7.
Si, en 1968, Brian s'était senti découragé par l'assassinat de Martin Luther King, puis par celui de Robert Kennedy, il retrouva sa foi en l'homme, au cours de l'été 1969, avec Woodstock. Pour lui, ce festival était un hymne à la jeunesse et à la musique, une célébration de l'amour et de la fraternité. Cela symbolisait le réveil des consciences, après la terrible année écoulée, durant laquelle le sang avait été versé, les guerres et les émeutes fait rage. Tandis qu'il se tenait debout sur la scène et contemplait la foule impressionnante, l'océan de visages levés vers, lui, Brian savait qu'il ne participerait jamais plus à quelque chose d'aussi énorme, ni d'aussi mémorable. Dans le même temps, il était terrifié à l'idée que cette décennie s'achève, et avec elle, l'esprit qui l'avait dominée, et qui allait peut-être s'éteindre dans les années 70.
Il vécut les trois journées de festivités musicales dans l'Etat de New York, dans une fièvre formidable et une explosion de créativité. L'ambiance générale, alliée à toutes les drogues qui circulaient aussi librement que du pop-corn au cinéma, le rendaient littéralement euphorique. Il passa une nuit entière dans leur caravane, composant sans s'arrêter pendant quatorze heures d'affilée, tandis que la cocaïne faisait rage dans son organisme. Au cours d'un après-midi mystique, assis dans les bois en compagnie de Stevie, il écouta la musique et les clameurs de quatre cent mille spectateurs, qui emplissaient l'atmosphère. Sous l'emprise du L.S.D., il perçut toutes sortes d'univers dans une simple feuille d'érable.
Brian épousa complètement Woodstock et son concept. Son seul regret était de n'avoir pu convaincre Beverly de les accompagner. Une fois de plus, elle préférait l'attendre, cette fois, dans la maison qu'ils avaient achetée, sur les collines d'Hollywood. La grande histoire d'amour de Brian avec l'Amérique commençait tout juste et sa deuxième tournée aux Etats-Unis lui avait donné l'impression d'un retour chez lui.
Il avait envie de... Non, il avait désespérément besoin de recapturer les sensations et l'excitation phénoménales ressenties lorsque leur succès était encore neuf; lorsque le groupe était comme une force électrique emportant l'adhésion du public et du monde de la musique. Au cours de l'année précédente, il lui avait semblé voir s'éloigner cette unité magique, comme si elle devait disparaître avec les sixties. A Woodstock, il l'avait sentie se recomposer.
Quand ils montèrent à bord de l'avion, Brian sombra dans le sommeil, épuisé. A côté de lui, Stevie avala deux barbituriques et s'évada vers des contrées psychédéliques. Johnno, quant à lui, entama une partie de poker avec des techniciens de l'équipe. Seul P.M., installé près d'un hublot, était en proie à la plus grande agitation.
Il ne voulait rien oublier. A l'inverse de Brian, il n'était pas aveuglé par le symbolisme et les prises de position du festival ; il voyait les ordures et le manque d'installations sanitaires. La musique, Seigneur, la musique était sublime ! A tel point que c'en était parfois insupportable. Mais souvent, trop souvent, il lui avait semblé que l'audience était trop béate, trop gorgée d'herbe ou de substances chimiques, pour s'en apercevoir. Et s'il avait, comme les autres, éprouvé le merveilleux sentiment d'unité et de paix qui avait flotté dans l'air, unissant quatre cent mille personnes et les faisant vivre, trois jours durant, comme une immense famille, il avait également remarqué la saleté, les excès sexuels et l'abondance de drogues.
Ces dernières, surtout, lui faisaient peur. Il ne pouvait l'admettre, pas même devant ceux qu'il considérait comme ses frères. La drogue le rendait malade ou idiot, quand elle ne l'endormait pas. Il n'en prenait que lorsqu'il lui semblait impossible de se dérober et il était toujours stupéfait et scandalisé de constater avec quelle insouciance Brian et Stevie essayaient tout ce qu'on leur proposait. Il était encore plus effrayé par la facilité et la constance avec lesquelles Stevie injectait de l'héroïne dans ses veines.
Johnno, lui, était plus sélectif, dans ce domaine. Mais Johnno avait une telle personnalité que nul n'aurait songé à se moquer de lui, sous prétexte qu'il refusait de prendre de l'acide. Ce n'était pas son cas à lui.
