19.
Emma et Marianne se tenait au milieu du loft qu’elles venaient d’acquérir, en plein Soho.
- C’est chez nous, murmura Emma.
- Je n’arrive pas encore à le croire, renchérit Marianne.
Elles contemplèrent le plancher inégal, la belle hauteur des plafonds, les murs lézardés et les tuyauteries vétustes. Trois étages au-dessous, la rue new-yorkaise vibrait de bruits quotidiens, et pour les deux jeunes filles, c’était une musique.
Le loft était un énorme carré d’espace vide, avec un mur de fenêtres d’un côté et immenses pans de glace, de l’autre.
Une caisse de résonnance, avait maugréé le père de Marianne.
Une folie furieuse, avait décrété Johnno.
Dans un cas comme dans l’autre, c’était chez elles. Et peu importait la poussière ou les travaux qui s’imposaient. Elles venaient de réaliser leur rêve d’enfance.
Un instant étourdies, Emma et Marianne se regardèrent avant d’éclater de rire et de danser en polka endiablée à travers le loft.
- Chez nous, dit Emma, haletante, quand elles s’arrêtèrent.
- Chez nous, répéta Marianne .
Elles échangèrent une poignée de main et rire de nouveau.
- Bon, il va falloir prendre des décisions, maintenant, reprit Marianne.
Elles s'installèrent à même le sol et étudièrent les plans. Il fallait élever un mur ici ; là-bas, un escalier. En haut, une mezzanine pour l'atelier de l'artiste. En bas, une chambre noire pour la photographe.
Durant un long moment, elles construisirent, détruisirent, arrangèrent et dérangèrent. Enfin, Marianne agita sa cigarette.
- Ça y est. C'est parfait.
- Superbe, renchérit Emma. Tu es un génie.
- Oui, acquiesça la première, sans vergogne. Mais tu m'as aidée.
- Exact. Nous sommes toutes les deux géniales. Un espace pour chaque chose et chaque chose à sa place. Je meurs d'impatience de... Oh, merde!
- Merde ? Comment ça, merde ?
- La salle de bains. On a oublié la salle de bains.
Après un bref examen des plans, Marianne haussa les épaules.
- Tant pis. On utilisera celle de la YMCA.
Emma posa simplement sa paume contre le visage de s amie, et poussa.
Perchée sur un escabeau, Marianne peignait les portraits en pied d'Emma et d'elle-même, entre deux fenêtres.
Sa copropriétaire s'était chargée d'une tâche plus prosaïque, mais ô combien indispensable : faire les courses.
- On a sonné, cria Marianne, pour couvrir les hurlements de la radio.
- Je sais, répondit Emma en posant un pot de confiture sur une étagère.
Elle se dirigea vers l'ascenseur qui s'ouvrait directement sur leur living-room et poussa le bouton de l'Intercom.
- Oui?
- McAvoy et Carter?
- C'est ça.
- Livraison de lits.
Emma actionna le bouton qui ouvrait le portail d'entré» au rez-de-chaussée, et poussa un cri de guerre.
- Quoi? demanda Marianne en reculant le cou pou jauger son travail.
- Les lits ! Les lits arrivent.
- Ouais!
Quand la porte de l'ascenseur s'ouvrit avec un tintement Emma ne vit qu'un vaste matelas couvert de plastique.
- Où dois-je le poser? demanda une voix étouffée.
- Euh, celui-ci en haut de l'escalier à droite.
Un homme portant une casquette de baseball bleue qui affichait le prénom Buddy sortit de la cage et souleva l'objet au-dessus de sa tête.
- L'ascenseur n'était pas assez grand pour tout contenir. Mon collègue attend en bas.
- Oh, d'accord.
Emma poussa de nouveau le bouton d'ouverture du portail et, quelques secondes plus tard, le second matelas arriva avec, toujours d'après le couvre-chef, un dénommé Riko. Elle le dirigea vers ses quartiers à elle, tandis que Buddy redescendait pour aller chercher les sommiers. Quand l'ascenseur revint, elle sourit à une série de ressorts.
- On recommence, dit-elle. Celui-ci va là-haut. Vous voulez un rafraîchissement?
- Avec plaisir, répondit Brian, en apparaissant derrière l'encombrant objet qui remplissait presque toute la cage.
- Papa!
- Monsieur McAvoy ! cria Marianne, par-dessus la radio.
- Je peux passer? grogna Buddy, avant de manœuvrer pour porter le sommier dans la mezzanine.
- Papa, reprit Emma. Je ne savais pas que tu étais à New York.
- Evidemment. Sapristi, Emma, n'importe qui peut prendre l'ascenseur et débarquer chez vous. Tu laisses toujours l'entrée ouverte ?
- On est en train de nous livrer des lits.
Elle sourit à Riko, lui indiqua où il devait porter son fardeau et embrassa son père.
- Je te croyais à Londres.
- J'y étais. Et puis j'ai eu envie de voir enfin où vivait ma fille.
Il entra plus avant dans la pièce et étudia les lieux, les sourcils froncés. Des draps couvraient une partie du sol, qui avait été refait. Une planche sur des tréteaux faisait office de table et d'établi; un tabouret, une lampe et un escabeau composaient le reste du mobilier. Sur le rebord de la fenêtre, une radio déclinait les tubes du hit-parade.
- Seigneur, murmura Brian.
- C'est encore une zone en construction, intervint Emma, avec une gaieté forcée. On ne croirait pas, mais c'est presque terminé. Les charpentiers doivent encore compléter quelques petites choses, ici et là, et le plâtrier vient lundi, pour terminer la salle de bains.
- On dirait un entrepôt.
- En fait, c'est une ancienne fabrique, intervint Marianne en essuyant ses mains pleines de peinture sur sa salopette. On a divisé l'espace avec des briques vitrifiées.
Elle désigna le mur d'un mètre qui séparait la cuisine du living-room.
- C'est une idée d'Emma. Génial, n'est-ce pas?
Elle prit le bras de Brian et lui fit faire le tour du propriétaire.
- La chambre d'Emma sera là. Le verre permet de bien la séparer, tout en laissant filtrer la lumière. Moi, je serai là-haut; une combinaison de studio et d'atelier. La chambre noire d'Emma est déjà installée, par là-bas, et dès lundi, la salle de bains ne sera pas seulement fonctionnelle, mais jolie.
C'était prometteur, Brian devait bien l'admettre. Il avait du mal, pourtant. Tout à coup, sa petite fille devenait une femme capable de se débrouiller sans lui.
- Vous comptez vivre sans meubles? demanda-t-il.
- On voulait attendre que tout soit terminé, répondit Emma, d'un ton un peu raide. Nous ne sommes pas pressées.
- Vous voulez bien signer là? demanda Buddy en lui présentant une écritoire à pinces.
Il laissa son regard errer vers Brian et écarquilla les yeux.
- Hé, vous n'êtes pas... Mais, bien sûr que si. Ça alors, McAvoy. Vous êtes Brian McAvoy. Hé, Riko, c'est Brian McAvoy, du groupe Devastation.
- Sans blague?
Automatiquement, Brian arbora un sourire charmant.
- C'est fabuleux, poursuivit Buddy, qui n'en revenait pas. Ma femme ne me croira jamais. On est allés à votre concert en 75, pour notre premier rendez-vous. Vous voulez bien me signer un autographe?
- Bien sûr.
Emma prit un bloc-notes et le tendit à son père.
- Comment s'appelle votre épouse? demanda Brian.
- Doreen. Ça alors, elle va tomber raide.
- Je ne le lui souhaite pas, dit Brian, souriant toujours, avant de lui tendre le bout de papier.
Après dix minutes de bavardage et la signature d'un second autographe, les deux livreurs s'en allèrent.
Aussitôt, Marianne s'éclipsa discrètement dans son studio.
- Tu as une bière ? demanda Brian à sa fille.
- Non. Rien que du Coca.
Brian eut un haussement d'épaules nerveux et se dirigea vers le mur de fenêtres. Ne voyait-elle pas à quel point elle était exposée, ici ? Toutes ces vitres, la ville elle-même. Il avait acheté le premier étage pour y installer Sweeney et un autre homme, mais cette précaution se révélait bien dérisoire, maintenant qu'il était là pour évaluer la situation par lui-même. Sa fille était tellement vulnérable.
- J'espérais que tu choisirais un appartement du côté de Central Park, avec un portier, un minimum de sécurité.
- Comme le Dakota? Papa, je sais que John Lennon était ton ami, mais crois-tu que ça l'ait avancé d'habiter une de ces tours imprenables?
- Justement, dit Brian. Ce qui lui est arrivé devrait t'aider à comprendre mon inquiétude. Il a été abattu dans la rue. Et pourquoi? Simplement à cause de ce qu'il était. Tu es ma fille, Emma. Tu es aussi exposée que lui.
- Et toi, tu ne l'es pas, chaque fois que tu montes sur une scène? rétorqua la jeune fille. Il suffit d'un cinglé parmi les milliers qui achètent des places pour venir te voir. Tu ne crois pas que j'y pense, moi aussi ?
Il secoua la tête.
- Non, cela ne m'a jamais effleuré. Tu ne l'as jamais dit.
- Ça aurait changé quelque chose ?
Il s'appuya contre le rebord d'une fenêtre et sortit une cigarette.
- Non, murmura-t-il enfin. On ne peut pas changer ce qu'on est, Emma. Même si on le veut. Mais j'ai déjà perdu un enfant. Je ne survivrais pas, si je devais te perdre aussi.
- Je ne veux pas parler de Darren.
- C'est de toi qu'on parle.
- Papa, je ne peux pas continuer à vivre pour toi, ou je finirai par te détester. Je t'ai donné Sainte-Catherine et une année dans un collège que je détestais. Je dois commencer à vivre pour moi. C'est ce que je suis venue faire à New York.
Brian tira une bouffée de sa cigarette.
- Je me demande si je ne préfère pas que tu me détestes. Tu es tout ce que j'ai.
- Ce n'est pas vrai, protesta Emma en se dirigeant vers lui. Ça ne l'a jamais été, et ce ne le sera jamais.
Elle prit ses mains entre les siennes. Il était si beau. Les années, les souffrances, la vie ne l'avaient pas marqué, extérieurement. Peut-être était-il un peu trop mince, mais le passage du temps n'avait pas ridé son visage poétique, ou fait grisonner ses cheveux pâles. Quel miracle avait permis qu'elle grandît, sans pour autant qu'il vieillît?
- Je ne suis pas tout ce que tu as, reprit-elle avec douceur. Le problème, c'est que, durant la majeure partie de ma vie, tu as été tout ce que j'avais. Et tout ce dont j'avais besoin. Il me faut davantage, maintenant, papa. Tout ce que je demande, c'est une chance de le découvrir.
- Ici?
- Pour commencer.
Comment pouvait-il discuter un sentiment qu'il comprenait aussi parfaitement?
- Laisse-moi installer un système de sécurité.
- Papa...
- Emma, j'ai besoin de dormir, la nuit.
Elle rit et se détendit.
- D'accord. Ce sera mon cadeau pour la pendaison de crémaillère.
Elle l'embrassa.
- Tu veux rester dîner ?
Il jeta un regard autour de lui. Ça lui rappelait son premier appartement, même si ce dernier était minuscule, à côté du loft. II se revit transportant de vieux meubles, peignant des murs tachés, ou faisant l'amour avec Beverly, à même le sol.
- Non, répondit-il brusquement. Sortons, tous les trois.
Marianne se pencha dangereusement sur la rampe métallique de l'escalier en colimaçon.
- Où ça? demanda-t-elle.
Brian leva la tête et lui sourit.
- A vous de choisir, les filles.
Une fois qu'il eut accepté l'inévitable, Brian joua les pères indulgents. Il acheta une lithographie d'Andy Warhol, une lampe ravissante de chez Tiffany et un tapis d'Aubusson dans des teintes de bleus et de roses poudrés.
Durant toute la semaine qu'il passa à New York, il vint les voir chaque jour avec un nouveau présent. Et, constatant le bonheur que cela lui procurait, Emma ne s'opposa pas à ces extravagances.
Elles donnèrent leur première soirée la veille du départ de Brian pour Londres.
Des caisses d'emballage étaient posées sur le tapis précieux, contenant encore des pièces du service de porcelaine de Limoges envoyé par la mère de Marianne. La radio avait été remplacée par une chaîne stéréo à faire trembler les murs : un cadeau de Johnno. Quelques étudiants se mêlaient aux musiciens et autres stars de Broadway, dans une joyeuse mosaïque de styles vestimentaires allant du jean aux robes à paillettes. Les baffles puissantes hurlaient les tubes récents, et d'autres plus anciens, au milieu des rires et des conversations.
Emma assistait à cela en repensant aux fêtes de son enfance, avec les gens installés par terre, sur des coussins, et parlant de leur art, avec passion et animation.
- C'est une soirée intéressante, dit Johnno en glissant un bras autour de son épaule.
- Oui, comme au bon vieux temps, répondit-elle.
- Plus ou moins.
Il eut un geste du menton en direction de Brian qui, assis par terre, tel un troubadour, jouait de la guitare acoustique. Il paraissait chantonner pour lui-même presque autant que pour le groupe qui s'était formé autour de lui, et Emma sentit son cœur se gonfler d'amour.
- Il aime jouer ainsi presque autant que dans un stade.
- Davantage, dit Johnno. Mais je doute qu'il en soit conscient.
- Je crois qu'il a bien accepté mon installation ici, reprit Emma. Grâce à toi, bien sûr. Et au système de sécurité qu'il m'a imposé. A côté, les gardes de Buckingham Palace ont l'air de modestes amateurs.
- Cela t'ennuie?
- Non, pas vraiment. Evidemment, j'oublie le code la plupart du temps.
Elle but une gorgée de son Coca-Cola.
- Luke t'a dit qu'il avait montré mes photos à Timothy Runyun ? reprit-elle au bout de quelques instants.
- Oui. Il t'a offert un boulot d'assistante, n'est-ce pas?
- En effet. A temps partiel.
- C'est un bon moyen de mettre le pied à l'étrier. Rares sont ceux qui débutent tout en haut de l'échelle, tu sais.
- Oh, ce n'est pas ça du tout. Runyun est un des meilleurs photographes de ce pays. Travailler pour lui est une chance extraordinaire.
- Mais?
Emma chercha le regard de Johnno.
- Est-ce à moi qu'il offre ce job ou à la fille de mon père?
- Pourquoi ne lui poses-tu pas la question ?
- J'en ai l'intention.
- Le magazine American Photographer a bien fait paraître une de tes photos, n'est-ce pas?
- Oui.
- A ton avis, c'était mérité?
- Bien sûr, répondit la jeune fille. C'est une très belle photo.
- Alors, cesse de chercher des raisons cachées à tout ce qui t'arrive, de bien ou de mal, Emma.
- C'est tellement important pour moi, Johnno. Toi, tu as la musique; moi, c'est la photographie.
- Et tu as du talent?
Elle leva le menton.
- Je suis bourrée de talent.
- Dans ce cas...
Il eut un geste de la main, signifiant que le sujet était clos.
- Vous avez rassemblé pas mal de gens, ce soir.
Emma sourit. Johnno avait raison. Elle avait besoin de se détendre.
- Oui. Je regrette seulement que Stevie et P.M. ne soient pas là.
- La prochaine fois. Nous avons tout de même quelque tête connue, au milieu des nouvelles. Où as-tu trouvé Blackpool ?
- C'est papa qui l'a croisé, hier. Il donne un concert à Madison Square, le week-end prochain. C'est déjà complet Tu y vas?
- Certainement pas, répondit Johnno en arquant les sourcils. Je suis loin d'être un fan.
- Il a pourtant enregistré trois chansons que toi et papa aviez écrites ensemble.
- Les affaires.
- Pourquoi ne l'aimes-tu pas?
Johnno haussa les épaules.
- Je ne saurais pas dire, exactement. Il y a quelque chose, dans son sourire satisfait, qui me déplaît.
- Il a de bonnes raisons d'être satisfait. Quatre disques d'or, deux Grammy et une femme superbe.
- Dont il est séparé, d'après ce que j'ai entendu. D'ailleurs, il semble s'intéresser de près à notre jolie rousse.
- Qui, Marianne?
Emma se tourna et chercha son amie du regard. Elle la trouva nichée près de la fenêtre, avec Robert Blackpool. Aussitôt, un sentiment mêlé d'inquiétude et de jalousie lui mordit le cœur.
- Tu as une cigarette ? demanda-t-elle à Johnno.
Il lui en offrit une et lui donna du feu.
- C'est une grande fille, Emma, dit-il en souriant.
- Hmm. Tout de même, il est assez vieux pour...
Elle s'interrompit brusquement, se rappelant que Johnno avait quatre ou cinq ans de plus que Blackpool.
- Attention à ce que tu dis, s'esclaffa Johnno.
Mais Emma n'avait pas envie de sourire. Elle regardait le chanteur, se disant qu'il portait bien son nom. Il avait une beauté ténébreuse, des cheveux sombres et portait toujours des vêtements noirs, de cuir ou de daim. A côté de lui, Marianne, si svelte, si pétillante, avait l'air d'une bougie attendant la flamme qui la consumerait.
- Elle a été tellement protégée, murmura Emma. Toute sa vie s'est passée à Sainte-Catherine.
- Dans le lit voisin du tien, remarqua Johnno.
- Peut-être, mais j'en sortais pour vous rejoindre, tous. J'ai vécu des choses dont elle n'a pas idée. Marianne n'a connu que l'école, les camps de vacances pour gosses de riches et la propriété de son père. Elle joue les jeunes filles délurées, mais elle est très naïve.
- Je lui fais confiance, malgré tout. Et puis, Blackpool est peut-être rusé, mais ce n'est pas un monstre.
- Non, bien sûr que non.
Tout de même, elle allait ouvrir l'œil. Elle porta sa cigarette à ses lèvres et se figea.
Quelqu'un venait de mettre un nouvel album. Les Beatles. Abbey Road.
- Emma.
Alarmé, Johnno lui prit les poignets. Elle était livide.
- Emma, bon Dieu, regarde-moi.
Emma sentait son pouls battre à tout rompre.
- Arrête ce disque, chuchota-t-elle.
- Quoi?
- Arrête ce disque. Je t'en prie. Arrête-le.
- D'accord. Ne bouge pas.
Il se faufila jusqu'à la chaîne stéréo.
Emma s'agrippa au muret de brique de la cuisine. Elle ne voyait plus la soirée, ni ces gens joyeux, trinquant dans des gobelets de plastique blanc. Elle était de nouveau dans le couloir, cernée par les ombres qui bruissaient et sifflaient à ses oreilles. Son petit frère pleurait.
- Emma.
C'était Brian, cette fois. Il l'avait rejointe avec Johnno.
- Qu'y a-t-il, ma chérie? Tu ne te sens pas bien?
- Non.
Papa était là. Papa allait chasser les monstres.
- C'est Darren. J'ai entendu Darren crier.
- Oh ! mon Dieu, murmura Brian.
Il la secoua par les épaules.
- Emma, regarde-moi.
- Quoi?
Elle leva la tête brusquement et son regard vitreux s'emplit de larmes.
- Je suis désolée. Je suis tellement désolée. Je me suis enfuie.
- Ce n'est pas grave, ma chérie.
Brian l'attira dans ses bras et croisa le regard de Johnno.
- Il faut l'emmener dans sa chambre.
Le plus naturellement du monde, Johnno leur ouvrit un passage et fit glisser la porte de verre dépoli, les isolant en partie des bruits de la soirée.
- Allonge-toi, Emma, dit Brian en s'installant près d'elle. Je reste avec toi.
- Je vais bien, murmura-t-elle. Je ne sais pas ce qui a déclenché cela. D'un seul coup, j'avais six ans, de nouveau.
- C'est la musique, dit Johnno, s'asseyant à son tour.
- Oui. La musique. Cette chanson. Autrefois, elle passait quand je me suis réveillée et que j'ai entendu Darren. Quand j'étais dans le couloir. J'avais oublié. Je n'ai jamais pu écouter ce morceau, mais j'ignorais pourquoi.
Mais là, peut-être à cause de la soirée, tout est revenu.
- Je vais demander aux gens de partir, dit Johnno.
- Non.
Elle lui prit la main.
- Je ne veux pas tout gâcher pour Marianne. Je vais bien, maintenant. Vraiment. C'était tellement bizarre.
Comme si j'étais revenue en arrière. Si j'avais atteint la porte, peut-être que j'aurais vu...
- Non, lança Brian, lui broyant le poignet entre ses doigts crispés. C'est fini. Je ne veux pas que tu y penses.
Emma était trop angoissée pour discuter.
- Je vais me reposer un moment. Personne ne s'en apercevra.
- Je reste avec toi.
- Ce n'est pas la peine. Ça va bien, maintenant. Je vais dormir. Et Noël n'est que dans quelques semaines.
J'irai te voir à Londres, comme promis.
- Je reste jusqu'à ce que tu t'endormes, insista Brian.
Le cauchemar la réveilla de nouveau, au petit matin. Brian était parti et elle alluma la lumière, tremblante, le corps recouvert d'une pellicule de sueur. Elle avait eu l'impression de revivre l'horrible drame, exactement comme il s'était déroulé douze ans plus tôt.
Le loft se trouvait à présent plongé dans le silence. Il était 5 heures du matin et tout le monde était parti.
Lentement, péniblement, elle se leva, ôta ses vêtements et enfila un peignoir. Puis, elle fit glisser la porte. De l'autre côté, c'était le chaos. Il y avait les odeurs — un mélange d'alcool, de fumée et de parfums — et un désordre de cendriers pleins et de verres posés un peu partout.
Mais pour le moment, elle avait un autre souci en tête que celui de ranger l'appartement. Une tâche à laquelle elle préférait s'atteler immédiatement, avant que la peur ou la lâcheté ne la fassent changer d'avis. Elle s'installa près du téléphone et appela le service des renseignements.
- Oui, je voudrais les numéros d'American Airlines, de TWA et de Pan Am, s'il vous plaît.
20.
Emma refusait de se sentir coupable. Si Brian découvrait qu'elle avait semé ses gardes du corps et pris l'avion pour la Californie, il serait certes furieux. Mais il ne le saurait peut-être pas. Avec un peu de chance, elle allait passer le week-end à Los Angeles, attraper le vol de nuit dimanche, et rentrer à temps pour se rendre en cours, lundi matin. Seule Marianne connaîtrait la vérité.
Chère Marianne. Elle avait deviné sa détresse et n'avait pas posé de questions. Au lieu de ça, elle s'était levée à l'aube, avait enfilé une perruque blonde, des lunettes, un manteau d'Emma, et pris un taxi pour l'église Saint-Patrick. Pendant qu'elle assistait à la messe, avec les gardes du corps, Emma avait eu le temps de partir pour l'aéroport. Aux yeux de Sweeney et de son acolyte, elle allait passer deux journées tranquilles dans son appartement. Marianne devrait recourir à son imagination, si Brian ou Johnno téléphonaient; mais la jeune fille n'était jamais à court d'idées.
Quoi qu'il en soit, se dit Emma en débarquant de l'avion, le sort était jeté. Elle se trouvait à Los Angeles et rien ne l'empêcherait de mener à bien la mission qu'elle s'était fixée.
Elle était venue revoir la maison. Celle-ci avait été vendue, bien des années plus tôt, mais elle voulait la voir.
