6.
Emma n'en pouvait plus d'attendre. Dehors, tombait une vilaine neige fondue, mais elle continuait de presser son nez contre la vitre de la fenêtre pour essayer d'y voir quelque chose.
Ils allaient arriver bientôt. Johnno l'avait dit. Elle était assez sage pour ne pas lui demander, une fois de plus, quand exactement. Il l'aurait grondée. Mais elle ne se tenait plus d'impatience.
Son papa rentrait à la maison, avec Beverly et son nouveau petit frère, Darren. Elle répéta le prénom plusieurs fois en souriant.
Rien dans sa jeune vie n'avait encore été aussi important que la naissance de son frère. Il serait à elle et il aurait besoin d'elle pour s'occuper de lui. Depuis de longues semaines, elle s'entraînait sur toutes les poupées qui emplissaient désormais sa chambre.
Elle savait beaucoup de choses à présent. Il fallait tenir la tête des bébés pour éviter qu'elle tombe en arrière et ne se détache du cou. Parfois aussi, ils se réveillaient au milieu de la nuit, pleurant pour qu'on leur donne du lait.
Mais cela ne la dérangerait pas. Pas du tout.
On ne lui avait pas permis d'aller le voir à l'hôpital, et cette interdiction l'avait bouleversée à un point tel que pour la première fois, depuis son arrivée dans sa nouvelle maison, elle s'était cachée dans un placard. Pourtant, malgré l'ampleur de son chagrin, elle savait qu'il n'y avait pas là de quoi s'étonner : les adultes se moquaient bien des colères des enfants.
Fatiguée d'attendre debout, elle s'installa sur la banquette de la fenêtre en rotonde et caressa Charlie, tout en essayant de penser à autre chose. A l'Amérique, par exemple. Elle en avait vu des merveilles, là-bas : la grande arche d'argent de Saint Louis ; le lac de Chicago, qui lui avait paru aussi grand que l'océan. Et Hollywood.
Son père s'était produit dans un immense théâtre en plein air qu'ils appelaient le Bowl. C'était un nom bizarre, mais l'enfant avait aimé les cris et les applaudissements du public qui s'élevaient autour d'elle, pendant qu'il chantait.
Elle avait eu trois ans à Hollywood; à cette occasion, tout le monde était venu manger du gâteau blanc.
Ils avaient pris l'avion presque tous les jours, aussi. Et chaque jour, elle avait eu peur, bien qu'elle ait appris à combattre la nausée. Des tas de gens les suivaient partout. Son papa les appelait des Roadies. Et puis, il y avait les hôtels, avec le service de chambre et un nouveau lit, presque tous les soirs. Elle aimait bien se réveiller, le matin, et découvrir un paysage inconnu, par la fenêtre ; voir des têtes toujours différentes. La prochaine fois qu'ils iraient à l'hôtel, Darren serait avec eux et tout le monde l'aimerait.
En regardant la neige fondue tomber du ciel, Emma pensa à leur formidable veillée de Noël. Comme ils s'étaient amusés ! Elle avait eu sa chaussette, accrochée au manteau de la cheminée, avec son nom brodé dessus.
Sous l'arbre qu'ils avaient décoré, il y avait des tas de cadeaux. Et l'après-midi, ils avaient joué à cache-cache dans la maison. Même Stevie. Il avait fait semblant de tricher pour la faire rire, puis il lui avait permis de le chevaucher et ils avaient galopé à travers tout le rez-de-chaussée.
Plus tard, son père avait construit un bonhomme de neige et, lorsqu'elle avait commencé à ressentir la fatigue de la journée, elle s'était blottie devant le feu de la cheminée en écoutant de la musique. Elle avait alors connu le plus beau moment de sa vie. Jusqu'à aujourd'hui.
Un bruit de moteur dans l'allée la fit sursauter, et elle pressa son visage contre la vitre.
- Johnno! Johnno! cria-t-elle en sautant à bas de la banquette. Ils sont là !
Elle traversa le salon, volant presque, ses petites chaussures claquant légèrement sur le parquet de bois.
Johnno la suivit. Tant pis pour l'inspiration. Il reprendrait plus tard les paroles de la chanson qu'il était en train d'écrire.
- Hé, attends! Qui est là?
- Mon papa et Beverly et mon bébé.
- Ton bébé, hein?
Il ébouriffa les cheveux de l'enfant et se tourna vers Stevie, qui expérimentait des sons au piano.
- Tu viens accueillir le dernier des McAvoy?
