Chapitre 39
J’ai à peine ouvert un œil quand Ryan m’a téléphoné mercredi soir. J’ai marmonné des « Mm » et des « Han-han » et je suis retombée dans l’oubli.
Jusqu’à ce que le soleil filtre par la fenêtre et que je découvre en même temps : que mon réveil indiquait dix heures et demie ; que Birdie avait le museau à quelques centimètres de mon nez ; et que ma sonnette gazouillait.
Attrapant mon peignoir au passage, j’ai trébuché jusqu’à l’écran de contrôle. À l’image, un Ryan coiffé d’une tuque de père Noël avec les mots Le père Noël* brodés au-dessus de la fourrure.
J’ai rabattu mes cheveux derrière mes oreilles et souri comme les petites têtes rigolotes sur les slips de Claudel.
Sur l’écran, j’ai vu s’ouvrir la porte extérieure et une jeune femme entrer dans le vestibule. Des boucles noires en tire-bouchon. Grande. Aux oreilles, des anneaux assez grands pour servir d’arceaux au croquet.
Ryan l’a étreinte. Elle lui a retiré sa tuque.
La fameuse escorte.
Ma main s’est immobilisée à mi-chemin du bouton qui actionne l’ouverture de la porte. Envolé, mon sourire. Remplacé par un iceberg, juste au milieu de ma poitrine.
L’escorte s’est retournée. Le teint café au lait. L’air de préférer se trouver à mille lieux d’ici. À Tikrit. À Kaboul. N’importe où, mais pas dans ce hall d’entrée.
Ryan lui a souri et l’a serrée de nouveau contre lui. La fille s’est dégagée et lui a remis sa tuque sur la tête.
Dieu du ciel ! Est-ce que ce salaud d’égoïste avait l’intention de me la présenter ? !
J’ai aperçu un bout de moi-même dans le miroir de l’entrée : un vieux peignoir rose en tissu éponge complètement râpé, des joues grenat, des cheveux qui ressemblaient à un mollusque se nourrissant de plancton.
D’accord, bonhomme. Ramène-moi ta maîtresse ! me suis-je dit en moi-même tout en appuyant sur le bouton.
Lorsque j’ai ouvert ma porte, Ryan était seul sur le palier. Derrière lui, le hall était vide.
Il avait caché sa minette. Parfait. Encore mieux.
— Oui ?
Chez moi, ton glacial.
Chez Ryan, grand sourire en m’inspectant des pieds à la tête.
— Tu attends DiCaprio ?
Je suis restée de marbre.
Ryan a scruté mes traits.
— C’est drôle, les sourcils. On ne les remarque pas vraiment, jusqu’à ce qu’ils posent un problème.
Il a tendu la main vers mon front. Je me suis reculée.
— Ou qu’ils disparaissent sans laisser d’adresse.
— Tu es venu pour critiquer mes sourcils ?
— Quels sourcils ?
Pas même l’ombre d’un sourire.
Ryan a croisé les bras.
— Je voudrais te parler.
— Ce n’est pas le moment.
— Je te trouve sublime.
J’ai retenu une réplique mordante où le mot «greluche » était en bonne place pour me cantonner à un simple : « Si tu te crois drôle ! »
J’ai senti mon front se plisser à l’endroit où je n’avais plus de sourcils.
— C’est fumeux, je sais.
Les plis ont formé des fronces parfaites.
— Je peux revenir dans dix minutes, si je promets de ne plus faire de plaisanteries à propos de l’incendie ? Belle comme tu es, tu n’as pas besoin de plus pour te retaper.
J’ai commencé par refuser.
— S’il te plaît...
Une sincérité lapis-lazuli. À laquelle ma libido a tenté de répondre en pointant le bout de son nez. Je l’ai envoyée se faire voir jusqu’à demain.
— Bien sûr, Ryan. Pourquoi pas ?
Café. Jeans et chandail. Dents. Bandages neufs. Cheveux ? Maquillage ? Au diable.
Quinze minutes plus tard, la sonnette gazouillait. J’ai ouvert. « Elle » était avec lui. Je me suis raidie.
Les yeux de Ryan se sont plantés dans les miens.
— Je voudrais te présenter Lily.
— Ryan... je t’en prie.
— Ma fille.
Bouche bée, je me suis concentrée sur le sens de ce mot.
— Lily, je te présente Tempe.
Ladite Lily s’est dandinée sur place.
