Chapitre 28
— Les empreintes sur le coupe-papier sont celles de deux personnes différentes qui ne sont Menard ni l’une ni l’autre.
— Tu es sûr ?
— Je les ai transmises au Vermont. Leur labo les a comparées avec celles de Menard, qu’ils avaient en archives depuis son arrestation pour conduite en état d’ivresse.
Je n’en revenais pas.
— Mais il tenait ce coupe-papier à pleines mains.
— Tu veux dire, le gars dans la maison. Eh bien, ce n’était pas Menard.
— Et pour les autres empreintes, on a des renseignements ?
— Non. On continue les recherches ici. On va les transmettre à l’AFIS, aux États-Unis.
L’AFIS est le système informatique qui regroupe toutes les empreintes.
— Si ce type n’est pas Menard, qui est-ce ?
— Question hautement pertinente, docteur Brennan.
Ça n’avait aucun sens.
— Peut-être qu’il y a un problème avec les empreintes.
— Ça arrive.
— Charbonneau a trouvé une photo de Menard du temps où il était à l’université. Montrons-là à Cyr et voyons ce qu’il dit.
— Ça ne peut pas faire de mal, a convenu Ryan.
J’ai attendu, espérant un peu l’entendre me réitérer sa proposition de l’accompagner. Il ne l’a pas fait.
— Je vais récupérer la photo auprès de Char..., a commencé Ryan.
J’ai cru entendre une voix de femme dans le fond, puis le bruit étouffé d’une main qui se pose sur le combiné.
— Excuse-moi, a repris Ryan plus bas. Je récupère la photo et je passe te prendre à huit heures.
J’ai réussi à tuer cette soirée de vendredi grâce à des macaronis au fromage surgelés et à un long bain chaud. Je me suis couchée sitôt finies les infos de onze heures.
À peine avais-je éteint la lumière que j’ai été la cible d’un bombardement intensif d’images indésirées.
Une cave morne. Des ossements dans une caisse. D’autres enfouis.
Une femme dans un lit, une mèche de cheveux gris lui barrant le visage. Un matelas souillé. Un corps inerte sur une plaque en inox.
Des miroirs brisés. Un tesson de verre fiché dans un tableau.
Anne au milieu d’une montagne de bagages. Anne me regardant par-dessus ses lunettes à fleurs.
J’ai senti un cri monter de mon ventre, des larmes chaudes ont inondé mon visage.
La dernière fois que j’avais été aussi déprimée, Ryan était auprès de moi. Il m’avait serrée dans ses bras en me caressant la tête et j’avais senti battre son cœur. Comme il avait su me redonner le sentiment d’être forte et belle ! Comme il avait su me convaincre que tout irait bien.
Un sanglot a soulevé ma poitrine et s’est frayé un passage dans ma gorge.
J’ai aspiré une grande goulée d’air et me suis laissée aller au chagrin, les genoux relevés contre ma poitrine.
Une bonne crise de larmes est plus efficace qu’une heure chez le psy. Je me suis réveillée lavée de toutes mes peines et frustrations réprimées jusque-là.
Régénérée.
Capable de me maîtriser.
Et ce, jusqu’à ma prochaine grosse connerie, douze heures plus tard.
À sept heures du matin, Tom a appelé pour savoir si j’avais des nouvelles d’Anne. Aucun siège n’avait été réservé à son nom sur un vol Montréal-Charlotte pour la semaine à venir.
Je lui ai dit que j’avais prévenu un ami policier.
Il a émis l’hypothèse qu’Anne avait pu souhaiter se retrouver seule avec elle-même et qu’elle nous appellerait bientôt. J’ai renchéri avec force. Nous avions autant besoin d’y croire l’un que l’autre.
En m’apercevant dans le miroir pendant que je raccrochais, je me suis rappelé l’effraction. Neuf jours s’étaient écoulés, et les flics n’avaient aucune piste.
Le flirt du 3— C !
Mère de Dieu ! Anne serait-elle partie avec l’inconnu rencontré dans l’avion ? Était-ce imaginable qu’il ait saccagé ma maison ?
Flash-back de Ryan réclamant une surveillance accrue autour de mon immeuble.
