les instruments. De la glace, une aiguille et la pomme de terre qu'on a volée dans la cuisine. Deux petits coups de pointe et tes oreilles deviendront enfin sophistiquées.

Emma regardait fixement l'aiguille. Elle cherchait un moyen de se tirer de cette situation, oreilles et fierté intactes.

- Je n'ai pas demandé à papa s'il était d'accord.

- Bon sang, Emma, se percer les oreilles est un choix personnel. Tu as tes règles, tu as des seins, donc tu es une femme !

Mais Emma n'était pas sûre de vouloir être une femme, si cela impliquait de voir sa meilleure amie lui enfoncer une aiguille dans le lobe de l'oreille.

- Je n'ai pas de pendentifs ou de perles, comme toi.

- Je t'ai dit que tu pourrais emprunter les miennes. J'en ai des tonnes. Allons, fais voir un peu ton fameux flegme britannique.

- Bon.

Emma prit une profonde inspiration, avant d'ôter le linge plein de glaçons de son oreille droite.

- Fais pas de connerie.

- Qui, moi?

Marianne s'agenouilla près de la chaise et, à l'aide d'un feutre, dessina un petit x sur le lobe qu'elle s'apprêtait à percer.

- Dis, juste au cas où ma main glisserait et l'aiguille se planterait dans ton crâne, est-ce que je pourrai récupérer ta collection de disques ?

Elle pouffa de rire et posa la pomme de terre derrière l'oreille de son amie. Un instant plus tard, il eût été difficile d'établir qui, des deux, avait le plus mal au cœur.

- Oh ! là, là ! dit Marianne en enfouissant sa tête entre ses genoux. Au moins, mes parents n'ont pas à craindre que je devienne un jour une droguée. Je serais bien incapable de me shooter.

Emma glissa sur sa chaise.

- Tu n'avais pas dit que je le sentirais, déclara-t-elle d'une voix blanche. Tu n'avais pas dit que j'entendrais.

- Je n'en savais rien. Remarque, quand Marcia me l'a fait, on avait chipé du bourbon dans le bar de papa et pas mal picolé. On ne devait plus rien sentir.

Elle leva la tête et plissa les yeux. Il y avait juste une goutte de sang sur le lobe d'Emma, mais ça n'en était pas moins impressionnant.

- Il faut faire l'autre, maintenant.

Emma ferma les yeux.

- Seigneur.

- Tu ne peux pas te balader avec une seule oreille percée.

Elle prit une autre aiguille et se prépara pour le deuxième round.

- Tu as le beau rôle, toi. Il te suffit de ne pas bouger.

Les dents serrées, Marianne visa et tira. Emma grogna simplement, avant de glisser complètement jusqu'au sol.

- C'est fini, dit son amie. Tu n'as plus qu'à nettoyer ça avec du peroxyde pour éviter l'infection, et à les cacher sous tes cheveux pendant un moment, pour que les bonnes sœurs ne voient rien.

Soudain, la porte s'ouvrit et les deux adolescentes bondirent sur leurs pieds, craignant l'arrivée intempestive de sœur Immaculata. Mais ce fut Teresa Louise Alcott, leur voisine, qui fit irruption, dans sa robe de chambre rose et ses chaussons.

- Qu'est-ce que vous faites?

- Une orgie, répondit Marianne en se laissant retomber. On ne t'a jamais dit de frapper avant d'entrer?

Teresa sourit simplement. Elle était de ces filles qui se proposent toujours quand on cherche des volontaires, terminent leurs devoirs à temps et jouent les grenouilles de bénitier à la messe. Marianne la détestait, par principe.

- Oh, tu te fais percer les oreilles !

Teresa se pencha pour étudier les pointes de sang sur les lobes d'Emma.

- Mère supérieure va piquer une crise.

- Si tu allais en piquer une, toi, dans ta chambre? suggéra Marianne.

- Ça t'a fait mal? enchaîna l'autre en s'adressant à Emma.

- Non, c'était génial, marmonna celle-ci. Marianne va s'occuper de mon nez, après. Tu n'auras qu'à regarder.

Teresa ignora le sarcasme.

- Tu ne voudrais pas me faire la même chose, Marianne, après la tournée de sœur Immaculata?

- Je ne peux pas. Je n'ai pas terminé mon devoir de français.

- Moi si, dit Teresa, finaude. Si tu me perces les oreilles, je te laisserai le recopier.

Marianne pesa un instant le pour et le contre.

- D'accord, dit-elle finalement.

- Super. Mais j'allais oublier pourquoi j'étais venue.

Elle sortit un article de magazine d'une des poches de sa robe de chambre.

- Ma sœur m'a envoyé ça, parce qu'elle sait que je vais à l'école avec toi, Emma. Elle l'a découpé dans People. Tu connais ? C'est un magazine génial, avec des photos de toutes les vedettes. Ton père y figure souvent.

Enfin, bref, j'ai pensé que tu serais contente de voir ça, alors je te l'ai apporté.

Un peu calmée de ses émotions avec Marianne, Emma se rassit dans son fauteuil et prit l'article. Aussitôt, elle eut un nouveau haut-le-cœur. Sous le titre : « Triangle Eternel », s'étalait une photo de Beverly roulant sur le sol avec une autre femme. Et son père, l'air à la fois stupéfait et furieux, se penchait vers elles. La robe de Beverly était déchirée et son regard luisait de rage et de haine.

- Pas mal, hein? C'est ta mère, n'est-ce pas?

- Ma mère, murmura Emma en regardant Beverly.

- La blonde dans la robe à paillettes. Moi, je mourrais pour avoir une robe comme ça. Jane Palmer. C'est ta mère, pas vrai?

- Jane.

Elle reporta son attention sur l'autre femme et toutes ses anciennes terreurs lui sautèrent à la gorge ; comme quand elle avait trois ans; comme le jour où une autre fille lui avait montré un exemplaire du livre de Jane Palmer, qui circulait sous le manteau : Dévastée.

C'était Jane. Beverly se battait avec elle et Brian était là. Mais pourquoi ? Soudain, un fol espoir l'envahit.

Son père et Beverly étaient peut-être ensemble, de nouveau. Ils allaient peut-être pouvoir reformer une famille.

Elle fronça les sourcils et lut le texte qui accompagnait la photo.

« Les très rares privilégiés de la haute société britannique à avoir payé deux cents livres pour participer à un dîner de charité au Mayfair de Londres, mardi soir, se sont vu offrir bien plus que de la mousse de saumon, du champagne et les promesses d'une conscience apaisée par leur bonne action. En effet, Beverly Wilson, décoratrice d'intérieur très recherchée sur la place de Londres et l'épouse de la rock star du groupe Devastation, Brian McAvoy, dont elle est séparée, s'est copieusement battue avec Jane Palmer, ancienne maîtresse de McAvoy et auteur du best-seller : Dévastée.

Les spéculations vont bon train quant aux raisons qui ont pu provoquer ce crêpage de chignons, mais certaines sources affirment que l'ancienne rivalité n'est jamais morte. Une fille est née des amours coupables de Jane Palmer avec Brian McAvoy : Emma, treize ans, qui a hérité de la beauté poétique de son père et fréquente une institution privée, quelque part aux Etats-Unis.

Beverly Wilson, qui est séparée de McAvoy depuis des années, était la mère du seul fils de la rock star, Darren, dont le meurtre tragique continue de déconcerter la police.

Pour se rendre à cette réception, McAvoy n'était accompagné ni de Mlle Palmer, ni de Mlle Wilson, mais de sa conquête du moment, la chanteuse Dory Cates. Et, bien qu'il soit intervenu personnellement pour séparer les deux lutteuses, il n'échangea guère plus de quelques mots avec sa femme, qui quitta la soirée au bras de son cavalier, P.M. Ferguson, batteur du groupe Devastation. Brian McAvoy et Beverly Wilson n'étaient pas disponibles pour commenter l'incident, mais Jane Palmer clame déjà son intention d'inclure cette scène dans son nouveau livre.

Pour reprendre les propres paroles d'une chanson de McAvoy, « les flammes anciennes brûlent fort et brûlent longtemps. »

Suivaient des commentaires de l'assistance, mais Emma cessa de lire. Ce n'était pas la peine.

- C'est rigolo, hein, la façon dont elles s'arrachent leurs fringues devant tout le monde ! commenta Teresa, dont les yeux brillaient d'excitation. Tu crois qu'elles se battaient à cause de ton père ? Il est tellement beau. Je suis sûre que c'est ça. Exactement comme dans les films.

Marianne envisagea un instant d'étrangler l'importune, mais elle se ravisa. Il y avait d'autres moyens, plus subtils, de traiter avec les imbéciles. Elle prit une nouvelle aiguille. Ah ! Mademoiselle la commère voulait qu'on lui perce les oreilles ! Eh bien, soit. Si on oubliait la glace, ce serait juste une faute d'étourderie.

- Tu devrais retourner dans ta chambre, Teresa. Sœur Immaculata va arriver d'une minute à l'autre.

- Oui, tu as raison. Alors, passe me voir à 10 heures, d'accord?

- Ton devoir de français contre mes services ?

- Absolument.

Teresa porta les mains à ses oreilles.

- Oh, comme je suis impatiente !

- Et moi donc, marmonna Marianne.

Elle attendit que la porte soit refermée pour glisser un bras autour des épaules de son amie.

- Ça va?

- Cela ne cessera jamais, murmura Emma en regardant la photographie de sa mère.

Ce n'était pas un de ces clichés flous qui permettent de reconnaître le sujet photographié sans déceler l'expression du visage. Non, le tirage était excellent et il était facile, trop facile, de déceler la hargne dans les yeux de Jane Palmer.