- J'arrive.
- Moi aussi, renchérit P.M. en fourrant une part de cake dans sa bouche, avant de se lever. Je me demande s'ils ont réussi à sortir de l'hôpital sans provoquer une émeute.
- Avec les précautions que Pete a prises, même James Bond y aurait perdu son latin. Il y avait deux limousines pour faire diversion, vingt gardes du corps et finalement, la fuite dans un camion de fleuriste.
Il secoua la tête en riant et se dirigea vers la porte, précédé d'Emma, qui bondissait littéralement sur place.
- La gloire fait de nous des mendiants, ma puce. Ne l'oublie jamais.
Mais l'enfant se fichait bien de la gloire et des mendiants. Elle voulait voir son petit frère. A l'instant où la porte s'ouvrit, elle se rua sur son père.
- Laisse-moi le voir, demanda-t-elle, impérieuse.
Brian se pencha en avant et souleva la couverture qui enveloppait la précieuse petite vie, dans ses bras.
Pour Emma, la première vision de son frère représenta l'amour le plus total, le plus inconditionnel qui soit.
Il n'était pas comme une poupée. Même à cet instant, alors qu'il dormait, ses cils bougeaient. Sa bouche était petite et humide, sa peau fine, délicate. Il portait un bonnet bleu, mais Emma savait qu'en dessous, ses cheveux étaient aussi noirs que ceux de Beverly. Son petit poing était fermé, et Emma le toucha, très doucement, du bout des doigts.
- Qu'en penses-tu? demanda Brian.
- Darren, murmura-t-elle avec douceur, savourant ce nom. C'est le plus beau bébé dans le monde entier.
- Il a la jolie bouille des McAvoy, commenta Johnno, qui se sentait tout ému. Joli travail, Beverly.
- Merci, répondit la jeune femme.
Elle était heureuse que ce fût terminé. Aucun des livres qu'elle avait lus ne l'avait préparée à la douleur merveilleuse et épuisante de l'accouchement... Maintenant, elle ne souhaitait rien d'autre que se reposer et être mère.
- Le médecin préconise que Beverly reste au lit, durant quelques jours, déclara Brian. Tu veux monter dans ta chambre ?
- Surtout pas. Je ne suis pas pressée de me retrouver alitée.
- Alors viens t'asseoir dans le salon et je vais te préparer une bonne tasse de thé, proposa Johnno.
- Ça me va.
- Je monte coucher le bébé, reprit Brian, souriant de l'air ébahi de P.M., qui demeurait prudemment en retrait. Il ne mord pas, tu sais. Il n'a pas de dents.
P.M. sourit en enfonçant les mains dans ses poches.
- Ouais, je sais. Mais ne me demande pas de le toucher tout de suite.
- Occupe-toi de Beverly, en attendant que la gouvernante arrive. Je ne veux pas qu'elle se fatigue.
- Ça, c'est dans mes cordes, dit P.M., qui retourna aussitôt vers le salon.
- Nous, on va coucher le bébé, répéta Emma en tenant fermement un coin de la couverture. Je peux te montrer comment on fait.
La nurserie était joliment décorée et meublée d'une commode, une table à langer et un berceau ancien sur lequel veillait un immense ours en peluche. Un rocking-chair attendait sagement près de la fenêtre et partout, ce n'était que couleurs pastel et dentelle blanche.
Brian posa le nourrisson dans son berceau et, lorsqu'il eut retiré le bonnet bleu, elle tendit la main pour le caresser tout doucement.
- Est-ce qu'il va se réveiller bientôt? demanda-t-elle.
- Je ne sais pas. J'ai l'impression que les bébés sont plutôt imprévisibles.
Brian s'accroupit près de sa fille.
- Nous devons faire très attention avec lui, Emma. Il est si petit.
- Je ne permettrai pas qu'il lui arrive quelque chose, répondit l'enfant, solennelle. Jamais.
Elle posa sa main sur l'épaule de son père et regarda dormir son frère.
Emma n'était pas sûre d'aimer Mlle Wallingsford. La jeune gouvernante avait des jolis cheveux roux, mais elle ne lui permettait presque jamais de toucher son bébé Darren.
Beverly, elle, s'était entretenue avec des douzaines de candidates et se félicitait chaque jour d'avoir choisi Alice Wallingsford, qui avait vingt-cinq ans, d'excellentes références et lui donnait entière satisfaction.
