Chapitre 1

Monday, Monday...

Can’t trust that day...

 

Tel était l’air qui me tournicotait dans la tête quand un coup de feu a explosé dans la cave exiguë où je travaillais, le nez au ras du sol.

Mon regard a volé vers le rocher à un mètre de moi.

Y était collé un corps désarticulé, magma de muscles, d’os et de boyaux, qui a glissé lentement le long de la paroi en laissant une traînée de sang et de poils.

J’ai vivement essuyé de ma main gantée les gouttelettes chaudes qui dégoulinaient sur ma joue.

— Assez1 ! ai-je crié tout en pivotant sur mes talons.

— Ces rats, c’est une engeance du diable ! m’a répliqué Luc Claudel dans son français de la campagne haché et nasal, et ses sourcils ont plongé l’un vers l’autre jusqu’à se rejoindre en V.

Le sergent-détective a baissé son 9-mm sans le ranger pour autant.

— Vous n’avez qu’à leur jeter des pierres !

— Il était si gros, ce salaud, qu’il me les aurait renvoyées.

Cela faisait des heures que j’étais accroupie dans le froid et l’humidité de Montréal en ce lundi matin, et mes genoux commençaient à en avoir leur dose. Ils me l’ont signalé dès que j’ai voulu récupérer la station debout.

— Où est Charbonneau ? ai-je demandé en faisant tourner l’un après l’autre mes pieds chaussés de bottes.

— Il interroge le propriétaire. Je lui souhaite bonne chance. Ce connard a de la soupe aux pois en guise de cerveau.

— C’est lui qui a tiré le gros lot ?

— Non, le plombier*.

— Qu’est-ce qu’il faisait dans cette cave, celui-là ?

— Ce génie avait repéré une trappe près de la cuvette des chiottes. Il a décidé de s’offrir une petite exploration souterraine, histoire de se familiariser avec les canalisations d’égout.

Me rappelant l’escalier branlant par lequel j’étais descendue, je me suis étonnée que quelqu’un puisse prendre un tel risque rien que pour le plaisir.

— Et il a trouvé les os en surface ?

— Il prétend qu’il s’est pris les pieds dans quelque chose qui dépassait du sol. Là-bas..., a précisé Claudel en désignant du menton un creux au sud, à la jonction du mur et du sol en terre battue. Il a tiré dessus. Après, il l’a montré au propriétaire et ils sont allés en chœur consulter un ouvrage à la section Anatomie de la bibliothèque municipale pour voir s’il ne s’agissait pas d’un os humain. Ils ont dû demander un bouquin avec des images en couleurs, j’imagine, parce que, la lecture, ça ne doit pas être leur fort.

Je m’apprêtais à lui poser une autre question quand un cliquètement au-dessus de nos têtes m’a cloué le bec. Nous avons levé les yeux, certains de voir débarquer Charbonneau.

Au lieu du coéquipier de Claudel nous sont apparues des Nike bleues sales, un jean trop grand, un chandail arrivant aux genoux de son propriétaire, et un bandana rouge d’où jaillissait une auréole de petites nattes.

Tapi dans l’ouverture, l’épouvantail pointait sur moi un Kodak jetable.

Sur le front de Claudel, l’espace entre les branches du V s’est rétréci. Son nez de perroquet a viré au rouge profond.

— Tabarnac* !

Deux déclics de plus, et le curieux a fait un bond de côté.

Remisant son arme, Claudel a saisi la rambarde en bois.

— Jetez des pierres jusqu’au retour de la SIJ.

Comprendre : la Section d’identité judiciaire, équivalent québécois des services chargés d’examiner les lieux après un crime, chez moi, aux États-Unis.

J’ai regardé les fesses de Claudel disparaître par la petite ouverture rectangulaire. Cible parfaite. J’ai dû me retenir pour ne pas y lancer un caillou.

J’ai tendu l’oreille. Au-dessus de moi, bruit étouffé de voix et raclements de bottes. En bas, ronron du générateur alimentant les lampes portatives.

Pas un couinement ne sortait des ombres qui m’entouraient. Pas un grattement. Pas même un bruissement de pattes affolées.

J’ai fait un rapide examen des lieux.

Pas de petits yeux de fouine et pas non plus de queues sans poils couvertes d’écailles.

Les rats devaient être en train de se regrouper pour une nouvelle offensive. Si je ne partageais pas la façon de Claudel d’aborder le problème, j’étais d’accord avec lui sur un point : je me serais volontiers passée de ces rongeurs.

Heureuse de me retrouver seule un moment, j’ai reporté les yeux sur la caisse moisie à mes pieds. « Le Tonic du Dr. Energy. De la puissance en boîte qui vous redonne envie de danser quand vous êtes crevé ! »

Crevé, oui ! Mais pas réduit à un effroyable tas d’os rassemblés dans une caisse.