- Le Beverly Wilshire, indiqua-t-elle au chauffeur de taxi.
Epuisée, elle s'appuya contre la banquette arrière et ferma les yeux. Elle avait chaud dans son manteau d'hiver, mais ne se sentait pas la force de l'ôter. Elle allait devoir louer une voiture. Que ne l'avait-elle fait à l'aéroport... Bah. Elle s'en occuperait en arrivant à l'hôtel.
Cette ville était pleine de fantômes. Partout. Le long de Hollywood Boulevard, à Beverly Hills, sur les plages de Malibu et à travers les collines qui surplombaient le bassin de Los Angeles. Les fantômes d'une petite fille de trois ans visitant Disneyland sur les épaules de son père, sous le regard serein de Beverly, dont la main reposait toujours sur son ventre arrondi; ce ventre d'où naîtrait bientôt une vie sacrifiée. Et toujours, le fantôme de Darren, riant et poussant son tracteur à travers le tapis turc.
- Mademoiselle?
Emma cligna des yeux. Un portier en uniforme lui tenait la portière. Elle paya sa course et entra dans le vestibule de l'hôtel. Tandis qu'elle prenait la clé de sa chambre, il ne lui vint même pas à l'esprit qu'elle s'apprêtait, pour la première fois de sa vie, à passer le week-end toute seule.
Une fois installée, elle décrocha le téléphone et appela la réception.
- Mademoiselle McAvoy, chambre 312, à l'appareil. Je voudrais louer une voiture pour deux jours. Dès que possible... Ce sera parfait. Je descends dans un moment.
Elle reposa le combiné et prit l'annuaire, qu'elle feuilleta jusqu'à la lettre K. Kesselring, Lou. De son écriture appliquée, elle nota l'adresse du policier.
- Tu comptes passer toute la matinée à manger? dit Lou Kesselring en s'adressant à son fils. Je croyais que tu étais venu tondre la pelouse.
Avec un sourire, Michael engloutit un énorme morceau de pancake.
- C'est une grande pelouse. J'ai besoin de forces. Pas vrai, maman?
- Ce garçon ne mange rien, depuis qu'il a quitté la maison, acquiesça Marge, ravie d'avoir ses deux hommes à sa table. D'ailleurs, il me reste du gigot que j'ai préparé, cette semaine. Tu vas l'emporter chez toi, Michael.
- Je t'interdis de donner mon gigot à ce parasite, déclara Lou.
Michael arrosa ses derniers pancakes de sirop d'érable.
- Il y a un parasite, ici ?
- Oui, toi. Tu as perdu ton pari et la pelouse n'est toujours pas tondue.
- Je vais le faire, marmonna son fils. D'ailleurs, je suis sûr que ce match était truqué.
- Les Orioles ont gagné parce qu'ils ont bien joué. Et cela remonte à un mois. Tu as perdu. Il faut payer.
Michael leva les yeux au plafond. Ils avaient la même conversation chaque week-end, et cela promettait de durer jusqu'au début de l'année, quand la dette serait enfin épongée.
- En tant que capitaine de police, tu devrais savoir que les paris sont illégaux.
- Et toi, en tant que recrue ignorante assignée à mon secteur, tu devrais faire preuve d'assez de bon sens pour ne pas parier sur un cheval qui va perdre. La tondeuse est dans la remise.
- Je sais où se trouve la tondeuse, dit Michael, qui se leva et jeta un bras autour des épaules de sa mère.
Comment fais-tu pour vivre avec ce type?
- L'habitude, mon chéri, répondit Marge, avec un soupir comique.
Elle le regarda sortir et claquer la porte, comme il l'avait toujours fait. Un instant, elle souhaita que son fils eût dix ans, de nouveau; mais ce sentiment passa, aussitôt remplacé par une fierté sereine.
Lou s'était levé à son tour et portait son assiette et celle de Michael dans l'évier. Il vieillissait bien; C'est à peine si sa silhouette s'était alourdie de cinq kilos, au cours des vingt dernières années. Ses cheveux étaient gris, à présent, mais il ne les perdait presque pas. Bien sûr, il regardait approcher la soixantaine avec une sorte de fatalisme un peu sceptique; mais le principal était qu'il se sentît en paix, avec lui comme avec la vie.
Pourtant, celle-ci lui avait ménagé quelques surprises, ces dernières années. D'abord, Marge, l'épouse et la maîtresse de maison parfaite, avait brusquement déclaré, cinq ans plus tôt, vouloir ouvrir une petite librairie. Lou avait toléré ce caprice, le considérant comme une lubie. Mais son épouse l'avait époustouflé en se révélant une femme d'affaires redoutable. La petite boutique s'était agrandie et elle en avait ouvert deux autres. Elle avait désormais pignon sur rue dans des quartiers très chics, à Hollywood, Beverly Hills et Bel Air. Ensuite, Michael leur avait servi son coup de théâtre. Après avoir traversé l'université sans grande motivation, il avait traîné pendant dix-huit mois, avant de s'inscrire à l'académie de police, sans en parler à personne. Quant à Lou, il commençait à envisager sérieusement ce qui lui avait toujours paru comme une échéance lointaine et peu enviable : la retraite.
Oui, Lou Kesselring était content de sa vie.
De son côté, Michael poussait la tondeuse antique de son père en respirant l'air familier de la banlieue tranquille où il avait grandi. Quelque temps auparavant, il avait quitté le foyer parental pour s'installer dans un appartement, trouvant tout à la fois l'indépendance et des voisins bruyants. C'était normal. Mais il aimait revenir chez lui et retrouver l'atmosphère de son enfance. Rien n'avait changé, ici. Les livreurs de journaux continuaient à faire leur tournée à bicyclette. Les voisins venaient toujours vous emprunter des outils qu'ils oubliaient de vous rendre. Et Michael, quand il revenait, éprouvait un sentiment de continuité auquel il n'avait jamais cru être attaché, jusqu'au jour où il s'était éloigné.
Il fit faire demi-tour à son engin, tout en déboutonnant sa chemise. Noël approchait, mais cela n'empêchait pas le soleil californien de briller. Soudain, une Mercedes décapotable tourna dans la rue. Michael n'y aurait pas prêté attention, si une blonde ne s'était trouvée derrière le volant. Il avait un faible pour les blondes. Elle s'arrêta à quelques mètres et demeura immobile, son visage en partie dissimulé par des lunettes de soleil.
Finalement, la jolie blonde sortit de la voiture. Elle était aussi fine et élégante que sa Mercedes et ses longues mains étaient crispées sur un sac de cuir gris.
Belle et nerveuse, se dit Michael. Elle n'était pas d'ici. Elle avait l'air riche, aussi. Ses vêtements, sa démarche, son port de tête, tout cela respirait l'argent.
Elle s'approcha de lui et quand elle sourit, le cœur de Michael cessa de battre. Il arrêta la tondeuse et la regarda fixement.
- Bonjour, dit-elle. Je suis désolée de vous interrompre.
Il avait la bouche sèche, tout à coup. C'était idiot. Cette voix ; elle l'avait hanté, toutes ces années, durant son sommeil, ou lorsqu'il se trouvait avec une autre femme. Lorsqu'il la vit se mordre la lèvre, il reprit le contrôle de lui-même, ôta ses lunettes de soleil et sourit.
- Salut, Emma. Tu as attrapé quelques bonnes vagues, dernièrement?
Un instant désarçonnée, la jeune fille le reconnut brusquement et son visage s'éclaira.
- Michael!
Elle se retint de lui jeter les bras autour du cou, rosit d'avoir nourri une telle pensée et lui tendit la main.
- Quelle joie de te revoir.
Les doigts et la paume de Michael étaient durs et moites. Il s'en aperçut aussitôt et les frotta contre son jean.
- Tu... n'es jamais retournée sur la plage.
- Non. Pas plus que je n'ai appris à faire du surf. Tu habites toujours ici?
- Non, mais j'ai perdu un pari avec mon père, et lui, il a gagné un jardinier pendant quelques semaines.
Il ne savait pas quoi dire. Elle était si belle ; elle paraissait si fragile, debout dans l'herbe fraîchement coupée.
Ses yeux n'avaient pas changé. Ils étaient toujours aussi grands, aussi bleus, et hantés.
- Comment vas-tu? parvint-il à demander.
- Ça va. Et toi ?
- O.K. Tu es de passage à Los Angeles?
- Euh, oui. En fait, je...
- Michael.
Celui-ci se tourna en entendant la voix de sa mère. Elle se tenait sur le seuil de la maison.
- Tu ne veux pas inviter ton amie à venir prendre un rafraîchissement?
- Si, bien sûr. Tu as le temps? demanda-t-il en s'adressant à Emma.
- Oui. A dire vrai, j'espérais parler à ton père.
Michael sentit son bel espoir se dégonfler comme un ballon de baudruche. Comment avait-il pu croire qu'elle était là pour lui ?
- Je suis sûr qu'il sera content de te voir, dit-il en forçant un sourire sur ses lèvres.
Emma le suivit dans la maison, les doigts toujours crispés sur son sac à main. Le sapin de Noël était déjà prêt, décoré et entouré de cadeaux joliment enrubannés. Tout autour, le mobilier sentait bon la cire et la douceur du temps qui passe.
- Tu veux t'asseoir? proposa Michael.
- Oui, merci. Je ne resterai pas longtemps. Je sais que j'interromps votre week-end.
- Ouais! Toute la semaine, j'ai attendu le moment de tondre la pelouse.
Il sourit, détendu de nouveau, et lui désigna un fauteuil.
- Je vais chercher mon père.
Au même moment, Marge entra dans la pièce avec un plateau sur lequel étaient posés un pichet de thé glacé, des verres et une assiette de cookies.
- Et voilà, s'écria-t-elle. Michael, boutonne ta chemise. C'est un tel plaisir de recevoir une amie de notre fils.
- Emma, voici ma mère. Maman, Emma McAvoy.
Marge accusa l'effet de surprise avec une grande maîtrise, faisant un effort pour ne pas laisser paraître les sentiments de compassion et de fascination qui l'assaillirent.
- Oh, bien sûr, dit-elle simplement.
Elle remplit les verres de thé.
- Je suis ravie de faire votre connaissance, Emma.
- Merci, murmura celle-ci. Je vous prie d'excuser mon intrusion. J'espérais voir le capitaine Kesselring.
- Il est au fond du jardin, en train de vérifier que Michael n'a pas écrasé ses rosiers. Je vais le chercher.
- J'en ai bousillé un, un seul rosier, quand j'avais douze ans, marmonna Michael en prenant un cookie. Et jamais plus il ne me fera confiance. Sers-toi, Emma. Les cookies de ma mère sont fameux.
Elle obéit machinalement.
- J'aime bien votre maison, dit-elle.
Michael se rappela la vaste demeure de Beverly Hills où il l'avait vue pour la dernière fois et haussa les épaules.
- Oui, moi aussi.
Puis, se penchant vers elle, il posa la main sur la sienne.
- Qu'est-ce qui ne va pas, Emma?
La manière dont il posa la question, avec douceur et sollicitude, manqua annihiler le peu de contrôle qui restait à Emma. Il eût été si facile de s'appuyer sur lui, de tout lui raconter et de se laisser réconforter. Mais justement, elle ne voulait plus fuir la réalité.
Quand Lou les rejoignit, elle se leva.
- Emma, dit le capitaine en marchant vers elle, les mains tendues. Vous êtes devenue une vraie jeune fille.
Elle aurait pu éclater en sanglots, et poser la tête contre sa poitrine, comme elle l'avait fait, enfant, sur son lit d'hôpital.
- Vous avez à peine changé, murmura-t-elle seulement en s'agrippant à ses mains puissantes.
- Voilà le genre de compliment qu'un homme aime entendre de la part d'une belle femme.
Elle sourit.
- C'est tout à fait sincère. J'étudie la photographie et j'essaie d'observer et de me rappeler les visages. Je vous remercie d'accepter de me voir.
- Ne dites pas de sottises. Asseyez-vous donc.
Il remarqua le pichet de thé glacé et se versa un verre.
- Votre père est à Los Angeles, aussi ?
- Non, répondit-elle. Il est à Londres, ou plutôt dans un avion à destination de Londres. J'habite à New York, maintenant. J'étudie là-bas.
- Vraiment ? Je ne suis pas allé à New York depuis des années. Alors vous voulez devenir photographe. Je me souviens que la dernière fois que je vous ai vue, vous aviez un appareil photo entre les mains.
- Je l'ai toujours. Papa dit souvent qu'il a créé un monstre, le jour où il m'a donné ce Nikon.
- Comment va-t-il ?
- Ça va, murmura-t-elle, sans conviction. Il est très occupé, ajouta-t-elle.
De cela, au moins, elle était sûre. Elle respira profondément.
- Il ignore que je suis ici. Et je préfère qu'il n'en sache rien.
- Pourquoi?
- Il s'inquiéterait et de plus, il serait malheureux, s'il apprenait que je suis venue vous voir au sujet de Darren.
- Michael, veux-tu venir m'aider? dit Marge en faisant mine de se lever.
Mais Emma leva la main.
- Non, il n'est pas nécessaire que vous partiez. Ce n'est pas un secret. Ça ne l'a jamais été.
Agitée, elle croisa et décroisa les mains sur ses genoux.
- Je me demandais simplement s'il n'y avait pas une chose que vous pourriez savoir; une chose que la presse n'a pas découverte et qu'on m'aurait cachée, parce que j'étais trop jeune. Ce n'est pas que j'y pense sans arrêt, mais c'est toujours là, dans un coin de mon esprit, et la nuit dernière, je me suis rappelé...
- Quoi ? demanda Lou, se penchant en avant.
- Juste une chanson, murmura-t-elle. La chanson que j'ai entendue, cette nuit-là, quand je m'avançais vers la chambre de Darren. C'était tellement clair, pendant quelques instants. La musique, les paroles, les cris de mon frère.
Mais je n'arrive pas à aller jusqu'à la porte. Quand j'essaie de me rappeler, je me revois toujours dans le couloir.
- Peut-être n'avez-vous rien fait ou rien vu d'autre.
Lou fronça les sourcils. Cette affaire continuait de le préoccuper, lui aussi. Il savait que le visage du petit garçon le hanterait jusqu'à sa mort.
- Emma, nous n'avons jamais été sûrs que vous soyez effectivement entrée dans sa chambre. A l'époque, vous le croyiez, mais vous étiez très confuse. Vous auriez tout aussi bien pu entendre un bruit qui vous a effrayée, courir dans l'escalier pour alerter votre père et tomber. Vous n'aviez que six ans et vous aviez peur du noir.
- Je continue à me poser tant de questions. Aurais-je pu intervenir ce soir-là? Je ne supporte pas de ne pas savoir. J'aurais peut-être pu le sauver.
- Là-dessus, au moins, je peux vous rassurer, déclara Lou.
Il posa son verre de thé glacé. Elle ne devait plus voir en lui que le policier.
- Il y avait deux hommes, dans la chambre de votre frère. La gouvernante a juré avoir entendu deux voix, quand elle a été bâillonnée, et le médecin légiste l'a confirmé. La seringue qu'on a trouvée sur le tapis contenait un sédatif, une dose pour enfant. D'après ce que nous avons pu établir, il s'est passé moins de vingt minutes entre le moment où la gouvernante a été immobilisée et votre chute. C'était une tentative de kidnapping et elle a raté, Emma. Un impondérable a tout fait capoter; nous ne saurons sans doute jamais lequel. Mais il n'y avait rien que vous puissiez faire. Si vous étiez entrée dans cette chambre, non seulement vous n'auriez pas sauvé Darren, mais on vous aurait tuée aussi, sans aucun doute.
De toutes ses forces, Emma souhaitait qu'il eût raison. Et, quand elle prit congé, une heure plus tard, elle se promit d'essayer d'y croire.
- Tu as des parents merveilleux, dit-elle à Michael, comme il l'accompagnait jusqu'à sa voiture.
- Oui. J'ai presque réussi à les mater.
Il posa la main sur la poignée de la portière. Cette fois, il ne la laisserait pas disparaître aussi vite. Il se rappelait l'expression de son visage, sur la plage, cinq ans plus tôt. Elle était si triste. Si triste et si belle. II avait été touché profondément, ce jour-là. Touché au cœur.
- Tu vas rester longtemps à Los Angeles? demanda-t-il.
- Je pars demain, répondit-elle, les yeux baissés.
- C'est rapide, murmura-t-il, déçu.
- J'ai des cours, lundi.
Elle leva la tête. Elle se sentait empruntée, comme lui. Il était plus attirant encore que dans son souvenir, avec son nez un peu busqué et sa dent ébréchée.
- J'aurais bien aimé rester plus longtemps.
- Que vas-tu faire, là, maintenant?
- Je... je pensais rouler un peu dans les collines.
II devina instinctivement ce qu'elle avait dans l'idée.
- Tu veux un peu de compagnie?
Emma allait refuser, poliment, comme on lui avait appris à le faire. Au lieu de ça, elle s'entendit accepter.
- Oui, je veux bien.
- Donne-moi une petite minute.
Il s'éloigna en courant, pour ne pas lui donner le temps de changer d'avis. Quelques instants plus tard, il sortit de la maison en claquant la porte.
- Tu viens de m'épargner une autre heure de jardinage, dit-il avec un sourire, en s'installant dans le siège du passager. Papa ne pourra jamais attendre que je revienne pour terminer. Il est trop organisé.
- Ravie d'avoir été utile.
Elle roula sans but, pendant un moment, contente de sentir l'air s'engouffrer dans ses cheveux. Us écoutaient la radio et bavardaient de tout et de rien. Quand la voix de son père résonna, claire et forte, dans les haut-parleurs, elle sourit.
- Ça doit te faire tout drôle, non? demanda Michael.
- De l'entendre?
Le sourire d'Emma s'élargit.
- Non, pas vraiment. Je connaissais sa voix avant de le connaître. Je ne peux pas penser à lui sans penser à sa musique. Ce doit être la même chose pour toi. Je veux dire, ton père étant policier, tu dois l'imaginer presque toujours avec un revolver, ou un badge, ou une autre pièce de sa panoplie.
- Peut-être. Ça m'a quand même fait tout drôle, quand j'ai commencé à travailler pour lui.
- Travailler pour lui ?
- Eh oui, j'ai plongé, dit-il avec une moue amusée. Comme l'a dit Johnno, une fois, j'ai repris le flambeau.
21.
Emma s'arrêta au feu rouge et en profita pour se tourner vers lui.
- Tu es flic? s'exclama-t-elle, le regardant un instant.
- Une recrue ignorante, d'après mon père. Qu'y a-t-il ? Tu es déçue?
- Non, répondit-elle en redémarrant. Mais c'est drôle, je n'avais jamais pensé à toi en policier.
- Dis-moi, mais c'est fabuleux, ça! Tu pensais donc un peu à moi?
- Bien sûr. J'étais horriblement déçue, quand mon père m'a interdit de retourner faire du surf.
- Je t'ai attendue, sur la plage.
- Mon garde du corps a vendu la mèche, dit-elle en haussant les épaules. C'en était fini du surf. Tu aimes ton job?
- Oui. Jusqu'à la dernière seconde, j'étais convaincu du contraire, et pourtant... Ça doit être le destin. On a beau se cabrer et ruer, on finit par suivre la voie qu'il nous a assignée. Il faut prendre la prochaine route à gauche, si tu veux monter jusqu'à la maison.
Elle lui jeta un coup d'œil oblique.
- Comment le sais-tu?
- Mon père venait souvent par ici, parfois avec moi. Il restait assis dans la voiture à réfléchir. Il n'a jamais oublié ce qui s'est passé, tu sais. Pas plus qu'il n'a accepté de ne pas avoir trouvé les assassins.
- Je m'en doutais. C'est pourquoi je voulais lui parler.
Avec un soupir, elle arrêta le véhicule sur le bas-côté.
- Tu savais donc ce que j'avais l'intention de faire, quand tu as proposé de m'accompagner? reprit-elle.
- Je m'en doutais un peu.
- Pourquoi es-tu venu?
- Je ne voulais pas que tu sois seule.
Emma se raidit.
- Je ne suis pas fragile, Michael.
- O.K. J'avais envie d'être avec toi.
Elle se tourna vers lui. Les yeux gris du jeune homme étaient empreints de bonté, comme ceux de son père, mais ils brillaient aussi d'une flamme différente, plus intense. Il n'y avait là aucune pitié, aucune compassion.
- Merci, dit-elle simplement.
Elle braqua légèrement le volant, reprit la route et suivit la direction qu'il lui avait indiquée. C'était idiot, mais elle s'avisait tout à coup que, sans Michael, jamais elle n'aurait retrouvé la maison. Finalement, elle reconnut la bâtisse de séquoia, au milieu de la pelouse plantée d'arbres. Rien n'avait changé. A l'exception du panneau, devant l'entrée, qui proclamait que la propriété était à vendre.
- Tu veux entrer? demanda Michael, lui touchant le bras.
- Je ne peux pas, murmura-t-elle, les mains crispées sur le volant.
- Bon. On peut rester là autant de temps que tu le désires.
Emma se revoyait jouer dans le ruisseau qui coulait en contrebas. Elle se rappela un pique-nique, qu'ils avaient organisé à l'ombre d'un chêne. Ils avaient étalé une couverture dans l'herbe; son père jouait de la guitare, Beverly lisait et Darren dormait paisiblement. Comment avait-elle pu oublier ces moments idylliques ? Ils étaient heureux, ce jour-là. Parfaitement heureux. Ils formaient une famille. Et le lendemain, ils avaient donné une fête et tout avait changé.
- Si, dit-elle brusquement. Je veux entrer.
- D'accord. Mais à mon avis, il vaut mieux ne pas dévoiler ton identité.
Elle hocha la tête, et, redémarrant, elle franchit les barrières, avant de s'arrêter devant le petit perron de l'entrée. Michael prit sa main, et quand la porte s'ouvrit sur une femme d'une quarantaine d'années, il arbora son sourire le plus aimable.
- Bonjour. Nous passions par là et nous avons vu le panneau « à vendre ». Il y a des semaines que nous cherchons une maison. Nous avons d'ailleurs rendez-vous dans moins d'une heure avec un agent immobilier, mais n'avons pu résister au désir de visiter cette demeure. Elle n'est pas encore vendue, n'est-ce pas?
La femme les jaugea un instant, remarquant le jean et la chemise décontractée de Michael, mais aussi l'élégance discrète d'Emma et la Mercedes décapotable, garée dehors. La maison était sur le marché depuis cinq mois, et nul ne s'était encore présenté pour faire une offre solide.
- Eh bien, nous avons un acheteur potentiel, mais rien ne sera signé avant lundi. Je ne vois pas d'inconvénient à ce que vous jetiez un coup d'œil.
Elle ouvrit la porte en grand.
- Je suis Gloria Steinbrenner.
- Enchanté, dit Michael en lui serrant la main. Michael Kesselring. Et voici Emma.
Mme Steinbrenner s'effaça pour les laisser entrer.
- La maison est en parfait état. Je l'adore, déclara-t-elle avec un enthousiasme qui sonnait faux. J'ai le cœur brisé de devoir la vendre, mais mon mari et moi sommes en instance de divorce, alors...
- Oh, murmura Michael, prenant un air de circonstance. Je suis désolé.
Elle eut un geste désinvolte de la main.
- Vous êtes d'ici?