- Crois-tu que je sois comme elle ?

- Comme qui?

- Ma mère.

- Voyons, Emma, tu ne l'as pas revue depuis que tu étais toute petite.

- Mais il y a les gènes, l'hérédité et toutes ces choses.

- Des conneries.

- Pourtant, moi aussi, parfois, j'ai envie d'être méchante comme elle l'était.

- Et alors? Tout le monde a envie d'être méchant, de temps en temps. C'est parce que la chair est faible et que nous croulons sous le poids du péché originel.

- Je la hais.

Quel soulagement de pouvoir le dire !

- Je la hais. Et je hais Beverly de ne pas vouloir de moi. Et papa de m'avoir mise ici. Je hais les hommes qui ont tué Darren. Je les hais tous. Elle aussi, elle hait tout le monde. Ça se voit dans ses yeux.

- C'est pas grave. Moi aussi, il m'arrive de haïr tout le monde, et pourtant, je ne connais même pas ta mère.

Emma pouffa de rire. Elle n'aurait su dire pourquoi, mais la réflexion de Marianne l'amusa beaucoup.

- Moi non plus, je suppose. Elle renifla, poussa un soupir.

- Je me souviens à peine d'elle.

- Tu vois bien? Comment pourrais-tu être comme elle, dans ce cas.

- En plus, je ne lui ressemble pas, poursuivit Emma, qui avait désespérément besoin de s'en convaincre.

Soucieuse de porter un jugement objectif, Marianne lui prit l'article des, mains et étudia la photo.

- Pas du tout, en effet. Tu as le teint, les yeux et la forme du visage de: ton père. Crois-en une artiste.

Emma toucha les lobes de ses oreilles.

- Tu vas vraiment percer celles de Teresa? demanda- t-elle,

- Un peu, mon neveu. Avec l'aiguille la plus molle que je pourrai trouver. Tu veux te charger de l'une des deux oreilles?

Emma s'esclaffa.

16.

Stevie n'avait jamais eu aussi peur. Il y avait des barreaux, tout autour de lui, et quelque part dans le couloir, de l'eau gouttait d'un robinet mal fermé. Parfois, des voix s'élevaient et des bruits de pas résonnaient, suivis d'un silence affreux.

Il avait besoin d'une dose. Son corps tremblait, transpirait. Son estomac, noué, refusait de se libérer dans le cabinet de toilette en porcelaine ébréchée. Son nez et ses yeux coulaient. C'était la grippe, se dit-il. Il avait une foutue grippe. Il avait besoin d'un toubib, et ils le laissaient pourrir dans ce trou. Assis sur le lit de camp, il remonta ses genoux contre sa poitrine, le dos au mur.

Il était Stevie Nimmons. Le meilleur guitariste de sa génération. Il était quelqu'un. Et pourtant, ils l'avaient mis en cage, comme un animal. Ils l'avaient enfermé, avant de jeter la clé.

Il avait besoin d'une dose. Seigneur, juste un petit fix, et il pourrait rire bien haut de ce qui lui arrivait.

Dieu, qu'il faisait froid ! Il arracha la couverture pliée au bout du lit de camp et se recroquevilla dessous. Il avait soif, aussi. Sa bouche était tellement sèche qu'il n'avait pas assez de salive pour avaler.

Quelqu'un allait venir, pensa-t-il, comme ses yeux s'emplissaient de larmes. Quelqu'un allait venir et tout arranger. Seigneur, il avait besoin d'une dose. Sa mère allait venir et lui dire que tout était réglé.

Ça faisait tellement mal. Il se mit à sangloter, tant la douleur était violente. Chaque respiration qu'il prenait semblait libérer de minuscules éclats de verre dans son organisme. Ses muscles étaient en feu, sa peau, comme de la glace.

Juste un. Juste une bouffée, un shoot, une ligne, et il irait bien de nouveau.

Ne savaient-ils pas qui il était, bordel de merde?

- Stevie.

Il entendit son nom. Les yeux embués de larmes, il regarda vers la porte de la cellule. Passant la main sur sa bouche, il cligna des yeux. Il essaya de rire, mais le son qu'il produisit ressemblait à un sanglot rauque. II se redressa. Pete. Pete allait tout arranger.

Stevie se prit les pieds dans sa couverture et s'étala sur le sol. Son corps était d'une incroyable maigreur. Son visage, tandis qu'il se relevait, était gris, terreux et creusé de rides profondes ; le blanc de ses yeux, injecté de sang.

Et il puait.

- Mec, je suis malade, dit-il en s'accrochant aux barreaux. J'ai la grippe.

La grippe du junkie, pensa Pete, impassible.

- Il faut me faire sortir d'ici, poursuivit Stevie. C'est complètement dingue. Ils ont débarqué chez moi. Dans ma maison, bon Dieu, comme une bande de salauds de nazis. Ils ont agité un papier sous mon nez et ils ont commencé à ouvrir les tiroirs. Ils m'ont traîné jusqu'ici comme si j'étais un assassin. Ils m'ont mis les menottes.

Il se mit à sangloter de nouveau, essuyant son nez du revers de la main.

- Il y avait des gens qui regardaient, quand ils m'ont traîné hors de chez moi. Ils prenaient des photos. C'est pas normal, Pete. C'est pas normal. Il faut que tu me sortes de là.

Durant cette tirade, Pete était demeuré silencieux, immobile. Quand il parla enfin, sa voix était calme. Il avait déjà traversé des crises et savait comment les retourner à son avantage.

- On a trouvé de l'héroïne chez toi, Stevie, et toute la panoplie du parfait toxico. Tu vas être inculpé pour détention de drogue.

- Contente-toi de me faire sortir d'ici, nom de Dieu!

- Est-ce que tu m'écoutes?

La question claqua, sèche, froide, et posée.

- Ils ont trouvé assez de came chez toi pour te mettre à l'ombre pendant un bon moment.

- Quelqu'un l'a mise là. C'est un coup monté. C'est...

- Arrête de te foutre de ma gueule.

Le regard durci, Pete fit cependant un effort pour ne pas montrer le dégoût qu'il ressentait.

- Tu as le choix, reprit-il. Soit tu vas en taule, soit tu entres dans une clinique.

- J'ai le droit de...

- Tu n'as aucun droit. Tu as dépassé les bornes, Stevie. Si tu veux que je t'aide, il faudra faire exactement ce que je te dis.

- Sors-moi de là, c'est tout ce que je te demande.

Stevie se laissa retomber et se recroquevilla sur lui-même.

- Sors-moi de là.

- Combien de temps va-t-il y passer? demanda Beverly en versant le pouilly dans deux verres à pied.

- Trois mois.

Johnno la regarda, content de constater que l'ancienne Beverly n'était pas trop profondément enfouie sous son nouveau personnage un peu lisse.

- Je ne sais pas comment Pete a obtenu cet arrangement, et je ne suis pas sûr d'avoir envie de le savoir, mais si Stevie fait son temps à la clinique Whitehurst, il ne passera pas devant le tribunal.

- Tant mieux. Il a besoin d'aide, pas d'une sentence de prison.

Elle s'installa sur le canapé, à côté de lui.

- La nouvelle est sur toutes les ondes et je me demandais justement que faire, quand tu as frappé à la porte.

Je pourrais peut-être aller lui rendre visite, dans quelques semaines.

- Je doute qu'il soit joli à voir.

- Il aura besoin de ses amis, déclara-t-elle en reposant son verre sans y avoir touché.

- Parce que tu en es toujours?

Elle leva les yeux. Son visage s'adoucit et elle porta sa main sur le visage de Johnno.

- Tu as bonne mine, tu sais. Je me suis toujours demandé ce que tu cachais sous cette barbe.

- Les sixties sont loin. Et c'est bien dommage. Tu te rends compte que j'ai porté une cravate, la semaine dernière ?

- Non.

- Bon, elle était blanche et en cuir, mais une cravate tout de même.

Il se pencha en avant et l'embrassa sur la joue. Le temps n'était jamais que du temps, après tout.

- Tu m'as manqué, Beverly.

- Les années ont passé si vite.

- Pour certains d'entre nous. Il paraît que tu es avec P.M.

Elle prit son verre et sirota son vin, lentement, pour ne pas avoir à répondre trop vite.

- Tu es venu potiner, Johnno?

- Tu sais bien que j'adore les potins. Dois-je prétendre ne pas avoir vu les photos dans les tabloïds ?

Comme toujours quand il était le plus sérieux, Johnno eut recours au sarcasme; un sarcasme discret, mais tranchant comme une lame de rasoir.

- Bien sûr, ma préférée reste celle où on te voit rouler sur le sol avec Jane.

Il saisit la main vengeresse de Beverly au vol et la baisa.

- Mon héroïne.

Le rire de la jeune femme fusa, spontané, et elle se détendit.

- Je n'avais pas l'intention de me battre; et je n'ai aucun regret de l'avoir fait.

- Bravo. Tu es une amazone, ma chérie.

- Elle a fait une réflexion au sujet de Darren, murmura la jeune femme.

- Je suis désolé.

Le sourire de Johnno disparut et il lui reprit la main.

- J'ai vu rouge, continua-t-elle. C'est un cliché, je sais, mais c'est vraiment ce qui arrive, quand tu es fou de colère. L'instant d'après, je me jetais sur elle, pour Darren, pour moi. Et pour Emma. On peut dire que j'ai un sacré toupet de défendre Emma, après ce que je lui ai fait subir.

- Beverly.

- Non, on ne va pas remuer tout ça. C'est du passé. Je suppose que Jane va raconter des horreurs sur mon compte, dans son prochain livre, et mon affaire ne s'en portera que mieux.

Elle respira profondément.

- P.M. me dit que vous allez former votre propre label ?