— Bonjour. (Voix bredouillante.)
— Ravie de vous rencontrer, Lily.
Sa fille ? Oh, mon Dieu !
J’ai lancé un regard interrogateur à Ryan.
— Lily vit à Halifax.
Je me suis tournée vers elle.
— En Nouvelle-Écosse ?
Imbécile ! Bien sûr, en Nouvelle-Écosse.
— Oui, a fait Lily.
Elle détaillait mes cheveux grésillés et ma peau boursouflée, mais elle s’est abstenue de tout commentaire.
— Lily est à Montréal depuis le 3, a précisé Ryan. Le jour où je témoignais au procès Petit.
— Ces derniers mois, nous avons eu l’occasion de faire plus ample connaissance, continuait Ryan.
Lily a levé une épaule et remonté la bandoulière de son sac.
— Je me suis dit que les femmes de ma vie devraient faire connaissance.
Les femmes de sa vie ?
— Je suis ravie, Lily.
J’étais à moi toute seule un dictionnaire entier de clichés et de phrases toutes faites.
Les yeux de Lily ont dévié vers Ryan. Il a eu un hochement de tête presque imperceptible.
— Je m’excuse de vous avoir traitée d’idiote, l’autre jour au téléphone. Je n’aurais pas dû.
Ainsi c’était Lily qui m’avait répondu chez Ryan, jeudi dernier ? !
— Je comprends, ai-je répondu avec un sourire. Ce n’est pas drôle de devoir partager son père.
Second haussement des épaules avant de se tourner vers Ryan.
— Je peux y aller, maintenant ?
Il a hoché la tête.
— Tu as ta clef ?
Elle a tapoté son sac et tourné les talons.
— Entre... papa, ai-je dit en reculant pour ouvrir la porte.
Il m’a suivie dans le salon. Il a ouvert les pans de sa veste, et s’est laissé tomber sur le divan.
— Pour une surprise, c’est une surprise, ai-je dit en me pliant moi-même dans un fauteuil.
— Plutôt.
— J’ignorais que tu avais une fille.
— Moi aussi. Jusqu’au mois d’août.
L’époque où il était parti à l’improviste de chez moi à Charlotte pour aller voir sa sœur à Halifax.
— Le problème, ce n’était pas ta nièce ?
— Oui, au début. Je suis effectivement allé en Nouvelle-Écosse aider ma sœur à trouver un programme de réhabilitation pour Danielle, après son overdose. Il s’est trouvé que j’avais connu une des aides-soignantes à l’époque où j’étais étudiant.
— À Saint-François-Xavier ?
Ryan a secoué la tête.
— Moi oui, pas elle. Comme tu le sais, j’ai pas mal déconné pendant mes deux premières années d’études. Dans les tavernes que je fréquentais, il y avait un groupe de jeunes dames turbulentes qui se faisaient appeler «Les Saintes Sœurs de l’amour négocié ». L’une d’elles s’appelait Lutetia.
J’ai replié les pieds sous mes fesses.
— Mon équipée sauvage s’est terminée à l’hôpital avec une artère sectionnée et la décision de prendre un nouveau départ dans ma vie, je te l’ai déjà raconté. Nos chemins, à Lutetia et à moi, se sont séparés. Je l’ai revue plus tard, peut-être cinq ans après, en revenant voir mes parents. Nous avons partagé une dernière... expérience religieuse, disons. Après, je suis rentré à Montréal et Lutetia, chez elle, aux Bahamas. Nous avons perdu toute trace l’un de l’autre.
— Et Lily est la fille de Lutetia ?
Hochement de tête de Ryan.
— Elle ne t’a jamais dit qu’elle était enceinte ?
— Elle avait peur que je la force à rester au Canada.
— Elle s’est mariée ?
— Oui, aux Abacos. Le mariage s’est brisé quand Lily avait douze ans. Lutetia est alors retournée à Halifax.
Birdie, entré dans la pièce, est venu se frotter contre mon fauteuil. Je lui ai donné une caresse distraite.
— Pourquoi est-ce que tu me dis tout ça, maintenant ?
— Lily commençait à poser des questions sur son père biologique. Et elle commençait à faire les mêmes bêtises que Danielle. Quand j’ai débarqué à Montréal...
Ryan a ouvert les mains.
— Tu l’a découverte sur le pas de ta porte ?