- Nous habitons dans la vallée, répondit Michael, très inspiré. Nous aimerions trouver quelque chose dans les collines, loin du monde et du brouillard. N'est-ce pas, Emma?
- Oui, dit celle-ci en forçant un sourire sur ses lèvres. Vous avez une maison ravissante.
- Merci. La salle de séjour est superbe, comme vous pouvez le constater. Plafonds hauts, poutres de chêne, des portes-fenêtres partout. La cheminée fonctionne, évidemment.
« Evidemment », se dit Emma. Combien de fois s'était-elle assise devant le feu? Le mobilier, moderne et prétentieux, manquait d'âme, et elle le détesta au premier coup d'œil. Où étaient les coussins, les poufs et les plantes que Beverly avait installés avec tant de goût? Un jour, Johnno et P.M., grognant et haletant, avaient transporté un arbre jusqu'à cette pièce. Ils voulaient faire une blague, mais Beverly l'avait laissé là. Elle avait même acheté une de ces rigolotes statues en plâtre et l'avait coincée entre les branches.
- Emma?
- Pardon?
Elle sursauta, se força à revenir dans le présent.
- Je suis désolée.
- Oh, ce n'est pas grave, répondit Mme Steinbrenner, à qui la fascination d'Emma semblait d'excellent augure. Je vous demandais si vous cuisiniez?
- Euh, pas très bien, non.
- La cuisine est équipée et ultramoderne. Je l'ai fait refaire entièrement, il y a deux ans.
Elle poussa les deux battants d'une porte de saloon et fit le tour de ce qu'elle considérait manifestement comme son chef- d'œuvre, vantant les mérites du micro-ondes, l'importance accordée aux espaces de rangement et le caractère fonctionnel du plan de travail. Emma, quant à elle, souffrait en silence. Elle ne retrouvait plus les pots de cuivre de Beverly ni les flacons d'herbes posés sur le rebord de la fenêtre. La haute chaise de bébé de Darren avait disparu, ainsi que les livres de recettes colorés et les bouquets de fleurs séchées.
Soudain, le téléphone sonna et leur hôtesse s'excusa pour aller répondre.
- Ça va? demanda Michael.
- Oui, répondit Emma. J'aimerais monter à l'étage.
- Ecoute, Jack, disait Mme Steinbrenner, dont la voix ne roucoulait plus du tout. Je me fiche des menaces de ton avocat, compris?
Michael s'éclaircit la gorge.
- Je vous demande pardon, intervint-il. Vous permettez que nous poursuivions notre petite visite?
Elle leur fit signe d'aller où bon leur semblait et jura dans le combiné du téléphone.
- Ecoute-moi bien, espèce de crétin...
- A mon avis, elle est occupée pour un moment, dit Michael. On y va?
Emma eut un pauvre sourire. Elle sentait son courage faiblir, mais n'avait pas fait tout ce chemin pour s'arrêter si près du but. Sentant son émoi, Michael glissa un bras autour de ses épaules, et ils se dirigèrent vers l'escalier.
En haut, les portes étaient ouvertes et ils longèrent l'ancienne chambre de Brian et Beverly, puis celle d'Alice, devenue un salon de télévision. Devant celle qui avait abrité son univers d'enfant, Emma s'arrêta : les poupées avaient disparu, ainsi que la lampe en forme de Mickey. La pièce, impersonnelle, semblait désormais réservée aux amis.
- Je dormais ici, murmura-t-elle. Le papier peint était constellé de petites fleurs et le lit recouvert d'un édredon blanc. Il y avait des rideaux de dentelle rose aux fenêtres et plein de poupées et de boîtes à musique sur les étagères. C'était une chambre comme doivent en rêver toutes les petites filles.
Poussant un soupir, elle se tourna vers le couloir et vers la chambre de Darren. La porte était ouverte, aussi, comme elle aurait dû l'être, cette nuit-là.
- J'étais couchée, dit Emma. Quelque chose m'a réveillée. La musique. J'ai cru que c'était la musique. Je ne l'entendais pas vraiment, mais je sentais vibrer les basses. Je me demandais ce que faisaient tous ces gens, en bas. Je mourais d'envie d'être grande, pour pouvoir me joindre à eux. J'ai entendu quelque chose. Quelque chose, murmura-t-elle en frottant ses tempes. Je ne sais pas quoi, mais — des bruits de pas, se rappela-t-elle brusquement. J'ai entendu marcher dans le couloir. J'espérais que ce serait papa ou Beverly. Je voulais qu'ils me parlent, et peut-être les convaincre de me laisser descendre un moment. Mais ce n'était pas eux.
- Doucement, dit Michael, qui la sentait s'énerver.
- Darren pleurait. Je l'ai entendu pleurer. Je le sais. Ce n'était pas un rêve. Je me suis levée. Alice m'avait dit de ne pas laisser Charlie dans le berceau de mon frère, mais Darren aimait bien dormir avec lui, et il pleurait.
J'allais lui apporter Charlie et lui parler un peu, pour l'aider à se rendormir. Mais le couloir était sombre.
Elle regarda, autour d'elle, la lumière éclatante de cette belle journée ensoleillée.
- Le couloir était sombre. Ce n'était pas normal. On laissait toujours une lampe allumée pour moi. J'ai tellement peur du noir. Il y a des choses dans le noir.
- Des choses? dit Michael, haussant les sourcils.
- Je ne voulais pas sortir dans le couloir, mais Darren pleurait toujours. J'entendais bien la musique, maintenant. Elle jouait très fort et j'étais morte de peur.
Elle se mit à marcher vers la porte.
- Je les entendais siffler autour de moi.
- Quoi ? demanda Michael.
- Les monstres, répondit-elle en se tournant vers lui, le regard intense. Les monstres, ils étaient là. Et puis...
Elle s'interrompit, secoua la tête d'un air douloureux.
- Je ne sais plus. Je ne me souviens pas si j'ai ouvert la porte. Elle était fermée. Ça, j'en suis sûre. Mais je ne sais pas si je l'ai ouverte.
Elle se tint sur le seuil. L'espace d'un instant, elle revit la chambre telle qu'elle était du temps de Darren, avec ses jouets, le berceau sur le tapis bleu, le rocking-chair. Puis la vision disparut, laissant place à la réalité présente.
Un bureau de chêne, un fauteuil en cuir, des photos encadrées et des étagères couvertes de bric-à-brac. Un bureau.
Ils avaient transformé la chambre de son frère en bureau.
- Il était si beau, murmura-t-elle. Il était merveilleux. Je l'aimais plus que tout au monde. Tout le monde l'adorait.
- Des larmes lui brouillèrent la vue.
- Il faut que je sorte d'ici.
- Viens.
Michael la guida jusque dans l'entrée et lança un regard d'excuse à Gloria Steinbrenner, qui raccrochait au même instant.
- Je suis désolé, dit-il. Ma femme ne se sent pas bien.
- Oh.
D'abord déçue et ennuyée, la propriétaire crut faire preuve d'une grande finesse d'esprit en ajoutant :
- Veillez à ce qu'elle se repose bien. Comme vous l'avez constaté, cette maison est faite pour recevoir des enfants. Vous ne voudriez pas les élever dans la vallée, avec toute cette pollution.
- Non, bien sûr, dit Michael en entraînant sa compagne vers la voiture. Nous vous contacterons.
Il s'installa derrière le volant, mit le contact et s'éloigna rapidement. S'il n'avait pas été aussi préoccupé par la pâleur d'Emma, il aurait sans doute remarqué la berline bleu foncé qui s'engagea aussitôt derrière eux.
- Je suis désolée, murmura la jeune fille, tandis qu'ils glissaient sur les routes en lacet.
- Ne sois pas ridicule, répondit-il. Je trouve que tu as été formidable. Tu as vécu un drame affreux et ce que tu as fait aujourd'hui demandait beaucoup de courage. Malgré tout, il faudrait que tu réussisses enfin à tourner la page.
Emma eut un pâle sourire.
- Je ne sais pas si j'en suis capable. J'espérais, en revoyant la maison et en repensant à ce qui s'était passé, que les souvenirs de cette nuit-là reviendraient d'un seul bloc. Ça n'a pas marché.
Elle chaussa ses lunettes de soleil en soupirant.
- En tout cas, je te remercie d'être resté avec moi.
- Penses-tu. Je suis comme les scouts, moi : toujours prêt. Tu as faim?
Elle hésita un instant, et sourit.
- Oui. Je meurs de faim.
- Je dois avoir de quoi nous offrir des hamburgers.
- Fabuleux.
Il s'arrêta bientôt dans un McDonald's, où Emma approuva l'idée qu'ils fassent envelopper leur commande pour l'emporter. En revenant, Michael reprit sa place derrière le volant.
- J'ai pensé qu'on pourrait aller sur la plage.
- D'accord.
Elle ferma les yeux et s'adossa au siège de cuir. Elle était contente d'être venue. Contente d'avoir monté cet escalier. Contente d'être là, avec Michael, et de sentir le vent chaud dans ses cheveux.
- Il neigeait, quand j'ai quitté New York, dit-elle.
- Tu sais qu'il existe d'excellentes universités, en Californie...
Elle sourit
- Mais j'aime New York. Depuis toujours. Nous avons acheté un loft. Il est presque vivable, maintenant.
- Nous? s'enquit Michael, inquiet, tout à coup.
- Ma meilleure amie et moi. Marianne était avec moi à Sainte-Catherine, et nous avions juré de nous installer à New York. Elle est inscrite aux Beaux-arts.
- Elle veut devenir peintre ?
- Oui. Un jour, les plus grandes galeries se disputeront ses toiles. Elle dessinait toujours des caricatures incroyables des bonnes sœurs.
Ouvrant les yeux, elle remarqua l'air préoccupé de Michael ; il jetait sans cesse des coups d'œil dans le rétroviseur.
- Qu'y a-t-il ? demanda-t-elle.
- Je ne suis sans doute qu'un débutant qui fait du zèle, mais j'ai l'impression qu'une berline bleu foncé ne nous lâche pas d'une semelle, depuis le McDonald's.
Il changea de file et la berline fit de même.
- S'il n'était pas aussi maladroit, je dirais que nous sommes suivis.
- C'est probablement mon garde du corps, murmura Emma, avec un soupir las. Il me retrouve toujours.
Parfois, je me dis que papa a planté sous ma peau un de ces engins qui permettent de vous suivre grâce à un clignotant.
- Je pourrais le semer, proposa Michael.
- Vraiment?
Emma le regarda par-dessus les verres fumés de ses lunettes et pour la toute première fois, il perçut une lueur de vraie joie dans ses yeux lumineux. Il se sentit invincible.
- Durant mon époque rebelle, on jouait à se poursuivre sur la voie expresse, avec des copains. Un moteur comme celui-là devrait laisser notre importun dans la poussière.
- Alors vas-y, s'exclama-t-elle.
Ravi, Michael écrasa le champignon, fit une queue de poisson devant un break et accéléra l'allure. Puis, dépassant un pick-up, bifurquant devant une BMW, il poussa la Mercedes au-delà de la limitation de vitesse.
- Tu es doué, s'esclaffa Emma. Je ne le vois plus, ajouta- t-elle en pivotant sur son siège pour jeter un coup d'œil derrière elle.
- Il essaie de doubler le break, mais celui-ci ne le laisse pas passer. Il doit être furieux que je lui aie coupé la route. Accroche-toi.
Il se livra à un slalom habile entre plusieurs voitures, avant d'emprunter une sortie au bout de laquelle il effectua un brusque demi-tour qui le ramena sur la voie expresse, mais en sens inverse. Ils croisèrent la berline, ralentirent et longèrent tranquillement la rampe de sortie suivante.
- Vraiment doué, répéta Emma. C'est ce qu'on t'apprend à l'Académie de police?
- Certains talents sont innés, répondit-il en garant la voiture le long de la plage. Et puis, cette Mercedes est un vrai petit bijou à conduire.
- En tout cas, merci.
Emma déposa un baiser sur sa joue et saisit le paquet de hamburgers, avant de s'élancer vers le sable.
- Que j'aime la mer! s'écria-t-elle en riant et en virevoltant. L'eau, son odeur et le roulement des vagues.
Michael la contemplait, tenaillé par le désir de la prendre dans ses bras et de goûter enfin ses lèvres. Elle était si belle- Emma, se laissant tomber sur le sable, plongea la main dans le sac en papier.
- Ça aussi, ça sent bon.
Elle lui tendit un hamburger et remarqua soudain la manière dont il la dévisageait.
- Qu'y a-t-il?
- Hein ? Oh, rien. Je me rappelais la première fois que je t'ai vue, à la répétition. Après notre entrevue, papa m'avait emmené manger un hamburger, et je m'étais demandé, ce jour-là, s'il t'arrivait d'aller chez McDonald's.
- Non, mais on se faisait livrer. Il ne faut pas te sentir désolé pour moi, Michael. Surtout pas aujourd'hui.
- D'accord, dit-il en s'asseyant près d'elle. Passe-moi les frites.
Ils dévorèrent tout jusqu'à la dernière miette. Une brise légère s'était levée. Autour d'eux, des familles pique-niquaient, des jeunes gens étalaient leur bronzage ou leur plastique irréprochable. Les radios tournaient, ici et là.
Mais Emma n'entendait pas le bruit. Elle vivait un des moments les plus doux, les plus paisibles de sa vie.
- Qu'on est bien, murmura-t-elle. J'aimerais pouvoir rester plus longtemps.
- Moi aussi, j'aimerais que tu restes plus longtemps.
Pris du besoin irrésistible de la toucher, il tendit la main et lui caressa la joue. Elle tourna la tête en souriant, et ce qu'elle vit dans son regard lui fit battre le cœur à grands coups désordonnés. Elle entrouvrit les lèvres, instinctivement, comme pour poser une question.
Emma ne résista pas quand il effleura sa bouche de la sienne. Avec un petit gémissement, elle se rapprocha de lui, autorisant une intrusion qu'elle ne comprenait qu'à demi. Et lorsqu'il pénétra sa bouche, elle entendit le bruit de gorge un peu rauque qu'il laissa échapper, et sentit ses mains d'homme se refermer sur son bras. Sans hésiter, elle se serra contre lui, absorbant la myriade de sensations qui l'envahissaient.
L'aurait-il crue si elle lui avait avoué que. jamais encore, elle n'avait été embrassée de cette manière-là?
Qu'elle n'avait jamais rien ressenti de pareil ? Le désir la traversa comme une coulée de lave chaude, doux et merveilleusement aigu; elle ferma les yeux pour mieux capter ce plaisir neuf et en sceller le souvenir.
- Il y avait si longtemps que j'en avais envie, murmura- t-il, l'embrassant de nouveau, tendrement.
Emma se força à réfléchir, à reculer. Des sentiments trop forts, trop soudains, naissaient en elle, qu'elle ne savait comment appréhender. Confuse, elle se leva et marcha vers le bord de l'eau.
Michael ne bougea pas. Que penser de l'attitude d'Emma? Comment distinguer la légèreté, l'indifférence, d'une trop grande émotion? Il s'exhorta au calme. Il n'était pas de ces hommes qui aiment à la légère. Et, aussi ahurissant que cela parût, il était amoureux. Emma était belle, élégante et sans aucun doute habituée à être désirée par des hommes riches et importants. Il était un flic débutant issu d'une famille de classe moyenne. Poussant un soupir, il se leva à son tour, joua la carte de la décontraction.
- Il se fait tard, dit-il.
- Oui.
Devenait-elle folle ? Emma avait envie de pleurer et de rire tout à la fois. Elle voulait se tourner vers lui, se jeter dans ses bras, mais demain, elle serait à des milliers de kilomètres. Il avait juste voulu être gentil avec la pauvre petite fille riche. Elle se tourna vers lui, souriant calmement.
- Je dois rentrer, reprit-elle. Mais je suis vraiment contente de t'avoir revu.
- Tu sais où me trouver.
Il lui prit la main. Un geste amical, se dit-il. Et puis non ! Au diable l'amitié.
- Je veux te revoir, Emma. Il le faut.
- Je ne sais pas...
- Tu pourrais m'appeler, la prochaine fois que tu reviens.
La manière dont il la regardait troublait Emma, faisait courir des frissons dans tout son corps.
- Oui, bien sûr. J'aimerais bien... Mais j'ignore quand je pourrai revenir.
- Tu seras là pour le tournage du film, non ?
- Quel film?
Ils se dirigeaient vers la voiture. Michael s'arrêta.
- Tu sais bien. Ils commencent à Londres, mais après, tout se passera ici. Ils ont déjà demandé un renforcement de la sécurité. Le film, poursuivit-il devant l'air interrogateur d'Emma. Dévastée. Celui qu'on a tiré du livre de ta mère. Angie Parks tient le rôle principal.
Il s'aperçut tout à coup qu'il venait de commettre une gaffe monumentale.
- Je suis désolé, Emma. Je croyais que tu étais au courant.
- Non, répondit-elle, infiniment lasse, de nouveau. Je ne savais pas.
Il décrocha dès la première sonnerie. Il attendait, transpirant de peur, depuis des heures.
- Oui.
- Je l'ai trouvée, dit une voix tremblante qu'il connaissait
- Et alors ?
- Elle est allée voir le flic, Kesselring. Elle y a passé plus d'une heure. Puis elle s'est rendue dans la maison.
Elle est allée dans cette foutue baraque où tout est arrivé. Il faut faire quelque chose, et vite. Je te l'ai dit à l'époque, et je te le répète, je ne porterai pas le chapeau.
- Reprends-toi!
L'ordre claqua, sec, sans appel.
- Elle est entrée dans la maison, tu dis ?
- Oui, la baraque est à vendre. Ils sont carrément entrés dedans, je te dis.
- Elle n'était pas seule?
- Non. Un mec est venu avec elle. Le fils du flic, je crois.
- Et après, qu'est-ce qu'ils ont fait?
- Ils sont allés s'acheter des hamburgers.
- Quoi?
- Je te dis qu'ils sont allés chercher des saloperies de hamburgers, avant de jouer les Fangio sur la voie expresse. Je les ai perdus. Je sais qu'elle va passer la nuit à Los Angeles. Je peux trouver quelqu'un pour s'occuper d'elle.
- Ne sois pas stupide. Ce n'est pas nécessaire.
- Je te dis qu'elle a vu le flic et qu'elle est retournée dans la maison !
- Oui, je t'ai entendu. Réfléchis un peu, au lieu de paniquer. Si elle s'était rappelé quelque chose, tu crois vraiment qu'elle serait tranquillement allée s'acheter à bouffer?
- Je ne pense pas...
- C'est bien ton problème, et depuis le début. Ce petit voyage impulsif était un dernier effort pour essayer de faire remonter à la surface des souvenirs qui résistent. Il est inutile de faire du mal à Emma.
- Et si elle venait à se rappeler?
- C'est peu probable. Ecoute-moi bien, maintenant. La première fois, il s'agissait d'un accident; un accident tragique que tu as commis, toi.
- C'était ton idée.
- Evidemment. De nous deux, je suis le seul capable de réfléchir. Mais c'était un accident. Je n'ai pas l'intention de commettre un meurtre avec préméditation.
Il pensa à un musicien qui voulait désespérément des pizzas, mais son nom lui échappait.
- A moins que ce ne soit absolument inévitable, reprit-il. Tas pigé?
- Tu es vraiment le type le plus glacé qui soit.
- Oui, répondit-il avec un sourire. Et je te conseille de ne jamais l'oublier.
22.
Il neigeait sur Londres. De gros flocons épais qui glissaient à l'intérieur des cols et fondaient dans le cou.
C'était joli comme une carte postale, à moins de se trouver coincé dans les embouteillages sur King's Road.
Emma préférait marcher. Ça ne devait pas faire le bonheur de Sweeney, mais quoi ? Elle trouvait amusant de se promener ainsi dans Chelsea, comme n'importe quel adulte libre de ses mouvements. Il y avait des boutiques partout, des magasins d'antiquités, et les inévitables retardataires qui faisaient leurs courses de Noël à la dernière minute.
En dépit de la neige, elle avait vu une marchande de fleurs, sur Sloane Square. Même en décembre, on pouvait acheter une bouffée de printemps pour un prix raisonnable. Un instant tentée par les parfums et les couleurs, Emma s'était ravisée. Elle ne pouvait pas vraiment, après toutes ces années, se présenter devant sa mère avec un bouquet de fleurs.
Sa mère. Elle ne pouvait nier que Jane Palmer le fût. Pas plus qu'elle ne parvenait à l'accepter. Même le nom lui paraissait distant, comme lu dans un livre. Mais il lui arrivait encore de revoir son visage, furtivement, dans des rêves, avec l'expression agacée qui précédait toujours une gifle ou une autre brutalité. Ce visage, qu'elle avait vu depuis dans les magazines, appartenait au passé. Et aujourd'hui, elle s'apprêtait justement à rendre visite à ce passé.
Aujourd'hui, elle allait apporter une réponse aux questions restées en suspens, pendant toutes ces années.
Elle s'arrêta devant la maison de style victorien, avec ses hautes fenêtres étroites et son toit en coupole. Les rideaux étaient tirés partout et l'allée menant à l'entrée était encombrée de neige. Personne n'avait pris la peine d'accrocher la traditionnelle couronne de pin à la porte, ou une guirlande d'ampoules multicolores.
Emma eut une pensée pour la demeure pimpante des Kesselring. Il n'y avait pas de neige, en Californie, mais ils avaient réussi à créer une atmosphère de fêtes de Noël.
Avec un soupir, elle se fraya un chemin jusqu'à la porte et considéra le marteau de fer forgé en forme de tête de lion. Après une brève hésitation, elle le souleva, puis le laissa retomber sur le panneau de bois. Elle attendit quelques minutes, priant de toutes ses forces pour qu'il n'y eût personne. Si on ne répondait pas, ne pourrait-elle pas se dire qu'elle avait fait son possible pour effacer de son cœur et de son esprit le besoin de revoir Jane? Elle allait se détourner et s'éloigner, quand la porte s'ouvrit brusquement.
Emma demeura sans voix. La femme qui se tenait devant elle était vêtue d'un négligé de soie rouge tombant sur une épaule et couvrant des hanches devenues trop larges. Ses cheveux formaient une masse hirsute autour de son visage épais. Le visage d'une étrangère. Emma ne reconnut que le regard agacé, et les yeux plissés, désormais rougis par les abus d'alcool, la drogue et l'insomnie.
- Qu'est-ce que c'est ? demanda Jane d'un ton revêche, en serrant son négligé contre elle.
A sa grande horreur, Emma reçut, en pleines narines, ces relents de gin que, depuis toujours, elle associait à sa vie misérable avec Jane.
- Ecoute, la belle, reprit celle-ci, j'ai autre chose à fiche que de rester plantée sur le seuil, tout mon samedi.
Emma aurait voulu fuir; tourner les talons et s'en aller, très vite, très loin.
- Je... C'est moi..., Emma, bredouilla-t-elle.
Jane ne bougea pas, mais son regard se concentra sur la jeune femme. Elle vit un corps long et mince, de longs cheveux blond paie des traits délicats. Elle vit Brian, avant de voir sa fille. Un instant, elle ressentit comme un regret. Puis ses lèvres se retroussèrent.
Eh bien, vous m'en direz tant. La petite Emma est venue voir sa maman.
Elle eut un rire bref et Emma se raidit, se préparant à recevoir une calotte. Mais Jane s'effaça simplement pour la laisser passer.