- Ce devrait être officiel dans deux semaines. Où est-il, d'ailleurs, notre brave P.M.?

- Il a dû se rendre en Californie pour le divorce. En fait, il devrait arriver d'un moment à l'autre.

- Ici?

Elle but une autre gorgée de vin, mais soutint le regard de Johnno sans ciller.

- Oui, ici. Un problème, Johnno?

- Je ne sais pas. Ça en pose un ?

Une lueur farouche brûla dans le regard de Beverly.

- C'est un homme très doux, très bon.

- Je sais. Je l'aime bien, moi aussi.

Beverly poussa un soupir.

- Ne rendons pas les choses plus compliquées qu'elles ne le sont déjà, Johnno. Nous voulons juste un peu de bonheur, un peu de tranquillité d'esprit.

- Ne raconte pas de conneries, tu veux ? P.M. est amoureux de toi depuis des années.

- Et alors? Je ne mérite pas que quelqu'un m'aime, qu'un homme me mette en tête de ses priorités?

- Si. Mais lui, ne mérite-t-il pas la même chose?

Elle se leva et marcha vers la fenêtre. La pluie londonienne traçait des lignes verticales sur les vitres.

- Je ne vais pas lui faire de mal, dit-elle en se retournant. Il a besoin de quelqu'un en ce moment. Moi aussi.

Qu'est-ce qui te gêne dans tout ça?

- Brian, répondit-il simplement.

- Quel rapport? Avec lui, c'est fini depuis longtemps.

Johnno se leva à son tour.

- Je ne te ferai pas l'insulte de te traiter de menteuse ou d'idiote, Beverly. Je dirai juste que je tiens à toi, comme je tiens à P.M. Et à Brian. Je pense aussi au groupe, à ce que nous sommes, ce que nous avons fait et pouvons encore faire.

- Allons, je ne suis pas une Yoko Ono! Je n'ai pas l'intention de vous séparer. Est-ce que je me suis jamais immiscée dans vos affaires?

- Non, jamais. Tu n'as peut-être jamais su, non plus, à quel point il t'aurait été facile de le faire. Brian n'a jamais aimé personne comme il t'a aimée, Beverly. Crois-moi. Je sais ce que j'avance.

- Ne me dis pas ça.

II allait insister, au contraire; mais au même instant, la porte s'ouvrit à la volée et des pas rapides résonnèrent dans le couloir.

- Beverly ! Beverly...

P.M. fit irruption dans la pièce, son manteau ouvert et dégoulinant de pluie.

- Johnno, Dieu merci ! Je viens juste d'entendre la nouvelle au sujet de Stevie, à la radio. Qu'est-ce qui se passe?

- Johnno reprit sa place sur le canapé.

- Assieds-toi, mon garçon. Je vais tout te raconter.

Il l'aimait si tendrement. Il la touchait si gentiment. A la lueur des chandelles qui tressaillaient dans l'obscurité, Beverly fit courir sa main le long du dos de P.M. Ses murmures étaient doux; les paroles qu'il prononçait, caressantes. C'était facile, tellement facile de se donner à lui, de laisser les sentiments de son compagnon les porter tous les deux.

Elle ne se demanderait jamais s'il avait besoin d'elle; si elle lui suffisait, et jusqu'à quand. Elle ne passerait jamais des nuits entières à se poser des questions, à s'inquiéter, à souffrir. Et elle ne sentirait jamais avec lui, jamais, le frisson, l'émotion unique qui naît de la fusion parfaite, de l'unité absolue, de la certitude d'avoir trouvé l'âme sœur.

Elle lui donnait tout ce qu'elle pouvait, s'ouvrant à lui, l'accueillant en elle ; mais son corps ne tremblait pas comme celui de P.M ; son cœur ne menaçait pas d'exploser dans sa poitrine. La jouissance venait, pourtant. Et pour cela, pour l'amour et la tendresse qu'il lui prodiguait, elle lui était reconnaissante.

Mais elle aurait dû se douter qu'une relation aussi simple ne durait pas.

P.M l'attira contre lui, pour retenir la chaleur qui émanait d'elle. Il aimait la sérénité qui alourdissait les membres de Beverly après l'amour, leur donnant une immobilité élégante comme un air d'abandon.

Ses yeux étaient mi-clos, ses lèvres douces et entrouvertes, et lorsqu'il posait la tête contre ses seins, comme il aimait à le faire, il entendait les battements de son cœur. Parfois, ils parlaient ainsi, comme jamais il n'avait parlé son épouse, durant leurs sept ans de mariage. Ils discutaient de tout et de rien, avant de glisser doucement sommeil.

Et le matin, il se réveillait, étourdi et heureux de la trouver près de lui.

- Le divorce est bien engagé, dit-il. Ce ne sera bientôt mauvais souvenir.

- Tant mieux, murmura Beverly. Je sais combien tu souhaites que cela se termine

- Oui, J'ai épousé Angie pour de mauvaises raisons. Je rêvais tellement de m'installer d'avoir une femme, un foyer, une famille. Evidemment, cette baraque monstrueuse de Beverly Hills n'a jamais été un foyer. Quant à la famille, Angie avait toujours une bonne excuse pour retarder le moment de la fonder. C'est aussi bien. Je n'étais pas plus fait pour elle qu'elle ne l'était pour moi.

- Ne sois pas si dur avec toi-même.

- Mais c'est la vérité. Angie m'a choisi en pensant à sa carrière. On s'est jetés dans le mariage, et ni elle ni moi n'avons eu l'intelligence ou le courage d'en sortir aussi vite, quand ça s'est gâté.

Il marqua une pause, préparant ses phrases avec soin.

- En regardant en arrière, je vois mes erreurs très clairement. Je ne les ferai plus, Beverly — si tu me donnes une chance.

- P.M.

Elle remua alors, agitée, un peu effrayée, mais les mains de son amant se posèrent sur ses épaules, étonnamment fermes, la forçant à le fixer.

- Je veux que tu m'épouses, Beverly, pour toutes les bonnes raisons possibles.

Elle hésita, non parce qu'elle ne connaissait pas la réponse, mais parce qu'elle craignait de le blesser, de lui faire de la peine. Finalement, elle leva une main vers la joue de P.M.

- Je ne peux pas, dit-elle. Je suis désolée, mais je ne peux pas.

Il la regarda longuement, lisant le regret dans ses yeux, et une trace de pitié qui lui donna envie de hurler.

- A cause de Brian.

Elle allait acquiescer, mais se dit, tout à coup, qu'il n'y avait pas que ça.

- Non, répondit-elle. A cause de moi.

Elle se dégagea, ramenant le drap autour d'elle.

- Je ne peux pas oublier, vois-tu. Je croyais que j'y étais parvenue, je le voulais, mais je ne peux pas.

Sa voix était triste et voilée de regrets.

- Etre avec toi est la meilleure chose qui me soit arrivée depuis très, très longtemps. Je me suis sentie heureuse, de nouveau. Et cela m'a enfin permis de voir clair en moi.

- Tu l'aimes toujours.

- Oui. Je crois que je peux vivre avec ça, l'accepter et continuer, avec toi, avec quelqu'un. Mais c'est moi qui l'ai chassé, tu comprends?

- Que veux-tu dire?

- Il ne t'en a jamais parlé?

Elle sourit.

- Non, bien sûr. Même à toi, il n'aurait rien dit. Après que Darren a été tué, j'ai chassé Brian de ma vie. Je l'ai puni, P.M. Lui et Emma. J'ai fait du mal à Brian au moment où il avait le plus besoin de moi. Je l'ai blâmé pour ce qui s'était passé parce que j'avais trop peur de me blâmer, moi.

- Pour l'amour du ciel, Beverly, ni toi ni lui n'étiez responsables.

- Je n'en ai jamais été sûre. J'ai refusé de partager mon chagrin avec lui. Et, pendant qu'il souffrait, que nous souffrions tous les deux, je me suis détournée de lui. Il ne m'a pas quittée, P.M. C'est moi qui l'ai quitté. Ainsi que la pauvre petite Emma. Je suppose que tous les deux, à notre façon, nous l'avons abandonnée. D'être avec toi m'a fait comprendre ce que j'avais fait. A nous tous. Tu mérites mieux qu'une femme qui n'a pas aimé suffisamment et qui le regrettera toujours.

- Je peux te rendre heureuse, Beverly.

- Oui, je crois que tu le pourrais.

Elle prit le visage de P.M. entre ses mains.

- Mais moi, je ne te rendrais pas heureux, pas longtemps, en tout cas. Tu saurais toujours que je l'ai aimé d'abord et que, d'une certaine manière, je n'aimerai jamais personne d'autre.

Oui, il savait. De tout temps, il avait su. Si seulement il avait pu ressentir de la haine, pour elle, pour Brian.

Mais il aimait.

- Pourquoi ne retournes-tu pas avec lui? Pourquoi ne lui parles-tu pas?

- Darren aurait dix ans, aujourd'hui. Il est trop tard pour revenir en arrière.

Emma traversa la pelouse à vive allure. Si elle avait l'air de savoir exactement où elle allait et pourquoi, aucune religieuse ne l'arrêterait pour lui poser des questions. Elle avait déjà préparé une excuse : un devoir de botanique.

Elle voulait juste s'isoler un moment. Elle se sentait prête à hurler, tant elle avait besoin d'être seule. Elle ne désirait même pas la compagnie de Marianne. Elle s'en voulait d'avoir menti à sa meilleure amie et ne manquerait pas de confesser son péché à Père Prelenski. Mais il lui fallait une heure. Une seule de solitude pour penser, pour réfléchir.