P.M. sentait son cerveau fonctionner à toute vitesse, avec une étonnante lucidité. Tout bien considéré, il se reconnaissait un statut à part, dans le groupe. Pour commencer, il n'était pas musicien. Oh, à la batterie, il pouvait tenir tête aux meilleurs. Il était doué. Sacrément doué. Mais il ne pouvait ni composer de la musique, ni la lire. Il n'avait pas l'esprit plein d'idéaux, de poésie ou d'opinions politiques. Et il n'était pas particulièrement beau. Encore maintenant, à vingt-trois ans, il souffrait parfois de poussées d'acné.
Mais en dépit de ce qu'il considérait en lui comme des carences, il faisait partie d'un des plus grands, des plus célèbres groupes de rock du monde. Il avait des amis, des vrais. Et il était riche. Durant les deux dernières années, il avait accumulé plus d'argent qu'il n'avait imaginé en gagner durant toute sa vie. Et il ne le jetait pas par les fenêtres.
A cause de son père qui dirigeait un petit atelier de réparations, à Londres, il s'y connaissait en affaires et en comptabilité. Des quatre, P.M. était celui qui posait le plus de questions à Pete, au sujet de leurs dépenses et de leurs profits. Il était aussi le seul à prendre le temps de lire les contrats qu'ils signaient.
Il n'avait pas grandi dans la misère, comme Johnno et Brian, mais il était loin d'avoir connu le luxe confortable de l'enfance de Stevie.
P.M. contempla les nuages, à travers son hublot, et retint un soupir. Ils se dirigeaient vers le Texas. Un autre festival de rock à ajouter à la liste déjà longue de ceux auxquels ils avaient participé, cette année-là. Ça ne le dérangeait pas, au fond. Ensuite, il y aurait encore un autre concert, dans une autre ville. Tout cela finissait par se mélanger, dans son esprit. Mais il ne voulait surtout pas que le vertige cesse. II craignait trop de sombrer de nouveau dans l'obscurité.
A la fin de l'été, ils retourneraient en Californie, à Hollywood. Pendant quelques semaines, ils vivraient au milieu des stars de cinéma. Et pendant quelques semaines, se dit-il, tiraillé entre le plaisir et la culpabilité, il serait près de Beverly…
La seule personne que P.M. aimât davantage que Brian, c'était la femme de Brian.
Emma installa les cubes, avec leurs lettres majuscules. Elle était très fière d'apprendre à lire et à écrire, et tenait absolument à partager ses nouvelles connaissances avec Darren.
- E-M-M-A, dit-elle en posant son doigt sur les cubes correspondant à chaque lettre. A toi de le dire, maintenant. Emma.
- Ma!
Riant, Darren poussa les blocs en une pile désordonnée.
- Ma Ma.
- EM-Ma, corrigea la petite fille, se penchant pour déposer un baiser sur la joue de son frère. Tiens, en voilà un plus facile. P-A-P-A. Papa.
- Pa Pa Pa Pa !
Très content de lui, le gamin se redressa sur ses jambes potelées et courut jusqu'à la porte, à la recherche de Brian.
- Non ! s'exclama Emma. Il n'est pas là. Mais maman est dans la cuisine. On donne une grande fête, ce soir, pour célébrer la fin de l'enregistrement du dernier album. Bientôt, nous rentrerons en Angleterre.
Cette perspective la réjouissait, bien qu'elle aimât la maison en Amérique autant que le château aux alentours de Londres. Durant toute l'année qui venait de s'écouler, elle et sa famille avaient traversé l'océan aussi naturellement que d'autres prennent leur voiture pour se rendre à l'autre bout de la ville.
Elle avait fêté ses six ans à l'automne 1970 et, sur l'insistance de Beverly, son éducation avait été confiée à un précepteur britannique. Dès leur retour en Angleterre, elle irait à l'école avec d'autres filles de son âge. L'idée lui semblait aussi terrifiante qu'excitante.
- Quand on rentrera à la maison, je vais apprendre encore plein de choses et je te répéterai tout, dit-elle en empilant les cubes. Regarde, ça, c'est ton nom. Le plus joli de tous. Darren.
Celui-ci s'accroupit et contempla les lettres, avant de jeter ses bras en avant et de tout renverser.