Durant les premiers mois de Darren, Beverly était tellement fatiguée et sujette à des sautes d'humeur que les services d'Alice lui étaient devenus indispensables. Celle-ci se révélait la meilleure interlocutrice possible pour parler de poussée dentaire, d'allaitement et de régimes. Et Beverly s'en trouvait ravie, étant aussi déterminée à retrouver sa ligne qu'à devenir une mère modèle. Avec Brian installé à demeure et occupé à écrire des chansons avec Johnno, elle travailla donc à créer le foyer dont elle avait tant rêvé pour eux.
Elle écoutait son mari avec attention, quand il parlait de conflits en Asie, ou encore d'émeutes raciales aux Etats-Unis, mais son univers n'incluait d'autre véritable souci que celui de savoir si le soleil brillerait suffisamment pour lui permettre d'emmener Darren en promenade. Elle apprit à faire du pain et s'essaya au tricot, tandis que Brian écrivait pour s'élever contre la guerre et toutes formes d'étroitesse d'esprit.
Aux yeux de la jeune femme, c'était la période la plus douce de toute sa vie. Son bébé grandissait et son mari la traitait comme une princesse, de jour comme de nuit.
Un jour, à midi, elle se balançait dans le rocking-chair, Darren à son sein et la petite Emma à ses pieds. Son fils venait de s'endormir, après la tétée et elle se leva pour le coucher.
- Est-ce que je pourrai le prendre, quand il se réveillera? demanda Emma, qui la regardait faire.
- Oui, mais seulement si je suis avec toi.
- Mlle Willingsford ne veut jamais me le laisser.
- Elle est juste prudente.
Beverly posa la couverture sur le corps endormi de son fils et le contempla un instant. Il avait presque cinq mois, maintenant, et déjà, elle ne pouvait imaginer la vie sans lui.
- Allons dans la cuisine, confectionner un gâteau au chocolat. Ton père adore ça.
Une heure plus tard, comme elles sortaient le dessert du four, la porte d'entrée claqua brutalement, et Brian parut, livide, le regard cerclé de rouge.
- Brian, qu'y a-t-il ? s'exclama Beverly en se précipitant à sa rencontre.
Il secoua la tête, comme pour chasser une pensée insupportable.
- Ils l'ont tué, dit-il.
- Quoi ? Qui ? Tué qui ?
- Kennedy. Robert Kennedy. Ils l'ont tué.
- Oh! mon Dieu. Mon Dieu.
Beverly se figea, pétrifiée, horrifiée. Elle se rappelait le jour où le Président américain avait été assassiné, et le choc qui avait secoué le monde entier. On venait de faire le même sort à son frère ; son jeune frère si brillant.
- Pete a fondu sur nous en pleine répétition, pour nous annoncer la nouvelle. Il l'avait apprise par la radio.
Aucun de nous ne voulait le croire, jusqu'à ce que nous l'entendions à notre tour. Nom de Dieu, Beverly, il y a quelques mois à peine, c'était Martin Luther King. Qu'est-ce qui se passe?
Alice était entrée dans la cuisine, quelques secondes à peine après Brian.
- Seigneur, murmura-t-elle, cette pauvre famille. Cette pauvre mère.
- Alice, soyez gentille et préparez-nous du thé, intervint Beverly en poussant son mari vers le salon.
- Dans quel monde avons-nous jeté nos enfants? poursuivait Brian, d'une voix brisée. Quand ces gens comprendront-ils ? Quand finiront-ils par comprendre ?
Emma s'était tenue discrètement à l'écart, durant tout cet échange. Elle était bouleversée de voir des larmes dans les yeux de son papa et se demandait qui était ce Kennedy. Puis, comme personne ne s'occupait d'elle, elle monta dans la nurserie pour s'asseoir avec Darren et laissa les adultes à leurs conversations de grands.
C'est là qu'ils la trouvèrent, une heure plus tard, fredonnant une berceuse que Beverly chantait souvent, le soir, quand elle bordait l'enfant.
Paniquée, Beverly fit mine d'aller vers elle, mais Brian l'arrêta d'un geste.
- Non. Tu ne vois pas qu'ils sont bien?
Emma se balançait dans le rocking-chair, ses pieds loin du sol, le bébé tendrement niché dans ses bras.
Levant les yeux, elle eut un sourire lumineux.
- Il pleurait, mais il est content maintenant. Il m'a souri.
Elle se pencha pour déposer un baiser sur la joue de son petit frère, tandis qu'il gargouillait avec insouciance.
- Il m'aime, n'est-ce pas, Darren?
- Oui, il t'aime.