Elle jeta un bref coup d'œil par-dessus son épaule et bifurqua derrière une rangée de haies, avant de se réfugier au cœur d'un bouquet d'arbres, où on ne pouvait pas la voir depuis les fenêtres de l'institution. Alors, elle se laissa tomber dans l'herbe.

C'était samedi et elle était autorisée à porter son jean et ses baskets. Il faisait suffisamment frais, à l'ombre des feuillages, pour qu'elle se félicitât d'avoir enfilé un chandail. Assise en tailleur, elle posa son cahier sur ses genoux et l'ouvrit. A l'intérieur, se trouvaient des dizaines de coupures de presse et de magazines qui lui avaient été passées par Teresa ou d'autres camarades tout aussi curieuses. Emma gardait tout ce qu'elle pouvait trouver sur les siens, les déchirements qu'ils avaient subis, les scandales et les commérages. Tout depuis Darren. Il y avait même des photos d'elle, enfant, avec son petit frère, et les gros titres qui avaient accompagné le meurtre. Elle cachait tout cela au fond d'un tiroir, car si les bonnes sœurs découvraient son secret, elles en parleraient à son père et il prendrait cet air triste qu'Emma ne supportait pas de lui voir. Elle ne voulait pas lui faire de la peine; simplement, elle ne pouvait pas oublier.

Elle relut les articles, bien qu'elle fût capable de les réciter de mémoire, cherchant toujours un détail qui lui aurait échappé, une explication, un indice qui lui permettrait de comprendre ce qui s'était passé et comment elle aurait pu tout empêcher.

En vain.

Il y avait aussi d'autres coupures, plus récentes ; des pages entières consacrées à Beverly et P.M., avec des spéculations sur l'avenir de leur relation ; il y avait l'annonce du nouveau label de Devastation — Prisme —, et des photos de la soirée de lancement, à Londres. Son père y assistait, accompagné d'une nouvelle petite amie, et toujours Johnno et P.M. Mais pas Stevie.

Avec un soupir, Emma tira une autre feuille de papier glacé. Stevie était dans une clinique pour drogués. On disait qu'il était toxicomane. D'autres le traitaient de criminel. Emma se rappelait simplement l'avoir pris pour un ange, autrefois. Elle trouvait qu'il avait l'air fatigué, sur les photos; fatigué, maigre et effrayé. Les journaux parlaient de tragédie, de scandale. Mais elle, personne ne lui disait rien. Quand elle avait posé des questions à son père, il avait simplement répondu que Stevie avait perdu le contrôle de lui-même et recevait de l'aide. Elle n'avait pas de raison de s'inquiéter.

Pourtant, elle s'inquiétait. Ils étaient sa famille; la seule famille qui lui restait. Elle avait déjà perdu Darren.

Elle devait s'assurer qu'elle n'allait pas perdre tous les autres.

Alors, dans son style appliqué, elle écrivit à ceux qu'elle aimait.

17.

Stevie lut la lettre d'Emma au soleil, assis sur un petit banc dans le parc, au cours de sa promenade matinale.

C'était un endroit ravissant, avec des buissons de roses thé et, partout, le chant des oiseaux. Un sentier de briques serpentait à travers des tonnelles de glycines et, tant le personnel de Whitehurst que les patients, étaient autorisés à s'y promener sans restriction; il suffisait d'ignorer, au bout, les épais murs de pierre.

Stevie détestait la clinique, les médecins et les autres malades. Il avait en horreur les séances de thérapie, les horaires fixes et les sourires pleins d'assurance de leurs geôliers. Mais il faisait ce qu'on lui demandait de faire et disait ce qu'ils souhaitaient entendre : il était un toxicomane. Il avait besoin d'aide. Il allait réapprendre à vivre, au jour le jour.

Il prendrait leur méthadone et rêverait d'héroïne.

Il apprenait à rester calme. Il devenait roublard. Dans quatre semaines et trois jours, il sortirait de ce trou.

Libre. Et cette fois, il ferait un peu plus attention. Cette fois, il contrôlerait sa consommation d'euphorisants. Il sourirait aux médecins et aux reporters. Il prononcerait des discours sur les méfaits de la drogue et mentirait comme un arracheur de dents. Quand il serait sorti, il vivrait comme il en avait envie.

Personne n'avait le droit de lui dire qu'il était malade, ou qu'il avait besoin d'aide. S'il voulait se défoncer, il se défoncerait. Que savaient-ils tous des pressions qui pesaient sur lui, jour après jour? La nécessité d'exceller, d'être toujours meilleur que les autres ?

Il avait peut-être exagéré un peu. Peut-être. Alors, il ferait plus attention. Les fichus médecins lampaient bien leur bourbon. Il snifferait une ligne quand il avait envie d'une ligne. Et s'il avait envie de hasch, il fumerait du hasch.

Et qu'ils aillent se faire foutre. Tous.

Il arracha l'enveloppe, content qu'Emma lui ait écrit. Il ne connaissait aucune personne, du sexe féminin, qui lui inspirât des sentiments aussi purs et honnêtes. Sortant une cigarette, il l'alluma, se renversa contre le dossier du banc et respira la fumée qui se mêlait au parfum des roses.

Cher Stevie,

Je sais que tu es dans une sorte d'hôpital et je suis désolée de ne pas pouvoir te rendre visite. Papa dit qu'il est allé te voir, avec les autres, et que tu as meilleure mine. Je voulais que tu saches que je pense à toi. Quand tu iras mieux, on pourra peut-être partir en vacances, tous ensemble, comme en Californie, l'été dernier. Tu me manques beaucoup et j'ai toujours horreur de l'école. Mais il ne me reste que trois ans et demi. Tu te souviens, quand j'étais petite, tu me demandais toujours qui était le meilleur? Je répondais toujours: «.papa-», et tu faisais semblant d'être fâché. Eh bien, je ne t'ai jamais dit que tu jouais bien mieux de la guitare. Ne le répète pas à papa.

Voilà une photo de toi et moi, à New York, il y a deux ans. Papa l'a prise, tu te souviens ? C'est pour ça qu'elle est un peu floue. J'ai pensé que tu aimerais l'avoir. Tu peux m'écrire si tu en as envie. Sinon, c'est pas grave. Je sais que j'aurais dû mettre des paragraphes dans cette lettre, revenir à la ligne et tout, mais j'ai oublié. Je t'aime, Stevie.

Guéris vite.

Je t'embrasse très fort.

Emma.

Stevie reposa la lettre sur ses genoux. Et sanglota.

P.M. ouvrit sa lettre, assis à même le sol de la maison vide qu'il venait d'acheter, à la sortie de Londres. Il sirotait une bière et la voix de Ray Charles chantait le blues, à travers les haut-parleurs de sa chaîne stéréo. C'était la seule pièce meublée, autour de lui.

Quitter Beverly n'avait pas été facile, mais il aurait été plus difficile encore de rester. Elle l'avait aidé à trouver la demeure et promis de la décorer. De temps en temps, ils feraient même l'amour. Mais jamais elle ne serait sa femme.

Il en voulait à Brian. Quoi que Beverly ait pu lui dire, P.M. se sentait moins triste en reportant le blâme sur Brian. Ce dernier n'avait pas eu la force de rester avec elle, quand tout allait mal. Depuis le début, il l'avait mal traitée, lui imposant l'enfant qu'il avait eue avec une traînée et lui demandant de l'élever comme la sienne; disparaissant des semaines pour partir en tournée; la forçant à vivre une vie qu'elle n'avait pas souhaitée, avec la drogue, les groupies et les abus permanents d'une presse avide de commérages.

Que dirait Brian, que diraient-ils tous, s'il quittait le groupe? Peut-être le remarquerait-on enfin, lui, le petit batteur insignifiant. Brian McAvoy pouvait aller au diable et emmener Devastation avec lui.

Il avala une gorgée de bière et, plus par habitude que par curiosité, lut la lettre d'Emma. Celle-ci lui écrivait environ tous les deux mois et il répondait toujours par une carte postale, ou un petit cadeau. Ce n'était pas la faute de la gosse, si son père était un salaud.

Cher P.M.,

Je devrais sûrement dire que je suis désolée au sujet de ton divorce, mais je ne le suis pas. Je n’aimais pas Angie. Les bonnes sœurs disent que le divorce est un péché, mais je crois que le vrai péché, c'est de faire semblant d'aimer quelqu'un qu'on n'aime pas. J'espère que tu es heureux de nouveau, parce que quand je t'ai vu, l'été dernier, tu étais triste.

On parle beaucoup de toi et de Beverly, dans les journaux. Je ne devrais peut-être pas te dire ça, mais je ne peux pas m'en empêcher. Si toi et Beverly vous vous mariez, je ne serai pas en colère. Elle est si belle et si gentille; je comprends que tu ne puisses pas t'empêcher de l'aimer. Et puis, si elle est heureuse avec toi, elle ne me détestera peut-être plus. Je sais que tu ne t'es pas disputé avec papa, comme ils le disent dans certains magazines. Ce serait stupide de lui en vouloir parce qu’il aime Beverly, lui aussi.

J'ai trouvé une photo que j'avais prise de toi et papa, il y a longtemps. Je sais que vous allez commencer le nouvel album, bientôt, alors tu pourras lui montrer. J'espère que tu es heureux, parce que je t'aime.

Je te verrai peut-être à Londres, cet été.

Je t'embrasse très fort,

Emma.

P.M. contempla la photo, un long moment, puis la glissa dans l'enveloppe avec la lettre. Divorcer de sa femme était une chose. Mais il s'avisait brusquement que divorcer de sa famille en était une autre.

De retour à New York, Johnno passa la première journée à dormir et la seconde à composer. Il vivait seul, en ce moment, et c'était très bien. Son dernier amant l'avait rendu fou, avec sa manie de l'hygiène et de la propreté.