Des os encore couverts de terre pour la plupart. Les rares à avoir été nettoyés étaient marron comme des châtaignes sous la lumière crue des lampes portatives.

Une clavicule. Des côtes. Un bassin. Un crâne.

Et tout ça : humain.

Merde.

J’avais beau avoir déjà lâché ce mot une bonne demi-douzaine de fois depuis le début de la matinée, ça ne gâchait rien de le répéter. J’étais arrivée hier à Montréal, de Charlotte où j’habite, pour témoigner à un procès qui se tiendrait demain. Un homme accusé d’avoir tué sa femme et découpé son corps en morceaux.

Je devais y présenter le résultat de mes analyses des marques de scie sur le squelette. C’était un dossier compliqué, et je tenais à le revoir à fond avant d’être appelée à la barre. Et voilà qu’à la place je me gelais le cul à creuser la cave d’une pizzeria.

Tôt ce matin, Pierre LaManche était venu me trouver dans mon bureau. À son regard, j’avais tout de suite compris ce qui me valait sa visite.

Des ossements avaient été découverts dans une cave, m’avait expliqué mon patron. Le propriétaire avait appelé la police, laquelle avait appelé le coroner, lequel avait appelé le labo médico-légal.

LaManche voulait que j’aille y jeter un coup d’œil.

— Aujourd’hui même ?

— S’il vous plaît*.

— Je témoigne demain.

— Au procès Petit ?

J’avais hoché la tête.

— L’examen ne devrait pas vous prendre longtemps, ce sont sûrement des restes d’animaux, avait insisté LaManche dans son français impeccable.

— Où est-ce ? avais-je demandé en prenant mon bloc-notes.

Le patron m’avait lu l’adresse écrite sur le papier qu’il tenait à la main : rue Sainte-Catherine. Un peu à l’est du centre-ville.

Autrement dit : le SPVM.

Autrement dit : Claudel.

Et c’était à la perspective de travailler en tandem avec ce monsieur que j’avais lâché mon premier « merde » du matin.

Les petites villes autour de l’île de Montréal disposent de polices municipales, mais, dans l’ensemble, les organismes chargés de faire respecter la loi demeurent principalement la SQ et le SPVM. La Sûreté du Québec regroupe les forces de police de toute la province. Elle a autorité sur la campagne et les localités ne possédant pas de police municipale. Les flics de Montréal, eux, relèvent du Service de police de la Ville de Montréal. L’île proprement dite est leur chasse gardée.

Luc Claudel et Michel Charbonneau sont tous deux enquêteurs à la Division des crimes majeurs du SPVM. De par mes fonctions d’anthropologue judiciaire auprès de la province du Québec, j’ai eu maintes fois l’occasion de travailler avec eux au fil des années. Avec Charbonneau, c’est toujours un plaisir. Avec son collègue, disons que cela reste toujours une expérience. Car Luc Claudel a la lenteur d’un explosif, la sensibilité de Vlad l’Empaleur et le scepticisme de saint Thomas, quand il est question d’admettre les bienfaits de l’anthropologie judiciaire.

Bon flic par ailleurs.

Mais surtout carte de mode.

En arrivant dans la cave deux heures plus tôt, je m’étais dit, en voyant la caisse de Dr. Energy remplie d’os en vrac, que ce devait être le propriétaire, peut-être aidé du malheureux plombier, qui les avait regroupés. Mais allez savoir ! Claudel avait encore pas mal de détails à me communiquer. Pour l’heure, mon boulot consistait à déterminer s’il s’agissait de restes humains.

C’était le cas. D’où mon deuxième « merde » de la matinée.

Ma tâche suivante avait été de découvrir si d’autres ossements étaient ensevelis dans cette cave. Pour mener à bien l’exploration, j’avais mis en œuvre trois techniques.

Tout d’abord, balayer les lieux à l’aide d’une torche tenue au ras du sol, de manière à faire ressortir des dénivellations laissant supposer la présence d’objets à fleur de terre. Ensuite, sonder ces dénivellations. Enfin, creuser le sol aux endroits suspects. Résultat : d’autres restes humains avaient été exhumés.

Mon projet de revoir tranquillement le dossier Petit était plutôt mal parti.

En entendant mes conclusions, Claudel et Charbonneau avaient fait grimper le score des « merde » de trois à cinq, y ajoutant quelques jurons québécois pour l’emphase.

La SIJ avait été convoquée et le travail de routine avait pu débuter : éclairage des lieux, photos, etc. Pendant que Claudel et Charbonneau interrogeaient le propriétaire et l’employé de la pizzeria, un radar avait été promené tout autour de la cave. Ce sondage avait révélé des perturbations dans tous les creux, à une dizaine de centimètres de profondeur. À part ça, rien d’anormal.

