Chapitre 13

Dehors, la neige avait poudré marches et balustrades et grossi les congères le long des trottoirs. Ça m’était bien égal. À peine dans la rue, j’ai téléphoné à Claudel.

La standardiste du SPVM m’a dit qu’il n’était pas là. J’ai demandé Charbonneau. Absent, lui aussi.

— C’est le Dr Brennan, du service médico-légal. Vous savez vers quelle heure ils seront rentrés ?

— Non.

Un ton qui n’en avait rien à cirer. Puis :

— Vous avez essayé leurs téléavertisseurs ?

— Vous avez les numéros, s’il vous plaît ?

Elle me les a communiqués. Je les ai enregistrés tous les deux dans la mémoire de mon cellulaire, sans grand espoir que les policiers me rappellent dans l’immédiat. Surtout Claudel, qui n’était pas du genre à se laisser détourner d’une opération importante par une affaire qui ne l’intéressait pas.

Après, j’ai appelé Mme Gallant-Ballant-Talent.

Pas de réponse.

Me forçant au calme, j’ai composé le numéro d’Anne.

Elle était en pleins achats de Noël. Elle a proposé qu’on se retrouve au Jardin Nelson. Et de commencer à m’expliquer où c’était.

— Je connais, l’ai-je interrompue.

Elle a laissé passer un silence avant de reprendre :

— La matinée a été frustrante ?

— Je crois que j’ai levé un lièvre. Je te raconte dès qu’on se voit.

Faisant le gros dos contre la neige, je me suis hâtée vers la place Jacques-Cartier. Située entre la rue Notre-Dame et la rue de la Commune, cette zone piétonne, bourrée de restaurants, de cafés et de boutiques attrape-touristes, bourdonne de vie lorsque le temps est doux.

Aujourd’hui, seuls y déambulaient une poignée de touristes et un artiste de la rue. Un terrier jaune famélique arrosait les lampadaires. Les pavés arrondis disparaissaient sous les flocons, tout comme les panneaux de circulation et la colonne à la mémoire de Nelson, cet amiral anglais que les séparatistes n’aiment pas parce qu’à Trafalgar il a infligé une raclée aux Français.

De l’autre côté de la place, je distinguais vaguement le dôme argenté du marché Bonsecours dans les flocons qui tombaient et le toit mansardé de l’hôtel de ville derrière moi.

Le Québec. Les deux solitudes. La française catholique, l’anglaise calviniste. Dans la province, deux langues et deux cultures se heurtent de front depuis que les Britanniques ont pris Montréal en 1760. La place Jacques-Cartier est un microcosme dans la pierre duquel est gravé ce tribalisme linguistique.

Le Jardin Nelson, situé à peu près au milieu sur le côté est, occupe le rez-de-chaussée d’un bâtiment trapu et solide. Sur l’avant, ce petit bistrot chic possède une terrasse protégée par un store bleu roi ; sur l’arrière, un jardin planté de parasols. Des appareils de chauffage à infrarouges permettent que l’on mange dehors plusieurs mois de l’année.

Mais pas en décembre. Quand je suis entrée, Anne a relevé les yeux de son menu et m’a fait un signe. J’ai traversé la salle.

— Ça commence à tomber pour de vrai, ai-je dit en retirant mon parka et en le secouant.

— La neige va rester ?

— Elle reste toujours à Montréal.

— Formidable !

— Hm.

J’ai posé mon cellulaire sur la table. Une serveuse s’est approchée pour remplir nos verres d’eau. Anne a commandé une crêpe forestière et un verre de chardonnay. Je me suis laissé tenter par la crêpe Argenteuil et un Coke Diète.

— Tu as trouvé des trésors ? ai-je demandé quand la serveuse s’est retirée.

Même au plus profond de l’apathie, Anne est une acheteuse invétérée. Ses trouvailles comprenaient un chandail en laine mandarine, un saladier provençal peint à la main, et six grenouilles en étain montées sur un ruban de satin rouge.

— C’est un choix surprenant venant de quelqu’un qui se lance dans une vie débridée, ai-je déclaré en désignant les batraciens.

— Je pourrai toujours les offrir, a-t-elle dit en refermant le paquet.

La serveuse a apporté les boissons. J’ai bu une gorgée de Coke. Puis j’ai déroulé ma serviette et réparti mes couverts de part et d’autre du napperon. J’ai repositionné ma fourchette. Réaligné cuiller et couteau. Replacé ma fourchette. Vérifié que mon cellulaire était bien allumé.

Nouvelle gorgée de Coke.

Des deux mains, j’ai lissé les bords du napperon. Redressé les franges. Repris mon téléphone et l’ai reposé.

— Tu attends un appel ? a demandé Anne en soulevant un sourcil interrogateur.

