Chapitre 26

Montréal me fait toujours penser à un pied dont la cheville serait l’aéroport de Dorval et l’ouest de l’île, les orteils pointant à l’est, le Saint-Laurent étant le sol sur lequel se pose le talon. Verdun correspondrait à la partie rembourrée du talon.

Excroissance au talon, Pointe-Saint-Charles est bordée en haut par le canal Lachine, en bas par le dépôt ferroviaire de la compagnie de chemins de fer CP et à l’est par le Vieux-Montréal et son port. Peuplé à l’origine par les immigrés irlandais qui travaillaient à la construction des ponts, le quartier a conservé la mémoire de cette époque dans les noms de ses rues et de ses artères : Saint-Patrick, Sullivan, Dublin, Mullins.

Mais tout cela, c’est du passé. De nos jours, il est surtout habité par des francophones.

Moins de vingt minutes après avoir quitté Lafleur, Ryan a tourné dans la rue Wellington, la grande artère qui traverse la pointe d’est en ouest. Nous avons passé des magasins de sport, un salon de tatouage et la boutique de vêtements M.H. Grover, une institution depuis des décennies. Ici et là, un café guilleret.

Au croisement avec la rue Dublin, Ryan s’est arrêté. À droite, une rangée de maisons victoriennes aux façades pastel apportait une note espiègle à ce paysage morne, avec leurs jolis ornements en bois travaillé, leurs arches de brique et leurs vitrages épais. Au-dessus d’une porte, j’ai réussi à déchiffrer les mots Dr. George Hall gravés dans le verre dépoli.

— C’est la rue des médecins, a dit Ryan en remarquant ma surprise. Au XIXe siècle, c’était une adresse prestigieuse aux yeux des bonzes de la faculté. L’endroit a quelque peu perdu de son lustre.

— Ce sont toujours des résidences privées ?

— Divisées en copropriétés, je suppose.

— Où est la rue de Sébastopol ?

Du menton, il a désigné la gauche.

— Je crois qu’elle longe le dépôt ferroviaire. Mais ici, c’est un vrai labyrinthe de culs-de-sac et de sens uniques.

Comme il tournait dans la rue Dublin, j’ai aperçu un parc flanqué d’un panneau retraçant l’histoire de la personne dont il portait le nom.

— Qui c’est, Marguerite Bourgeoys ?

— Mon Dieu, Madame la Docteure*, vous parlez là d’une des dames les plus aimées du Québec. Sœur Maggie a ouvert des écoles pour fillettes au XVIIe siècle. Une idée plutôt osée pour l’époque. Elle a aussi fondé l’ordre des sœurs de la Congrégation Notre-Dame. L’Église l’a canonisée il y a quelques années. Marguerite a reçu un bon morceau de cette petite péninsule, au milieu du XVIIe. Par la suite, les bonnes sœurs ont vendu le terrain petit à petit. La première école de Marguerite Bourgeoys se trouve un peu plus loin, ainsi que les vestiges de sa ferme qui est maintenant un musée.

— C’est la Maison Saint-Gabriel ?

Ryan a hoché la tête.

Dans ce secteur de Montréal, la neige avait été déblayée à la va-comme-je-te-pousse. Les congères à cheval sur les trottoirs et la chaussée obligeaient les conducteurs à se garer presque au milieu de la circulation. Ryan conduisait lentement, en se serrant le plus possible à droite pour laisser de la place aux voitures venant en sens inverse.

L’architecture de ce quartier était un méli-mélo d’immeubles du XIXe et du XXe siècle, la plupart destinés aux pauvres de la classe ouvrière. De nombreuses rues étaient bordées par des maisons de trois étages en brique rouge percées de portes à ras du mur. Les habitations en pierre calcaire offraient des façades généralement planes et raides, à présent décrépites, mais certaines s’égayaient de corniches, de fausses mansardes ou de lucarnes en bois ouvragé.

Perdues au milieu de ces splendeurs architecturales, on remarquait des demeures de trois étages bâties au tout début du XXe siècle. Divisées aujourd’hui en appartements, elles avaient été construites en retrait de la rue et étaient précédées de petits jardins. Les architectes avaient aussi privilégié les entrées encastrées, les façades en brique jaune, chamois ou brune, et les escaliers extérieurs débouchant sur le balcon du deuxième étage.

Non loin de la Maison Saint-Gabriel se dressaient quelques monstruosités de cinq étages datant de l’après-guerre. À en juger d’après leurs auvents en béton ou en plastique, les bâtisseurs de ces agressions visuelles avaient préféré l’efficacité à la beauté. Et tant pis pour le Feng Shui !