- Entre donc, ma jolie. Nous allons faire un brin de causette.
Emma la suivit jusqu'à un salon encombré, dont les fenêtres étaient bouchées par de lourdes tentures soigneusement tirées. Une odeur bien connue flottait dans l'air, qui n'était pas celle du tabac. Le décor avait changé, mais l'atmosphère était aussi malsaine, aussi étouffante que dans le vieil appartement miteux des faubourgs de Londres.
De son côté, Jane réfléchissait déjà au moyen de tirer le maximum de cette aubaine. Elle avait des besoins, des habitudes qui lui coûtaient très cher, et la rente que Brian lui versait chaque année allait bientôt cesser. Jane savait bien qu'après l'échéance fixée, il ne lui donnerait plus un penny.
- Si on buvait quelque chose pour célébrer nos retrouvailles ? proposa-t-elle.
- Non, merci.
Avec un haussement d'épaules, Jane se servit à boire et leva son verre.
- Aux liens du sang, dit-elle dans un rire. Si je m'attendais à te trouver sur le pas de la porte, après toutes ces années !
Elle but une longue rasade, avant de se laisser choir sur le sofa de velours pourpre.
- Assieds-toi, ma belle, et parle-moi de toi.
- Il n'y a pas grand-chose à dire, répondit Emma, qui s'était assise au bord d'un fauteuil. Je suis venue à Londres pour les fêtes.
- Les fêtes ? Ah, Noël. Tu as apporté un petit cadeau à ta mère?
Emma secoua la tête. Elle avait l'impression d'être une petite fille, de nouveau. Terrifiée. Esseulée.
- Tu aurais pu faire ça, au moins, poursuivit Jane. Tu n'es pas très généreuse. Mais tu n'as jamais été une enfant très attentionnée. Te voilà presque une femme, maintenant.
Elle étudia les petits diamants qui ornaient les oreilles d'Emma.
- Et drôlement bien mise. Ce que c'est, de fréquenter des écoles de riches et de s'habiller chez les créateurs.
- Je vais à l'université, maintenant. Et je travaille à temps partiel.
- Tu travailles ? Pour quoi faire ? Ton père a plus d'argent qu'il ne pourra jamais en dépenser.
- J'aime ce que je fais, murmura Emma, essayant de contrôler sa nervosité. Je veux travailler.
-
Tu n'as jamais été très futée. Quand je pense à toutes ces années où je me suis démenée et privée de tout pour t'habiller et te nourrir. Qu'ai-je reçu, en retour? Des pleurnicheries, jusqu'au jour où tu es partie avec ton père, sans un regard en arrière. Tu as eu la belle vie, hein? La petite princesse à son papa. Pas une fois tu n'as pensé à moi.
- Si, murmura Emma
Jane se versa encore du gin. Elle aurait préféré quelque chose de plus fort, mais ce n'était pas le moment de laisser Emma toute seule. Celle-ci pourrait s'envoler, et avec elle, l'occasion de tirer un peu d'argent de cette visite inattendue.
- Il t'a montée contre moi, reprit-elle sur un ton plaintif. Il te voulait pour lui tout seul. Mais c'est moi qui ai supporté la grossesse, l'accouchement. C'est moi qui t'ai élevée d'abord. J'aurais pu me débarrasser de toi, tu sais.
Même à l'époque, ce n'était pas compliqué, si on savait à qui s'adresser.
Emma leva les yeux, fixa sa mère d'un regard sombre et intense.
- Pourquoi ne l'as-tu pas fait?
Jane s'agrippa à son verre. Ses mains commençaient à trembler. Il y avait des heures qu'elle n'avait pas pris quelque chose, et le gin était un pauvre substitut. Mais elle était maligne. Maligne et trop habituée à se leurrer, à se mentir, autant qu'elle mentait aux autres.
- Je l'aimais, répondit-elle. Je l'ai toujours aimé. Nous avons grandi ensemble, tu sais. Et il m'aimait, lui aussi. Il m'adorait. S'il n'y avait pas eu sa musique et sa foutue carrière, on serait toujours ensemble. Mais il m'a jetée comme une rien du tout. Il n'a jamais aimé personne plus que sa musique. Tu crois qu'il tenait à toi?
Elle se leva en ricanant.
- Il n'en a jamais rien eu à foutre. C'était son image, qui comptait. Le public ne devait pas penser que Brian McAvoy était le genre d'homme à abandonner son enfant.
Emma sentit ses vieilles frayeurs remonter à la surface, mais elle les repoussa avec courage.
- Il m'aime, murmura-t-elle. Il a tout fait pour moi.
- Il aime Brian, s'écria Jane, le regard luisant d'une joie méchante.
Elle avait tout essayé pour gâcher la vie de son amant. Mais elle ne pouvait plus rien contre lui, aujourd'hui.
Avec Emma, c'était plus facile.
- Il nous aurait abandonnées toutes les deux, s'il n'avait pas craint le scandale. C'est ce qu'il allait faire, jusqu'à ce que je le menace d'aller tout raconter aux journaux. Il a eu peur des gros titres! Lui et sa vermine d'imprésario savaient bien comment réagirait le public chéri, en apprenant que l'idole laissait pourrir sa fille bâtarde dans un taudis. Alors il t'a prise et il m'a payé un joli magot pour m'écarter.
- Il t'a payée? répéta Emma, avec un haut-le-cœur.
- Ce fric, je l'ai mérité.
Jane prit le menton de sa fille entre le pouce et l'index et pinça très fort.
- J'ai mérité chaque sou, et plus encore. Il t'a achetée, comme il a voulu acheter sa tranquillité d'esprit. Mais ça n'a pas marché, hein? Il continue à trimballer sa mauvaise conscience...
- Lâche-moi, dit Emma en repoussant la main de Jane. Ne me touche plus jamais.
- Tu m'appartiens autant qu'à lui.
- Non, répondit la jeune fille en se levant. Quand tu m'as vendue, tu as vendu les droits que pouvait te conférer ton statut de mère. Et papa m'a peut-être achetée, mais il ne me possède pas davantage.
Emma ravala les larmes qui lui brûlaient les yeux. Elle ne voulait pas pleurer. Pas devant cette femme.
- Je suis venue aujourd'hui pour te demander d'arrêter le film, celui qu'ils vont tourner à partir de ton livre.
J'espérais que tu accepterais de le faire pour moi. Mais j'ai perdu mon temps.
- Je suis encore ta mère ! hurla Jane. Tu n'y peux rien.
- Non, je n'y peux rien. Je dois juste apprendre à vivre avec cette idée.
La jeune fille pivota sur ses talons.
- Tu veux que j'arrête ce film? cria Jane en se lançant derrière elle. A quel point?
Très calme, Emma se retourna.
- Tu crois que je vais te donner de l'argent ? Tu as fait une erreur de jugement, cette fois. Tu n'obtiendras jamais un sou de moi.
- Petite garce !
La main de Jane claqua en travers du visage d'Emma, qui ne fit pas un geste pour l'éviter. Sans un mot, la jeune fille se dirigea vers la porte, l'ouvrit et sortit.
Emma marcha longuement, sans but, évitant les passants, ignorant les rires, la circulation et l'ambiance de fête autour d'elle. Les larmes ne jaillissaient pas. Elle était stupéfaite de la facilité avec laquelle elle parvenait à les contrôler, désormais. Le froid devait être d'une aide certaine, ainsi que le bruit, qui l'empêchait de réfléchir.
Lorsqu'elle se trouva devant chez Beverly, elle ne sut pas si le hasard ou le destin l'avait portée jusque-là, mais sans hésiter, elle poussa la sonnette. Aujourd'hui, elle allait régler tous ses comptes avec le passé. Après, elle pourrait enfin vivre sa vie.
La porte s'ouvrit Une bouffée d'air chaud l'accueillit; un léger parfum de pinède. Alice la dévisagea, d'abord surprise, puis émue. Elle l'avait reconnue immédiatement.
- Bonjour, Alice, murmura Emma. Je suis contente de vous revoir.
L'ancienne gouvernante demeura immobile, les yeux embués de larmes.
- Alice, vous n'oublierez pas de donner le paquet à Terry, si jamais il passe, dit Beverly en apparaissant, un manteau de fourrure sur le bras. Je rentrerai vers...
Elle se figea et son petit sac noir lui échappa des mains.
- Emma, dit-elle dans un souffle.
Un bonheur violent, aigu, lui fit battre le cœur à toute allure, et elle eut envie, un instant, de se précipiter sur la jeune fille pour la serrer contre elle. Mais aussitôt, il y eut la honte, le remords.
- J'aurais dû téléphoner, commença Emma. J'étais en ville, alors j'ai pensé...
- Je suis tellement heureuse que tu sois venue.
Reprenant son sang-froid, Beverly sourit et fit un pas en avant.
- Alice, dit-elle avec douceur. Soyez assez gentille pour nous préparer du thé.
- Tu t'apprêtais à sortir, intervint Emma. Je ne veux pas...
- Ça n'a aucune importance. Alice, répéta-t-elle.
Celle-ci hocha la tête et s'éloigna rapidement.
- Tu as tellement grandi, murmura Beverly. C'est à peine croyable. Mais entre donc, tu dois être gelée, ajouta-t-elle en prenant la main gantée d'Emma.
- Tu avais des projets...
- Rien d'important: le cocktail d'une cliente. J'aimerais vraiment que tu restes, insista Beverly en la dévorant du regard. S'il te plaît
- Bien sûr.
- Je vais prendre ton manteau.
Elles s'installèrent, comme deux inconnues bien élevées, dans le vaste salon de Beverly.
- C'est superbe, ici, dit Emma en plaquant un sourire poli sur son visage. Il paraît que tu es devenue une décoratrice très recherchée. Je comprends pourquoi.
- Merci.
- J'ai acheté un loft à New York, avec ma meilleure amie, enchaîna la jeune fille, nerveusement. Il n'est pas encore tout à fait terminé. Je n'imaginais pas à quel point c'est compliqué.
- New York, répéta Beverly. Tu habites là-bas, maintenant?
- Oui. J'étudie la photographie.
- Oh ! Cela te plaît?
- Beaucoup.
- Tu vas rester longtemps, à Londres?
- Jusqu'à la fin des vacances de Noël.
Il y eut un silence gêné, qu'Alice interrompit fort opportunément en reparaissant, les bras chargés d'un plateau de thé.
- Merci, Alice, dit Beverly. Je vais servir.
Elle posa sa main sur celle d'Alice, y imprimant une légère pression.
- Elle est restée avec toi, commenta Emma, quand celle-ci eut disparu.
- Oui. Enfin, nous sommes surtout restées ensemble. Tu prends toujours trop de crème et trop de sucre?
demanda Beverly, heureuse de s'occuper les mains et l'esprit avec les tasses, les soucoupes et la théière.
- J'ai renoncé à la crème, répondit Emma. Je prends juste trop de sucre, maintenant.
- Avec Brian, on craignait toujours que tu ne deviennes énorme et que tu te gâtes les dents, avec ton penchant pour les sucreries.
Elle tressaillit et chercha un sujet de conversation plus neutre.
- Mais parle-moi un peu de la photographie. Quels sont tes sujets de prédilection ?
- Les gens. Les portraits. J'espère devenir une professionnelle.
- C'est merveilleux. J'aimerais beaucoup voir tes photos.
Elle marqua une pause.
- Peut-être lors de mon prochain passage à New York.
- Pourquoi ne me demandes-tu pas comment il va, Beverly? demanda Emma avec douceur. Ce serait plus facile, pour toi comme pour moi.
Beverly leva la tête et croisa le regard de la jeune fille. Ces grands yeux si bleus lui rappelaient tellement Brian.
- Comment va-t-il ? demanda-t-elle.
- Si seulement je le savais. Sa musique marche mieux que jamais. La dernière tournée..., mais tu dois savoir tout cela.
- Oui.
- Il compose la bande originale d'un film et parle de réaliser un album conceptuel. Et puis, il y a les vidéos.
C'est à croire qu'elles ont été inventées pour le mettre en valeur. C'est presque aussi bon qu'en concert. Il boit trop, enchaîna-t-elle.
- Je l'ai entendu dire. P.M. s'inquiète à son sujet. Mais leurs relations sont tendues, depuis quelques années.
- Je voudrais le convaincre d'entrer dans une clinique, mais il n'écoute pas. C'est difficile de le raisonner, parce que cela n'a pas encore affecté son travail, sa créativité, ni même sa santé. Il voit pourtant Stevie...
- Tu te fais du souci pour Brian.
- Oui.
Beverly eut un pâle sourire.
- C'est pour ça que tu es venue?
- En partie.
- Emma, je te le jure, si je pensais pouvoir l'aider, je n'hésiterais pas une seconde.
- Pourquoi?
Beverly prit sa tasse de thé pour se donner le temps de choisir ses mots, avec soin.
- Brian et moi avons partagé beaucoup de choses. Ça fait très longtemps, bien sûr, mais ce ne sont pas des sentiments qu'on peut oublier.
- Tu le détestes?
- Non, bien sûr que non.
- Et moi?
- Oh, Emma.
La jeune fille se leva brusquement.
- Je ne voulais pas te poser cette question. Je ne sais pas pourquoi, d'un seul coup, j'ai éprouvé ce besoin de...
Elle s'arrêta devant la cheminée et contempla le feu qui crépitait dans l'âtre.
- Je suis allée voir Jane, aujourd'hui.
- Oh.
Emma eut un rire un peu rauque.
- Oui, « Oh », comme tu dis. J'avais l'impression qu'il le fallait; que la revoir me permettrait d'y voir plus clair. Et bêtement, j'espérais la convaincre de faire annuler le tournage du film qu'ils ont tiré de son livre.
Elle se retourna brusquement.
- Tu ne peux pas imaginer ce que j'ai éprouvé en la regardant, en voyant ce qu'elle est et en sachant qu'elle est ma mère.
- Emma-
Beverly réfléchit un instant, avant de poser sa tasse.
- Tu ne lui ressembles en rien. Tu n'étais déjà pas comme elle quand tu es venue chez nous, et tu ne l'es pas davantage aujourd'hui.
- Elle m'a vendue à papa.
- Cela ne s'est pas passé comme ça !
- Il lui a donné de l'argent et elle l'a pris. J'étais une marchandise qu'ils se sont passée, avant de te la refiler.
- Non!
Beverly bondit sur ses pieds, dans un cliquetis de porcelaine.
- Ecoute-moi, Emma. J'étais là, le jour où Brian t'a ramenée à la maison. Je me souviens de l'expression qu'il y avait sur ton visage, et sur le sien. Il était nerveux, peut-être même effrayé. C'est vrai, aussi, qu'il lui a donné de l'argent, mais c'était pour te protéger.
- D'après elle, c'était surtout pour protéger son image.
- Elle ment !
Beverly marcha jusqu'à la jeune femme et prit ses mains entre les siennes.
- Brian voulait te tirer de ses griffes parce qu'il avait peur pour toi. Pas à cause de son image, mais parce que tu étais sa fille.
- Et chaque fois qu'il me regardait, chaque fois que tu me regardais, c'était elle que vous voyiez.
- Pas Brian. Jamais lui.
Elle poussa un soupir.
- Moi, peut-être, au début. J'étais jeune. Seigneur, j'avais l'âge que tu as aujourd'hui, Emma. Nous étions follement amoureux ; en pleins préparatifs de mariage. J'étais enceinte de Darren. Et soudain, tu étais là, une part de la vie de Brian qui m'était totalement étrangère. J'avais peur de toi. Je crois même que je t'en voulais d'être là. La vérité, c'est que je ne voulais rien ressentir pour toi, si ce n'est un peu de pitié.
Emma fit mine de se dégager, mais Beverly la saisit par les épaules.
- Je ne voulais pas t'aimer, Emma. Et puis, tout à coup, ce fut trop tard. Ce n'était pas prémédité de ma part.
Un jour, j'ai compris que je t'aimais.
Emma éclata en sanglots, brusquement, et, se laissant aller contre Beverly, elle pleura violemment, sans honte.
- Je suis tellement désolée, ma chérie. Je m'en veux tellement de n'avoir pas été là pour toi. Maintenant, tu as grandi et j'ai raté ma chance.
- Je croyais que tu me détestais..., à cause de Darren. Je croyais que tu me blâmas...
- Non.
Beverly se dégagea, consternée, stupéfaite.
- Mon Dieu, Emma, tu n'étais qu'une enfant. J'ai blâmé Brian, et j'avais tort. Je me suis blâmée, moi aussi, et je prie le Seigneur de m'être trompée. Mais quels que soient mes torts, je ne t'ai jamais blâmée, toi.
- Je l'ai entendu pleurer...
- Chut
Elle s'agrippa aux mains d'Emma et les porta à son visage. Jamais elle ne s'était doutée que celle-ci pût souffrir à ce point. Sinon... peut-être aurait-elle eu la force d'oublier sa propre souffrance pour le bien de l'enfant Elle espérait de tout son cœur qu'elle l'aurait fait.
- Ecoute-moi, reprit-elle. Ce fut la chose la plus horrible qui me soit jamais arrivée ; la plus destructrice ; la plus douloureuse. Je me suis retournée contre ceux que j'aurais dû chérir plus fort encore. Pendant plusieurs années, j'étais comme un zombie ; je voulais mourir, en finir. Il y avait quelque chose en lui, Emma, quelque chose de magique. Parfois, j'avais du mal à croire qu'il était né de ma chair et de mon sang. Et quand il est parti, comme ça, si vite, de cette façon cruelle et inutile, c'était comme si on m'avait arraché le cœur. Je ne pouvais rien faire. J'avais perdu mon enfant. Et dans mon chagrin, je me suis détournée de mon autre enfant. Et je l'ai perdue.
- Je l'aimais aussi. Je l'aimais tant.
- Je sais, dit Beverly, souriant avec douceur. Je le sais.
- Et toi aussi, je t'aimais. Tu m'as tellement manqué.
- Je ne pensais pas que je te reverrais un jour, ou que tu pourrais me pardonner.
Emma n'en croyait pas ses oreilles. Et tout ce temps, elle avait craint d'être celle à qui on ne pardonnerait jamais! Il avait suffi de quelques mots, pour jeter un peu de baume sur ses plaies ouvertes. Soudain, elle retrouva le sourire.
- Quand j'étais petite, je pensais que tu étais la plus belle femme du monde, dit-elle. Je le pense toujours. Ça t'ennuierait si je t'appelais maman, de nouveau ?
Beverly la serra dans ses bras en tremblant.
- Attends une seconde, dit-elle, tout à coup. J'ai quelque chose pour toi.
Restée seule, Emma prit un mouchoir dans son sac et s'essuya les yeux. Sa mère avait toujours été, et serait toujours Beverly. Cette quête-là, au moins, elle pouvait l'abandonner derrière elle.
- Je l'ai gardé pour toi, déclara Beverly en revenant. Et sans doute un peu pour moi, aussi. Il m'a aidé à traverser bien des nuits solitaires.
Poussant un cri de joie, Emma bondit sur ses pieds.
- Charlie !
23.
Vingt-deux musiciens d'orchestre se bousculaient dans le studio; il y avait des violonistes, des violoncellistes, des flûtistes, des bassons et une harpiste. Deux assistants s'étaient donné du mal pour accrocher des guirlandes au plafond et décorer un drôle de petit arbre de Noël en aluminium.
Johnno avait préparé une mixture alcoolisée qu'il était le seul, apparemment, à supporter sans l'ombre d'un effet secondaire. Les autres n'étaient pas ivres — pas encore — mais les effusions allaient se multipliant dans une joyeuse ambiance.
Ils travaillaient sur une chanson depuis plus de quatre heures et Brian était presque satisfait du résultat. Le casque sur les oreilles, il écoutait la dernière prise, émerveillé comme au premier jour de constater à quel point une petite mélodie née dans sa tête pouvait subitement prendre corps et commencer une vie qui lui était propre.
Pete se tenait dans la cabine d'enregistrement, visiblement agacé, comme d'habitude, par le perfectionnisme qu'affichait Brian ; mais celui-ci ne lui accordait pas l'ombre d'une pensée.
Johnno, lui, jouait au poker avec un flûtiste et la ravissante harpiste. Avec sa verve et son humour ravageur, il avait animé le jeu en imposant la tricherie et des paris outrageux. De son côté, P.M. lisait un roman policier. Il semblait préférer la solitude, ces temps-ci. Stevie était encore dans les toilettes. Sa dernière tentative de désintoxication avait duré moins d'une semaine, après sa sortie de clinique.
Le groupe était satisfait, songea Brian, et largement prêt à clore cette longue journée de travail. Il écouta les dernières notes de la chanson.
- Je veux refaire les voix.
Johnno tendit les deux mains.
- Qu'est-ce que je vous avais dit ?
Ses deux partenaires de jeu pouffèrent de rire, avant de lui fourrer chacun un billet de cinq livres dans les paumes.
- Comment savais-tu qu'il voudrait une autre prise? demanda la harpiste.
- Je connais mon petit gars.
Johnno se leva, remarqua l'air ennuyé de Pete, et, comme Brian, l'ignora superbement.
- Et une petite dernière pour la postérité !
- Tu peux pas faire ça, vieux ! s'écria Stevie, qui revenait des toilettes. Tu sais quel jour on est? C'est la satanée soirée de Noël.
- Il nous reste deux heures, répondit Brian.
C'était triste à constater, mais il faudrait sans doute vingt minutes avant que Stevie redescende de son nuage.
A cet instant, il planait à vingt mètres au-dessus du sol.
- Plus vite on aura fini et plus vite tu pourras rentrer accrocher ton bas au manteau de la cheminée, conclut Brian.
- Hé, regardez qui est là ! annonça Stevie, comme Emma entrait discrètement dans le studio. Notre petite fille. Alors, ma belle, qui est le meilleur, ici ? demanda-t-il en jetant un bras autour de l'épaule de la jeune femme.
Emma força un sourire sur ses lèvres et embrassa sa joue maigre et creuse.
- Papa, répondit-elle.
- Tu n'auras que du charbon dans ton bas de Noël.
- Je pensais que vous seriez encore là. Je peux vous écouter un moment?
- C'est cinq pence et deux shillings, intervint Johnno.
Il avait remarqué la détresse d'Emma et l'aida à se dégager naturellement de l'étreinte de Stevie, sans cesser de badiner :
- Mais puisque c'est jour de fête, on te fait cadeau des shillings.
- Nous n'en avons plus pour longtemps, assura Brian.
- Il a dit la même chose il y a deux heures, poursuivit Johnno. Ce type est un maniaque. On s'en débarrasse dès la fin de l'audition.
Brian posa sa cigarette et but une longue gorgée d'eau plate pour s'éclaircir la gorge.
- Juste les voix sur Lost the Sun.
- La vingtième prise, commenta P.M.
- Désolé de t'arracher à la littérature, railla Brian.
- Lost the Sun ? intervint Emma en se plaçant instinctivement entre les deux hommes. J'ai de la chance, c'est ma préférée.
- Tant mieux, dit Johnno. Comme ça, tu pourras faire le chœur.
Elle fit un pas pour aller s'asseoir, mais Brian lui prit le bras en souriant d'un air ravi.
- Hé, attends un peu! C'est exactement ce dont nous avons besoin. Tu vas entrer au deuxième couplet.
Il demanda à un assistant d'apporter un autre casque et installa sa fille devant un micro.
- Papa, je ne peux pas..., protesta celle-ci.