Est-ce que les patrouilles continuaient ? Une voiture de police avait peut-être aperçu Anne quand elle était partie ?
C’était peu probable, mais ça valait le coup de se renseigner.
Je suis sortie dans la rue, emmitouflée jusqu’aux yeux.
Nouvelle journée toute blanche. La météo annonçait un maximum de moins trente degrés Celsius pour la journée. À huit heures moins cinq, on était encore loin de cette chaleur d’enfer.
Dix minutes plus tard, une voiture de police a remonté le pâté de maisons. Je me suis postée au bord de la chaussée pour lui faire signe de s’arrêter.
Oui, ils continuaient d’effectuer des passages plus fréquents. Oui, ils avaient surveillé ce secteur pendant toute la semaine. Non, ils n’avaient pas vu de blonde géante avec une quantité de bagages. Ils ont promis d’interroger les gars des autres voitures.
Je suis rentrée dans le vestibule. Là au moins, il faisait assez chaud pour que le sang circule.
Ryan est arrivé à huit heures dix. Sa voiture sentait la cigarette.
— Bonjour*.
— Bonjour*.
Il m’a tendu une photo de Menard reçue par fax. Petite et sombre. Le rendu des couleurs et du contraste laissait à désirer. On voyait quand même assez bien les traits du visage.
— Ça ressemble au gars qu’on a vu, ai-je dit.
— Et à un millier d’autres rouquins à lunettes.
J’ai dû en convenir.
— Des nouvelles de ta copine ?
— Rien.
J’ai remué les pieds. Ouvert mon parka. Je ne savais pas quoi faire de mes yeux. De mes jambes. De mes bras. Je me sentais gauche et mal à l’aise. Je n’étais pas sûre d’être capable de soutenir une conversation.
— La nuit a été dure ? a-t-il demandé.
— D’où te vient cet intérêt subit pour mon sommeil ?
— Tu as l’air fatiguée.
Je l’ai regardé. Lui aussi avait les traits tirés et des cernes plus accentués que d’habitude. Malgré l’envie que j’en avais, je ne lui ai pas demandé ce qu’il avait. À la place, j’ai râlé :
— Côté soucis, j’ai été servie.
Il m’a caressé le nez du bout du doigt.
— N’est-ce pas notre lot à tous ?
Vingt minutes plus tard, nous étions rendus.
Ryan avait prévenu Richard Cyr de notre visite. Le vieux zigoto a répondu au premier coup de sonnette. Habillé de pied en cap.
Ole Hopalong... Mets ça de côté, Brennan.
Au salon, il s’est installé dans le même fauteuil que la fois où j’étais venue avec Anne.
J’ai présenté Ryan et lui ai cédé la parole.
— Monsieur Cyr, nous avons *...
— Parlez anglais pour la petite dame, a fait Cyr en me décochant un sourire. Où est votre amie si jolie ?
— Elle est rentrée chez elle.
Cyr a penché la tête.
— Sacré pétard, celle-là.
— Notre visite ne prendra qu’un moment, a déclaré Ryan en sortant le fax de sa poche pour le remettre à Cyr.
— Est-ce qu’il s’agit de Stephen Menard ?
— Qui ça ?
— Stéphane Ménard. L’homme qui tenait le commerce de prêts sur gages dans votre immeuble.
Cyr a jeté un coup d’œil à la photo.
— Tabarnouche* ! J’ai beau ressembler à Bogie, j’ai quand même quatre-vingt-deux ans.
Sur ce, il s’est remis debout et a traversé la pièce en traînant les pieds pour allumer la télé. Ayant pris une grosse loupe reliée à l’appareil par un câble, il l’a promenée sur le fax.
Le visage de Menard s’est affiché à l’écran.
— C’est génial, ce système ! ai-je lancé.
— C’est une vidéoloupe. Un gadget pas mal du tout. Ça grossit tellement que je peux lire à peu près tout.
Il a déplacé sa loupe au-dessus de la photo. S’étant arrêté sur l’oreille de Menard, il a zoomé jusqu’à ce que le bord supérieur du pavillon remplisse la presque totalité de l’écran.
— Non, a déclaré Cyr avec force, en se redressant. Ce n’est pas votre homme.