Après plusieurs virages dont un dernier à droite, la rue de Sébastopol s’est ouverte devant nous. À gauche s’étirait le dépôt ferroviaire, à demi caché par une clôture de trois mètres et des arbres à feuillage persistant à travers lesquels on distinguait des rangées et des rangées de wagons-citernes rouillés.

Ryan s’est arrêté lentement, faisant crisser la neige sous les pneus. Nous avons observé le paysage sans échanger un mot.

Vers le milieu du pâté de maisons s’élevait un groupe de bâtisses en brique identiques, serrées les unes contre les autres, comme s’il leur fallait se soutenir mutuellement pour ne pas s’écrouler. Ou pour se tenir au chaud. Au-delà, il y avait un terrain vague, suivi d’un assortiment incongru de bâtiments en ciment aux façades barbouillées de graffitis.

À droite se dressait une écurie minable dans un enclos entouré d’une barrière délabrée. À l’intérieur, un chien bâtard a bruyamment manifesté contre notre présence.

Quelques arbres tendaient leurs branches dépouillées à travers les fils électriques. La neige, déblayée depuis un certain temps, s’entassait en congères noires de saleté.

La rue de Sébastopol ne différait guère de ses consœurs de Pointe-Saint-Charles.

Si ce n’est qu’elle était encore plus morne, d’une certaine façon.

Et plus isolée.

À gauche, le terrain désert béant du dépôt ferroviaire. Derrière nous, l’unique voie carrossable conduisant à cette rue.

Saisie d’un profond découragement, j’ai entrepris d’inspecter le pâté de maisons sur toute sa longueur.

Ryan a désigné le groupe de maisons identiques.

— Voilà tout ce qui reste de la rue de Sébastopol, édifiée par la Grand Trunk Railway au milieu des années 1850.

— Apparemment, elle se fichait bien de l’esthétique.

Il a vérifié l’adresse sur sa serviette en papier et a roulé jusqu’à pouvoir lire le numéro inscrit sur la première des maisons jumelles.

Le chien avait cessé d’aboyer pour nous suivre des yeux, debout sur ses pattes arrière, grattant le grillage de ses pattes avant.

— Quel numéro ?

Ryan me l’a indiqué.

— Ce doit être plus loin.

Il a roulé lentement pendant que je déchiffrais tout haut les numéros. Les maisons identiques s’arrêtaient juste avant celui que nous cherchions, et le bâtiment suivant reprenait après, comme si nous l’avions dépassé. J’ai suggéré :

— Peut-être qu’il y a une maison tout au fond de ce terrain vague.

Ryan est allé jusqu’au bout du pâté de maisons pour faire demi-tour et s’est garé le long des maisons identiques. Au fond de l’espace non bâti, on apercevait vaguement des contours entre les gros pins et les arbres dénudés.

— Prête ? m’a demandé Ryan en attrapant ses gants sur le siège arrière.

— Prête.

J’ai enfilé mes mitaines et suis sortie. En entendant claquer nos portières, le chien est reparti dans une série d’aboiements. Ryan a parcouru deux mètres sur le sentier incrusté de glace qui longeait le flanc de la dernière maison du groupe. Les branchages des arbres et des pins créaient une sorte de tunnel très sombre qui nous masquait le ciel.

L’air sentait la résine, le charbon de bois et un relent bizarre.

— Qu’est-ce que c’est que cette odeur ? ai-je murmuré.

— Du purin, a fait Ryan en chuchotant lui aussi. C’est ici que le vieux Yeller garde les chevaux de ses calèches.

— Tu veux dire ceux qui tirent les calèches dans le Vieux-Montréal ?

— Ceux-là même.

J’ai humé l’air en me concentrant davantage.

Du purin, peut-être. Mais il n’y avait pas que ça.

La tête enfouie dans nos cols, nous avancions sur le chemin inégal en soufflant des tourbillons de fumée, attentifs à ne pas déraper.

À dix mètres de la rue, le chemin s’incurvait brutalement sur la gauche. Une maison en brique battue par les vents s’est révélée à nous.

— C’est là, a fait Ryan en déchiffrant le numéro rouillé au-dessus de l’entrée.

La porte en vieux bois rugueux, enfouie dans un renfoncement du mur, portait les vestiges d’un style ouvragé. Les fenêtres ne laissaient rien voir de l’intérieur. Certaines étaient noires, les autres blanches de gel et de neige. L’une d’elles penchait nettement dans son châssis.