— J’ai laissé des messages à Claudel et à son coéquipier.

— Tu vas me faire mariner longtemps ?

J’ai sorti de mon sac les photocopies et les pages d’imprimante et je les ai posées à côté de moi.

— Je t’épargne la saga à la James Michener concernant le terrain. L’immeuble, lui, a été bâti en 1901 et avait pour propriétaire un monsieur du nom d’Yves Sauriol. À l’époque, il était exclusivement réservé à l’habitation. Jacques Sauriol, le fils du précédent, en a hérité en 1928 et, à son tour, l’a légué à son fils, Yves, en 1939.

« En 1947, Yves Sauriol fils a vendu l’immeuble à un certain Eric-Emmanuel Gratton. C’est alors que le rez-de-chaussée a été transformé en local commercial. Jusqu’en 1970, une petite imprimerie a occupé les lieux.

« Eric-Emmanuel Gratton est mort en 1958. Son épouse, Marie, a hérité de l’immeuble. En 1963, elle a trouvé le repos éternel et la propriété est passée à leur fils, Gilles, qui l’a vendue en 1970.

— Et le détail qui tue survient à quel moment ?

— Quand Nicolò Cataneo entre en scène.

Visiblement, ce nom ne lui disait rien.

— Nick Cataneo, dit « The Knife ».

— La Mafia ? s’est écriée Anne, et ses yeux verts se sont écarquillés.

J’ai hoché la tête.

— The Knife ?

J’ai hoché la tête une seconde fois.

— Je comprends maintenant tes mouvements hystériques avec les couverts.

— Je ne suis pas très au fait des histoires de la Mafia ici, mais Nicolò Cataneo est un nom que j’ai déjà entendu, et plus d’une fois.

— Parce qu’il y a la Mafia au Canada ?

— Depuis le tournant du siècle.

— Je croyais qu’ici vous aviez des motards.

— C’est exact. Pour l’heure, ils occupent le devant de la scène. Mais ils ne sont qu’une composante dans le monde merveilleux du crime organisé à Montréal. La Mafia, le gang de l’Ouest, les Hells Angels, tout cela forme un ensemble connu sous le nom de « Consortium ».

— Comme la « Commission », à New York ?

— Exactement.

— Les gens de la péninsule ensoleillée qui vivent ici, est-ce qu’ils sont copains avec leurs homologues du sud de la frontière, ou est-ce qu’ils protègent avant tout leur insularité ?

— Tu veux dire : comme la Sicile par rapport à l’Italie ? Je ne connais pas bien leurs pratiques ancestrales en matière de géographie. Tout ce que je sais, c’est qu’à une époque Montréal était une filiale de New York.

— La famille Bonanno ? Oui, j’ai lu un bouquin là-dessus.

J’ai incliné la tête.

— À Montréal, l’organisation avait à sa tête un camarade du nom de Vic Cotroni, surnommé «The Egg ». Il est mort au milieu des années quatre-vingt.

J’ai vérifié mon cellulaire. Réseau accessible mais toujours pas de message.

— C’est quoi, le gang de l’Ouest ? a demandé Anne.

— Un gang qui regroupe surtout des Irlandais.

— Comme toi.

— Nous, les Irlandais, on est tout sauf des fantassins dans l’armée du seigneur.

— Oui, vous faites plus dans les poètes et les piliers de bar, ces derniers étant les plus assidus à la tâche.

— Attention !

— Ce « Consortium », il fait dans quoi, principalement ?

— La prostitution. Le jeu. La drogue. Il établit les barèmes. Détermine le prix, les quantités à importer. Et c’est lui qui désigne les heureux négociants. Rien qu’avec la drogue, on estime qu’au fil des ans le clan Cotroni a déversé sur le marché américain des millions de dollars blanchis ensuite dans des entreprises parfaitement légales.

— C’est typique, non, pour autant que je sache ?

— Oui. Les gangs de motards ont d’ailleurs adopté ce même mode opératoire. La technique doit s’apprendre dans les écoles de commerce.

À ce moment de la conversation, la serveuse est arrivée avec les plats. J’en ai profité pour vérifier encore une fois mon cellulaire. Toujours pas de problème avec le réseau et toujours pas de message.

— Pour en revenir à cet immeuble, ai-je repris après quelques bouchées de crêpe, The Knife l’a acheté en 1970 et l’a gardé dix ans.

— Quel rapport avec tes squelettes ?

— Ces gens ne sont pas des enfants de chœur, Anne. N’importe qui peut être enterré dans cette cave.

— Est-ce que nous ne dramatiserions pas un peu ?

— Dans ce temps-là, on descendait les gens à volonté.

— Des adolescentes de seize ans ?

— Des strip-teaseuses, des prostituées... Pour ces gangsters, la vie ne vaut pas cher.