- Darren ! cria-t-il. Darren McAvoy.
- Tu n'as aucun mal à prononcer ce nom-là, pas vrai? dit-elle avec un sourire.
Elle entreprit d'échafauder une autre construction, qu'il s'empresserait fatalement de démolir. L'enfant était le soleil de sa vie, son petit frère aux cheveux noirs et aux yeux verts comme la mer. Du haut de ses deux ans, il avait le visage d'un chérubin et plus d'énergie qu'un démon.
Sa photo avait paru en couverture de Newsweek, Photoplay et Rolling Stone. Le monde entier adorait Darren McAvoy. Le sang des paysans d'Irlande et celui des conservateurs britanniques coulaient dans le sien, mais il était un prince. Et, en dépit des précautions de Beverly, il ne se passait pas une semaine sans que les paparazzis ne réussissent à prendre de nouvelles photos de lui.
- Voilà le château, dit Emma en disposant les cubes. Et tu es le roi.
- Suis l'roi, acquiesça l'enfant
- Oui. Le roi Darren premier.
- Premier, répéta-t-il.
- Tu es un bon roi, gentil avec tous les animaux, poursuivait sa sœur en serrant son fidèle Charlie contre elle. Et voilà tous tes chevaliers.
Elle prit des poupées et des jouets en peluche dans une caisse.
- Voilà papa et Johnno, Stevie et P.M. Et voilà Pete. Lui, il est, hmm... premier ministre. Et voilà la belle lady Beverly.
Ravie, Emma contempla cette assemblée bigarrée.
- M-man, dit Darren en tapant dans ses mains.
- Elle est la plus jolie lady du monde, et une affreuse sorcière lui veut du mal.
Une très vague image de sa propre mère traversa l'esprit de la petite fille, de manière fulgurante.
- Alors tous les chevaliers vont la sauver.
Imitant un bruit de galopade, elle poussa les jouets vers la poupée.
- Mais sire Papa est le seul à pouvoir briser le charme.
- Sire Papa, répéta Darren que cette combinaison de mots parut amusé à un tel point qu'il roula sur lui-même et démolit le bel échafaudage.
- Allons bon, si tu détruis ton propre château, j'abandonne.
- Ma, dit Darren en se relevant et jetant ses petits bras autour du cou de sa sœur. Ma Ma, on joue à la ferme.
- D'accord, mais il faut commencer par ranger les cubes, ou Mlle Wallingsford va rouspéter.
- Péter. Péter. Péter.
- Darren.
Emma porta ses deux mains à sa bouche et pouffa de rire.
- Ne dis pas ça, voyons.
Mais le gamin, ravi de l'avoir fait rire, se mit à crier ce mot nouveau à tue-tête.
- Eh bien, qu'est-ce que j'entends, s'écria Beverly en apparaissant dans l'encadrement de la porte.
- Il veut dire « rouspéter », expliqua Emma.
- Je vois.
La jeune femme tendit les bras pour que son fils s'y réfugie et celui-ci noua aussitôt ses petites jambes autour de la taille de sa mère, afin de pouvoir se renverser dans sa position favorite : la tête en bas.
Beverly ignorait qu'on pût aimer aussi fort. Même sa passion pour Brian pâlissait en comparaison de l'amour qu'elle ressentait pour son enfant. Tout ce qu'on lui donnait, il le rendait au centuple sans même le savoir, par un simple sourire, un baiser ou une pression de ses bras potelés. Toujours au bon moment. Darren était ce qu'il y avait de mieux et de plus beau dans la vie de sa maman.
- Que faites-vous, tous les deux ? demanda-t-elle.
- On jouait au château, mais Darren préfère le démolir.
- Darren le destructeur, commenta Beverly en reposant l'enfant sur le sol. Maintenant, il faut aider ta sœur à ranger.
- Je peux le faire, proposa Emma.
- Il doit apprendre à ramasser ses affaires, ma chérie. Même si nous aimerions, toi et moi, continuer à nous en occuper à sa place.
Elle les observa ensemble; la délicate enfant blonde et le garçon brun et costaud. L'époque était révolue où Emma se cachait dans les placards. Grâce à Brian et, Beverly l'espérait, un peu grâce à elle, la petite s'était peu à peu muée en une joyeuse et délicieuse nature. Mais Darren avait eu le premier rôle dans cette transformation. Dans sa dévotion pour son frère, Emma en oubliait ses frayeurs, sa timidité même, et en retour, Darren l'adorait. Tout bébé, déjà, il cessait de pleurer plus vite, si sa sœur le consolait. Et chaque jour qui passait voyait ce lien entre eux se renforcer.