— Exactement. On a sonné, j’ai ouvert. Elle était là. La petite idiote était venue sur le pouce.
Birdie a recommencé à se frotter contre moi. Je l’ai caressé, me sentant... comment dire ? Soulagée que la fille ne soit pas la maîtresse de Ryan ? Déçue qu’il ne se soit pas confié à moi plus tôt ?
— Pourquoi tu ne m’as rien dit ?
— Nos rapports ont été un peu tendus ces derniers temps, a répondu Ryan avec un sourire. C’est probablement de ma faute. J’ai eu pas mal de pression. Lily. Le gros coup aux Stupéfiants.
Il a tapoté sa poche de chemise, s’est rappelé l’interdiction de fumer dans l’appartement et a laissé retomber ses mains sur ses genoux.
— Surtout, j’attendais d’être sûr.
— Tu as fait faire un test de paternité ?
Il a hoché la tête.
— Comment Lily a pris la chose ?
— Elle est devenue hystérique. Elle s’est mise à faire n’importe quoi.
Son refuge dans le tabac. Ses yeux hagards. Oui, Ryan avait eu des raisons de stresser beaucoup plus sérieuses que les miennes.
— J’ai reçu le résultat des analyses d’ADN, la semaine dernière.
J’ai attendu la suite.
— Lily est bien ma fille.
— C’est formidable, Ryan.
— Oui. Sauf que c’est une bombe à retardement, cette enfant. Et, moi, je n’y connais pas grand-chose à la fonction de père.
— Qu’est-ce que vous avez décidé pour l’avenir ?
— Elle a du plomb dans la tête, grâce à sa mère. Elle l’aime et continuera à vivre avec elle. Si elle veut avoir un père dans la vie, je serai là pour elle, quoi qu’il arrive.
Je suis allée m’asseoir sur le divan à côté de Ryan. Il m’a regardée avec des yeux de petit garçon. J’ai pris sa main.
— Tu seras un père merveilleux.
— Je vais avoir besoin d’un coup de main.
— Tu peux compter sur moi, cow-boy.
J’ai approché mon visage du sien, j’ai frotté ma joue contre sa joue rugueuse.
Ryan m’a serrée un moment contre lui puis m’a écartée et s’est levé.
— Attends ici.
J’ai obtempéré, non sans me demander ce qu’il avait encore inventé pour m’épater. La porte d’entrée s’est ouverte. Des secondes ont passé, puis la porte s’est refermée. J’ai entendu un cliquetis. Une clochette.
Ryan est réapparu, la tuque de père Noël sur la tête et une cage de la taille d’une salle de gymnastique au bout du bras. À l’intérieur, une perruche sur une balançoire.
— Joyeux Noël, a dit Ryan en déposant la cage sur la table basse.
Il s’est laissé tomber à côté de moi et a passé le bras autour de mes épaules. L’oiseau a ralenti son balancement pour nous considérer.
— Charlie, je te présente Tempe.
L’oscillation a repris. Charlie m’a lancé deux regards. Le premier de l’œil gauche, le second de l’œil droit.
— Je ne peux pas avoir d’oiseau. Je voyage trop. Charlie a sauté de sa balançoire pour sautiller jusqu’à son plat de graines.
À l’autre bout de la salle, Birdie s’est levé, la queue hérissée, les yeux fixés sur la perruche.
— Birdie, je te présente Charlie, a déclaré Ryan.
Le chat a traversé la pièce, tel un léopard blanc en quête de nourriture à l’aube. Les pattes avant posées sur la table basse, il a tendu le cou vers la cage. L’extrémité de sa queue frémissait.
Charlie a fixé le chat, la tête penchée sur le côté, puis il a reporté son attention sur ses graines.
— Il est très beau, Ryan.
C’était vrai. Un plumage gris et une tête jaune pâle. Birdie a sauté sur la table. Il est resté un long moment immobile sur ses quatre pattes avant de s’asseoir, sans lâcher la perruche des yeux.
— C’est une jolie idée, Ryan, mais c’est impossible. L’oiseau avait des taches orange vif sur les joues. Birdie, à présent en position de sphinx, les pattes serrées contre son ventre, gardait les yeux rivés sur Charlie. De douces raies blanches sur les ailes. Birdie a commencé à ronronner. Je l’ai regardé, étonnée.
— Birdie a l’air de bien l’aimer, a constaté Ryan.