Brian alla s'agenouiller devant le rocking-chair et enroula ses bras autour d'eux
- Dieu merci, vous êtes là, murmura-t-il en tendant la main pour que Beverly les rejoigne. Je crois que si je ne vous avais pas, je deviendrais fou.
Brian se rapprocha encore de sa famille, durant les semaines qui suivirent. Chaque fois qu'il le pouvait, il travaillait chez lui et caressa même l'idée d'installer un studio d'enregistrement dans la maison. La guerre du Viêtnam l'obsédait, ainsi que les combats horribles qui déchiraient son Irlande natale. Ses disques se vendaient de mieux en mieux, mais la satisfaction des premiers temps s'était estompée. Il utilisait sa musique à la fois comme un moyen de projeter ses sentiments et un butoir contre ce qu'il y avait de pire en lui. Sa famille le maintenait en équilibre. Ils étaient sa planche de salut, un carré de ciel clair au milieu de la tempête.
Ce fut Beverly qui lui donna l'idée d'emmener Emma avec lui, au studio d'enregistrement. Ils commençaient à jeter les bases de leur troisième album. Un album que Brian jugeait plus important encore que celui de leurs débuts. Cette fois, ils devaient prouver que Devastation n'était pas un coup de chance, une pâle imitation de groupes établis comme les Beatles ou les Rolling Stones. Brian voulait se prouver que la magie de l'année écoulée était toujours là.
Il voulait quelque chose d'unique, un son qui ne serait qu'à eux. Il avait écarté une douzaine de rocks bien solides qu'ils avaient écrits avec Johnno. Ceux-là pouvaient attendre. Et en dépit des objections de Pete, le reste du groupe l'appuyait dans sa décision de pimenter leur nouvel album de prises de position politiques, de bon vieux rock rebelle et de folk irlandais. Des guitares électriques et des flageolets.
Quand Emma pénétra dans le studio, elle ne se doutait pas qu'elle avait la chance d'assister à la genèse d'un événement dans l'histoire de la musique. Pour elle, il s'agissait simplement de passer la journée avec papa et ses copains. C'était comme un grand jeu ; tous ces équipements, ces instruments, la pièce murée de verre. Elle s'installa dans un fauteuil tournant, sirotant du Coca-Cola avec une paille.
- Tu ne crains pas que la puce s'ennuie? demanda Johnno en laissant courir ses doigts sur le clavier de l'orgue électronique, tandis que Brian ajustait la sangle de sa guitare.
- Si on ne peut même pas distraire une petite fille, mieux vaut tout laisser tomber, répondit celui-ci.
D'ailleurs, je préfère la garder avec moi, pendant un moment. Jane a recommencé à faire du bruit.
- Quel fléau, commenta Johnno.
- Elle n'obtiendra rien, cette fois encore, mais c'est pénible.
Il jeta un bref regard en direction d'Emma et vit qu'elle était occupée à parler avec Charlie.
- Elle prétend maintenant avoir été forcée à signer ces papiers. Pete s'en occupe.
- Elle veut plus d'argent.
- Pete ne lâchera pas un cent de plus, tu peux en être sûr. Et moi non plus. Bon, on fait un essai ?
- Salut poussinette, dit Stevie en chatouillant l'estomac d'Emma. Tu passes une audition?
- Je vais regarder, répondit l'enfant, fascinée par l'anneau d'or qui brillait à l'oreille du guitariste.
- C'est bien. On joue toujours mieux devant un public. Dis-moi quelque chose, Emmy, ajouta-t-il en se penchant et prenant un air de conspirateur. La vérité, rien que la vérité : qui est le meilleur, de nous tous?
C'était devenu un jeu, entre eux, auquel la petite se prêtait avec enthousiasme. Elle leva les yeux, les baissa, regarda à droite, puis à gauche et cria :
- Papa !
Prenant un air faussement dégoûté, Stevie la chatouilla un instant.
- Dans ce pays, il est interdit de faire subir des lavages de cerveau aux enfants, dit-il en rejoignant Brian.
- Elle a du goût, répliqua celui-ci.
- Oui, mais il est tout mauvais.
Il prit sa guitare dans son étui et la caressa du bout des doigts.
- On commence par quoi?
- Les instrumentaux de Outcry.
- On commence par le meilleur. O.K., c'est parti, les gars.
Des quatre, Stevie était le seul à avoir grandi au sein d'une famille aisée, dans une vraie maison avec un jardin et deux domestiques à demeure. Il était habitué à ce qu'il y avait de mieux et se lassait très vite de tout.