Beverly avait été profondément émue, lorsque, quelques mois plus tôt, Emma s'était mise à l'appeler maman.
Cela paraissait naturel. Beverly elle-même ne pensait presque plus jamais à l'enfant comme à la fille de Jane. Elle ne ressentait pas, pour elle, l'amour farouche et presque désespéré qu'elle vouait à Darren, mais son affection n'en était pas moins réelle et chaleureuse.
- Nous allions jouer à la ferme, reprit Emma.
Une heure plus tard, Brian les découvrit, penchés sur le tapis turc qui gondolait, au-dessus d'une armée de tracteurs. Avant qu'il ait eu le temps de parler, Emma s'était levée.
- Papa est rentré !
Elle se lança vers lui et termina sa course par un bond, certaine que les bras de son héros seraient là pour la cueillir.
Il la souleva contre lui et planta un baiser sonore sur sa joue, avant de prendre Darren avec son bras libre.
Ainsi encombré de son précieux fardeau, il fit le tour de la petite clôture blanche.
- Alors, on joue encore à la ferme ?
- C'est ce que Darren préfère.
Beverly attendit qu'il fût assis et lui sourit. Brian ne lui paraissait jamais autant à sa place que lorsqu'il était entouré de sa famille.
- Je crains que tu ne sois installé en plein sur le tas de fumier.
- Oh?
Il se pencha pour attirer sa femme contre lui.
- Aucune importance. J'ai déjà été dans la merde.
- Merde, répéta Darren, avec une diction impeccable.
- Bravo, marmonna Beverly.
Son mari se contenta de sourire et de chatouiller son fils.
- Alors, où en êtes-vous exactement?
- Nous labourons sous le blé, pour pouvoir planter du soja.
- Très bien. Tu es un sacré gentleman farmer, fiston ! Il faudra vraiment que nous allions en Irlande.
Comme ça, tu pourras conduire un vrai tracteur.
- Darren est encore trop petit pour conduire un tracteur, déclara Emma, ses mains sagement posées sur ses genoux.
- Absolument, renchérit Beverly avec un coup d'œil complice à Brian. De même qu'il ne peut pas encore utiliser une batte de cricket ni monter sur la bicyclette qu'un certain papa pressé lui a achetée.
- Les femmes, dit Brian en s'adressant à son fils. Elles ne comprennent rien aux trucs de machos.
- Péter, récita Darren, très content de ce nouveau mot.
- Pardon ? s'esclaffa Brian.
- N'essaie pas de comprendre, répondit Beverly, avant de se lever. Et maintenant, il faut commencer à ranger tout cela avant le dîner.
- Excellente idée.
Brian bondit sur ses pieds et saisit la main de Beverly.
- Emma, chérie, tu t'occupes de tout. Maman et moi avons à faire avant le dîner.
- Brian...
- Mlle Wallingsford est dans la cuisine, poursuivit-il en entraînant sa femme à sa suite. N'oubliez pas de vous laver les mains.
- Brian, c'est le désordre le plus total...
- Emma se charge de tout. Elle est très organisée et elle adore ça, conclut-il en attirant Beverly dans leur chambre.
- Brian, j'ai un million de choses à faire...
- Peut-être, mais celle-là passe avant le reste.
Il s'empara furieusement de ses lèvres, heureux de sentir les protestations de son épouse mourir comme par enchantement.
- C'était déjà une priorité hier soir, murmura-t-elle en se coulant contre lui. Et encore ce matin.
- Ça passe toujours avant le reste.
Il défit les boutons de son jean, puis débarrassa Beverly du sien, émerveillé, comme chaque fois, de la sentir si ferme, si mince, entre ses doigts. Après deux grossesses. Non, une. Il oubliait souvent, peut-être délibérément, qu'elle n'avait pas donné le jour à Emma. Et pour familier que lui fût le corps de la jeune femme, il suffisait qu'il la touche pour être transporté à l'époque de leurs premières nuits d'amour.