— Je ne peux pas faire des allées et venues en avion avec un chat et un oiseau.
— J’ai une idée. J’ai regardé Ryan.
— Tu n’as qu’à vivre avec moi.
— Quoi ?
— Viens vivre chez moi.
Je suis restée ahurie. L’idée de cohabiter avec lui ne m’avait jamais traversé l’esprit.
Est-ce que je voulais vivre avec Ryan ? Oui... Non... Je n’aurais pas su le dire... J’ai cherché la réponse qui convenait. « Peut-être » manquait un peu d’élégance, et « Non » était trop définitif. Ryan n’a pas insisté.
— Plan B : garde partagée de l’animal. Quand tu es dans le Sud, Charlie emménage chez moi.
J’ai regardé l’oiseau.
Il était vraiment beau.
Et Birdie avait l’air de l’aimer.
J’ai tendu la main.
— Marché conclu !
Nous avons échangé une poignée de main.
— En attendant, le plan À reste ouvert.
Vivre avec Ryan ?
Peut-être....
Juste peut-être.
Durant l’après-midi, j’ai décidé de passer au bureau. J’y étais depuis une heure environ quand mon téléphone a sonné.
— Docteur Brennan ?
— Oui.
— Je m’appelle Pamela Lindahl. Je suis la psychiatre des services sociaux chargée d’évaluer l’état de Tawny McGee. Est-ce que vous serez à votre bureau d’ici trois quarts d’heure ?
— Oui.
— Je voudrais vous voir un petit instant. Vous pourriez faire en sorte que la sécurité me laisse passer ?
— Certainement.
Sitôt que j’ai eu raccroché, j’ai regretté d’avoir accepté ce rendez-vous. J’ai beau savoir combien il est important de fournir au personnel soignant toutes les informations disponibles, je ne me sentais pas la force de décrire au Dr Lindahl la dépravation et l’horreur que j’avais vues dans ce cachot. J’ai failli lui retéléphoner pour lui demander de ne pas venir. Le sens du devoir m’a retenue. J’ai prévenu la sécurité de son arrivée et j’ai commencé à faire mentalement la liste des choses à lui communiquer.
Quarante minutes plus tard, on frappait à ma porte.
— Entrez*.
Une fille de petite taille en imperméable, avec des cheveux bruns dépassant d’un béret marron, est entrée dans la pièce, suivie d’une dame plus âgée, en manteau de laine mais sans chapeau.
— Bonjour, Tawny, ai-je dit après une seconde de confusion.
Je suis sortie de derrière mon bureau pour m’avancer vers elle, les deux mains tendues.
Elle a eu un mouvement de recul et n’a pas levé la main.
J’ai baissé les bras et croisé les mains devant moi.
— Je suis très contente de vous voir. Je voulais vous remercier de m’avoir sauvé la vie.
Au début, pas de réponse. Puis :
— C’est vous qui m’avez sauvée.
Elle a repris, après une hésitation, en parlant lentement :
— J’ai demandé à vous rencontrer parce que je voulais que vous voyiez comment je suis réellement. Que vous voyiez que je suis une personne, et pas une créature enfermée dans une cave.
Cette fois, quand je me suis approchée d’elle, Tawny n’a pas reculé. Je l’ai serrée dans mes bras, ma tête contre la sienne. J’étais submergée par l’émotion, par une multitude de sentiments à son égard, à l’égard de ma fille Katy, à l’égard de toutes les jeunes femmes du monde, adorées ou maltraitées. Je n’ai pu retenir mes larmes.
Tawny n’a pas pleuré. Toutefois, elle ne s’est pas écartée de moi.
C’est moi qui me suis reculée, lui tenant toujours les deux mains.
— Je n’ai jamais pensé à vous autrement que comme à une personne, Tawny. Et les gens qui s’occupent de vous maintenant sont comme moi. Je suis sûre que votre famille est très impatiente de vous avoir de nouveau parmi elle.
Elle a laissé retomber ses mains sur les côtés et a reculé, les yeux fixés sur moi.
— Au revoir, docteur Brennan.
Son visage était sans expression. Cependant, il y avait dans son regard une profondeur bien différente de son apathie des jours précédents.
— Au revoir* Tawny. Je suis vraiment heureuse que vous soyez venue.
Le Dr Lindahl m’a souri. Les deux femmes sont sorties.
Je suis retombée sur ma chaise, épuisée, mais le cœur en fête.