Lui-même était plutôt maniaque, mais de là à laver toutes les bouteilles et les canettes qui arrivaient du supermarché... !

Et puis, il appréciait le silence.

Il envisagea un instant de passer la soirée dehors, avant de se dire qu'il avait la flemme. Ce n'était pas tant les décalages horaires qui l’avaient épuisé, que la fatigue accumulée au cours des dernières semaines, entre les tracas juridiques liés à la création du nouveau label et la pénible visite qu'ils avaient rendue à Stevie, à la clinique; le pire était peut-être de voir Brian sombrer de plus en plus profondément dans l'alcool.

Et pourtant, sa musique était meilleure que jamais : cinglante, lyrique, poignante et rêveuse. Brian ne parlait pas de sa souffrance ou de sa colère au sujet de la relation entre P.M. et Beverly, mais ses sentiments explosaient dans ses chansons.

Cela suffisait à faire le bonheur de Pete, songea Johnno. Tant que Devastation roulait, tout baignait.

Il marcha vers la cuisine et sortit la salade de crevettes que lui avait préparée son intendante. Il déboucha une bouteille de vin blanc et compulsa le courrier qui s'était accumulé durant son absence. Lorsqu'il reconnut l'écriture d'Emma, il sourit.

Cher Johnno,

Je me suis échappée, un moment. Je serai sûrement punie, plus tard, mais si je ne m'étais pas isolée un peu, je me serais mise à hurler.

La plupart des bonnes sœurs sont de mauvaise humeur, aujourd'hui. Trois grandes ont été renvoyées, hier.

Le règlement interdit de fumer en uniforme, alors trois filles se sont mises en sous-vêtements dans les vestiaires, et elles ont allumé des cigarettes. La plupart d'entre nous trouvent ça cool, mais Mère Supérieure n'a pas beaucoup d'humour.

Avec un rire, Johnno poussa sa salade, but une gorgée de vin et reprit sa lecture.

Ces temps-ci, je pense beaucoup à papa, à toi et aux autres. J'ai lu des articles au sujet de Stevie et je ne supporte pas tout ce qu'on dit sur lui. Tu l'as vu ? Est-ce qu’ 'il va bien ? Il a l'air tellement vieux et malade, sur la photo du London Times. Je ne veux pas croire qu’il est un toxicomane, mais qu'en est-il au juste ? Je ne suis plus une enfant. Papa refuse de m'en parler, alors je m'adresse à toi. Tu me dis toujours la vérité. Certaines filles, ici, prétendent que toutes les rock stars sont des drogués. Ces nanas sont des vraies connes.

Les potins traversent les murs jusqu'à nous, aussi. J'ai un article et des photos de People, avec Beverly, papa et P.M. Jane est dessus, elle aussi. Je ne veux pas l'appeler ma mère. S'il te plaît, ne dis pas à papa que je t'ai écrit à ce sujet. Ça le bouleverse, et pourtant, ça ne change rien. Moi aussi, j'étais chamboulée, au début; mais j'ai bien réfléchi. C'est O.K. si Beverly aime P.M., non ? C'est comme si elle faisait partie de la famille, de nouveau.

En fait, je t'écris pour te demander de veiller sur papa. Il fait semblant de ne plus penser à Beverly et de ne plus l'aimer, mais je sais bien que c'est faux. Quand je quitterai l'école pour de bon, je pourrai moi-même m'occuper de lui. On va s'installer à New York, avec Marianne, et je pourrai voyager partout avec lui, et prendre des photos.

Celle que je t'envoie est un autoportrait. Je l'ai prise la semaine dernière. Tu as vu les pendentifs ? Marianne m'a percé les oreilles et j'ai failli m'évanouir. Je ne l'ai pas encore dit à papa, alors motus, d'accord? Les vacances de Pâques sont dans neuf jours et il pourra constater les dégâts par lui-même. Papa dit que nous allons en Martinique. Viens, Johnno, s'il te plaît.

Je t'aime,

Emma.

Et que devait-il faire au sujet d'Emma? se demanda Johnno. Il pourrait montrer la lettre à Brian et lui dire : «

Tiens, lis ça et rachète-toi une conduite, un peu. Ta fille a besoin de toi. » Mais ni Brian, ni Emma ne le lui pardonneraient.

Elle grandissait, et vite. Les oreilles percées, les soutiens- gorge et la philosophie. Brian ne pourrait pas la garder dans une bulle beaucoup plus longtemps.

Johnno jeta la tête en arrière et vida son verre. Il pouvait au moins essayer de se trouver là, quand, pour l'un comme pour l'autre, la situation exploserait. Et pour commencer, il allait passer quelques jours en Martinique.

Allongé sur la plage, Brian regardait sa fille courir dans les vagues. Le sable blanc était chaud sous son corps et le rhum glissait, suave, dans sa gorge.

Brian contemplait Emma et se demandait pourquoi elle avait toujours l'air aussi pressée de se rendre d'un point à un autre. Il aurait pu lui dire qu'une fois arrivé, on trouvait la gloire bien fugace. Mais elle ne l'aurait pas écouté. C'était une adolescente maintenant. Doux Jésus, comment sa fille avait-elle grandi si vite? Et lui, comment avait-il atteint l'âge de trente-trois ans?

Emma plongea sous un rouleau et émergea de nouveau, quelques mètres plus loin.

- Seigneur, quelle énergie, s'exclama Johnno en se laissant tomber à côté de lui. Elle ne prend jamais le temps de souffler, hein?

- Non. Est-ce qu'on devient vieux, Johnno?

- Les rock stars ne vieillissent pas, mec. Elles se recyclent à Las Vegas.

Il but une gorgée de rhum dans le verre de Brian et fit la grimace.

- Et nous n'en sommes pas encore là.

Ils demeurèrent silencieux, un instant, écoutant le roulement des vagues. Johnno était content d'être venu. La tranquillité de la propriété privée, avec son bout de plage tout aussi privé, était juste ce dont il avait besoin après la folie de New York et la pluie printanière de Londres. La villa qu'ils avaient louée s'élevait sur trois étages, avec des terrasses avançant sur la mer et des murs pastel qui brillaient au soleil. Partout, l'air sentait bon la brise marine et les fleurs.

Oui, il était content. Pas seulement à cause du décor idyllique, ou même du climat, mais à cause des moments heureux passés avec Brian et Emma. Hélas, c'était déjà presque terminé.

- Pete a téléphoné tout à l'heure, reprit-il.

Brian regardait sa fille et la manière dont elle offrait son visage à la caresse du soleil. Elle était hâlée. Pas bronzée. Son corps avait une teinte de pêche dorée et il s'inquiétait en pensant au garçon qui, bientôt, voudrait le goûter.

- Qu'est-ce qu'il raconte?

- Tout est prêt pour le mois prochain. On va pouvoir commencer à enregistrer.

- Et Stevie?

- Il suivra une espèce de programme pour patients externes. On va lui filer de la méthadone, autrement dit.

Si tu ne peux pas prendre ta drogue dans la rue, c'est le gouvernement qui te la fournit. Quoi qu'il en soit, il sera prêt. Toi aussi ?

- Je suis prêt depuis longtemps.

- Content de l'entendre. Tu ne vas pas casser la figure à P.M.?

- Fiche-moi la paix, Johnno.

- Je préfère que tu lui écrases le nez, plutôt que de te voir passer les prochains mois à lui faire la gueule ou à préméditer de l'assassiner pendant son sommeil.

- Je n'ai aucun problème avec P.M., dit Brian. C'est sa vie.

- Et ta femme.

Brian le foudroya du regard, mais il parvint à contenir le flot d'injures qui ne demandait qu'à jaillir de ses lèvres.

- Beverly n'est plus ma femme depuis longtemps.

- A d'autres, mon vieux. C'est à moi que tu parles. Je sais que ça va être dur pour toi. Je veux juste m'assurer que tu es prêt.

Brian leva son verre et se rappela qu'il était vide. Il soupira et le reposa.

- On ne peut pas revenir en arrière, Johnno. Et on ne peut pas rester sur place non plus. Alors, prêt ou pas, il faut continuer à avancer.

- Hou, c'était super ! s'écria Emma en se laissant tomber à genoux, entre son père et Johnno. Vous devriez venir vous baigner.

- Dans l'eau? dit Johnno. Emma, ma chérie, il y a des choses dans l'eau. Des choses visqueuses.

La jeune fille éclata de rire et les embrassa tous deux, l'un après l'autre.

- Je comprends, lança-t-elle, moqueuse. Les petits vieux restent sur la plage. Les gens d'âge mûr, aussi.

- D'âge mûr? s'exclama Brian.

Il saisit une mèche des cheveux d'Emma et tira dessus.

- De qui parles-tu?

- Eh bien, de deux types que je connais bien et qui passent leur temps assis sur le sable. Allons, restez bien sages et reposez-vous. Je vais aller vous chercher des rafraîchissements et prendre mon appareil photo. Il faut fixer cette image pour la postérité.

- Elle n'a pas la langue dans sa poche, la petite. T'as remarqué, Brian?

- J'ai remarqué.

- Et on va la laisser s'en tirer comme ça ?

Brian échangea un regard avec son ami.

- Pas question.

Emma poussa un cri, quand ils se jetèrent sur elle. L'un lui attrapa les jambes, l'autre, les bras et ils coururent vers le rivage. Retenant sa respiration, Emma les entraîna dans l'eau avec elle.

Emma n'avait jamais été aussi heureuse de toute sa vie. Ces vacances avaient été parfaites. Elle passait ses journées au soleil, et ses soirées à écouter Johnno et son père jouer et chanter. Elle tricha aux cartes avec le premier et fit de longues promenades sur la plage avec le second. Elle avait des tas de rouleaux de pellicule à développer et tout autant de souvenirs. Comment pouvait-elle dormir, dans ces conditions ?