De la vigne vierge morte s’étirait à travers le toit et les murs. Les pins, plus nombreux ici, maintenaient la maison et le jardinet dans une obscurité encore plus profonde.

Sans raison, j’ai senti se dresser les petits cheveux sur ma nuque.

M’enjoignant au calme, j’ai pris une profonde inspiration.

Ryan s’avançait vers la porte. Je lui ai emboîté le pas.

La sonnette en laiton était de celles que l’on actionne en tournant le bouton dans le sens des aiguilles d’une montre, à la mode d’autrefois.

Une cloche a retenti très loin à l’intérieur.

Ryan a laissé passer toute une minute avant de sonner encore.

Quelques secondes plus tard, la serrure a cliqueté et la porte s’est ouverte de quinze centimètres en grinçant.

Ryan a fait passer son insigne dans la fente.

— Mr. Menard ? a-t-il demandé en anglais.

La fente ne s’est pas élargie. La personne derrière me restait invisible.

— Stephen Menard ? a répété Ryan.

— Qu’est-ce que vous voulez* ?

Un fort accent. Américain.

— Police, Mr. Menard. Nous voudrions vous parler, a insisté Ryan en anglais.

— Laissez-moi tranquille*.

La porte a bougé dans son chambranle. Ryan l’a bloquée de la main, avec la vivacité d’un lièvre.

— Vous êtes Stephen Menard ?

— Je m’appelle Stéphane Ménard*, a répondu le monsieur en prononçant le nom à la française. Qui êtes-vous* ?

— Détective Andrew Ryan. Madame est le Dr Temperance Brennan, a fait Ryan en me désignant. Nous devons vous parler.

— Allez-vous-en* !

La voix, sèche, avait quelque chose de presque frêle. Je ne voyais toujours pas son propriétaire.

— Soyez coopératif, Mr. Menard, nous ne partirons pas. Nos questions ne prendront que quelques minutes de votre temps.

Menard n’a pas répondu.

— À moins que vous ne préfériez nous suivre au poste de police.

L’intonation de Ryan était aussi dure que de l’acier trempé.

— Tabarnac* !

La porte s’est refermée, une chaîne a cliqueté, la porte s’est rouverte.

Ryan est entré. J’ai suivi. Le plancher était recouvert d’un linoléum et les murs, peints d’une couleur beaucoup trop sombre pour une pièce sans fenêtre. L’air sentait la naphtaline, le vieux papier peint et le tissu moisi.

Cette entrée, minuscule, était éclairée par une petite lampe en porcelaine. Stephen Menard se tenait dans l’ombre de la porte, une main sur le bouton, l’autre plaquée contre la poitrine et armée d’un coupe-papier.

Il a refermé la porte et s’est tourné vers nous. J’ai enfin pu le voir.

Il devait mesurer un mètre quatre-vingt-dix. Avec ses taches de rousseur, son crâne chauve et son visage de crapaud, c’était l’un des personnages les plus étonnants que j’aie rencontrés de ma vie. Il aurait pu être aussi bien un quadragénaire fatigué qu’un homme de soixante ans en pleine forme.

— Qu’est-ce que vous me voulez* ?

— On peut s’asseoir ? a lancé Ryan en déboutonnant sa veste.

— Peu importe* !

Menard nous a conduits dans un salon aussi mal éclairé que l’entrée. Lourdes tentures rouges. Secrétaire, table basse, consoles en acajou. Papier peint à fleurs de couleur sombre. Sièges tendus d’un tissu rouge profond.

Ayant déposé son coupe-papier sur le secrétaire, Menard s’est laissé tomber sur le sofa et a croisé les jambes. J’ai retiré mon parka et me suis assise dans le fauteuil à sa droite.

Ryan a fait le tour de la pièce, allumant en chemin le lustre et la paire d’appliques en cristal et en bronze, de part et d’autre du canapé. La lumière nous a permis de mieux distinguer l’occupant des lieux.

Stephen Menard n’était pas simplement chauve, il était dépourvu de toute pilosité. Pas de cils ni de favoris. Pas un poil sur le corps. Un visage lisse curieusement pâle. Je me suis demandé si cette absence de poils était une déficience génétique ou un choix esthétique élevé au niveau de position de principe.

Ryan a attrapé une chaise Windsor près du secrétaire et l’a placée devant Menard dans un mouvement manifestement destiné à le déstabiliser. S’étant assis, il a posé ses coudes sur ses genoux et s’est penché en avant, le visage à un mètre de celui de son interlocuteur.