— Comment pouvez-vous en être aussi sûr ? ai-je demandé, étonnée.
Il a reposé sa loupe et est revenu vers nous. Du doigt, il m’a enjointe de m’approcher.
Je me suis levée.
— Vous voyez ça ? a-t-il demandé, en se tapotant une petite bosse de cartilage en haut de son oreille, sur le côté externe de l’ourlet.
— C’est le tubercule de Darwin.
— Elle en connaît des choses, la petite dame !
Ryan nous observait, la perplexité peinte sur ses traits.
— Une fois, j’ai montré ces petites bosses à mon docteur. Il m’a dit que c’était un caractère récessif et m’a donné des articles sur le sujet. Vous savez d’où ces petites emmerdeuses tirent leur nom ?
— On croyait autrefois que c’était un vestige des oreilles pointues des quadrupèdes.
Cyr s’est mis à se balancer d’avant en arrière sur la pointe des pieds d’un air ravi.
— Qu’est-ce que ça a à voir avec Menard ? est intervenu Ryan.
— Ménard ? Il en avait des plus grosses encore. Des comme je n’en ai jamais vu de ma vie. Je le taquinais souvent à ce sujet. Je lui ai même dit une fois que je ne serais pas étonné de le découvrir un jour en train de brouter un arbre ou de grignoter des petites bêtes à poils dans la cave. Il n’a pas apprécié.
Ryan s’est levé.
— Et l’homme sur la photo ?
— Il n’a pas de bosse, a répondu Cyr en lui rendant le fax.
Arrivé à la porte, Ryan a marqué une pause.
— Une dernière question, monsieur. Est-ce que vous étiez en bons termes avec Menard ?
— Certainement pas. Je l’ai foutu à la porte.
— Pourquoi ?
— J’en avais assez que les autres locataires se plaignent.
— Se plaignent de quoi ?
— Surtout de sa clientèle de gens louches. Et, aussi, du bruit qu’il faisait, la nuit.
— Quel genre de bruit ?
— Que je sois damné si je le sais ! J’en avais assez de ces chicaneries perpétuelles. Ça existe « chicaneries » ?
— Oui.
— On dirait un nom de poisson.
Ryan m’a laissée à la maison, prétextant qu’il était de service tout le week-end. Il a promis de m’appeler s’il apprenait quoi que ce soit sur Menard ou les autres empreintes. Ou s’il avait du nouveau concernant Anne.
Je ne lui ai pas demandé si son travail l’occupait également la nuit.
Et merde ! Je m’en foutais !
Pas de message sur mon répondeur.
Puisque Katy voulait que je revienne à Charlotte le vingt-deux, j’avais une foule de choses à faire avant mon départ. Je m’y suis attelée.
Changer les draps des lits. Arroser les plantes. Envelopper les cadeaux pour le gardien et les techniciens du labo.
Un cadeau pour Ryan ?
Celui-là, je l’ai mis de côté.
Je me suis occupée de bien d’autres choses encore.
Du linge à laver. De la litière du chat. Du courrier en retard.
Le tout, au son d’une musique de Noël tonitruante, dans l’espoir que le tintement des cloches et les trompettes des anges me mettraient le cœur en fête.
Parole ! Parole ! Impossible de penser à autre chose qu’aux ossements étalés sur les tables d’autopsie, à la liste des filles disparues restée sur mon bureau et à mon amie Anne envolée Dieu sait où.
À trois heures, j’ai admis ma défaite et suis partie pour le labo.
Les lieux étaient déserts et silencieux comme un tombeau – samedi après-midi typique. Une Demande d’expertise* m’attendait sur ma table.
Quatre mois plus tôt, un ouvrier en ascenseur avait disparu après avoir inspecté un immeuble à Côte-Saint-Luc. Jeudi, son corps décomposé avait été retrouvé à LaSalle, dans le parc Angrignon. Les radios montraient de multiples fractures. Pelletier voulait que j’étudie le trauma dès que les os auraient été nettoyés.
Mettant la demande de côté, j’ai repris la liste fournie par Claudel.