C'était sa dernière soirée en Martinique; sa dernière nuit avec son père. Sa dernière nuit de liberté, aussi.

Demain, elle serait dans l'avion, en direction de Sainte-Catherine et de ses règlements draconiens.

Avec un soupir, elle se rappela que l'été serait bientôt là. Elle retournerait à Londres, reverrait Stevie et P.M., et pourrait assister aux séances d'enregistrement du nouvel album. D'une façon ou d'une autre, elle traverserait les quelques semaines à venir. Il le fallait. Pour son père.

En attendant, la nuit était belle, la maison, silencieuse, et elle décida de profiter pleinement des derniers moments en allant goûter le bonheur d'être seule, sur la plage. Même les gardes du corps devaient dormir. Elle s'assiérait sur le sable, contemplerait la mer, et personne ne la surveillerait.

Emma glissa silencieusement à travers la maison et les portes coulissantes de la baie vitrée, avant de s'éloigner en courant.

Elle se donna une heure. Quand elle retourna vers la villa, elle était toute mouillée, n'ayant pu résister au désir de se baigner encore une fois. Elle rentra dans le living-room, prête à rejoindre vivement sa chambre, quand la voix de son père résonna. Emma recula dans l'ombre.

- Chut, ne fais pas de bruit. Tout le monde dort.

Il y eut un gloussement féminin et une voix chuchota, avec un accent français :

- Je ne fais pas plus de bruit qu'une souris.

Brian entra dans la pièce avec une petite femme brune. Elle portait un sarong rose fuchsia et tenait une paire de sandales dorées à talons hauts dans sa main.

- Je suis tellement contente que tu sois venu ce soir, chéri.

Elle se colla contre Brian, jeta les bras autour de son cou et lui donna un baiser dévorant, à pleine bouche.

Affreusement gênée, Emma ferma les yeux. Mais elle entendait des soupirs et des gémissements rauques.

- Mmm, tu es pressé, on dirait, dit la femme en riant.

Elle glissa ses mains sous la chemise de Brian.

- Je vais t'en donner pour ton argent, mon chéri. Mais d'abord, tu m'as promis une petite fête.

- Exact.

Ça l'aiderait, se dit Brian. Elle avait des cheveux noirs et brillants, mais ses yeux étaient marron; pas verts.

Après deux petites lignes de coke, ça n'aurait plus aucune importance. Rien n'aurait d'importance. Il marcha vers une table, déverrouilla un tiroir et prit un sachet en plastique.

La petite brune tapa dans ses mains et le rejoignit, tandis qu'il s'agenouillait devant la table basse.

Dans son coin, muette d'horreur, Emma regarda son père préparer la cocaïne. Il étala quatre traînées de poudre blanche sur un miroir, les affinant avec une lame de rasoir. Puis, il prit une paille et se pencha. Ses gestes étaient sûrs, entraînés.

- Ah ! dit la femme, après avoir reniflé par les deux narines. Elle est fabuleuse.

Brian glissa deux doigts dans le sarong de sa compagne et l'attira contre lui. Il se sentait invincible. Jeune.

Puissant. Il était dur et gonflé de désir. Il la poussa vers le sol, décidé à la prendre très vite, la première fois. Après tout, il avait payé pour une nuit entière.

- Papa.

Il releva la tête brusquement, clignant des yeux. Sa fille était là, à deux mètres, le visage blême, ses cheveux dégoulinant d'eau sur ses épaules.

- Emma?

- Emma? roucoula la femme en se retournant. Qui est Emma? Ah, tu aimes les enfants, aussi. Bon, bon.

Viens, ma jolie. Viens te joindre aux festivités.

- La ferme, imbécile. C'est ma fille.

Il bondit sur ses pieds.

- Emma, je croyais que tu étais couchée.

- Oui, répondit-elle platement. Je vois ça.

- Tu ne devrais pas être là, dit-il en s'avançant vers elle. Tu es toute mouillée. Où étais-tu?

- Sur la plage, répondit l'adolescente en évitant son regard.

Elle se tourna vers l'escalier.

- Seule? Tu es allée sur la plage, seule, en pleine nuit?

Emma pivota sur ses talons.

- Oui, je suis allée sur la plage, seule, en pleine nuit. Et maintenant, je vais me coucher.

- Tu sais très bien que tu ne dois te rendre nulle part sans garde du corps. Seigneur, tu es allée nager. Et si tu avais été prise d'une crampe?

- Je me serais noyée.

- Viens, chéri, reprit la femme. Laisse la petite aller au lit.

- Je t'ai dit de fermer ta gueule ! hurla Brian, avant de prendre le bras de sa fille. Ne recommence jamais, tu m'entends?

- Oh, oui, je t'entends parfaitement bien, dit Emma en se dégageant brusquement.

- On reparlera de ça plus tard.

- De quoi? De ma promenade sur la plage ou de ça? cria-t-elle, balayant la scène d'un geste.

- Ça, comme tu dis, ne te regarde pas.

- Non. Tu as tout à fait raison. Je vais donc te laisser avec ta putain et ta drogue.

Il la gifla. Sa main était partie brusquement et il vit la marque sur la joue de son enfant, avant même d'avoir compris ce qu'il venait de faire. Aussitôt, son visage se décomposa.

- Emma...

Elle avait reculé en secouant la tête. Il n'avait presque jamais élevé la voix sur elle, et ce soir, alors que pour la première fois, elle se dressait contre lui, le critiquait, il la giflait. Faisant volte-face, elle se rua dans l'escalier.

Johnno la laissa passer. Il se tenait à mi-chemin sur les marches, simplement habillé d'un pantalon de survêtement, décoiffé, les yeux lourds de sommeil.

- Je veux lui parler d'abord, dit-il en saisissant le bras de Brian pour l'empêcher de se lancer après sa fille.

Elle ne t'écoutera pas pour l'instant. Laisse-moi faire.

Celui-ci hocha la tête. Sa main le brûlait, à l'endroit où elle était entrée en contact avec la joue de son enfant.

Son bébé.

- Johnno..., je saurai me faire pardonner, bredouilla-t-il.

- Bien sûr, répondit Johnno. En attendant, règle tes bêtises, ici.

Emma avait les yeux secs. Elle était assise sur son lit, sans paraître remarquer ses vêtements mouillés, mais elle ne pleurait pas. Le monde, l'univers magique qu'elle avait construit autour de son père, venait de s'écrouler. Elle était perdue, une fois de plus.

Elle sursauta, quand la porte s'ouvrit. Puis, reconnaissant Johnno, elle poussa un soupir.

- Je vais bien, dit-elle. Je n'ai pas besoin qu'on vienne me tenir la main.

- D'accord.

Il entra quand même, et vint s'asseoir près d'elle.

- Tu veux me crier dessus, un moment ?

- Non.

- Tu devrais, ça soulage. Si tu enlevais ces frusques? Tu es trempée.

Il porta une main devant ses yeux, écarta les doigts et sourit.

- Je ne regarde pas, c'est promis.

Parce que cela lui donnait quelque chose à faire, Emma se leva pour aller prendre un peignoir dans sa salle de bains.

- Tu savais, n'est-ce pas?

- Que ton père aime les femmes? Oui. Je crois que j'ai commencé à m'en douter quand nous avions douze ans.

- Je ne plaisante pas, Johnno.

Il soupira.

- O.K., écoute-moi, ma puce. Un homme a le droit d'avoir des relations sexuelles. Ce n'est tout simplement pas le genre d'activité dont il a envie de parler avec sa fille.

- Il l'a payée. C'est une putain.

Elle s'était plantée devant lui, serrée dans un peignoir d'éponge blanche et il lui prit les mains entre les siennes. Elle avait l'air si jeune, si vulnérable, tout à coup.

- Que veux-tu que je te dise ? Que les bonnes sœurs ont raison et que c'est un péché ? Peut-être. Mais dans la vie réelle, les gens commettent des péchés, Emma.

- Dans ce cas, c'est normal de coucher avec une étrangère si on se sent seul.

- Je comprends maintenant pourquoi Dieu n'a pas voulu que je sois père, marmonna Johnno.

Il essaya mieux : la vérité.

- Le sexe, c'est facile, Emma. Un acte vide, aussi excitant qu'il puisse paraître, sur le moment. Faire l'amour avec quelqu'un est une expérience totalement différente. Tu le découvriras un jour. Quand il y a des sentiments, on pourrait presque dire que c'est sacré.

- Je ne comprends pas. Je ne crois pas que j'aie envie de saisir la nuance. Il est sorti, il a trouvé cette femme et il a payé pour elle. Il avait de la cocaïne. Je l'ai vu. Je sais que Stevie..., mais je n'ai jamais pensé que papa...

- Il existe toutes sortes de solitude, Emma.

- Toi aussi, tu fais ça?

- Moi aussi, admit-il, non sans difficulté. Je crois que j'ai presque tout essayé. C'étaient les sixties, Emma. Il faut l'avoir vécu pour comprendre.

Il eut un petit rire et la força à s'asseoir près de lui.

- J'ai arrêté parce que je n'aimais pas ça. Je déteste perdre le contrôle de moi-même pour une petite défonce.

Je n'en suis pas un héros pour autant. C'est plus facile, pour moi. Je ne supporte pas les mêmes pressions que Brian.

Il prend tout à cœur, alors que je vis les choses comme elles viennent. Ce qui compte avant tout, pour moi, c'est le groupe. Pour Brian, c'est le monde entier. Il a toujours été comme ça.