- Mais si, tu peux. Tu connais les paroles et la mélodie.
- Oui, mais...
- C'est parfait. J'aurais dû y penser plus tôt. Cette chanson a besoin d'une touche féminine. Le ton doit être léger, juste un peu triste.
- Ça ne sert à rien de discuter, renchérit Johnno en collant le casque sur les oreilles de la jeune fille. Il est parti au galop sur son idée.
Emma poussa un soupir et décida de jouer le jeu.
- Quel sera mon pourcentage? Est-ce que mon nom paraîtra sur l'album? Qu'en est-il du contrôle artistique?
Brian lui pinça le nez.
Le voir heureux suffisait au bonheur d'Emma. Rien ne valait une nouvelle idée pour le faire décoller. Il donnait des instructions, consultant Johnno, gardant un œil de lynx sur Stevie et évitant P.M. avec subtilité.
Emma entendit la musique dans sa tête, le jeu nostalgique des cordes et des flûtes. C'était un son arrondi, presque classique. Comme de la pluie; pas un orage, mais une pluie grise et continue.
La voix de son père résonna dans ses oreilles, claire, douce, en dépit des paroles mélancoliques.
« J'ai cherché ton visage / J'ai appelé ton nom / Tu étais la lumière / Les ombres m'ont couvert / J'ai perdu le soleil. »
Elle écouta, frappée comme toujours par l'harmonie presque surnaturelle qu'il parvenait à créer, avec Johnno.
La voix de Brian s'éleva, tenant les notes, les caressant. Et soudain, l'évidence la frappa de plein fouet. Le soleil qu'il avait perdu, c'était Beverly. Cette chanson parlait d'elle, lui était dédiée.
Ecarquillant les yeux, Emma les fixa sur son père. Comment n'avait-elle pas compris plus tôt? Il l'aimait toujours. Il n'était pas en colère, ni plein de ressentiment, mais désespérément amoureux.
Quand vint son tour de chanter, Emma, de toute son âme, unit sa voix à celle de Brian :
« Ma vie n’est qu’ombre sans toi / Sans toi / Je rêve de lumière et me réveille dans l'ombre / J'ai perdu le soleil. »
La musique s'éleva, s'amplifia et mourut. Alors, Emma porta la main de son père à ses lèvres et la baisa tendrement.
- Je t'aime, papa.
Le cœur dans la gorge, il se pencha sur elle et sa bouche effleura la sienne.
- Envoyez le play-back, lança-t-il.
Il était plus de minuit, quand les musiciens commencèrent à s'en aller, et il se passa encore une bonne heure avant que Brian se déclarât satisfait de la voix additionnelle. Emma le vit se verser un plein gobelet de Chivas Regal et l'avaler comme si c'était de l'eau, tout en poursuivant une discussion technique avec l'ingénieur du son. Elle avait beau comprendre un peu mieux la douleur de Brian, elle ne pouvait rester là, à le regarder la noyer dans des litres de whisky.
Elle déambula dans le studio et fit un détour par les toilettes pour se rafraîchir un peu. Us parlaient tous d'aller terminer la soirée dans un club et, fatiguée ou pas, elle avait l'intention de les accompagner pour veiller sur son père.
Elle ouvrit la porte et se figea, choquée. Des traînées de sang zébraient le carrelage d'ordinaire si blanc, et son odeur, froide, métallique, se mêlait à une puanteur de vomi. Elle porta les mains à sa gorge et recula, trébuchant presque, avant de courir vers le studio.
- Papa!
Brian finissait son Chivas tout en enfilant son manteau. Le bonheur du travail accompli se lisait sur son visage et il plaisantait avec Johnno; mais le rire mourut sur ses lèvres, à l'instant où il vit l'expression bouleversée de sa fille.
- Quoi? Que se passe-t-il?
- Dans les toilettes. Vite.
Elle lui prit la main et l'entraîna derrière elle.
- Il y en a partout sur les murs. Je... je ne peux pas entrer, dit-elle en s'agrippant à Johnno.
Brian poussait déjà la porte. Il jeta un bref coup d'œil, avant de la claquer brutalement.
- Nom de Dieu !
Il saisit le bras d'Emma et se tourna vers Pete.
- Fais nettoyer ça, ordonna-t-il à son imprésario.
- Quoi? s'écria sa fille en se dégageant. Papa, pour l'amour du ciel, il y a du sang partout sur les murs.
Quelqu'un s'est blessé. Il faut...
- Va chercher ton manteau et sortons d'ici.
- Mais il faut appeler la police, un médecin...
- Calme-toi, Emma, intervint Pete. Il n'y a aucune raison d'appeler la police.
- Aucune raison?
- Emma, tu vas oublier cet incident.
- Mais...
- C'est Stevie !
Furieux, Brian la prit par les épaules et la força à regarder vers le coin où s'était traîné le guitariste, avant de se laisser tomber par terre.
- Il utilise des drogues dures, de nouveau. Tu ne peux pas enfoncer des aiguilles dans toutes les veines de ton corps et ne pas perdre de sang.
- Mon Dieu, murmura la jeune femme. Il est en train de se tuer.
- Probablement.
- C'est tout ce que tu trouves à dire ?
- Que veux-tu que je fasse? répliqua Brian, attrapant le manteau d'Emma et le lui collant dans les bras. C'est sa vie.
- Tu ne peux pas blâmer Brian, intervint Pete. Il a essayé, je t'assure. Nous avons tous essayé. Dès que l'album sera enregistré, nous le convaincrons de suivre une nouvelle cure de désintoxication.
- Dès que l'album sera terminé. Toujours le foutu album !
Révoltée, elle se tourna vers son père.
- Il est ton ami.
Celui-ci ne prit pas la peine de se défendre. Combien de fois avait-il supplié Stevie d'accepter de l'aide?
Combien de fois avait-il essuyé lui-même son sang ?
- Tu ne comprends pas, dit-il simplement.
- Non, tu as raison. Je ne comprends pas.
Elle jeta un coup d'oeil autour d'elle.
- Je rentre à la maison.
- Emma...
Déchiré, Brian se tourna pour regarder Stevie.
- Va-t'en, déclara P.M. Je m'occupe de le ramener chez lui.
- D'accord.
Brian rattrapa Emma dehors. La neige avait cessé de tomber et la lune brillait d'un éclat bleuté. Il serra son manteau contre lui pour lutter contre la morsure du froid et posa la main Sur l'épaule de sa fille.
- Emma.
Elle s'arrêta, mais ne se retourna pas.
- Je comprends que tu sois bouleversée. C'est une vision que nul ne devrait avoir à supporter. Jamais.
La jeune femme fit volte-face et le regarda droit dans les yeux.
- Et pourtant tu fais la même chose !
- Je n'ai jamais utilisé d'aiguille, Emma. Jamais.
- Et le reste, c'est bien ? s'exclama-t-elle, en dépit de son soulagement.
- Ni bien ni mal. C'est la réalité.
- Pas mon genre de réalité.
- Je le sais, et j'en suis heureux.
Il prit le visage d'Emma entre ses mains.
- Crois-moi, si je pouvais, je te protégerais de tout ce qui peut te faire du mal ou de la peine.
- Je ne veux pas être protégée. Je n'en ai pas besoin.
Ils s'interrompirent pour regarder Johnno et P.M. porter Stevie jusqu'à une des voitures.
- Est-ce donc le genre de vie que tu désires? reprit la jeune femme. C'est pour ça que tu as tant travaillé?
C'était ça, tes beaux rêves?
Brian était furieux. Furieux parce qu'il avait honte. Honte devant sa fille. Honte de ne pas connaître la réponse à ses questions.
- Je ne peux pas l'expliquer, Emma. Mais je sais que l'on n'obtient jamais tout ce qu'on veut, et encore moins tout ce dont on a rêvé.
Elle se détourna de nouveau, mais ne s'éloigna pas. Tendrement, il déposa un baiser dans ses cheveux. Puis, ils se dirigèrent vers la voiture de Brian. Sans parler.
Telle une ombre, Sweeney leur emboîta le pas.
Michael avait beau avoir vécu toute sa vie du côté de Hollywood, il n'en était pas moins un peu badaud, comme le commun des mortels. Aussi, ne vit-il aucun inconvénient à faire partie de l'équipe de sécurité assignée sur le tournage du film Dévastée. Evidemment, la mission n'était pas toujours de tout repos. D'abord, il fallait contrôler les hordes de fans. Ceux du groupe Devastation, par exemple, après s'être insurgés contre le livre de Jane Palmer, conspuaient maintenant les producteurs du film, et certains arboraient des airs franche ment belliqueux. Il y avait les jeunes filles qui hurlaient et pleuraient à chaque apparition de Matt Holden, le jeune premier en vogue qui s'était vu confier le rôle de Brian. Elles n'étaient pas les moins imprévisibles. Michael avait reçu des coups de pied dans les cheville, des coups de poing, et certaines avaient même sangloté sur son uniforme.
Aujourd'hui, la tension était à son comble. C'était le premier jour de tournage d'Angie Parks. On avait recréé une rue de Londres en plein studio et des figurants déambulaient dans le décor, vêtus à la mode du début des années soixante. Soudain, elle apparut. La star du film. L'ex-femme de P.M. Ferguson, dans le rôle de l'ancienne maîtresse de Brian McAvoy. L'ironie n'avait pas échappé à la presse qui en avait fait ses choux gras.
Angie s'avança, longue, plantureuse, son corps de déesse serré dans une minijupe et un chemisier de coton.
Elle eut un geste amical, mais distant, en direction des fans et s'entretint quelques instants avec son partenaire et le réalisateur. La scène était simple. Jane et Brian longeaient cette rue londonienne, étroitement enlacés. Toute la matinée, les deux acteurs arpentèrent donc les mêmes cent mètres, pour les différents angles de caméra, puis pour les gros plans de Jane, quand elle levait un visage adorateur vers son amant.
Durant la pause du déjeuner, Michael s'aperçut brusquement qu'Angie le regardait avec insistance et il lui sembla, tout à coup, que son col l'étranglait. Il la vit murmurer quelques paroles à un assistant, puis s'éloigner au bras du réalisateur.
Les dialogues furent ajoutés à la scène, plus tard dans la journée. La même promenade, les mêmes mouvements. Il était question de promesses d'amour éternel, de projets d'avenir. Mais Michael n'entendit rien. Il savait seulement qu'entre deux prises, Angie lui jetait un long regard.
Elle le draguait, se dit-il avec un sentiment mêlé d'excitation et de terreur brute. Et sans s'embarrasser de subtilité. Il n'en fut pas moins choqué, quand, une fois la scène achevée, elle lui fit signe de la rejoindre.
- Ma caravane est par là-bas, dit-elle.
- Je vous demande pardon ?
- Ma caravane, reprit-elle en le fixant avec un sourire lent et séducteur.
Sa bouche était peinte en rose vif, pour les besoins du film, et elle passa le bout de sa langue sur sa lèvre supérieure, sans le quitter des yeux.
- Je dois me changer et me démaquiller, reprit-elle. Vous n'aurez qu'à m'attendre à l'extérieur. C'est vous qui me reconduisez chez moi.
- Mais, mademoiselle Parks, je suis de service...
- Oui. A mon service. J'ai reçu des lettres de menaces au sujet de ce rôle, voyez-vous. Je me sentirai tellement plus en sécurité, avec un homme fort près de moi.
Elle marqua une pause pour signer quelques autographes.
- Les producteurs ont tout arrangé avec vos supérieurs, cet après-midi.
Sur un dernier battement de cils, elle s'éloigna de sa démarche onduleuse, tandis que Michael demeurait figé sur place.
- Kesselring.
Clignant des yeux, Michael se tourna vers le sergent Cohen.
- Vous allez escorter Mlle Parks chez elle, dit ce dernier, dont le visage rougeaud était plus congestionné que d'habitude. Jusqu'à nouvel ordre, vous passerez la prendre le matin pour l'accompagner au studio et vous la reconduirez le soir.
A en juger par le ton mordant de sa voix, Cohen n'approuvait guère cet arrangement.
- Je compte sur vous pour vous conduire convenablement, conclut-il.
- Oui, sergent.
Michael veilla à ne pas laisser exploser son sourire, avant que Cohen eût disparu.
Elle sortit de sa caravane une demi-heure plus tard, vêtue d'une robe rouge serrée à la taille par une grosse ceinture de cuir. Son parfum flottait autour d'elle, laissant dans son sillage de ces bouffées capiteuses qui montent directement au cerveau d'un homme. Ses cheveux tombaient en cascades blondes sur ses épaules et ses yeux étaient dissimulés par de grosses lunettes de soleil.
Elle s'arrêta devant la portière, à l'arrière de la voiture de patrouille, et attendit que Michael l'ouvrît pour elle.
Alors, elle s'installa sur la banquette, lui donna son adresse et ferma les yeux. Durant tout le trajet, elle ne prononça pas une parole, et Michael finit par se dire qu'il s'était trompé sur ses intentions. Il se sentait à la fois ridicule et soulagé.
En arrivant devant les grilles de fer forgé, elle fit un signe de la main au garde, et Michael s'engagea dans l'allée, se rappelant la première fois qu'il était venu là, plusieurs années auparavant, avec Emma. Cette pensée le fit sourire. Tristement. Avec regret. Chère, douce Emma. Elle ne ferait jamais partie de sa vie, sinon dans ses rêves.
Il s'arrêta devant le perron, coupa le contact et sortit pour ouvrir la portière à la comédienne.
- Entrez, ordonna Angie.
- Madame, je...
- Entrez, répéta-t-elle, avant de monter les marches.
Elle laissa la porte ouverte derrière elle, certaine qu'il allait la suivre. Les hommes suivaient toujours.
Puis elle se dirigea vers ce qu'elle appelait volontiers son salon de réception et, abandonnant ses lunettes de soleil sur une table, marcha vers un cabinet Louis XV.
- Scotch ou bourbon ? demanda-t-elle sans se retourner, le devinant sur le seuil, un peu gêné, hésitant.
- Je suis en service, murmura-t-il.
Il ne put s'empêcher de lever les yeux vers le portrait grandeur nature qui trônait au-dessus de la cheminée. Il le connaissait. Il l'avait déjà vu, avec Emma.
- Bien sûr, dit Angie, qui se versait déjà un soda au bar. Je trouve très rassurant que vous preniez à ce point votre devoir au sérieux. Un Coca-Cola, ça ira?
Elle versa le contenu d'une canette dans un verre et, se tournant vers lui, le lui tendit.
- J'aimerais que nous bavardions, quelques instants. Faire connaissance... Puisque vous allez vous occuper de moi, pendant un moment.
Elle marquait un léger temps d'arrêt après chaque phrase, laissant traîner les mots et prenant un plaisir manifeste à tisser la toile de séduction dans laquelle elle allait faire tomber sa victime.
- Allez, ajouta-t-elle avec un sourire. Je ne vous mordrai pas.
Elle attendit qu'il acceptât le verre, avant de s'en servir un et de se lover dans un coin du sofa.
- Asseyez-vous et parlez-moi de vous.
Angie savourait chaque instant de cette petite scène, ressentant les premiers effets de l'excitation. Il était si jeune; son corps serait dur comme du roc. Une fois débarrassé de sa charmante timidité, il serait passionné, avide. Il ne pouvait guère avoir plus de vingt-cinq ans. A cet âge, les hommes étaient infatigables.
Michael s'assit à son tour, parce qu'il se sentait idiot, debout au milieu de cette pièce, un verre de Coca dans la main. Il n'était pas stupide. Sa première impression au sujet des intentions d'Angie Parks était la bonne. Restait à décider, maintenant, ce qu'il allait faire, lui.
- Je suis flic, deuxième génération, déclara-t-il enfin. Né en Californie.
Il but une gorgée en se disant qu'il était détendu. Bon sang, il avait vingt-quatre ans. Si l'époustouflante Angie Parks voulait flirter, il pouvait bien lui passer ce petit caprice.
- Et un fan, ajouta-t-il avec un sourire.
- Vraiment? dit Angie, ronronnant presque.
- J'ai vu tous vos films.
Une fois de plus, son regard fut attiré par le portrait.
- Il vous plaît ? demanda-t-elle.
- Oui. Il est superbe.
D'un long mouvement fluide, elle tendit la main, souleva le couvercle d'une boîte en argent, posée sur la table basse, et tira une cigarette. Elle la tint entre l'index et le majeur, le regardant jusqu'à ce qu'il comprenne le message et s'empare du briquet assorti, qui trônait dans la boîte argentée.
- En fait, je l'ai déjà vu, reprit-il.
- Quoi donc?
- Le portrait. C'est drôle, quand on y pense. J'étais ici même, il y a sept ou huit ans. Avec Emma.
Angie plissa les yeux.
- Emma McAvoy?
- Oui. Je l'avais vue à la plage. On s'était rencontrés, plusieurs années auparavant. Je l'ai ramenée chez elle.
Enfin, ici. Je crois que vous tourniez un film, en Europe.
- Vraiment, murmura Angie.
Elle réfléchit quelques instants, et sourit. Ça rendait la situation plus piquante, encore. Voilà qu'elle s'apprêtait à séduire un ami de la jeune Emma, alors même qu'elle jouait le rôle de sa mère, dans ce qui s'annonçait comme le film le plus chaud de l'année. Elle posa son verre sur la table basse et se pencha vers Michael, jouant un instant avec les boutons de sa chemise.
- Comme le monde est petit... Vous voyez Emma souvent ?
- Non. Enfin, à dire vrai, je l'ai vue le mois dernier, quand elle est venue à Los Angeles.
- C'est charmant, susurra Angie en faisant sauter le premier bouton. Vous êtes... ensemble, tous les deux?
- Non. C'est-à-dire... Non. Mademoiselle Parks...
- Angie.
Elle souffla des volutes de fumée vers le visage de Michael.
- Et vous, quel est votre nom, chéri ?
- Michael. Michael Kesselring. Je ne...
Angie se figea, un instant.
- Kesselring ? Existe-t-il un lien avec le policier qui était chargé de l'enquête sur le meurtre McAvoy?
- C'est mon père. Mademoiselle...
Elle eut alors un formidable rire. Un rire clair et ravi.
- De mieux en mieux. Appelons cela le destin, Michael.
Sa main glissa lentement jusqu'à la cuisse du jeune homme.
- Détends-toi.
Il n'était pas stupide, et il n'était pas mort non plus. Quand les doigts d'Angie se refermèrent sur lui, un plaisir aigu le traversa comme une lame brûlante. Et avec lui, un terrible sentiment de culpabilité. Ridicule, pensa-t-il aussitôt. Cette femme était belle, dangereuse, le fantasme inavoué de tout homme. Et il n'avait plus dix ans.
Angie le caressa d'une main experte, le sentant durcir contre sa paume. Il serait un amant merveilleux, se dit-elle. Et l'ironie — l'ironie de la situation — était irrésistible.
- Je n'ai jamais eu un flic, murmura-t-elle en mordillant la lèvre de Michael. Tu seras le premier.
Sentant sa gorge se nouer, il secoua la tête, comme pour s'éclaircir les idées. Alors, une vision stupéfiante de clarté se fit jour devant ses yeux : lui et Emma, assis sur la plage, un après-midi d'hiver. Puis Angie se leva. Elle déboucla sa ceinture et, d'un simple mouvement des épaules, fit tomber sa robe rouge à ses pieds. Dessous, son corps était blanc, luxuriant et nu. Elle caressa ce corps devant lui, adorant chaque courbe avec des gestes d'amant.
Avant qu'il eût trouvé la force de se relever, elle s'installa sur lui et, poussant un gémissement, pressa la bouche de Michael contre un sein parfaitement rond.
- Fais-moi des choses, dit-elle dans un souffle. Fais-moi tout ce que tu voudras.
24.
Les tabloïds s'en donnèrent à cœur joie :
L'amant flic d'Angie Parks
Tous les détails de l'histoire
Triangle de passion et de meurtre à Hollywood
Aucun n'avait manqué de rappeler toutes les connexions avec les McAvoy, afin de rendre l'affaire plus juteuse, encore. A New York, Emma passait des heures dans sa chambre noire, essayant d'ignorer les commérages et priant pour que ce ne fût pas vrai.
Cela ne la regardait pas, se disait-elle. Michael n'était qu'un ami — une connaissance, à vrai dire. Rien ne les liait l'un à l'autre, à part ce baiser, sur la plage. Un petit baiser qui ne signifiait rien. Même si... Mais justement, elle n'était pas sûre de comprendre ce qu'elle avait ressenti. C'était sans doute sans importance. Et si Michael était effectivement tombé entre les griffes d'Angie, il fallait le plaindre; en aucun cas, elle ne pouvait se sentir trahie. Ils menaient leur vie, chacun de son côté; lui, sur la côte Ouest; elle, sur la côte Est. Et justement, à New York, les choses commençaient à bouger vraiment, pour elle.
Emma travaillait pour Runyun. Ce n'était peut-être qu'un petit boulot d'assistante, mais en quelques semaines, elle avait plus appris qu'en plusieurs années de tâtonnements et études. Elle s'améliorait, pensa-t-elle en trempant une épreuve dans le fixateur. Et ce n'était qu'un début.
Professionnellement, elle savait exactement où elle allait. Et si le magazine Rolling Stone aimait les photos des Devastation qu'elle avait prises durant les séances d'enregistrement à Londres, elle serait lancée.
Sur le plan personnel, c'était une autre histoire.
L'entrevue avec Jane l'avait profondément choquée et, malgré les paroles rassurantes de Beverly, Emma ne pouvait se débarrasser de sa terrifiante obsession : devenir un jour comme sa mère. Une alcoolique. Une alcoolique minable et rongée par l'amertume.
Comment pouvait-elle échapper à une fatalité qui semblait la cerner de toutes parts? Sa mère, son grand-père.
Son père. Car elle avait beau vouloir s'aveugler, elle ne pouvait nier l'évidence. L'homme qu'elle aimait plus que tout au monde était un esclave de l'alcool, au même titre que la femme qu'elle voulait haïr. Et cela la terrifiait.
Mais il n'était pas bon d'y penser sans cesse, se dit-elle en suspendant son cliché pour le faire sécher. Elle l'étudia un instant, d'un regard critique, avant de retourner vers son agrandisseur.
D'ailleurs, elle avait un autre sujet d'inquiétude : Marianne. Celle-ci ratait des cours pour rejoindre Robert Blackpool dans les restaurants et les bars où il était bon d'être vu. De là, ils se rendaient dans les clubs à la mode.
De plus en plus souvent, Marianne rentrait à l'aube, les yeux cernés, avec plein d'histoires à raconter. Mais le pire, c'était les nuits où Blackpool restait au loft, dans le studio de Marianne. Dans le lit de Marianne.
Du fond du cœur, Emma souhaitait le bonheur de son amie. Marianne semblait heureuse. Elle était follement amoureuse, pour la première fois, et d'un homme qui, manifestement l'adorait. Elle menait la vie brillante et décadente dont elles avaient tant rêvé toutes les deux, quand elles étaient enfermées derrière les murs sévères de Sainte- Catherine.
Et Emma s'en voulait d'être jalouse, critique. Marianne lui manquait, et les mines épanouies de la jeune femme, après une nuit d'amour, l'agaçaient. Alors, elle se jugeait mesquine et méchante. Mais le plus ennuyeux était le malaise qu'elle ressentait en présence de l'heureux amant. Blackpool était beau, excitant et bourré de talent, elle ne pouvait le nier; surtout à cet instant où elle étudiait les clichés qu'elle avait pris de lui.