Ils avaient fait du chemin, depuis ce petit appartement, avec le vieux lit qui craquait. A présent, ils étaient propriétaires de deux maisons, dans deux pays différents; mais le sexe entre eux était aussi fort, aussi doux que lorsque Brian n'avait dans les poches que ses rêves et ses espoirs.
Ils roulèrent sur le lit, enlacés, et il la regarda se hisser sur lui, le visage transformé par le plaisir.
Elle n'avait presque pas changé. Ses cheveux, juste un peu plus longs, lui frôlaient les épaules, brillants et raides. Sa peau avait la pâleur du lait, à peine rosie par la passion. Il se souleva légèrement et prit ses seins entre ses mains, avant d'y déposer des baisers plus légers que des chuchotements.
Avec Beverly, il voulait la beauté. Et il la trouvait.
Agrippant les hanches de la jeune femme, il lui laissa l'initiative, sachant qu'elle l'emporterait exactement là où il voulait aller.
Nue, elle s'étira, avant de se lover contre lui. A travers ses yeux mi-clos, elle voyait le soleil entrer par la fenêtre. Elle voulait imaginer que c'était le matin. Un matin paresseux où ils pourraient traîner au lit pendant des heures.
- Je ne pensais pas que je me sentirais bien, ici, pendant tout ce temps où vous travailliez à l'enregistrement.
Mais ce fut merveilleux.
- Tu peux rester un peu plus longtemps; on prendrait quelques semaines à ne rien faire et on retournerait à Disneyland.
- Darren pense déjà que c'est son parc d'attractions personnel.
- Dans ce cas, nous lui en construirons un.
Il se souleva sur un coude.
- Beverly, j'ai discuté avec Pete, juste avant de rentrer. Avec Outcry, on a un disque de platine à notre palmarès.
- Oh ! Brian, c'est fabuleux.
- Mieux que ça encore. J'avais raison.
Il se redressa, le visage animé.
- Les gens écoutent. Ils nous écoutent vraiment Outcry est devenu une sorte d'hymne pour tous ceux qui luttent contre la guerre. Nous sommes en train de créer une différence.
Brian n'était pas conscient de la note de désespoir qui perçait dans sa voix ; le désespoir d'un homme essayant de se convaincre lui-même.
- Nous allons sortir un autre single de l'album. Love Lost, je pense, même si Pete prétend que ce n'est pas assez commercial.
- C'est une chanson tellement triste.
- Justement, s'exclama-t-il. J'aimerais la faire jouer au Parlement, au Pentagone et aux Nations Unies ; partout où ces salauds bedonnants et satisfaits prennent des décisions. II faut agir, Beverly. Puisque les gens m'écoutent, je dois en profiter pour dire quelque chose d'important
Pete Page était installé à son bureau, dans l'appartement en terrasse qu'il avait loué, au cœur de Los Angeles.
Il réfléchissait.
Comme Brian, il était ravi du succès d'Outcry. En ce qui le concernait, ce bonheur était lié au nombre faramineux des ventes, plutôt qu'à un éventuel impact social. Normal. C'était son boulot.
Comme il l'avait prédit, trois ans plus tôt, Brian et les autres étaient devenus très riches. Et il avait bien l'intention de faire en sorte que leur fortune s'accroisse encore.
Dès l'instant où il les avait entendus pour la première fois, Pete avait su qu'il tenait le jackpot. Leur musique était un peu rude, écorchée : dans l'air du temps... A l'époque, il avait déjà décroché des contrats d'enregistrement pour deux groupes, mais avec Devastation, c'était la gloire qu'il visait.
Il avait besoin d'eux, comme ils avaient besoin de lui. Il les avait accompagnés sur la route. II avait battu le rappel de tous les producteurs de disques, contacté toutes ses relations. Et son investissement lui avait rapporté plus qu'il n'avait espéré. Mais aujourd'hui, il se fixait d'autres objectifs. Il voulait davantage. Pour eux. Et pour lui-même.
Le groupe commençait à lui donner du souci. Depuis quelque temps, ses membres s'aventuraient un peu trop chacun de son côté. Johnno se rendait sans cesse à New York. Stevie disparaissait totalement, parfois plusieurs semaines. P.M. était toujours dans les parages, mais complètement obnubilé par une starlette un peu trop ambitieuse. Enfin, il y avait Brian, qui passait son temps à faire des déclarations contre la guerre.