Mais Emma continuait de voir son père, la tête penchée sur la cocaïne.

- Ce n'est pas bien quand même.

- Non, admit-il en glissant un bras autour des épaules de l'adolescente. Je suppose que non.

Elle se mit à pleurer, alors. Ses larmes étaient lourdes et brûlantes.

- Je ne voulais pas savoir tout ça. Je l'aime.

- Je sais. Et il t'aime aussi. Nous t'aimons tous.

- Si je n'étais pas sortie, ce ne serait jamais arrivé.

- Tu ne l'aurais pas vu, mais cela aurait existé malgré tout.

Il baisa les cheveux d'Emma.

- Maintenant, tu dois juste accepter le fait qu'il n'est pas parfait.

- Ce ne sera plus pareil, hein ?

Elle poussa un soupir et se laissa aller contre lui.

- Rien ne sera plus jamais pareil.

18.

New York, 1982

- Que va-t-il dire? demanda Marianne en sortant sa valise du taxi, pendant qu'Emma payait le chauffeur.

- Eh bien, il devrait commencer par dire bonjour.

- Allons donc, Emma.

Celle-ci rejeta ses cheveux sur ses épaules.

- Il va demander ce qu'on fabrique ici et je lui expliquerai

- Ensuite, il appellera ton père et nous serons traînées à la potence.

- On ne pend plus personne, dans cet Etat, répondit Emma.

Elle prit sa valise, respira profondément et sourit. New York. C'était si bon d'être de retour. Et cette fois, elle avait l'intention de rester.

- Chambre à gaz, peloton d'exécution, le résultat est le même, continua Marianne. Ton père va nous tuer.

Emma s'arrêta pour regarder son amie.

- Tu veux faire marche arrière?

- Jamais de la vie !

Elles échangèrent un sourire triomphant et poussèrent la porte du lobby. Emma entra la première, marquant une pause pour sourire au garde du prestigieux immeuble.

- Bonjour, Carl.

- Mademoiselle McAvoy ! s'exclama celui-ci en posant son sandwich au pastrami. Il y a plus d'un an que je ne vous ai vue, n'est-ce pas? Vous êtes une vraie jeune fille, maintenant.

- Eh oui ! Je vous présente mon amie, Mlle Carter.

- Ravi de faire votre connaissance, mademoiselle Carter. M. Donovan est-il prévenu de votre arrivée?

- Evidemment.

Emma mentit avec un doux sourire.

- Il ne vous a rien dit? C'est bien de Johnno. Nous ne resterons que deux jours.

Tout en parlant, elle se dirigeait vers l'ascenseur, soucieuse de ne pas laisser au garde l'opportunité d'annoncer leur présence.

- Je vais à l'université ici, à présent.

- Je croyais que vous étiez inscrite à Londres ?

- J'ai effectué un transfert, dit-elle avec un clin d'œil malicieux. Vous savez que mon cœur est ici, à New York.

Comme les portes de l'ascenseur se refermaient sur elles, Marianne arqua un sourcil ironique.

- Quelle maîtrise dans le mensonge !

- Tout n'était pas faux. J'ai dix-huit ans depuis deux mois. Il est temps que je goûte enfin à l'indépendance.

- J'ai dix-huit ans depuis sept mois et ça n'a pas empêché mon père de piquer une crise, quand je lui ai annoncé ma décision de poursuivre mes études à New York. Enfin, c'est fait. Demain, on commence à chercher un appartement. Et après, on pourra enfin vivre comme on l'a toujours rêvé.

- Oui. Mais d'abord, il faut franchir le premier obstacle.

Elles sortirent de l'ascenseur et longèrent le vaste couloir qui menait au duplex de Johnno.

- Laisse-moi parler, dit Emma en poussant la sonnette. Toi, tu risques de t'emporter, comme d'habitude.

- Je suis une artiste, commenta son amie avec un haussement d'épaules. Pas un avocat.

La porte s'ouvrit et Johnno parut sur le seuil.

- Surprise ! cria Emma en se jetant dans ses bras.

- Oh là! s'exclama-t-il.

Il était à demi vêtu et un peu groggy, après un dîner bien arrosé de vin et la sieste qui avait suivi. Posant les mains sur les épaules d'Emma, il la repoussa un petit peu pour mieux l'étudier. Au cours des dix-huit derniers mois, elle avait poussé comme une plante, mince, gracieuse, avec des touches d'élégance naturelle. Ses cheveux pâles étaient retenus par deux peignes et tombaient sur ses épaules en longues mèches souples. Elle portait un jean usé et une chemisette nouée sur le ventre. De larges anneaux d'or pendaient à ses oreilles.

- Seigneur, tu ressembles à un mannequin en congé.

Il tourna les yeux vers Marianne.

- Et voici ma petite rousse préférée, avec une nouvelle coiffure.

Il passa une main affectueuse dans la tignasse courte et hirsute de la jeune fille.

- C'est à la mode, déclara celle-ci en lui tendant la joue. On vous réveille?

- Oui. Je devrais peut-être vous inviter à entrer, avant de vous demander ce que vous faites ici. Avec des valises, ajouta-t-il en baissant les yeux.

- Oh, Johnno, c'est merveilleux d'être là, s'écria Emma. Dès l'instant où nous sommes sorties de l'aéroport, je me suis sentie chez moi.

Elle posa son bagage dans l'entrée, esquissa un pas de danse et se laissa tomber sur le canapé du living-room.

Avant de se relever aussitôt.

- Comment vas-tu?

Johnno la connaissait assez pour deviner la nervosité qui se cachait derrière de tels débordements.

- Attends, dit-il. C'est moi qui pose les questions. Vous voulez boire quelque chose?

- Oui, s'il te plaît.

II marcha vers un bar circulaire et sortit deux Coca Light.

- Existe-t-il de nouvelles vacances scolaires dont je n'aurais pas entendu parler?

- Oui. Celles de la Libération. Marianne et moi nous sommes inscrites au NYCC.

- Vraiment? C'est bizarre. Brian ne m'a rien dit.

- Il ne le sait pas, répliqua Emma en prenant le verre qu'il lui tendait.

Marianne accepta le sien, sourit, mais garda le silence.

- Avant que tu ajoutes quoi que ce soit, reprit Emma, j'aimerais que tu m'écoutes.

Johnno sourit à son tour.

- Comment as-tu faussé compagnie à Sweeney et à son acolyte ?

- Une perruque brune, des lunettes d'écaillé... Je boitais un peu, aussi.

- Ingénieux, murmura Johnno, que ce rôle de confident avunculaire ne réjouissait qu'à moitié. Tu te rends compte à quel point Brian va être inquiet?

Une lueur de regret brilla dans le regard de l'adolescente, mais elle pinça les lèvres d'un air têtu.

- J'ai l'intention de l'appeler et de tout lui expliquer. Ma décision est prise, Johnno. Rien de ce que vous pourrez dire, l'un et l'autre, ne me fera changer d'avis.

- Je n'ai pas encore essayé.

Il regarda Marianne.

- Tu es bien muette, je trouve.

- J'ai eu des consignes. Et puis, je suis déjà passée par là avec mes parents. Ils ne sont pas ravis, mais nous sommes déterminées. Nous avons dix-huit ans, maintenant. Nous savons ce que nous voulons.

Johnno se sentit bien vieux, tout d'un coup.

- Et le fait d'avoir dix-huit ans vous autorise à faire tout ce que vous voulez ?

Marianne s'apprêtait à parler, quand Emma l'interrompit d'un regard.

- Je sais tout ce que je dois à mon père, déclara-t-elle. A toi aussi. Depuis que j'ai trois ans, j'ai toujours fait ce qu'il souhaitait. Pas seulement par gratitude, Johnno, mais parce que je l'aime plus que tout au monde. Je ne peux pas continuer à être sa petite fille et rester sagement enfermée dans les bulles qu'il choisit pour moi. A mon âge, vous vouliez quelque chose, tous les deux, et vous l'avez obtenu. C'est pareil pour moi.

Elle marcha vers sa valise, l'ouvrit et en tira un press-book. Elle n'était plus nerveuse, mais son énergie était encore palpable.

- Ce sont mes photos. Je veux en faire mon métier et je vais suivre des cours, ici, qui me permettront d'apprendre tout ce que j'ai besoin de savoir. Nous allons partager un appartement, Marianne et moi. Je vais rencontrer des gens, me faire des amis, sortir le soir et marcher au parc. Je vais enfin faire partie du monde, au lieu de rester assise sur le bas-côté à le regarder passer. Je t'en prie, essaie de comprendre.

- Tu étais donc si malheureuse?

- Tu n'imagines pas à quel point.

- Tu aurais dû en parler.

- J'ai essayé.

Elle se détourna, un instant.

- Il ne comprenait pas. Il ne pouvait pas. Je voulais juste être avec lui, avec vous. Comme c'était impossible, j'ai essayé d'être ce qu'il voulait. Cette nuit-là, en Martinique...

Elle s'interrompit, choisissant ses mots avec soin. Même Marianne ne savait pas ce qu'elle avait surpris.

- Tout a changé, pour moi. Et pour papa. J'ai pourtant fini ce que j'avais commencé, Johnno. Je lui devais ça, et bien plus encore. Maintenant, je dois penser à moi.

- Je lui parlerai.

Le visage de la jeune fille s'éclaira.

- Merci.

- Oh, ne me remercie pas encore. Il est bien fichu de traverser l'Atlantique pour venir me tordre le cou.

Il prit le press-book des mains d'Emma et le feuilleta.

- Tu as toujours été douée. Vous l'êtes toutes les deux, ajouta-t-il.

Du menton, il désigna une esquisse du groupe Devastation accrochée sur un mur du living-room.