Notre hôte involontaire portait des pantoufles, un jeans et un sweat-shirt aux manches remontées au-dessus des coudes. Il s’est tassé en arrière, a baissé ses manches sur ses poignets, les a remontées, a chaussé ses lunettes et a attendu.

— Je vais être franc avec vous, Mr. Menard. Nous nous intéressons à vous.

— Je suis*...

— Je crois savoir que vous êtes Américain. L’anglais ne devrait pas vous poser problème, n’est-ce pas ?

Menard n’a pas répondu, il a piqué du menton.

— Nous savons par Richard Cyr que vous avez tenu un commerce de prêts sur gages dans un local lui appartenant, rue Sainte-Catherine, il y a de cela plusieurs années.

Les lèvres de Menard se sont pincées jusqu’à faire un trait pas plus gros qu’une aiguille. Un sillon s’est creusé au-dessus de l’endroit où il aurait dû avoir des sourcils.

— Ma question vous ennuie ?

Menard s’est passé la main sur la mâchoire, puis a rajusté ses lunettes.

— Une affaire qui marchait bien. Et qui a duré – quoi ? Neuf ans ? Vous êtes jeune. Qu’est-ce qui vous a décidé à y mettre fin ?

— Je ne faisais pas que prêter sur gages. Je faisais également commerce d’objets de collection.

— Expliquez-moi ça, s’il vous plaît.

— J’aidais des collectionneurs à trouver des articles difficiles à dénicher. Des timbres. Des pièces de monnaie. Des soldats de plomb.

J’avais déjà vu Ryan interroger des suspects. Il aime faire durer les silences. Quand la personne interrogée répond, il prend un air expectatif et attend la suite, au lieu d’enchaîner avec une autre question.

C’est précisément ce qu’il a fait.

Menard a dégluti.

Ryan a continué d’attendre.

— Il n’y a rien d’illégal à cela, a marmonné Menard.

J’ai cru entendre une porte s’ouvrir et se refermer quelque part dans la maison.

— Les choses se sont compliquées. Les affaires périclitaient. Le loyer augmentait. J’ai décidé de ne pas renouveler le bail.

— Compliqué comment ?

— Compliqué, c’est tout. Je suis citoyen canadien, vous savez. Je connais mes droits.

— Je ne fais que vous poser quelques questions, Mr. Menard.

Menard commençait à ne plus pouvoir soutenir le regard de Ryan. Ses yeux passaient de ses mains au visage de Ryan pour revenir à ses mains.

Ryan a laissé durer la pause.

— Pourquoi avoir abandonné l’archéologie ? a-t-il lancé à brûle-pourpoint.

— Que voulez-vous dire ?

— Que vous est-il arrivé à Chico ?

Une idée s’est levée en moi. Je ne l’ai pas chassée.

— Vous avez un mandat ? a demandé Menard en rajustant ses lunettes une nouvelle fois.

— Non, monsieur, a déclaré Ryan.

Le regard de Menard s’est élevé au-dessus de l’épaule gauche de Ryan. D’un même mouvement, nous nous sommes retournés.

Une femme se tenait dans la porte. Grande et mince, elle avait le teint ivoire et une longue tresse noire. Entre vingt-cinq et trente ans.

La patte d’oie autour des yeux de Menard s’est contractée.

La femme était tellement tendue qu’elle a paru vaciller. Elle a serré les bras autour de sa taille et s’est enfuie hors de vue.

Menard s’est mis debout.

— Je ne répondrai plus à aucune question. Ou vous m’arrêtez, ou vous partez d’ici.

Ryan s’est levé en prenant tout son temps.

— Y aurait-il une raison pour que l’on vous arrête, Mr. Menard ?

— Évidemment pas.

— Bien.

Ryan a remonté la fermeture éclair de son parka. J’ai enfilé le mien et me suis dirigée vers l’entrée. Apercevant le coupe-papier sur le secrétaire, je me suis arrêtée.

Du coin de l’œil, j’ai vu Ryan s’approcher de Menard.

— Eh bien, nous allons jouer selon vos règles, monsieur. Si vous nous cachez quoi que ce soit, je peux vous assurer que vous le regretterez.

Cette fois-ci, Menard a soutenu son regard. Les deux hommes sont restés à se dévisager dans le blanc des yeux.

Dos à eux, j’ai tranquillement fait glisser le coupe-papier dans mon sac.