Ils formaient un groupe de rock and roll, nom d'un chien, et ce qu'ils faisaient séparément, les affectait fatalement en tant que groupe. De même que ce qu'ils faisaient en tant que groupe affectait les ventes. Déjà, ils se faisaient tirer l'oreille pour organiser une tournée, après la sortie du dernier album.
Pete n'avait pas l'intention de les voir se démanteler comme les Beatles.
Il poussa un soupir et pensa à ses quatre poulains. Ce qu'ils avaient été et ce qu'ils étaient devenus.
Il sourit en pensant à la collection de voitures de Johnno. La Bentley, les Rolls, la Ferrari. Il fallait lui reconnaître cette qualité, au moins : Johnno était un homme qui savait profiter de son argent. D'ailleurs, ce n'était pas sa seule vertu. Au fil des années, Pete avait conçu un réel respect pour l'intelligence, tout le bon sens et le talent de Johnno. Il avait même cessé de s'inquiéter au sujet de son homosexualité. Johnno n'était pas du genre à étaler au grand jour sa vie privée. Et le public l'aimait pour ses tenues extravagantes et son humour dévastateur.
Ensuite, venait Stevie. Son problème, c'était la drogue. Cela n'affectait pas encore son jeu, mais Pete avait remarqué que les sautes d'humeur du guitariste étaient de plus en plus fréquentes. Au cours des deux dernières séances d'enregistrement, tout le monde avait remarqué qu'il planait et même Brian, qui n'était pourtant pas le dernier à s'envoyer en l'air, avait paru agacé.
Oui, il fallait garder un œil sur Stevie. P.M., quant à lui, était aussi solide qu'un roc. Bien sûr, Pete était parfois fâché de le voir étudier les contrats à la loupe, mais le batteur investissait son argent ingénieusement et en cela, il méritait le respect. Le plus surprenant avait été de voir les filles se jeter à son cou, en dépit de son visage plutôt ingrat. Ainsi, là où Pete avait craint un déséquilibre qui aurait pu nuire au groupe, il avait trouvé un élément entièrement sûr et qui lui donnait, somme toute, entière satisfaction. Restait Brian.
Pete se versa deux doigts de Chivas Regal et se renversa dans son fauteuil de cuir. Brian était, sans aucun doute possible, le cœur et l'âme de Devastation. Il représentait l'énergie créatrice et la conscience du groupe.
Une chance que cette histoire avec Emma ne lui eût pas porté préjudice. Au contraire, le chanteur avait vu croître son capital de sympathie et, par conséquent, les ventes de disques avaient augmenté. Evidemment, Pete devait encore, de temps en temps, croiser le fer avec Jane Palmer. Cependant, tout cela n'avait eu aucune incidence sur la popularité du groupe. Pas plus, que le mariage de Brian. Au départ, Pete s'était senti frustré de ne pouvoir promouvoir l'image de quatre jeunes gens, célibataires et dans le vent. Mais la vie de famille de Brian s'était révélée une aubaine et la meilleure des pâtures à jeter à une presse avide d'informations.
Le problème, c'était cette manie qu'avait Brian de se mêler de politique. Pete mesurait très bien le pouvoir de la presse ; il savait qu'une simple déclaration, en apparence anodine, pouvait détourner le public du personnage qu'il avait idolâtré plus Lennon avait commis une telle erreur, quelques années plus tôt avec son commentaire un peu sarcastique selon lequel les Beatles seraient plus grands que Jésus. Et Brian était souvent bien près de glisser, lui aussi, sur cette pente dangereuse.
Il avait le droit d'avoir des opinions, bien sûr. Mais venait un moment où les convictions personnelles et le succès public empruntaient des chemins différents. Entre l'amour de Stevie pour les drogues en tous genres et l'idéalisme de Brian, on courrait tout droit à la catastrophe.
Il existait des moyens de l'éviter, évidemment, et Pete avait déjà commencé à en envisager certains. D'une part, il fallait convaincre le public que Stevie était un musicien extraordinaire et non un rocker drogué. D'autre part, il fallait que les fans voient en Brian le père dévoué plutôt que le manifestant pour la paix.
Tout était dans l'image. Si celle-ci était efficace, non seulement les jeunes achèteraient les disques et les magazines, mats leurs parents, s'y mettraient aussi.