- Je t'avais dit que je la ferais encadrer.

Marianne bondit sur ses pieds en poussant un cri de joie. Elle avait fait ce dessin le soir de la remise de leurs diplômes de fin d'études, l'année précédente. La maison que Brian avait louée, à Long Island, était pleine de monde, et Marianne, qui ignorait la timidité, avait demandé aux quatre hommes de poser pour elle.

- Je ne pensais pas que vous étiez sérieux, dit-elle, ravie.

- Maintenant, je suppose que tu vas faire ton chemin dans les arts plastiques, pendant qu'Emma prendra des photos.

- En effet. Nous aurons du mal à jouer les artistes affamées, avec l'héritage que m'a laissé ma grand-mère, mais on va essayer tout de même.

- A propos, vous avez faim ?

- Oui ! s'écrièrent les deux amies, en chœur.

- Bon, on va vous préparer quelque chose, avant d'appeler Brian.

Johnno fit le tour du bar.

- Ce pourrait bien être notre dernier repas.

- Hé, Johnno, tu ne dormais pas ? lança une voix grave.

Emma et Marianne se retournèrent de concert. Un homme, un homme magnifique, descendait les marches de l'escalier en colimaçon, simplement vêtu d'un caleçon.

- Oh.

Il s'arrêta en les apercevant, passa une main dans la masse décoiffée de ses cheveux noirs et sourit.

- Salut. Je ne savais pas qu'on avait de la visite.

- Luke Caruthers, Emma McAvoy et Marianne Carter, dit Johnno en faisant les présentations.

Il glissa ses mains dans les poches de son pantalon de survêtement.

- Luke travaille pour New York Magazine.

Après une brève hésitation, il haussa les épaules.

- Il habite ici.

Un instant, Emma demeura sans voix. Elle avait été assez souvent témoin de cette intimité particulière entre deux personnes, l'avait même suffisamment enviée, chaque fois, pour savoir la reconnaître.

- Salut, parvint-elle enfin à articuler.

- Alors, vous êtes Emma, dit-il en tendant la main. J'ai tellement entendu parler de vous. Je ne sais pas pourquoi, mais je m'attendais à voir une petite fille.

- J'ai grandi.

- Et vous êtes l'artiste, poursuivit-il en se tournant vers Marianne. J'adore votre esquisse, sur le mur.

- Merci, répondit celle-ci avec un large sourire.

- Je viens de promettre à ces demoiselles de les nourrir. Elles ont fait un long voyage.

- Un petit snack de minuit, voilà une excellente idée. Mais laissez-moi m'en occuper. La cuisine de Johnno est du poison.

Marianne hésita, partagée entre la fascination et un choc très bourgeois.

- Hmm, je vais vous filer un coup de main, dit-elle finalement.

Elle jeta un regard à Emma et suivit Luke dans la cuisine.

- Nous avons mal choisi notre moment pour débarquer, murmura Emma. J'ignorais que tu avais un...

colocataire.

Respirant profondément, elle se laissa choir sur l'accoudoir du canapé.

- Je ne savais pas, Johnno. Je n'en avais pas la moindre idée.

- C'est le secret le mieux gardé de toute l'histoire du rock'n roll, répondit-il d'un ton léger.

Mais les poings dans ses poches étaient serrés.

- Veux-tu que je t'aide à réserver une chambre au Waldorf?

Emma rougit et baissa les yeux.

- Non, bien sûr que non. Papa sait-il...? Evidemment, qu'il sait. Question stupide. Je ne sais pas quoi dire.

Il... Luke est vraiment très beau.

Une lueur amusée brilla dans les yeux de Johnno.

- Je trouve aussi.

Emma rougit de plus belle, mais parvint à croiser son regard.

- Tu te moques de moi.

- Non, ma chérie. De toi, jamais.

Elle l'étudia un moment, se demandant s'il lui paraissait différent, tout à coup. Mais Johnno était toujours Johnno. Cela ne changerait jamais. Elle eut un petit sourire.

- Bon, je vais donc devoir changer mes projets.

Il sentit la vieille blessure, plus vive, plus douloureuse que les coups des autres garçons, autrefois.

- Je suis désolé, Emma.

- Pas tant que moi. Me voilà forcée d'abandonner mon vieux fantasme de te séduire un jour.

Pour la première fois depuis qu'elle le connaissait, elle surprit une expression déconcertée sur le visage de Johnno.

- Pardon?

- Eh bien, j'ai toujours pensé que quand je serais grande, et que tu me verrais enfin comme une femme, je viendrais te rendre visite, je te préparerais un dîner aux chandelles, avec de la musique douce, et je te séduirais.

Elle prit la chaîne qui pendait à son cou, la sortit de son chemisier et dévoila une petite bague en plastique avec une grosse pierre rouge.

- J'ai toujours rêvé que tu serais mon premier homme.

Tout interdit, Johnno regarda le bijou de pacotille, puis la jeune fille. Il y avait de l'amour dans ses yeux; le genre d'amour qui dure toute une vie. Et de la compréhension, sans l'ombre d'une critique. Avançant d'un pas, il lui prit les mains entre les siennes.

- J'ai rarement regretté d'être gay, murmura-t-il en les portant à ses lèvres. Aujourd'hui, j'en suis désolé.

- Je t'aime, Johnno.

Il la serra contre lui.

- Moi aussi, je t'aime, Emma. Je me demande bien pourquoi, d'ailleurs, vu que tu n'es qu'une horrible sorcière.

Quand elle rit, il l'embrassa

- Allons. Tu vas voir. Luke n'est pas seulement beau à regarder; c'est aussi un fabuleux cuisinier.

Emma fut réveillée tôt, le lendemain matin, par une odeur de café et le son étouffé de la télévision dans la cuisine. Luke se beurrait un toast, quand elle le rejoignit et, l'espace d'un instant, elle fut prise de timidité.

Elle s'était pourtant sentie presque à l'aise, la veille, quand ils avaient tous mangé une soupe et des sandwichs grillés autour de la table. Luke était bien élevé, drôle, intelligent et follement séduisant. Et homosexuel. Comme Johnno, songea la jeune fille.

- Bonjour, dit-elle enfin.

Luke se tourna. Fraîchement rasé, ses cheveux bien coiffés vers l'arrière, il avait une allure totalement différente. Il portait un pantalon gris et une chemise bleue assortie à une cravate légèrement plus foncée : l'image classique du jeune cadre dynamique; tout le contraire de Johnno.

- Bonjour, répondit-il. Je ne pensais pas que vous referiez surface avant cet après-midi. Du café?

- Oui, merci. Je n'arrive pas à dormir. Je m'inquiète au sujet de papa et j'ai hâte de savoir comment il a réagi, quand Johnno lui a téléphoné.

- Johnno peut être très persuasif.

Il posa une chope de café devant elle.

- Je peux mettre fin au suspense, si vous voulez. Un toast?

- Non, merci. Vous savez ce qui s'est passé ?

Luke consulta sa montre et s'installa près d'elle.

- Ils se sont disputés. Longtemps. Johnno l'a traité de divers noms que je ne répéterai pas.

- Oh, non.

- Il a juré aussi de veiller sur vous. Finalement, Brian a accepté que vous restiez ici, mais... à la condition expresse nue vous repreniez les gardes du corps.

- Ah, non, alors ! Je refuse que ces deux musclés surveillent chacun de mes mouvements. Je peux aussi bien retourner à Sainte-Catherine. Quand finira-t-il par comprendre qu'un kidnappeur ne se cache pas derrière chaque buisson ? Les gens ne savent même pas qui je suis et ils s'en fichent. Je veux pouvoir vivre normalement.

- La plupart d'entre nous n'en demandent pas davantage.

Il eut un petit sourire compréhensif.

- Vous permettez que je vous donne un conseil ?

- Oui, répondit Emma.

- Essayez d'envisager la situation sous cet angle : vous voulez rester à New York, n'est-ce pas?

- Oui.

- Vous voulez suivre les cours de NYCC ?

- Oui.

- Vous voulez votre propre appartement?

Elle poussa un soupir.

- Oui.

- Eh bien, c'est gagné.

Emma garda le silence un moment.

- Vous avez raison, déclara-t-elle enfin. Vous avez tout à fait raison. Et je peux semer les gardes quand je veux.

- Je n'ai rien entendu, répliqua Luke.

Il regarda sa montre de nouveau.

- Bon, il faut que j'y aille. Dites à Johnno que je rapporterai des plats chinois, ce soir.

Il prit un attaché-case, puis s'arrêta.

- J'allais oublier. Ce sont vos photos? demanda-t-il en désignant le press-book d'Emma, ouvert sur le comptoir.

- Oui.

- C'est du beau travail. Ça vous ennuie si je les prends pour les montrer à quelques personnes ?

- Luke, ce n'est pas parce que je suis une amie de Johnno que vous êtes forcé de...

- Oh là, je vous arrête tout de suite. J'ai vu le book sur le canapé, je l'ai ouvert, j'ai regardé et j'ai aimé ce que je voyais. Johnno n'a rien à voir là-dedans.

Emma frotta ses mains sur ses cuisses.

- Elles vous plaisent vraiment?

- Vraiment. Et je connais quelques personnes que ça pourrait intéresser. Si vous voulez, je peux les leur montrer.

- Oui. Ce serait super. Je sais que j'ai beaucoup à apprendre. Je suis là pour ça. Evidemment, j'ai fait quelques...

Elle interrompit son bavardage et sourit.

- Merci, Luke. Merci beaucoup.

- A plus tard.

Il coinça le press-book sous son bras et sortit.

Emma resta seule dans la cuisine, respirant lentement, sans oser y croire. Cette fois, elle était sur les rails.

Enfin.