Les néons ronronnaient au-dessus de ma tête. Dehors, le vent gémissait autour des fenêtres. De temps à autre, un glaçon transporté par la bourrasque venait frapper un carreau.
Simone Badeau. Trop vieille.
Isabelle Lemieux. Des plombages.
Marie-Lucille d’Aquin. Noire.
Micheline Thibault. Trop jeune.
Tawny McGee. Beaucoup trop jeune.
Céline Dallaire. Clavicule cassée à quatorze ans.
Les noms défilaient.
Au bout d’une heure, je suis passée à la liste de Charbonneau.
Jennifer Kay. Esther Anne Pigeon. Élaine Masse. Amy Fish. Theresa Perez.
De temps à autre, j’entrais dans le labo pour vérifier un os, espérant y découvrir un détail resté inaperçu. Chaque fois, c’était une déception.
Quand j’ai eu passé en revue tous les noms sur la liste, j’ai recommencé au début en prenant l’âge pour critère. Puis la taille. Puis la date de disparition.
J’avais conscience de me raccrocher à des fétus, mais j’étais dans un état quasi compulsif. Incapable de m’arrêter.
J’ai entendu le bruit des portes de sécurité tout au bout du couloir.
Lieu de disparition.
Terrebonne. Anjou. Gatineau. Beaconsfield.
Comté de Butte. Comté de Tehama. Comté de San Mateo.
À six heures, je me suis laissée retomber sur le dossier de mon siège, complètement découragée. Deux heures et demie de recherches, sans aucun résultat.
Des pas ont résonné dans le couloir désert. LaManche, probablement. Qui donc, en dehors du patron et de moi-même, pouvait faire des heures supplémentaires un samedi soir ?
Bravo, Brennan. Tu as la même vie sociale qu’un pépé de soixante ans ayant sept petits-enfants.
Retour aux listes.
Toujours avec le sentiment que je laissais passer quelque chose.
Mais quoi ?
Les marques de découpe ?
Sur les trois crânes, les traces étaient celles d’un instrument tranchant. En ce qui concernait la fille dans la bâche, les découpes semblaient avoir été effectuées longtemps après la mort alors que, pour les autres filles, l’os était encore frais. Dans les trois cas, ces découpes étaient situées exclusivement dans la région de l’oreille.
La date de la mort ?
À en croire le carbone 14, la fille dans la bâche serait morte durant les années quatre-vingt, les deux autres durant les années quatre-vingt-dix.
Lieu de naissance ?
Selon l’analyse isotopique du strontium, la fille dans la bâche pouvait être née et avoir passé sa petite enfance dans le centre-nord de la Californie, et avoir ensuite vécu au Vermont ou au Québec. Les autres pouvaient n’avoir jamais quitté le Québec.
Pouvaient.
Peut-être que je me focalisais trop sur le strontium ?
Peut-être que la Californie était une impasse ?
Nouveau chuintement de porte et bruits de conversation.
Mais Menard avait fait ses études supérieures à Chico, et Chico se trouve précisément dans la partie centre-nord de la Californie. De plus, Menard avait occupé le lieu où les filles avaient été découvertes. Et la période de sa location coïncidait avec la date d’au moins deux des morts. Enfin, Louise Parent l’avait surpris deux fois avec des jeunes filles dans ses bras, l’une qui cherchait à s’enfuir, l’autre qui était évanouie.
Le lien avec la Californie pouvait-il n’être qu’une coïncidence ? Une pensée qui tournicotait au fond de moi a brusquement relevé la tête pour la rentrer aussitôt et ne plus donner signe de vie.
De quoi s’agissait-il ?
J’avais beau me triturer le cerveau, impossible de faire ressortir cet embryon d’idée de sa tanière.
Je suis revenue à Menard.
Il était entré en possession de la maison de ses grands-parents à Montréal en 1988. Mais le type qui occupait les lieux aujourd’hui n’était pas lui, même s’il utilisait son nom. J’ai jeté mon stylo sur le buvard.
— Mais qui est-ce, merde ?
— Ça, je ne peux pas te le dire !
À ces mots, j’ai fait un bond de deux mètres en l’air sur mon siège.
Relevant les yeux, j’ai découvert Ryan sur le seuil.
— Mais on sait le nom de sa copine.