Pendant la pause des techniciens, tandis que je divisais le champ à fouiller en deux rectangles de quatre carrés chacun, Claudel et son semi-automatique avaient jugé bon de se lancer dans une chasse aux rats. J’étais en train d’attacher une corde à mon dernier piquet lorsque Claudel s’était soudain pris pour Rambo.

Que faire maintenant ? Attendre le retour des techniciens de la SIJ ?

Oui.

Me servant de leur équipement, j’ai pris des photos et tourné des vidéos. Après quoi, je me suis frotté les mains pour faire circuler mon sang. Ayant remis mes gants, je me suis accroupie et j’ai commencé à creuser le carré 1-a à la truelle, prise de cette excitation qui s’empare toujours de moi sur les scènes de crime : une sorte d’activation des sens causée par une intense curiosité. Et s’il n’y avait rien ? Et si je faisais une découverte incroyable ?

Excitation mêlée d’inquiétude.

Et si j’abîmais un indice hyper important ?

D’autres excavations me revenaient en mémoire, d’autres morts aussi. Un saint en herbe dans une église incendiée. Une ado décapitée dans un repaire de motards. Des toxicos criblés de balles dans une tombe au bord du fleuve.

Je raclais et retirais la terre depuis je ne sais combien de temps quand les techniciens de la SIJ sont revenus, le plus grand lesté d’un gobelet de café pour moi.

Je me suis creusé la cervelle pour retrouver son nom.

Ah oui, Racine. Grand et mince comme une racine. Y a pas à dire, la mnémotechnique, ça marche.

René Racine, un nouveau. Je pouvais compter sur les doigts d’une main le nombre de fois où j’avais collaboré avec lui. Son collègue, plus petit, s’appelait Pierre Gilbert. Lui, je le connaissais depuis une bonne dizaine d’années.

Tout en buvant le café tiède, je leur ai expliqué ce que j’avais fait en leur absence. J’ai demandé à Gilbert de photographier la terre avant de la porter à Racine pour qu’il la tamise.

Je suis retournée à ma grille.

Quand j’ai eu creusé le carré 1-a sur huit centimètres de profondeur, je suis passée au 1-b. Et, de là, au 1-c puis au 1-d.

De la terre, et c’est tout.

Très bien. Le radar indiquait une anomalie dix centimètres plus bas.

J’ai recommencé à creuser.

J’avais les doigts et les orteils engourdis, la mœlle épinière glacée, et plus aucune notion du temps.

Gilbert portait les seaux de terre de ma grille jusqu’au tamis où Racine l’inspectait. De temps à autre, Gilbert prenait une photo. Quand toute la grille 1 a eu baissé de huit centimètres par rapport au niveau du sol, je suis retournée au carré 1-a pour le creuser encore de quinze centimètres. Après quoi, je suis passée au carré 1-b.

À peine en avais-je retiré deux truelles de terre que la couleur du sol m’a semblé différente. J’ai demandé à Gilbert de réorienter la lampe.

Un simple coup d’œil m’a suffi. Mon sang n’a fait qu’un tour.

— Bingo !

— Vous avez trouvé quelque chose ? m’a lancé Gilbert, et il est venu s’accroupir à côté de moi, bientôt rejoint par Racine.

J’ai promené le bout de ma truelle le long du monticule de terre retirée du carré 1-b.

— C’est nettement plus sombre ! s’est écrié Racine.

— Ça indique la présence d’un corps étranger en décomposition.

Les deux techniciens m’ont dévisagée. Je leur ai désigné les carrés 1-c et 1-d.

— Il y a quelque chose là-dessous. Ça part d’ici et ça va vers le sud.

— On prévient Claudel ? a demandé Gilbert.

— Ça serait méchant de ne pas le faire !

 

Quatre heures plus tard, tous mes indicateurs corporels affichaient une température en dessous de zéro. J’avais beau avoir une tuque au ras des yeux et une écharpe autour du cou, je tremblais comme une feuille dans mon parka Kanuk en polyuréthane polymérisé 100 % microporeux, doublé nylon et garanti jusqu’à moins 40 °C.

Gilbert se déplaçait autour de la cave en prenant des photos et des vidéos sous tous les angles possibles. Racine le regardait faire, les mains sous les aisselles pour se réchauffer. Pourtant les combinaisons qu’ils portaient, son collègue et lui, semblaient faites pour défier une température arctique.

Claudel et Charbonneau, les deux enquêteurs de la Division des crimes majeurs, se tenaient côte à côte, les pieds écartés, les mains croisées devant leurs parties génitales. Ni l’un ni l’autre n’avaient l’air heureux dans leurs pardessus en laine noire et leurs gants en cuir assorti.

Huit rats morts égayaient le pied des murs.