Marianne avait insisté pour qu'Emma le photographie. Il s'était comporté en vrai gentleman; très à l'aise, amusant, flatteur, adoptant l'attitude qui sied, en présence de l'amie de sa maîtresse.
Sa maîtresse. Emma poussa un soupir. C'était peut-être ça, le problème. Depuis plus de dix ans, elle partageait tout avec Marianne ; chaque pensée, chaque désir, chaque rêve. Mais ça, elles ne pouvaient pas le partager, et pour Emma, le bonheur éclatant de son amie était un rappel constant de ce qu'elle-même n'avait encore jamais connu.
De tels sentiments la faisaient rougir de honte. Elle pouvait justifier ceux que Blackpool lui inspirait; il était trop lisse, trop beau parleur; il aimait trop les clubs et les femmes. Ses yeux étaient trop sombres, quand ils s'attardaient sur elle; trop insolents, lorsqu'ils se posaient sur Marianne. Mais la vérité, c'est qu'elle était désespérément jalouse de son amie.
Alors, elle se raisonnait. Peu importait que Blackpool ne lui fût pas sympathique, se disait-elle. Peu importait que Johnno partageât son sentiment en tout point. Ce qui comptait, c'est que Marianne était amoureuse.
Emma alluma la lumière et s'étira. Elle avait passé la majeure partie de la journée dans sa chambre noire et se découvrait un appétit dévorant, tout à coup.
Elle fouillait dans le réfrigérateur à la recherche de quelque chose de plus intéressant que les restes de spaghettis bolognaise de la veille, lorsqu'elle entendit s'ouvrir la porte de l'ascenseur.
- J'espère que tu as fait le plein de vivres, lança-t-elle. C'est la dèche, ici.
- Désolé.
Emma se retourna brusquement en entendant la voix de Blackpool.
- Oh, j'ai cru que c'était Marianne.
- Eh non. Elle m'a donné une clé.
Il sourit.
- J'aurais fait des courses, si j'avais su que j'allais trouver une femme affamée.
- Marianne est au cours, dit Emma en consultant sa montre. Elle ne devrait pas tarder.
- J'ai tout mon temps.
Il entra dans la cuisine et jeta un coup d'œil par-dessus l'épaule d'Emma qui, aussitôt, fit un pas de côté.
- Pas terrible, en effet, déclara-t-il tranquillement en prenant quand même une des bières que Marianne achetait spécialement pour lui.
Il y avait un ouvre-bouteille incrusté dans un pan de mur et il fit sauter la capsule, avant de se tourner vers Emma, qu'il étudia de pied en cap.
La jeune fille avait rassemblé ses cheveux sur le haut de sa tête pour ne pas être gênée en travaillant. Soudain, sous le regard de Blackpool, elle sentait que son jean était trop serré, son T-shirt trop lâche. Peu désireuse de se trouver coincée avec lui dans la cuisine, elle fit mine de sortir; mais il se plaça sur son chemin, et leurs deux corps se touchèrent, une fraction de seconde. C'était un acte délibéré, suggestif et d'autant plus choquant qu'il ne s'était jamais permis, jusqu'alors, un geste aussi déplacé. Comme elle se dégageait brusquement, il rit.
- Je te rends nerveuse, Emma?
- Non. Vous avez prévu de sortir, ce soir?
- Oui.
Il arbora ce sourire ravageur qu'Emma détestait tant.
- Tu veux te joindre à nous ?
- Je ne pense pas, non.
La seule fois que Marianne avait réussi à l'entraîner avec eux, Emma avait passé la soirée à les suivre de club en boîte de nuit et à éviter les paparazzis.
- Tu ne sors pas assez, ma jolie.
- J'ai du travail, riposta-t-elle.
- A ce propos, tu as développé les photos de moi ?
- Oui. Elles sont en train de sécher.
- Je peux les voir?
Haussant légèrement les épaules, Emma le précéda dans la chambre noire. Elle n'avait pas peur de lui, se dit-elle. Et s'il imaginait pouvoir l'ajouter à son tableau de chasse, elle saurait bien le remettre à sa place.
- J'en suis assez contente, dit-elle. J'ai joué la carte du ténébreux, avec une pointe d'arrogance.
- Sexy?
Son souffle chaud caressait la nuque d'Emma. Elle essaya de contrôler le trouble fugitif qui la traversa.
- Certaines femmes trouvent l'arrogance sexy.
- Pas toi?
- Non, répondit-elle en désignant les clichés suspendus par des pinces. S'il y a une photo qui te plaît, je peux t'en faire un agrandissement.
Distrait un instant par sa propre image, Blackpool en oublia son flirt. La séance avait eu lieu dans le loft. Il avait joué le jeu sur l'insistance de Marianne, et parce qu'il aimait l'idée de déployer son charme devant Emma. Il avait un penchant pour les toutes jeunes femmes, surtout depuis qu'il avait rompu avec son épouse. Celle-ci avait trente ans, l'esprit tranchant comme une lame de rasoir et une fâcheuse tendance à se transformer en harpie, dès qu'elle le soupçonnait, à raison, de lui être infidèle.
Marianne, au contraire, était vive, amusante, et une maîtresse enthousiaste. Quant à Emma, la jeune et douce Emma, c'était encore autre chose. Il voulait découvrir ce qu'elle dissimulait sous son apparente réserve. Son innocence virginale l'émoustillait. En outre, son père en deviendrait fou, ce qui ajoutait encore du piment à l'entreprise. Mais il écarta ces pensées, un instant, tandis qu'il étudiait les épreuves en noir et blanc.
- Marianne disait que tu étais douée, mais je la soupçonnais de se laisser aveugler par son affection pour toi, murmura-t-il.
- Non, je suis douée.
Il eut un rire profond et rauque qui la fit frémir et elle s'écarta un peu plus de lui. Oh, oui, il était sexy. Mais au-delà des réactions primitives qu'il provoquait en elle, quelque chose en lui la rebutait.
- Tu l'es, ma douce, murmura-t-il en se tournant vers elle. Je dis toujours qu'il faut se méfier de l'eau qui dort.
- Je connais mon travail.
- C'est plus que du travail.
Il s'approcha d'elle et posa une main contre le mur, la bloquant ainsi dans un coin de la chambre noire. La situation présentait un élément de danger auquel il ne pouvait résister.
- La photographie est un art, n'est-ce pas? Et les artistes sont doués de qualités qui manquent aux autres.
De sa main libre, il ôta une des pinces qui retenaient les cheveux d'Emma. Elle demeurait immobile, nerveuse, effrayée comme un lapin pris dans les phares d'une voiture.
- Les artistes se reconnaissent entre eux, poursuivit-il en tirant une autre pince. Est-ce que tu me reconnais, Emma?
Elle ne pouvait ni parler, ni bouger. Son cerveau était comme paralysé. Puis, comme elle trouvait la force de secouer la tête, il enfonça une main dans la chevelure blonde qu'il venait de libérer et lui écrasa la bouche de ses lèvres ouvertes et brûlantes.
Emma ne réagit pas immédiatement. Elle devait, à jamais, se reprocher ce moment de stupéfaction et le plaisir torride qu'elle avait ressenti à ce moment-là.
Blackpool se pressa contre elle, ravi par tant d'innocence. Sa langue se glissa dans la bouche entrouverte d'Emma et, comme elle gémissait, comme elle protestait enfin, il remonta ses mains sous le T-shirt, lui emprisonnant les seins et les pressant dans ses paumes.
- Non!
Mais il rit de nouveau. L'émoi de sa victime avait transformé sa curiosité en un feu dévorant et il la plaqua contre le mur.
- Lâche-moi, cria Emma.
Elle se débattait de toutes ses forces, à présent, ses ongles agrippant le cuir du blouson de Blackpool. Une terreur affreuse s'était emparée de tout son être. Elle ne savait pas qu'elle pleurait, ni que cela excitait son bourreau.
D'un coup sec, Blackpool défit les boutons du jean de la jeune fille et s'apprêtait à faire de même avec le sien, lorsqu'elle réussit à attraper une paire de ciseaux qui traînait sur une étagère à côté d'elle. Elle les prit à deux mains.
- Laisse-moi, dit-elle d'une voix aussi tremblante que les doigts qu'elle avait refermés sur son arme.
- Qu'est-ce que….
Il recula d'un pas, frappé tout à coup par la violence de son regard.
- Tu défends ton honneur ? railla-t-il. Tu étais prête à le jeter par-dessus les moulins, il n'y a pas une minute.
Comme il faisait mine de se rapprocher de nouveau, elle brandit les ciseaux d'un air menaçant.
- Sors d'ici. Je t'ordonne de sortir. Et ne t'approche plus jamais de moi, ni de Marianne. Quand je lui dirai...
- Tu ne lui diras rien du tout, répliqua-t-il, souriant malgré sa fureur. Tu ne réussirais qu'à perdre une amie.
Elle est amoureuse de moi et elle croira exactement ce que je lui raconterai. Tu te rends compte, séduire ainsi l'amant de sa meilleure amie...
- Tu n'es qu'un salaud; et un menteur.
- Exact, ma jolie. Et toi, tu es une allumeuse frigide.
Il reprit sa bière et avala une gorgée.
- Moi qui voulais te rendre service. Tu as un problème, chérie, mais rien qu'on ne puisse soigner avec un bon coup. Et crois-moi, je suis un très bon coup. Tu n'as qu'à demander à ta copine.
- Sors d'ici.
Mais comment le saurais-tu, petite fille effarouchée par l'idée du péché ! Je suis sûr que tu nourris des fantasmes inavouables en nous écoutant, Marianne et moi, quand nous sommes là-haut. Tu es de celles qui aiment qu'on les viole; c'est tellement mieux, quand on peut hurler son innocence tout en en demandant davantage.
Emma serra les dents.
- Je te préviens, si j'utilise ces ciseaux, je vise directement tes couilles.
Elle eut la satisfaction de le voir pâlir, de rage, certainement, mais aussi de peur. Au même instant, ils entendirent la porte de l'ascenseur.
- Emma? lança la voix de Marianne. Tu es là?
Blackpool regarda Emma d'un air goguenard.
- Ici, ma chérie, répondit-il à voix haute. Emma me montrait ses épreuves.
Il pivota sur ses talons et sortit de la chambre noire.
- Je t'attendais, dit-il à Marianne, d'une voix suave.
- Je ne savais pas que tu serais là...
Un silence essoufflé suivit et Emma imagina son amie dans les bras de Blackpool. De la main droite, elle frotta sa bouche, avec dégoût.
- Allons voir ces photos, reprit Marianne.
- Pourquoi faire, puisque tu as l'original?
- Robert…
La protestation de la jeune femme mourut dans un gémissement étouffé.
- Mais, Emma...
- Ne t'en fais pas pour elle. Elle est occupée. J'ai attendu ce moment toute la journée...
Emma demeura immobile, tandis que leurs murmures montaient le long de l'escalier. Alors, très doucement, elle ferma la porte. Elle ne voulait rien entendre. Elle ne voulait pas imaginer. Ses jambes la portèrent à peine jusqu'au tabouret. Là, elle lâcha les ciseaux, qui s'écrasèrent sur le carrelage.
Il l'avait touchée. Ce monstre l'avait touchée, et, l'espace d'un instant, elle avait voulu qu'il continue. Elle avait désiré qu'il ne lui laisse pas le choix, juste comme il l'en avait accusée. Et pour ça, elle le haïssait, et se haïssait plus encore.
Le téléphone sonna trois fois à côté d'elle avant qu'elle trouve l'énergie de décrocher.
- Oui.
- Emma. Emma, c'est toi?
- Oui.
Il y eut un grésillement sur la ligne, une hésitation.
- C'est Michael. Michael Kesselring.
Elle regarda devant elle, sans rien voir.
- Oui, Michael.
- Je... Est-ce que ça va? Quelque chose ne va pas?
Elle faillit éclater de rire. Un rire tonitruant et amer.
- Non. Pourquoi ça n'irait pas?
- Je ne sais pas. Tu as une drôle de voix... Je suppose que tu as lu les tabloïds.
- Je les ai vus.
Il poussa un soupir. Le discours qu'il avait préparé avec tant de soin s'était évanoui de son esprit.
- Je voulais t'expliquer...
- Pourquoi ? Ce que tu fais et avec qui tu le fais ne me regarde en aucune façon.
Tout à coup, la colère l'étouffait. Cette colère que la peur l'avait empêchée de ressentir, un moment plus tôt.
- Je ne vois vraiment pas pourquoi je devrais me préoccuper de savoir avec qui tu baises, n'est-ce pas?
- Oui. Non. Bon Dieu, Emma. Je... je ne voulais pas que tu imagines...
- Quoi? Tu vas me dire que tu n'as pas couché avec elle?
- Non, je ne peux pas dire ça.
- Dans ce cas, nous n'avons plus rien à discuter.
- Emma, je ne sais pas comment cette histoire a pris de telles proportions. Il faut que je te parle, mais pas au téléphone. Je peux demander deux jours de congé et prendre l'avion.
- Je ne te verrai pas.
- Emma, pour l'amour du ciel !
- Je ne te verrai pas. Ça ne sert à rien, Michael. Une fois de plus, je te dis que tu es libre de faire ce que tu veux, avec qui tu veux, et avec ma bénédiction, par-dessus le marché. Je veux tirer un trait sur le passé. Un trait définitif. Tu comprends ?
Il y eut un silence interminable, à l'autre bout de la ligne.
- Oui, répondit-il enfin. Je suppose que je comprends... Bonne chance, Emma.
- Merci, Michael. Au revoir.
Elle pleurait de nouveau. C'était la réaction. La réaction à cette scène horrible avec Blackpool. Elle ne souhaitait que du bien à Michael. Vraiment. Oh, maudit soit-il, lui aussi, et tous les hommes de la terre !
Elle verrouilla la porte, alluma la radio et, se laissant glisser sur le sol, pleura toutes les larmes de son corps.
25.
On aurait dit qu'un ouragan s'était déchaîné sur le loft. Mais Marianne avait toujours été poussée par un souffle violent, se dit Emma en contemplant le désordre ambiant avec un sourire. Il y en avait partout; des magazines, des sacs à main vides, des vêtements, un seul escarpin noir et une pile de disques étalés sur le sol, comme un jeu de cartes. Emma en choisit un, le posa sur la platine et la voix d'Aretha Franklin s'éleva dans l'appartement.
Elle sourit, se rappelant que Marianne avait écouté ce disque, la veille, en faisant ses valises. Dire qu'elle était partie à Paris. Un an à l'école des Beaux-arts était une opportunité à laquelle elle n'avait pu résister. Emma était folle de joie pour son amie, mais elle se sentait bien seule, au milieu du grand loft vide.
Enfin, pas pour longtemps. Elle aussi devait préparer ses bagages. Dans deux jours, elle serait à Londres. Elle allait suivre la tournée des Devastation, mais cette fois, en qualité de photographe officiel. Un titre qu'elle avait mérité. Brian lui avait donné sa chance en lui demandant de réaliser la photo de couverture de l'album Lost the Sun, et le portrait du groupe — un cliché qu'elle avait voulu très cru, en noir et blanc — lui avait gagné l'estime générale; à tel point que Pete avait cessé de parler de népotisme. En fait, c'était lui-même qui l'avait appelée pour l'inviter à couvrir la tournée. Salaire et frais inclus.
Londres, Dublin, Paris — où elle pourrait voir Marianne —, Rome, Madrid, Berlin, sans compter les villes entre une capitale et l'autre. En tout, dix semaines à caracoler à travers l'Europe. A son retour, elle réaliserait le projet qu'elle caressait depuis deux ans : ouvrir son propre studio.
Emma ramassa tout ce qui traînait et le porta dans l'atelier de Marianne où la pagaille était plus indescriptible encore. Il y flottait une odeur de térébenthine mêlée aux effluves du parfum Opium, et Emma contempla un instant le désordre des chevalets et des pots de verre encombrés de pinceaux et autres brosses. Oui, son amie allait lui manquer terriblement. Elles avaient tout partagé, les plaisanteries, les crises, les disputes et les larmes. Il n'existait aucun secret entre elles. A l'exception d'un seul, se rappela Emma. Encore aujourd'hui, elle ne pouvait s'empêcher de frissonner en y pensant.
Elle n'avait jamais parlé de la scène avec Blackpool. Ni à Marianne, ni à personne. Et pourtant, elle avait bien failli le faire, surtout la nuit où son amie était rentrée, ivre et persuadée qu'il allait la demander en mariage.
- Regarde ce qu'il m'a donné! s'était-elle exclamée en lui montrant le diamant en forme de cœur qui pendait à son cou. Il m'a dit qu'il ne voulait pas que je l'oublie, pendant qu'il enregistrerait son nouvel album à Los Angeles.
- C'est très beau, avait murmuré Emma. Quand part-il ?
- Ça y est. Je l'ai conduit à l'aéroport.
Emma avait retenu un soupir de soulagement.
- J'ai passé une demi-heure assise dans le parking, racontait Marianne, à pleurer comme une imbécile, après son départ. C'est idiot. Il va revenir. Oh, Emma, je sais qu'il va me demander de l'épouser. Je le sais.
- L'épouser? s'était écriée Emma, prise de panique. Mais, Marianne...
- C'est la façon dont il m'a dit au revoir; son regard, quand il m'a donné le pendentif. J'ai été à deux doigts de le supplier de m'emmener avec lui. Mais je veux qu'il m'appelle. Il va le faire. Je le sais.
Evidemment, rien de tel ne s'était produit.
Marianne était restée assise près du téléphone, chaque soir; elle rentrait de cours à toute allure, jour après jour, dans l'espoir de trouver un message sur le répondeur. Blackpool ne se manifesta jamais.
Trois semaines plus tard, elle comprit pourquoi. La télévision, puis les tabloïds, se mirent à le montrer partout en compagnie d'une jeune et ravissante choriste brune.
La première réaction de Marianne fut de rire aux éclats. Puis, elle essaya de le joindre. Il ne la rappela jamais.
Jusqu'au jour où on lui répondit qu'il prenait des vacances en Crète. Avec la petite brune.
Marianne avait été terrassée, foudroyée. Emma ne l'avait jamais vue dans un tel état. Heureusement, elle avait fini par s'en sortir. Et, après avoir maudit Blackpool en des termes colorés qui avaient réchauffé le cœur d'Emma, la jeune femme avait jeté le diamant par la fenêtre.
Puis, elle s'était tout à fait remise. Elle avait replongé dans son travail avec une fureur et une énergie qu'elle devait sans doute à ce scélérat. L'artiste n'enfante-t-il pas dans la douleur?
Emma, de son côté, aurait voulu oublier aussi facilement. C'était le passé, se disait-elle encore en redescendant dans sa chambre. Mais son problème, justement, était qu'elle se rappelait toujours tout avec trop de clarté. C'était à la fois une chance et une malédiction que de revoir ce qui lui était arrivé un an, ou vingt ans plus tôt, aussi aisément qu'elle se voyait dans un miroir.
A l'exception d'une nuit dans sa vie, songea-t-elle. Cette nuit-là ne réapparaissait que dans ses rêves.
L'Interphone l'arracha à ses pensées, et elle redescendit l'escalier en se demandant qui pouvait bien venir la voir.
- Oui? dit-elle en poussant le bouton.
- Emma? C'est Luke.
- Luke ? Monte !
Ravie, elle attendit devant l'ascenseur, qui s'ouvrit presque aussitôt. Elle serra Luke dans ses bras, un peu surprise de sentir une légère hésitation de sa part.
- Luke, je ne savais pas que tu étais à New York.
Elle se dégagea pour le regarder et dut se forcer pour garder le sourire. Il avait une mine affreuse, le regard creusé, cerné. La dernière fois qu'elle l'avait vu, il s'apprêtait à partir pour Miami. Un nouveau job, une nouvelle vie.
- Je suis arrivé il y a deux jours, dit-il. Tu es plus jolie que jamais.
- Merci, répondit-elle.
Et parce que la main de Luke était si froide dans la sienne, elle la frictionna automatiquement.
- Viens, entre. Tu veux boire quelque chose?
- Tu as du bourbon ?
Elle haussa un sourcil. Depuis qu'elle le connaissait, elle ne l'avait jamais rien vu avaler de plus fort que du vin blanc.
- Je vais voir, répondit-elle.
Elle attendit qu'il fût installé dans le fauteuil pour aller dans la cuisine. Miami ne lui réussissait pas, se dit-elle en ouvrant les placards. A moins que ce ne soit la rupture avec Johnno. Luke avait l'air d'un cadavre ambulant.
Ou comme le survivant d'une catastrophe. Pâle, hagard. Dix-huit mois plus tôt, quand elle l'avait vu avant son départ, Luke était un homme magnifique, beau et musclé.
- Il y a du cognac, lança-t-elle.
- Très bien, répondit-il.
Elle le rejoignit quelques instants plus tard avec son verre, et le Perrier qu'elle s'était versé. Le sourire de Luke était moins contraint, quand elle s'assit sur le canapé, en face de lui.
- J'ai toujours adoré cet endroit, dit-il. Où est Marianne?
- A Paris. Ou plutôt, dans un avion à destination de Paris. Elle va y rester un an pour compléter sa formation.
Il hocha la tête et contempla les photos accrochées sur un mur.
- J'ai vu ton étude de Baryshnikov.
- Ce fut l'un des moments les plus excitants de ma vie. J'étais stupéfaite que Runyun me confie cette mission.
- Et la couverture de l'album.
- Attends de voir celle du nouveau, qui doit sortir à la fin de la semaine. Bien sûr, la musique n'est pas mal non plus.
- Comment va Johnno ? demanda Luke, dont les doigts se crispèrent sur son verre.
- Bien. Je crois qu'ils ont réussi à le convaincre de jouer son propre rôle dans un épisode de Miami Vice...
Ils appellent ça un cameo. Je suis sûr qu'il t'appellera, s'il va en Floride.
Luke but une gorgée de cognac et sentit chaque goutte glisser le long de sa gorge.
- Il n'est pas à New York?
- Non, il est à Londres. Ils se préparent pour la tournée. Je vais les accompagner. En fait, je prends l'avion après- demain.
- Tu vas le voir?
- Oui, dans deux jours. Luke, que se passe-t-il ?
Il secoua la tête. Lentement, avec précaution, il posa son verre sur la table basse et prit une enveloppe blanche dans sa poche, avant de la tendre à Emma.
- Tu veux bien lui donner ceci pour moi?
- Bien sûr.
- Dès que tu le verras.
- Oui.
Sur le point de laisser l'enveloppe à côté d'elle, Emma surprit le regard de Luke.
- Je vais la glisser tout de suite dans mon sac, dit-elle.
Quand elle revint, il se tenait debout devant une fenêtre, son verre vide entre les mains. Soudain, il chancela, et le verre se brisa sur le sol. Emma eut à peine le temps de se précipiter pour rattraper Luke dans ses bras.
- Assieds-toi. Viens. Tu es malade.
Elle s'agenouilla près de lui, caressant ses cheveux, tandis qu'il fermait les yeux.
- Tu as de la fièvre. Je vais appeler un médecin.
- Non.
Il releva la tête, avant de la baisser de nouveau.
- J'ai déjà vu un médecin. J'en ai consulté toute une flopée.
- Tu as besoin de manger, déclara-t-elle fermement. On dirait que tu n'as rien avalé depuis une semaine.