Jusqu'au jour où il était tombé amoureux de la guitare, faisant regretter à ses parents de lui en avoir offert une.
A quinze ans, il avait créé son premier groupe, qui avait duré six mois avant d'être démantelé par des querelles intestines. Sans se décourager, il en avait formé un deuxième, puis un troisième. Son talent naturel et sa virtuosité avaient attiré de nombreux musiciens qui espéraient trouver en lui des qualités de meneur qu'il n'avait pas.
Il avait rencontré Brian et Johnno à une soirée de Soho, dans un de ces appartements noirs de monde, de fumée de hasch et d'encens et aussitôt, l'intensité du premier, liée à l'humour détaché et caustique du second, l'avaient attiré. Pour la première fois de sa vie, il avait pu suivre un leader et s'était embarqué dans l'aventure de Devastation avec un réel soulagement. Pourtant, à l'époque, c'était plutôt la galère. Ils mendiaient la possibilité de jouer dans des pubs miteux et passaient des jours et des nuits à écrire des chansons et composer de la musique. Il y avait aussi toutes les femmes, des tas de femmes, prêtes à s'allonger avec un beau jeune homme blond qui jouait de la guitare.
Et puis, lors du premier concert à Amsterdam, il avait rencontré Sylvie, si jolie avec ses joues rondes, son anglais approximatif et son regard candide. Ils avaient fait l'amour comme des fous dans une petite chambre dégoûtante, au toit percé. Stevie était tombé amoureux. Il avait même caressé l'idée de la ramener à Londres avec lui.
Mais Sylvie était tombée enceinte.
Il se rappelait le moment où elle le lui avait annoncé, livide, les yeux emplis d'espoir et de crainte. Mais il n'avait que vingt ans ! Sa musique passait avant tout. Il le fallait. Et si ses parents apprenaient qu'il avait eu un enfant d'une serveuse de cocktails hollandaise... Quelle humiliation il avait ressentie, alors, à l'instant de découvrir qu'en dépit du chemin parcouru, en dépit de toutes ses rébellions, ses protestations, l'opinion de ses parents comptait toujours autant pour lui !
Pete avait pris les mesures nécessaires pour l'avortement et Sylvie avait fait ce que l'on exigeait d'elle, sans chercher à retenir ses larmes. Puis, elle était sortie de sa vie sans se retourner et, brusquement, Stevie avait compris à quel point il l'aimait. Trop tard.
Il n'aimait pas y repenser. Il s'y refusait. Mais c'était dur, avec la présence constante de la petite Emma. Son enfant à lui, s'il était né, aurait eu le même âge.
De son côté, Emma était aux anges. Elle regrettait seulement que Darren ne fût pas là pour partager le plaisir de regarder leur papa et ses amis travailler leur musique. L'atmosphère était différente de celle qui avait enveloppé la tournée en Amérique. Aujourd'hui, ils se disputaient, plaisantaient ou s'asseyaient silencieusement durant les playbacks. Elle ne connaissait pas la signification des termes techniques qu'ils utilisaient et s'en moquait bien. Elle écoutait, regardait, mangeait des tas de frites graisseuses et buvait des litres de Coca-Cola.
Pendant une interruption, elle s'installa sur les genoux de P.M., et se mit à taper sur la batterie. Elle dit son nom dans un des micros et rit de l'entendre résonner à travers la pièce. Puis, une baguette de tambour à la main, elle s'assoupit dans un fauteuil pivotant, la tête posée sur son fidèle Charlie, avant d'être réveillée par la voix de son père et les accents déchirants d'une ballade évoquant un amour tragique.
Emerveillée, elle écouta en frottant ses petits yeux. Son cœur était trop jeune pour qu'elle fût touchée par les paroles, mais la musique l'émut. Elle ne devait plus jamais entendre cette chanson sans se rappeler cet instant où elle s'était éveillée au son de la voix de son père, la tête pleine de musique. Lorsqu'il se tut, elle oublia qu'elle devait garder le silence et, bondissant sur sa chaise, elle tapa dans ses mains.
- Papa!
Dans la cabine d'enregistrement, Pete poussa un juron, mais Brian leva la main.
- Laisse, dit-il.
Riant, il se tourna vers Emma.
- Laisse-le comme ça, répéta-t-il en tendant les bras. Lorsque l'enfant s'y jeta, il la souleva très haut dans les airs.
- Qu'en dis-tu, Emma? Je viens de faire de toi une star !