Le trou et les deux dénivellations près des murs avaient été creusés sur une profondeur de soixante centimètres environ. Le trou avait régurgité quelques os oubliés par le plombier. Les dénivellations, c’était une autre histoire.

Dans le quadrillage 1, un squelette avait été retrouvé, nu et recroquevillé en position fœtale. Le tamisage de la terre n’avait fait apparaître aucun objet manufacturé.

En revanche, l’individu exhumé du quadrillage 2 avait été enterré empaqueté. D’après ce qu’on pouvait en voir, ce corps semblait totalement réduit à l’état de squelette.

Ayant retiré ce qui restait de poussière sur les ossements récupérés dans cette seconde fosse, j’ai posé mon pinceau et me suis relevée. Puis j’ai tapé des pieds pour me réchauffer.

— C’est une couverture ? a lancé Charbonneau d’une voix qui m’a paru enrouée.

— On dirait plutôt une bâche en cuir.

— C’est les restes du type dans la boîte ? a-t-il demandé en désignant du pouce la caisse de Dr. Energy.

Michel Charbonneau, sergent-détective de son état, est né du côté de Chicoutimi, au Saguenay, au nord-est du Saint-Laurent, à six heures de Montréal. Avant d’entrer au SPVM, il a travaillé plusieurs années sur des gisements de pétrole à l’ouest du Texas. Fier de sa jeunesse de cow-boy, il s’adresse toujours à moi dans ma langue maternelle. Bien qu’il ait tendance à remplacer les « th » par des « d » et à accentuer parfois la mauvaise syllabe, il a un bon accent en anglais. Pour ce qui est de l’argot, il est imbattable. Pour contenir son répertoire, il valait mieux tabler sur un bidon de vingt litres que sur une demi-bouteille.

— Espérons-le.

— Vous l’espérez vous-même ?

Un petit nuage de vapeur s’est échappé de la bouche de Claudel pendant qu’il prononçait ces mots.

— Exactement, monsieur Claudel. Je l’espère moi-même.

Il a pincé les lèvres, mais n’a rien ajouté.

Quand Gilbert a eu fini de photographier le corps empaqueté, je me suis laissée tomber à genoux. J’ai tiré sur un coin du cuir. Un bout m’en est resté dans la main.

Ayant échangé mes gants de laine contre des gants en caoutchouc, j’ai entrepris de décoller un bord de cette bâche en cuir en secouant délicatement. Petit à petit, j’ai réussi à soulever une bande sur toute la longueur du paquet. Je l’ai rabattue en arrière.

Quand j’ai eu dégagé le pan de dessus dans sa totalité, j’ai attaqué le pan de dessous. Par endroits, le contenu de la bâche adhérait aux lambeaux de cuir putréfié. Des os. Les mains tremblantes d’excitation et de froid, je les ai tous épluchés.

— Qu’est-ce que c’est, ce truc blanc ? a demandé Racine.

— De l’adipocire.

— C’est quoi ?

— Un résidu provenant de la modification des acides gras et des matières calciques des muscles, le plus souvent après un long séjour sous terre ou dans l’eau, ai-je indiqué succinctement, n’étant pas d’humeur à me lancer dans un cours de chimie.

— Pourquoi est-ce qu’il n’y en a pas sur l’autre squelette ?

— Ça, mystère.

J’ai entendu Claudel soupirer bruyamment. J’ai fait comme si de rien n’était.

Un quart d’heure plus tard, j’avais fini de décoller le pan de dessous. Un squelette est apparu à la vue de tous.

On reconnaissait facilement le crâne, bien qu’il fût endommagé.

— Trois crânes, trois individus ! s’est exclamé Charbonneau, face à l’évidence.

— Tabarnouche*, a réagi Claudel.

Pour ne pas être de reste, j’y suis allée d’un « merde ».

Gilbert et Racine sont restés muets.

— Vous avez une idée de ce qu’on a péché ici, doc ? a demandé Charbonneau.

Je me suis remise debout en craquant. Quatre paires d’yeux ont suivi mon trajet jusqu’à la caisse de Dr. Energy.

J’en ai retiré les deux moitiés de pelvis et le crâne, et les ai examinés.

Revenue m’agenouiller près de la première fosse, j’en ai extrait les mêmes parties de squelette et les ai inspectées.

Doux Jésus !

Ayant remis les ossements en place, j’ai regagné la seconde fosse à croupetons pour étudier à nouveau les fragments de crâne qu’elle contenait.

Ah non ! Comme toujours les victimes habituelles.

J’ai extirpé la moitié droite d’un pelvis.

De la vapeur a tourbillonné devant nos cinq visages.

M’étant rassise sur les talons, j’ai essuyé la terre qui recouvrait la symphyse pubienne.

Un froid glacé a contracté ma poitrine.

Trois femmes.

Trois jeunes filles à peine sorties de l’adolescence.