Laisse-moi te préparer...
- Emma.
Il lui prit la main. Elle savait. Il le voyait dans son regard, mais elle refusait de l'admettre. Lui aussi s'était entêté, longtemps, dans son refus d'accepter la réalité.
- Je suis en train de mourir, murmura-t-il d'un ton égal, presque paisible. C'est le sida.
- Non ! s'écria Emma. Mon Dieu, non.
- Je suis malade depuis des semaines. Des mois. Je croyais que c'était un rhume, la grippe, une carence en vitamines. Je ne voulais pas aller chez le médecin. Et puis il a bien fallu. Je n'ai pas accepté le premier diagnostic, ni le deuxième, ni le troisième.
Il rit.
- Mais il y a des choses auxquelles on ne peut pas échapper.
- Il existe des traitements, des médicaments. Je l'ai lu.
- Je suis bourré de médicaments. Certains jours, je me sens bien.
- Il y a des cliniques.
- Je refuse de passer le temps qui me reste dans une clinique. J'ai vendu ma maison, alors j'ai un peu d'argent. Je vais louer une suite au Plaza. Aller au théâtre, au cinéma, dans les musées, voir des ballets. Toutes les choses que je n'ai pas eu le temps de faire, ces dernières années.
Il sourit de nouveau et toucha doucement la joue d'Emma.
- Je suis désolé pour le verre.
- Ce n'est pas grave.
- Tu as toujours eu beaucoup de classe, Emma, murmura-t-il. Non, je t'en prie, ne pleure pas.
Sa voix se crispa et il détourna les yeux, ne voulant pas voir les larmes de la jeune femme.
- Je vais ramasser, dit-elle.
Il lui prit la main pour la retenir.
- Non. Reste assise, un moment.
- Luke, tu ne peux pas abandonner la lutte. Chaque jour qui passe apporte une nouvelle chance de..., oh, je sais, ça ressemble à un lieu commun, mais les recherches avancent. Ils Finiront par trouver un remède. Il le faut.
Luke ne dit rien. De toute évidence, elle espérait une consolation qu'il n'était pas capable de lui donner.
Comment lui expliquer ce qu'il avait ressenti, quand on lui avait communiqué les résultats? Il n'y avait pas eu seulement la peur et la colère, mais l'humiliation, aussi, et le désespoir. Quand une crise de pneumonie l'avait terrassé, quelques semaines plus tôt, les ambulanciers s'étaient bien gardés de le frôler. Il avait été isolé de tout contact humain, privé de compassion et d'espérance.
Elle était la première à le toucher. A pleurer pour lui. Et il ne pouvait pas lui expliquer.
- Quand tu verras Johnno, ne lui raconte pas de quoi j'ai air.
- D'accord.
Cela parut le réconforter. Sa main se détendit dans celle d'Emma.
- Tu te souviens quand j'ai essayé de t'apprendre à cuisiner?
- Oui. Tu m'avais dit que j'étais un cas désespéré, mais que Marianne, elle, portait l'inaptitude à des sommets jamais atteints.
- Tu as fini par réussir la recette des spaghettis.
- Je continue à les faire, une fois par semaine. Luke, laisse tomber le Plaza et viens t'installer ici.
Comme il secouait la tête, elle insista.
- Ce soir, alors. Juste ce soir. C'est tellement triste, sans Marianne. Je pourrai te montrer comme je réussis bien ta sauce de spaghettis, maintenant.
Il enfouit le visage dans ses mains, et elle éclata en sanglots.
Quand l'avion d'Emma atterrit à Heathrow, il pleuvait. C'était une pluie de printemps, qui la fit penser aux jonquilles. Sa mallette de photographe suspendue à l'épaule, elle retrouva Johnno dans le terminal. Il l'embrassa et glissa un bras autour de ses épaules, avant de l'entraîner vers la sortie.
- Pete s'occupe de faire livrer tes bagages, dit-il.
- Tu me feras penser à lui baiser les pieds.
Une limousine les attendait, avec, à l'intérieur, des Coca- Cola et une provision de chips, qu'on lui destinait spécialement.
- Je me suis dit que tu aurais faim, dit Johnno en lui tendant un paquet ouvert. Comment as-tu supporté le vol ?
- A coup de Dramamine et de prières.
Elle plongea la main dans les chips. Manger à bord d'un avion était un luxe que son estomac ne lui permettait pas.
- Ne t'inquiète pas, renchérit-elle, la bouche pleine. Je suis bien équipée pour la tournée.
- Content de t'avoir à bord.
Ils bavardèrent un instant, de tout et de rien. Puis, Emma tendit la main pour tirer la vitre qui séparait le chauffeur du reste de l'habitacle.
- Je te remercie d'être venu me chercher, dit-elle.
- J'ai pensé que tu avais une raison.
- Oui. Tu as une cigarette?
II en sortit deux, une pour elle, une pour lui.
- C'est sérieux?
Elle tira deux longues bouffées de sa cigarette, avant de répondre.
- Luke est venu me voir, il y a deux jours.
- Il est à New York?
- Oui. Nous avons dîné ensemble.
- Sympa. Comment va-t-il?
Emma tira l'enveloppe de son sac.
- Il voulait que je te donne ceci.
Elle détourna la tête, tandis que Johnno lisait en silence. On n'entendait que le ronflement du moteur, le bruit régulier de la pluie et les accords étouffés d'un prélude de Chopin, dans les haut-parleurs. Elle attendit un moment, avant de lever de nouveau les yeux sur Johnno.
Il regardait droit devant lui, la lettre posée sur ses genoux.
- Tu sais? demanda-t-il d'une voix rauque.
- Oui.
Le cœur chaviré, ne sachant que faire d'autre, elle prit les mains de Johnno dans les siennes.
- Je suis désolée, Johnno. Tellement désolée.
- Il s'inquiète à mon sujet. Il me demande de passer des tests et m'assure qu'il ne dévoilera rien au sujet de notre relation. Seigneur, dans son état, il se préoccupe encore de ma réputation.
- C'est important pour lui.
Johnno avait la gorge à vif, gonflée de larmes, tandis qu'il tirait sur sa cigarette.
- Il a vraiment compté pour moi. Et maintenant, il est en train de mourir. Qu'est-ce que je dois dire? Merci, mec. Tu es chic d'emporter mon secret dans ta tombe.
- Ne fais pas ça, Johnno. Il a besoin de tout régler à sa manière. Il ne lui reste rien d'autre.
- Oh merde ! Oh, merde et merde !
Le chagrin, la douleur et la fureur faisaient rage, au fond de son cœur. Il ne servait à rien de maudire la maladie, pas plus qu'il n'avait été utile de maudire le destin qui l'avait créé tel qu'il était.
- J'ai déjà passé des tests, il y a six mois. Je suis séronégatif.
Il froissa la lettre dans sa main.
- Pas le moindre petit problème avec mon système immunitaire. Rien.
- Il serait vraiment stupide de ta part de te sentir coupable parce que tu vas bien, dit la jeune femme.
- Mais où est la justice, Emma?
Il défroissa la missive, la plia soigneusement et la glissa dans sa poche.
- Où est la justice ? répéta-t-il.
- Je ne sais pas, murmura Emma en posant la tête sur son épaule. Quand Darren est mort, j'étais trop jeune pour me poser cette question, mais par la suite, elle m'a hantée, jour après jour. Pourquoi ceux que nous aimons meurent-ils, alors que nous restons en vie? Les bonnes sœurs disaient que c'était la volonté de Dieu.
- Ça ne suffit pas.
- Non.
Elle hésita à peine. Sans doute avait-elle su, tout le long, qu'elle parlerait.
- Luke est à New York. Il va passer quelques semaines au Plaza. Il ne voulait pas que tu le saches.
Il entoura d'un bras les épaules de la jeune femme et la serra contre lui.
- Merci.
Quand la limousine s'arrêta devant la maison de Brian, à Londres, il l'embrassa.
- Dis à Brian... Dis-lui la vérité. Je serai de retour dans deux jours.
Emma regarda la limousine disparaître dans la brume et la pluie.
26.
Emma changea d'objectif et s'accroupit au pied de la scène du London Palladium. Comme le groupe Devastation et toute l'équipe qui travaillait autour d'eux venaient de s'octroyer une pause, au milieu des répétitions, la jeune femme en profitait pour photographier les lieux abandonnés, les instruments de musique, les amplis et les câbles. Il y avait des synthétiseurs, des cors et même un piano à queue, et la photographe, en elle, voulait immortaliser ces objets à qui les mains des musiciens donnaient la vie, créant ainsi le miracle de la musique.
La guitare abîmée de Stevie, par exemple, lui faisait penser à ce dernier. La Martin dont il ne s'était pas séparé, depuis vingt ans, était comme lui, douée, et usée.
Il y avait aussi la basse de Johnno, peinte en bleu turquoise. A côté de l'instrument de Stevie, elle paraissait frivole. Comme son maître, elle avait le goût de la provocation et cachait, sous une couche de vernis fantaisiste, une compétence et une intelligence profondes.
La batterie de P.M. arborait le logo du groupe. Elle avait l'air toute simple, à première vue. Mais en s'en approchant, on découvrait les arrangements compliqués de la caisse claire et des cymbales.
Enfin, il y avait la guitare sèche de Brian ; une Gibson faite pour lui, sans la moindre décoration, avec sa sangle noire toute simple. Aucune fioriture. Mais le bois luisait, pâle et blond. Et >es cordes, quand on les pinçait, avaient le don de vous mâcher des larmes.
Baissant son appareil photo, Emma caressa le manche de la guitare. Elle sursauta quand la musique s'éleva.
Un instant, elle crut avoir réveillé l'instrument en le touchant. Quelle idiote ! Elle tourna la tête. La mélodie montait des coulisses, sur la gauche ; une mélodie aux sonorités magiques, en vérité.
Lentement, elle traversa la scène vers la source sonore.
Un homme était assis en tailleur sur le sol, dans le couloir des loges. Ses longs doigts élégants effleuraient les cordes, tandis qu'il chantonnait pour lui-même, d'une voix chaude et douce. Ses cheveux blonds formaient un rideau qui dissimulait son visage, penché sur la guitare.
Emma s'accroupit discrètement et prit une photo. Le déclic fit lever la tête au musicien.
- Je suis désolée, murmura-t-elle. Je ne voulais pas vous interrompre.
Il posa sur elle des yeux dorés. Son visage un peu pâle allait bien avec sa voix : des traits fins, un air poétique, des cils blonds. Ses lèvres étaient pleines, joliment ciselées, et elles ébauchèrent un sourire qu'Emma jugea timide.
- Quel homme pourrait considérer une apparition comme une interruption?
Il continua à jouer, machinalement* tout en l'étudiant. Il l'avait déjà aperçue, se souvint-il, mais c'était la première fois qu'il la voyait de près.
- Bonjour, reprit-il. Je suis Drew Latimer.
- Bonjour. Oh, bien sûr, s'exclama Emma. J'aurais dû vous reconnaître. Vous êtes le chanteur de Birdcage Walk. J'aime votre musique.
- Merci. Mais ne me vouvoie pas, ça me rend nerveux.
Il prit la main de la jeune femme et la garda dans la sienne jusqu'à ce qu'elle s'installe à côté de lui.
- La photo, c'est un hobby ou ta profession ?
- Les deux, répondit Emma, le cœur battant à tout rompre. J'espère que vous... que tu ne m'en veux pas de t'avoir surpris, ainsi. Je t'ai entendu jouer et j'ai suivi la musique.
- Au contraire. Si tu veux, dînons ensemble ce soir et tu pourras prendre encore quelques centaines de photos.
Elle rit.
- Même moi, je ne travaille pas autant en mangeant.
- Dans ce cas, n'apporte pas ton appareil.
Elle ne répondit pas tout de suite, tant elle craignait de bredouiller.
- J'ai du boulot.
- Alors, le petit déjeuner? Le déjeuner? Une barre chocolatée?
S'esclaffant, elle se releva.
- Tu aurais à peine assez de temps pour une barre chocolatée. Tu te produis en première partie, demain, n'est-ce pas ?
- Laisse-moi t'inviter au concert et nous irons boire un verre, ensuite.
- J'assiste déjà au concert.
- Hélas, qui dois-je tuer?
Il se leva à son tour, tenant encore la main d'Emma. C'est qu'il n'avait pas du tout l'intention de la laisser s'éclipser.
- Tu ne vas pas m'abandonner la veille du jour le plus important de ma vie? J'ai besoin d'encouragements.
- Tout se passera très bien.
Il s'accrocha à elle, quand Emma essaya de se dégager.
- Ecoute, cela va te paraître un lieu commun, mais tu es la femme la plus belle que j'aie jamais vue.
- Tu devrais sortir un peu plus, murmura-t-elle, flattée et troublée tout à la fois.
Il eut un sourire lent, dévastateur.
- D'accord. Où veux-tu que nous allions?
Emma tira de nouveau sur sa main, hésitant entre la panique et le rire. Elle entendait des voix, du mouvement, du côté de la scène. Les musiciens revenaient de leur pause.
- Il faut vraiment que je retourne là-bas, déclara-t-elle.
- Dis-moi au moins ton nom. Un homme a le droit de savoir qui lui a brisé le cœur.
- Emma. Emma McAvoy.
- Oh! mon Dieu.
Il tressaillit et la lâcha aussitôt.
- Je suis désolé. Je ne savais pas. Seigneur, j'ai l'impression d'être un imbécile fini.
- Pourquoi?
- Je suis là, comme un idiot, à draguer la fille de Brian McAvoy. Et maladroitement, en plus.
- Je ne t'ai pas trouvé si maladroit, murmura-t-elle. Elle s'éclaircit la gorge, alors que leurs regards se croisaient de nouveau.
- Il faut vraiment que j'y aille. C'était sympa de faire ta connaissance.
- Emma.
Il marqua une pause, se réjouissant de la voir hésiter.
- Peut-être, au cours des dix semaines à venir, trouveras-tu un peu de temps pour cette barre chocolatée?
- D'accord, répondit-elle, avant de s'éloigner vers la scène.
Drew Latimer lui fit porter un Milky Way entouré d'un ruban rose et le premier billet doux qu'elle ait jamais reçu. Longtemps après que le messager se fut éloigné, Emma se tint immobile sur le pas de la porte, les yeux fixés sur le petit mot :
Emma,
Je ferai mieux quand nous serons à Paris. Pour l'instant, je tiens à ce que tu n'oublies pas notre rencontre.
Quand je chanterai, ce soir, c'est à toi que je penserai.
Drew.
Elle relut le billet une bonne vingtaine de fois, avant d'esquisser un pas de danse dans l'entrée de la maison.
Puis, obéissant à une impulsion, elle prit sa veste et sortit en courant.
Ce fut encore Alice qui répondit à son coup de sonnette. Mais cette fois, la gouvernante ne pleura pas. Au contraire.
- Bonjour, Emma.
- Bonjour, Alice, s'écria la jeune femme en l'embrassant sur la joue. Beverly est là?
- Oui, dans son bureau, à l'étage. Je vais la prévenir.
Emma n'avait pas seulement envie de bondir et de danser, elle aurait voulu chanter aussi. Elle n'avait jamais ressenti une telle euphorie.
- Emma, s'exclama Beverly en dévalant l'escalier, quelques instants plus tard. Je suis tellement heureuse de te voir. Et si vite. Je ne pensais pas que tu aurais le temps de te libérer.
Elle serra Emma dans ses bras.
- J'ai autant de temps que je le désire, s'écria la jeune fille en riant. Oh, maman, n'est-ce pas une journée merveilleuse?
- Je ne suis pas encore sortie, mais je te crois sur parole.
Beverly la tint à bout de bras et la contempla un instant.
- Tu as l'air d'une chatte qui vient de lécher un pot de crème. Que se passe-t-il?
- C'est vrai ? s'écria Emma en pressant ses mains contre ses joues. Ça se voit? Oh, il fallait que je parle à quelqu'un. Papa est je ne sais où, avec Pete et le nouveau manager de la tournée. D'ailleurs, je ne crois pas que cela aurait changé quoi que ce soit, s'il avait été là.
- Non? Et pourquoi? demanda Beverly en l'entraînant vers le salon.
- J'ai rencontré quelqu'un, hier.
- Quelqu'un?
Beverly lui désigna un fauteuil et finit par s'y installer elle-même en voyant qu'Emma continuait à arpenter la pièce.
- Un homme, je présume.
- Oh, oui, un homme merveilleux! Je sais que je me comporte comme une sotte, mais il est tellement sublime, beau, gentil et drôle.
- L'oiseau rare a-t-il un nom?
- Drew. Drew Latimer.
- Birdcage Walk.
- Hé, tu te tiens au courant ! s'esclaffa Emma, sans cesser de tourner comme une toupie autour de la pièce.
- Evidemment, répondit Beverly.
Elle fronça les sourcils un instant puis se détendit. Emma avait bien le droit de vivre une histoire d'amour avec un musicien, elle aussi. Elle aurait été mal placée pour le lui déconseiller.
- Alors, est-il aussi beau que sur les photos ? demanda-t-elle avec un sourire
- Mieux encore On s'est rencontrés par hasard. dans les coulisses. Il était assis par terre, en train de chanter en s'accompagnant à la guitare, comme papa le fait souvent. E puis on a parlé et il s'est mis à flirter avec moi. Mais le mieux, le plus extraordinaire, c'est qu'il ne me connaissait pas Il ne savait pas qui j'étais,
- Pourquoi? Cela charge quelque chose?
- Oui. bien sûr. Ila été attiré par mot, vois-tu, pas par la fille de Brian McAvoy.
Elle s'assit un instant, avant de rebondir sur ses pieds.
- Jusqu'à présent, les garçons qui m'avaient abordée ne s'intéressaient qu'à papa et au fait que je sois sa fille.
Mais Drew m'a invitée à dîner avant même de le savoir. Et puis, je lui ai appris qui j'étais et il a eu l'air gêné. Sa réaction était tellement adorable.
- Tu as accepté ?
- Non J'étais trop énervée. Je crois que j'avais un peu peur, aussi Et aujourd'hui, il m'a envoyé un peut mot, Et.... oh, maman, je ne sais pas comment je vais attendre jusqu'à ce soir. J'aimerais tellement que tu viennes, pour le voir.
- Tu sais bien que je ne peux pas. Emma.
- Oui, je sais.
Elle poussa un soupir.
- C'est que je ne m'étais jamais sentie aussi... Comment dire?
- Etourdie
- - Oui, acquiesça Emma, en riant. C'est exactement ça.
Beverly hocha la tête.
- Tu as tout le temps d'apprendre à le connaître Vas-y doucement. Emma
- Je suis toujours allée doucement pour tout dans ma vie. marmonna la jeune fille Tu as pris ton temps avec papa, toi ?
Beverly sentit saigner la plaie qui ne s'était jamais refermée Plus de quinze ans avaient passé, et celle-ci demeurait béante, à vif comme au premier jour
- Non. Je refusais d'écouter qui que ce soit.
- Tu as écouté ton cœur Maman...
- Ne parlons pas de Brian, s'il te plaît.
- D'accord Juste une chose. Papa va en Irlande... voir Darren, deux fois par an. Le jour de l'anniversaire de Darren et le jour..., et en décembre Je voulais que lu le saches.
- - Merci. Mais tu n'es pas venue parler de sujets tristes,
- Non.
Emma vint s'agenouiller prés de Beverly
- Je suis venue te demander un service d'une importance vitale. J'ai besoin d'une robe sublime, pour ce soir.
Tu veux venir faire les boutiques avec moi?
Beverly eut un rire ravi.
- Je vais chercher ma veste, dit-elle en se levant
Emma se baladait au milieu de lu foule qui commençait à se presser dans la salle. Elle avait finalement opté pour un tailleur pantalon en stretch noir. C'était plus confortable qu'une robe.
En dépit de ses appareils photo, elle passait relativement inaperçue, dans la cohue précédant le concert. Il y avait des stands de marchandises, à l'entrée des portes, qui offraient tout un choix de T-shirts, sweat-shirts, casquettes, posters et autres gadgets. Dans les années quatre-vingt le rock'n roll n'était plus simplement la musique d'une jeunesse rebelle, mais un moyen assuré de faire d'excellentes affaires. Emma déambulait au milieu des fans, écoutant les conversations au cours desquelles son père était disséqué, encensé, adoré par de toutes jeunes filles, Elle sourit se rappelant ce jour lointain où elle faisait la queue pour monter en haut de l'Empire State Building, Elle n'avait pas trois ans, alors, et dix-neuf ans plus tard. Brian faisait toujours rêver les adolescentes.
Le public lui-même constituait une mosaïque de couleurs et de styles. Il y en avait pour tous les goûts. Bon nombre de ces gens étaient de la génération de son père ; des médecins, des dentistes et des chefs d'entreprise qui avaient grandi avec le rock'n roll et partageaient maintenant cet héritage avec leurs enfants.
Ayant pris un nombre suffisant de photos, Emma se dirigea vers les coulisses. Là, la pagaille était à son comble. Il y avait toujours, à la dernière minute, un câble qui manquait ou un ampli en panne, et les techniciens couraient en tous sens. Elle prit plusieurs clichés avant de se diriger vers les loges.
Elle voulait immortaliser le dernier quart d'heure enfiévré qui précédait chaque concert : son père et les autres affalés autour de la loge principale, fumant, plaisantant et avalant des bonbons. Elle souriait, imaginant déjà cette scène rituelle, à laquelle elle avait assisté si souvent, quand soudain elle se trouva nez à nez avec Drew. A croire qu'il l'attendait.
- Bonsoir, dit-il.
- Bonsoir. Je te remercie pour le petit cadeau.
- J'aurais préféré t'envoyer des roses, mais il était trop tard.
II la regarda de la tête aux pieds.
- Tu es superbe.
- Merci.
Luttant pour discipliner les battements de son cœur, Emma le contempla à son tour. Il était tout habillé de blanc, de la chemise et du pantalon de cuir aux bottes de cow-boy.
- Toi aussi, parvint-elle à articuler, au bout d'un moment. Tu es superbe.
- On espère faire une grosse impression.
Il eut un sourire nerveux.
- Nous sommes tous morts de trac. Don, le bassiste, est dans les chiottes, à côté. Malade comme un chien.
- Papa dit qu'on est meilleur quand on a le trac.
- Dans ce cas, on va casser la baraque.
Il tendit la main et prit celle d'Emma, avec quelque hésitation.
- Tu as réfléchi à mon offre d'aller boire un verre, après le concert?
- Eh bien, je...
- Je sais que j'insiste un peu, mais...
Drew exhala un long soupir haché.
- Je ne peux pas m'en empêcher. Je t'ai vue et, boum, je me suis dit : « Mon Dieu, c'est elle ! » Je ne m'en tire pas très bien, n'est-ce pas? Ecoute, renchérit-il, serrant toujours la main de la jeune femme entre les siennes, laisse-moi te présenter les choses sous un autre angle : Emma, je t'en supplie, sauve-moi la vie et passe une heure avec moi.
Les lèvres d'Emma se retroussèrent lentement jusqu'à creuser la fossette au coin de sa bouche.
- D'accord.
Elle entendit à peine la musique et les hurlements du public à la fin du concert. Quand son père bondit hors de la scène, dégoulinant de sueur, elle ne douta pas que la plupart des photos qu'elle avait prises, ce soir-là, ne vaudraient pas un clou.