Et encore moins quand il s’agit d’une femme, ai-je pensé en moi-même, me rappelant la prostituée conduite l’autre jour à l’hôpital Notre-Dame entre la vie et la mort.

Anne en a fini avec sa crêpe.

— Qu’est-ce qu’il y avait comme commerces au rez-de-chaussée, au temps où The Knife possédait l’immeuble ?

— Ce n’était pas mentionné dans les dossiers.

— Qui l’a racheté, après ?

J’ai jeté un coup d’œil à ma sortie d’imprimante.

— Un certain Richard Cyr. En 1980. Il semblerait qu’il en soit toujours le propriétaire.

— Et qu’est-ce qu’il y a au rez-de-chaussée, aujourd’hui ?

— Quatre commerces distincts.

— Dont la pizzeria.

— Oui.

— Il habite où, ce monsieur Cyr ?

Nouveau coup d’œil à la feuille.

— À Notre-Dame-de-Grâce.

— C’est loin de Montréal ?

— C’est ici. À l’ouest du centre-ville.

Le verre d’Anne s’est immobilisé à mi-chemin de ses lèvres.

— Eh bien, voilà ! a-t-elle déclaré comme ce matin dans la cuisine, une main levée en l’air.

— Ça fait trois fois, Annie.

Elle m’a jeté un regard exaspéré.

— C’est ça, l’étape suivante : passer un coup de fil à Cyr ! Mieux encore : lui faire une visite surprise, puisque c’est si près que ça. Hein ? Qu’est-ce que tu en dis ? Jusqu’ici, je trouve ça plutôt excitant de jouer à Cagney et Lacey. Résolvons cette affaire.

Mes yeux ont dévié de mon assiette à mon cellulaire. L’écran n’affichait que l’heure et mon nom.

Ni Claudel ni Charbonneau ne me rappelleraient, c’était clair comme de l’eau de roche.

J’ai levé mon Coke. Anne a levé son vin.

— Aux fouilles archéologiques, ai-je déclaré en faisant tinter mon verre contre le sien.

— À cette petite différence près que nos fouilles à nous ne consistent pas simplement à remuer la merde, mais à en trouver toujours davantage, a rétorqué Anne, et elle a éclusé son chardonnay.

Notre-Dame-de-Grâce, ou NDG, est un quartier résidentiel tranquille situé à deux arrondissements du centre-ville. Ce n’est pas le Westmount des Anglais fortunés, ni l’Outremont des francophones BCBG, mais un endroit sympathique où vit une classe moyenne avec enfants et colleys.

Richard Cyr habitait une maison à deux étages en brique rouge, sise avenue Coronation, à un jet de salive du campus Loyola de l’Université Concordia. Le trajet nous avait pris vingt minutes. Cinq de plus nous ont permis de jauger les lieux.

Une petite véranda protégée par un auvent rouillé. Un jardin grand comme un mouchoir de poche sur l’avant et sur l’arrière de la maison. Un semblant d’allée ne menant nulle part. Une Ford Falcon bleue.

— Monsieur Cyr n’est pas de ces gens qui répondent illico à l’appel de la pelle, a fait remarquer Anne.

En hiver, les Montréalais qui habitent des maisons individuelles se déblaient eux-mêmes un chemin entre leur perron et la rue ou, alors, ils engagent quelqu’un pour le faire. Au pire, un jeune du quartier. Ce n’était pas le cas de M. Cyr. Sur son bout de trottoir, la neige tombée dans l’après-midi recouvrait une couche verglacée datant de plusieurs jours et mesurant bien six centimètres.

Il nous a fallu faire très attention où nous posions les pieds pour atteindre sa maison et escalader les marches du perron. J’ai appuyé sur la sonnette. Un carillon compliqué a retenti quelque part au fond de la demeure.

Une minute plus tard, personne n’avait répondu.

J’ai sonné encore.

Seul résultat : le carillon.

— Ce M. Cyr doit être sourd comme un pot, en plus d’être le plus grand radin de la planète, a fait observer Anne en perdant presque l’équilibre.

— Peut-être qu’il dépense son fric à d’autres choses.

— Tu parles ! Cet imbécile doit être en train de se la couler douce sur son yacht aux Barbades pendant qu’on essaie de ne pas se casser une jambe en voguant sur ses marches.

— Sa voiture est là.

Elle s’est retournée pour regarder la Ford.

— Il ne gaspille pas son argent dans les enjoliveurs.

J’élevais la main pour sonner encore quand la porte intérieure s’est ouverte. Un homme nous a dévisagées à travers la seconde porte en verre.

Il n’avait pas l’air ravi de nous voir, mais ce n’est pas cela qui nous a ébahies.

Et nous a quasiment fait bondir en arrière.