- Bon sang, je crève de faim ! s'écria Brian. S'essuyant le visage et les cheveux, il se dirigea vers la loge, en l'entraînant avec lui.
- Qu'en dis-tu, Emma? On attend le reste de ces reliques du rock'n roll et on va tous engloutir une pizza?
- Eh bien, j'aimerais beaucoup, mais... j'ai des choses à faire.
Elle se dressa vivement sur la pointe des pieds et l'embrassa.
- Vous avez été merveilleux, papa.
- Qu'est-ce que tu crois? intervint Johnno, jouant des coudes pour les rejoindre. Nous sommes des légendes, ajouta- t-il à voix basse.
Les joues rouges, P.M. arriva à leur hauteur.
- Cette lady Annabelle, vous savez, avec les cheveux... Il leva les mains de chaque côté de sa tête pour mieux leur décrire le tableau.
- La fille en daim rouge, couverte de diamants ? demanda Emma.
- Je crois, oui. Elle s'est débrouillée pour entrer dans les coulisses.
Le batteur essuya son front couvert de sueur.
- Quand je suis passé devant cette fille, elle..., elle...
Il s'éclaircit la gorge, secouant la tête comme s'il avait du mal à le croire.
- Elle a essayé de me molester.
- Doux Jésus, appelons vite la police ! s'exclama Johnno en entourant les épaules de son ami. Les femmes comme ça devraient être enfermées. Je sais que tu dois te sentir humilié, abusé et sali, mon chéri, mais ne t'inquiète pas. Il faut tout raconter à tonton Johnno.
Il entraîna P.M. vers la loge.
- Où t'a-t-elle touché exactement et comment? N'épargne pas les détails.
Brian les regarda s'éloigner en pouffant de rire.
- P.M. attire toujours les nanas les plus voyantes. Allez comprendre.
Il y avait une note d'affection dans sa voix, et Emma se demanda s'il était conscient d'avoir pardonné à son vieil ami. Puis, elle vit le sourire s'effacer du visage de son père. Stevie se tenait à quelques mètres, l'épaule appuyée contre un mur. Il était très pâle et paraissait avoir dix ans de plus que les autres membres du groupe.
- Allons, mon vieux.
Brian glissa un bras autour de la taille de son ami, le soutenant, supportant son poids.
- Ce qu'il nous faut, c'est une douche et une bonne viande rouge.
- Papa, je peux t'aider?
Brian secoua la tête brièvement. Ce n'était pas une tâche dont il pourrait se décharger sur sa fille ou sur n'importe qui d'autre.
- Non, répondit-il. Je m'en occupe.
- Je... je te verrai à la maison, murmura Emma.
Mais il avait déjà refermé la porte de la loge. L'esprit un peu perdu Emma alla retrouver Drew.
Elle s'attendait à ce qu'il l'emmène dans une boîte de nuit pleine de monde, avec de la musique rock assourdissante. Mais il choisit au contraire un petit club de jazz sombre et enfumé dans le quartier de Soho. Un trio de musiciens se produisait sur un coin de scène nimbé de lumière bleue, et l'ambiance était aussi feutrée que l'éclairage.
- Ça te plaît? demanda Drew.
Emma se força à garder les mains sur la table pour éviter de les croiser et de les décroiser sur ses genoux.
- Oui, beaucoup, répondit-elle. Je n'étais jamais venue ici.
- C'est sûrement très différent de ce dont tu as l'habitude, mais ailleurs, c'est impossible de parler ou de rester seuls. Je voulais juste être avec toi.
- Je n'ai pas encore eu l'occasion de te féliciter, enchaîna la jeune femme, plus nerveuse que jamais. Bientôt, ce sera votre tour de chercher des artistes pour qu'ils se produisent en première partie de vos concerts.
- Merci. Tu n'imagines pas ce que cela signifie pour moi.
Il posa une main sur celle de la jeune femme, lui caressant les doigts, légèrement.
- Nous étions un peu coincés, sur la première chanson. Mais ça va venir.
- II y a longtemps que tu joues de la guitare ?
- Depuis l'âge de dix ans. Je peux remercier ton père.
- Ah bon? Pourquoi?
- Un de mes cousins était roadie sur une tournée de Devastation, quand j'étais gosse. Il m'a fait un jour entrer pour assister à un concert. Brian McAvoy! Ce fut une révélation. Dès que j'ai pu économiser assez d'argent, j'ai acheté une guitare d'occasion.
Il sourit. La main d'Emma était fermement logée dans la sienne, à présent.
- Le reste, c'est de l'histoire ancienne.
- Je ne l'ai jamais entendue.
- Jamais je ne l'ai racontée à personne... C'est un peu embarrassant.
- Au contraire, dit la jeune femme en se rapprochant un peu. Ce doit être le genre d'histoire que les fans adorent.
Il la regarda intensément, ses yeux dorés brillant dans la lumière tamisée.
- Je ne pense pas aux fans, à cet instant. Emma...
- Vous voulez boire quelque chose? demanda une serveuse en s'arrêtant devant leur table.
Emma s'arracha, non sans difficulté, à la contemplation de son compagnon.
- Un Perrier, s'il vous plaît.
Drew arqua un sourcil, mais ne fit aucun commentaire.
- Une Guinness, dit-il.
La serveuse s'éloigna, et il se mit à jouer avec les doigts de sa compagne.
- Parle-moi de toi, Emma. Je veux tout savoir de toi, murmura-t-il en portant sa main à ses lèvres. Tout.
Emma traversa les heures qui suivirent dans une sorte d'état second. Drew semblait s'accrocher à chacune de ses paroles. Et il ne cessait de la toucher ; ses mains, ses cheveux, son bras. Ils ne bougèrent pas de leur petit coin sombre. Quand ils sortirent, à la fin du repas, ils allèrent se promener le long de la Tamise. Il était tard. Beaucoup trop tard. Mais quelle importance ?
- Tu as froid? demanda Drew en ôtant sa veste pour couvrir les épaules de la jeune femme.
- Non, répondit-elle. Je me sens si bien. C'est toujours quand je reviens à Londres que je m'aperçois à quel point j'aime cette ville.
- J'ai toujours vécu ici.
Il regarda le reflet des étoiles dans l'eau noire. Il voulait voir d'autres rivières, d'autres villes. Mais son heure approchait.
- Tu n'as jamais pensé à revenir l'installer ici?
- Non. Pas vraiment.
- Un jour, peut-être...
Il s'arrêta, posant doucement ses mains sur les épaules d'Emma.
- Je ne cesse de me demander si tu existes vraiment. Chaque fois que je te regarde, j'ai l'impression de vivre un rêve.
Il l'attira contre lui, l'enveloppant avec une force soudaine, le regard plus brillant que jamais, la voix tremblante.
- Je crains que tu t'évanouisses quand je me réveillerai.
- Je ne vais nulle part, répondit-elle.
Le cœur d'Emma cognait violemment dans sa poitrine, quand il pencha le visage vers le sien. Elle sentit sa bouche, si tendre, si légère. Puis il s'écarta un instant, d'un centimètre à peine, et lentement, sans la quitter des yeux, s'empara de ses lèvres.
C'était bon. Très doux. Acceptant la caresse, Emma se laissa entraîner, tandis qu'il baisait gentiment son visage, avant de reprendre sa bouche.
- Il vaut mieux que je te reconduise chez toi, dit-il enfin d'une voix un peu rauque. Emma, ajouta-t-il en faisant courir ses mains le long des bras de la jeune femme, je veux te revoir. Comme ce soir. Est-ce que tu veux bien ?
Emma posa sa tête sur l'épaule de Drew.
- Je veux bien, répondit-elle.
27.
Emma passa tout son temps libre avec Drew, durant les semaines qui suivirent. Ils se retrouvaient pour des soupers tardifs en tête à tête, ou de longues promenades sous les étoiles, ou même pour une heure au milieu de l'après-midi. Tous ces moments volés avaient quelque chose d'excitant et d'intense, justement parce qu'ils étaient rares.
A Paris, elle le présenta à Marianne. Celle-ci leur avait donné rendez-vous dans un café du boulevard Saint-Germain où les touristes se mêlaient joyeusement à la population locale. Marianne avait l'air d'une vraie Parisienne, avec son collant fantaisie et sa minijupe. Sa coupe hérisson avait été remplacée par une création beaucoup plus sophistiquée et ses cheveux roux, toujours aussi courts, étaient maintenant soigneusement coiffés vers l'arrière. Sa voix, ainsi que le cri de joie qu'elle poussa en voyant son amie, étaient bien américains, en revanche. Elles se jetèrent dans les bras l'une de l'autre, s'embrassant avec effusion.
- Tu es là. Je n'arrive pas à le croire. J'ai l'impression qu'on s'est quittées depuis des années. Laisse-moi te regarder. Seigneur, tu es superbe. Je te déteste.
Emma pouffa de rire.
- Et toi, tu as tout à fait l'air d'une étudiante française. Très chic et très sensuelle.
- Ici, c'est aussi important que de manger. Tu dois être Drew, ajouta la jeune femme en tendant la main au compagnon de son amie.
- Je suis content de faire ta connaissance, dit-il. Emma m'a beaucoup parlé de toi.
- Oh là, je crains le pire. Assieds-toi quand même. Vous savez, il paraît que Picasso fréquentait ce café.
Alors je viens sans arrêt et je m'assois à une table différente. Je sais que si je trouve sa chaise, un jour, j'entrerai en transe. Vous voulez boire quelque chose?
Emma commanda un café, Drew un apéritif, et Marianne porta son verre de vin à ses lèvres, étudiant, jaugeant l'amoureux de son amie. Si elle avait été versée dans l'art religieux, elle l'aurait représenté sous les traits de saint Jean, avec cet air un peu rêveur et dévoué qu'elle associait à l'apôtre. Ou alors, en faisant un bond de quelques siècles, elle pouvait le comparer à Hamlet. Un jeune prince dont la vie était placée sous le signe de la tragédie. Bien sûr, sans remonter aussi loin dans le temps, elle aurait pu l'utiliser comme modèle pour le jeune Brian McAvoy.
Emma voyait- elle la ressemblance?
- Alors, comment se passe la tournée? leur demanda- t-elle, quand ils furent servis.
- Les Devastation n'ont jamais été aussi bons, répondit Emma.
Puis, souriant à son ami :
- Et leur première partie est en train de faire sensation.
Drew posa une main sur celle de la jeune femme.
- Ça se passe bien, renchérit-il. Tout a été merveilleux.
- Quelle est la prochaine étape, après Paris?
- Nice, répondit Drew. Mais je ne suis pas pressé de quitter Paris.
Il jeta un coup d'œil autour de lui.
- C'est comment, la vie ici ?
- Excitant, dit Marianne en riant. Passionnant. J'ai un petit appartement juste au-dessus d'une boulangerie.
Croyez-moi, il n'existe rien de plus merveilleux que d'être réveillé, le matin, par un parfum de baguettes et de croissants en train de cuire.
Ils passèrent une heure à bavarder, avant que Drew se lève et se penche sur Emma pour l'embrasser.
- On m'attend pour répéter et je sais que vous avez des tas de choses à vous raconter. Je te verrai ce soir. Toi aussi, Marianne.
- Avec plaisir.
Elle le regarda s'éloigner, ainsi que la moitié des femmes, dans le café.
- C'est tout simplement le plus beau mec que j'aie jamais vu, dit-elle, quand il eut disparu.
- N'est-ce pas? s'exclama Emma. Qu'en penses-tu?
- Que veux-tu que j'en pense? Il est beau, talentueux, intelligent, drôle.
Elle eut un clin d'œil.
- Il te laissera peut-être tomber pour moi.
- Je n'aimerais pas être forcée d'assassiner ma meilleure amie, mais...
- Il n'y a aucun risque. Il n'a d'yeux que pour toi. Je me demande bien pourquoi, d'ailleurs. Tu as les pommettes hautes, des yeux bleus immenses, des mètres de cheveux blonds et pas de hanches. Décidément, certains hommes n'ont aucun goût.
Elle se pencha vers Emma.
- Tu as l'air ridiculement heureuse.
- Je le suis. Marianne, je crois que je suis amoureuse.
- Sans blague? Je ne l'aurais jamais deviné, s'exclama Marianne avec un grand rire. C'est écrit en grosses lettres sur ton visage. Qu'en pense ton père?
Emma prit son café et but une gorgée.
- Il respecte son talent de musicien.
- Je faisais référence à l'homme dont sa fille s'est entichée.
- Nous n'en avons pas encore parlé.
Marianne haussa une paire de sourcils étonnés.
- Tu ne lui as pas dit que tu sortais avec Drew ?
- Non.
- Pourquoi?
- Je crois que je veux garder ça pour moi, encore un peu. Il continue à me considérer comme une enfant.
- Tous les pères réagissent ainsi envers leur fille. Le mien m'appelle deux fois par semaine pour s'assurer que ne suis pas tombée dans les bras d'un aristocrate français. J'ai beau lui dire qu'il n'en reste presque plus, depuis la Révolution, il ne me croit qu'à moitié.
Devant l'air sérieux d'Emma, elle abandonna son badinage.
- Tu crois qu'il désapprouverait?
- Je ne sais pas, répondit son amie, avec un haussement d'épaules.
- Emma, si c'est sérieux entre toi et Drew, il finira par l'apprendre, tôt ou tard.
- Oui. J'espère seulement que ce sera le plus tard possible.
Marianne avait raison, et ce qui devait se produire advint, à Rome, un matin qu'Emma goûtait la caresse du soleil, sur la terrasse de sa chambre. Il était tard, mais elle paressait encore en peignoir, étudiant ses dernières épreuves, séparant celles qu'elle réservait à Pete et celles qu'elle voulait garder pour le livre qu'elle projetait de publier.
Elle flottait sur un nuage, tandis qu'elle contemplait une photo de Drew prise au bois de Boulogne. Ce jour-là, pour la première fois, il lui avait dit qu'il l'aimait.
Il l'aimait. Elle avait souvent espéré, rêvé un tel bonheur, mais sans jamais se douter qu'il pût être aussi fort.
Maintenant, elle pouvait se laisser aller à faire des projets, à imaginer ce que serait la vie avec Drew. Elle avait tellement envie d'une famille, d'une maison pleine d'enfants. Ils seraient heureux. Qui pouvait comprendre la vie et les problèmes d'un musicien mieux qu'elle, qui avait toujours baigné dans cet univers? Elle lui offrirait son support et le réconforterait dans les moments de doute. Et il lui rendrait la pareille.
Un coup frappé à la porte la tira de sa rêverie. Elle pensa que c'était Drew qui venait partager le petit déjeuner avec elle, comme il l'avait déjà fait, une ou deux fois. Mais ce fui Brian qu'elle découvrit sur le seuil. Un sourire trembla sui ses lèvres.
- Papa. Je suis surprise de te voir levé avant midi.
- Je suis peut-être un peu trop prévisible, répondit-il.
Un journal coincé sous le bras, il entra dans la chambre et regarda du côté du lit, avant de poser les yeux sur Emma.
- Tu es seule ?
- Oui, répondit-elle, le considérant d'un air perplexe. Pourquoi? Quelque chose ne va pas?
- A toi de me le dire.
Il lui tendit le journal d'un geste bref et Emma dut le déplier et le remettre à l'endroit. Mais la photo était limpide : elle était dans les bras de Drew et levait sur lui un regard embué d'amour.
Furieuse, Emma jeta le journal à travers la pièce et sortit sur la terrasse. Elle avait besoin d'air.
- Je les déteste, marmonna-t-elle. Pourquoi ne peuvent- ils pas nous laisser tranquilles?
- Depuis quand êtes-vous ensemble, Emma?
- Depuis le début de la tournée.
Brian enfonça ses poings serrés dans ses poches.
- Des semaines! Ça fait des semaines et tu n'as même pas jugé bon de m'en parler.
- J'ai vingt et un ans, papa. Je n'ai plus besoin de te demander la permission pour fréquenter un homme.
- Tu te cachais, ce n'est pas la même chose. Qu'est-ce qu'il y a exactement, entre vous?
- Tu veux savoir si on couche ensemble, c'est ça? Eh bien non, pas encore. Mais cela ne te regarde pas. Ne m'as-tu pas déclaré, il y a quelques années, que ta vie sexuelle ne me concernait pas?
- Je suis ton père, nom d'un chien !
Il s'entendit crier. Il était son père. Par un miracle qu'il ne s'expliquait pas encore; il était le père d'une femme adulte. Et il n'avait pas la moindre idée de l'attitude à adopter.
- Emma, reprit-il enfin, quand il fut sûr que sa voix était plus calme. Je t'aime et je m'inquiète à ton sujet.
- Il n'y a aucune raison de s'inquiéter. Je sais ce que je fais. Je suis amoureuse de Drew et il est amoureux de moi.
Cette fois, Brian fut réduit au silence. Sans réfléchir, parce qu'il avait besoin de s'occuper, il prit le café qu'Emma avait laissé refroidir et le but d'un trait.
- Tu le connais à peine.
- Il joue de la guitare et il chante pour vivre, remarqua Emma. Tu es mal placé pour le critiquer.
- Mais je suis mieux placé que n'importe qui pour parler dés risques du métier et du mal qu'il peut faire à ceux qui s'y frottent. Pour l'amour du ciel, Emma, tu sais comme moi que les artistes ont des vies de fous, qu'ils sont constamment soumis à des pressions, à la tension, sans oublier les problèmes d'ego. Que savons-nous de ce gamin, si ce n'est qu'il a de l'ambition et du talent? Rien.
- Je sais tout ce que j'ai besoin de savoir.
- Non mais, écoute-toi un peu. Tu parles comme une évaporée. Que cela te plaise ou non, tu ne peux pas faire confiance à un homme simplement parce qu'il a une belle gueule et qu'il déclare t'aimer. Tu as trop d'argent et trop de pouvoir.
- Trop de pouvoir?
- Personne ne douterait un instant que je sois prêt à faire n'importe quoi pour toi. Quoi que tu demandes.
Il y eut un silence, au cours duquel les paroles de Brian pénétrèrent lentement le cerveau de la jeune femme, amenant des larmes de colère au bord de ses yeux.
- C'est donc cela? s'écria-t-elle en marchant vers lui. Tu crois que Drew s'intéresse à moi parce que j'ai de l'argent, parce que je pourrais t'influencer pour que tu l'aides dans sa carrière? Il est tout à fait inconcevable, n'est-ce pas, que lui ou n'importe quel homme puisse tomber amoureux de moi ! Juste moi.
- Bien sûr que non, mais...
- C'est exactement ce que tu penses. Après tout, qui peut me regarder et ne pas te voir?
Elle se détourna de nouveau.
- Oh, c'est arrivé souvent : « Emma, si nous dînions ensemble, vendredi ? Au fait, tu ne pourrais pas nous obtenir des passes pour entrer dans les coulisses, après le concert de ton père à Chicago ? »
- Ma chérie, je suis désolé, murmura Brian.
Il voulut lui prendre le bras, mais elle se dégagea d'un geste brusque.
- Pourquoi? Tu ne peux pas empêcher cela. Et j'ai appris à vivre avec, et même à en rire. Mais cette fois, j'ai enfin trouvé la personne qui tient vraiment à moi, qui s'intéresse à ce que je ressens, à ce que je pense ; quelqu'un qui me demande seulement d'être avec lui ; et tu veux tout gâcher.
- Je ne veux rien gâcher. Simplement, j'ai peur qu'on te fasse du mal.
- Tu m'as déjà fait du mal.
Ses yeux étaient secs, quand elle les leva sur lui.
- Laisse-moi tranquille, papa. Et laisse Drew tranquille, aussi. Si tu te mêles de ça, je ne te le pardonnerai jamais.
- Je n'ai pas l'intention de m'en mêler. Je veux t'aider et t'éviter de faire une erreur.
- Ce sera mon erreur. Dieu sait que tu as commis les tiennes. Pendant des années, je t'ai regardé faire ce que tu voulais, avec qui tu voulais. Tu as fui ton bonheur, papa. Je n'ai pas l'intention de rater ma chance.
- Tu sais retourner le couteau dans la plaie, dit-il d'un ton morne. Je ne m'en étais encore jamais aperçu.
Il sortit, la laissant seule dans le soleil de Rome.
Drew glissa un bras autour des épaules d'Emma. Ils se tenaient debout sur une autre terrasse, dans une autre ville. Mais la beauté du Ritz de Madrid ne touchait pas la jeune femme. Seule la présence de Drew parvenait à la réconforter on peu.
- Je ne supporte pas de te voir si triste, Emma, dit-il.
- Non, pas triste. Juste un peu lasse.
- Depuis cette dispute avec ton père, tu n'es plus la même. Cela m'est d'autant plus pénible que j'en suis la cause.
- Tu n'es pas responsable, crois-moi. Il aurait réagi de la même façon avec n'importe qui d'autre. Papa ne peut pas s'empêcher de me surprotéger. C'est en grande partie à cause de... ce qui est arrivé à mon frère.
Il l'embrassa tendrement sur la tempe.
- Ça a dû être terrible, pour lui comme pour toi, mais c'est arrivé il y a si longtemps.
- Certaines choses sont impossibles à oublier, murmura- t-elle en frissonnant, malgré la tiédeur de la nuit.
Et c'est parce que je le comprends que j'ai mal. Il a tout fait pour moi, et pas seulement sur le plan matériel.
- Il t'adore. Il suffit de vous regarder pour en être convaincu.
Souriant, il caressa le visage de la jeune femme.
- Je sais exactement ce qu'il ressent.
- Je l'aime aussi. Mais je ne peux pas continuer à vivre de sorte à le rassurer. Il y a longtemps que je le sais.
- Il n'a pas confiance en moi. Je ne peux pas lui en vouloir, dit Drew en haussant les épaules. En moi, il ne voit que le débutant qui essaie de percer.
- Tu n'as pas besoin de moi pour cela.
Emma se serra contre lui.
- Il finira par accepter, Drew. Il a encore du mal à admettre que j'aie grandi et que je puisse être amoureuse.
C'est tout.
- En tout cas, si quelqu'un peut l'amadouer, c'est bien toi.
Il prit la jeune femme dans ses bras.
- Je suis content que tu n'aies pas voulu sortir, ce soir.
- Je n'aime pas beaucoup les boîtes de nuit. Cela t'ennuie ?
- De passer la soirée tout seul avec toi? J'ai l'air d'un fou?
Il l'embrassa doucement, jouant avec ses lèvres, tandis que des mains il effleurait la pointe de ses seins.
Emma le senti durcir contre elle. Sa bouche devint plus exigeante, plus brûlante, cependant qu'il l'entraînait vers le lit.
- La tournée est presque terminée, murmura-t-il.
- Oui, dit-elle dans un souffle, renversant la tête en arrière,
- Reviendras-tu à Londres, Emma?
Elle sentit son cœur chavirer. C'était la première fois qu'il faisait allusion à l'avenir.
- Oui, répondit-elle. Je retournerai à Londres.
- Et nous aurons d'autres nuits comme celle-ci.
Il l'embrassait toujours, les mains glissant sur son corps, légères, délicates.
- Des tas de nuits ensemble, poursuivit-il en tirant sur les pans du chemisier de la jeune femme pour caresser sa peau. Jour après jour, je pourrai te montrer combien je tiens à toi, à quel point j'ai envie de toi. Laisse-moi te le prouver, Emma.