Chapitre 33

Autre nuit agitée. Je me suis réveillée plusieurs fois, l’esprit embrumé par les restes d’un rêve que j’avais peine à me rappeler.

Quand mon radio-réveil a donné de la voix, j’ai jeté un regard torve aux chiffres en râlant. Cinq heures et quart. Pour quelle raison avais-je réglé l’alarme à cette heure ?

J’ai écrasé le bouton avec ma paume.

La sonnerie a continué.

J’ai repris conscience lentement.

Je n’avais pas fait sonner mon réveil.

En fait, ce n’était pas le réveil.

J’ai bondi hors de mon lit pour prendre mon sac.

Lunettes de soleil. Pochette. Maquillage. Chéquier. Calendrier.

— Damn !

Furieuse, j’ai secoué mon sac à l’envers et récupéré mon cellulaire dans le tas.

La sonnerie s’est arrêtée.

L’écran annonçait que j’avais reçu un appel.

Qui donc pouvait m’appeler à cinq heures du matin ?

Katy !

Le cœur battant, j’ai activé l’afficheur.

Le numéro indiqué était celui du cellulaire d’Anne. Oh mon Dieu !

J’ai appuyé sur la fonction RAPPEL.

« Nous sommes désolés. Votre interlocuteur n’est pas accessible... »

Le message que j’entendais sans relâche depuis vendredi.

Je suis revenue à la liste des appels entrants. Aujourd’hui. 5 :14 :44. Appel composé à partir du cellulaire d’Anne. Or son cellulaire n’était pas branché.

Qu’est-ce que cela voulait dire ?

Anne m’aurait-elle appelée pour couper ensuite son téléphone ? Sa batterie serait-elle à plat ? Venait-elle d’entrer dans une zone inaccessible ?

Quelqu’un d’autre utilisait-il son cellulaire ? Qui ? Pourquoi ?

J’ai recommencé à faire défiler les choix. Envoyer un message. J’ai tapé : « Appelle-moi ! », puis la touche envoi.

J’ai ensuite composé un autre numéro. Tom a répondu au bout de quatre sonneries. Voix endormie.

Anne n’était pas là. Elle n’avait pas appelé ni contacté aucun de ses amis.

J’ai jeté le téléphone sur mon oreiller. En temps normal, je le pose sur ma table de nuit, mais avec le stress de ces derniers jours, j’avais oublié. Voilà comment une petite erreur de routine vous plonge dans la misère.

Pas question de me rendormir. J’ai pris une douche, j’ai nourri le chat et je suis partie pour le labo.

Ryan est entré dans mon bureau quelques minutes après huit heures.

— Claudel a gagné le gros lot.

J’ai relevé les yeux.

— Les empreintes du faux Stephen Menard sont celles d’un certain Neal Wesley Catts.

— Qui c’est ?

— Un petit gangster. Un vagabond. Il a fait du temps pour avoir vendu de l’herbe. C’est comme ça qu’ils ont ses empreintes dans le fichier. La Californie va nous faxer son dossier.

— C’est Claudel qui s’occupe du suivi ?

— Ouais. Et crois-moi, il connaîtra toutes les chiottes que ce gars-là a utilisées dans sa vie.

— Jette un œil à ça, lui ai-je dit en tapant du bout de mon stylo sur la liste des personnes disparues que Claudel m’avait fournie.

Il a fait le tour de ma table pour se placer à côté de moi.

— J’ai marqué les personnes plausibles.

Il a parcouru les noms. C’est-à-dire la liste entière, à quelques exceptions près.

— Je vois que tu as évacué toutes les filles qui n’étaient pas blanches.

— Et aussi celles qui étaient trop vieilles ou déjà trop grandes à l’époque de la disparition.

Son regard dubitatif m’a énervée.

— Je sais. Mais comment veux-tu que je réduise davantage quand je n’ai ni l’âge ni la taille. Ces filles ont peut-être passé des années en captivité.

Comme Angela Robinson, comme Annick Pomerleau, comme Tawny McGee, ai-je pensé, avant d’ajouter :

— J’ai prélevé des échantillons sur Angie Robinson pour un test d’ADN.

— La fille dans la bâche en cuir ?

— Oui. Je suis sûre que c’est elle.

— Tu as probablement raison.

— Le coroner va contacter la famille. Nous avons besoin d’un parent du côté maternel pour les comparaisons mitochondriales.

Je me suis laissée retomber sur mon dossier.

— Anne a appelé ce matin.

— Ça, c’est une bonne nouvelle.

Le visage de Ryan s’est éclairé d’un large sourire.

— Non. Au contraire.

Son sourire a disparu dès qu’il a su ce qui s’était passé.

— J’ai appelé les compagnies de taxi. Ils examinent leurs fiches pour savoir si une de leurs voitures aurait pris quelqu’un devant chez toi vendredi. Tu veux que je contacte les agences de location de voitures ?

— J’imagine qu’il est temps.

— Ça ne fait que quatre jours.

— Je sais.

— Enfin... si jamais il lui est arrivé quelque chose, a-t-il repris après une hésitation, nous serons les premiers à le savoir.

— Je sais.

Son cellulaire a sonné. Il a consulté l’écran et froncé les sourcils.

— Désolé...

J’ai eu droit à sa grimace de bon garçon.

— Ça aussi, je sais. Faut que tu y ailles.

Il était à peine sorti de mon bureau que mon téléphone a sonné. Le bibliothécaire du labo. Il m’avait trouvé des documents sur le sadisme sexuel et le syndrome de Stockholm.

J’étais en train de lire un article dans le Journal of Forensic Sciences quand Claudel est entré.

— Le mort est Neal Wesley Catts.

— S’il vous plaît, asseyez-vous*, ai-je répliqué en désignant le fauteuil en face de mon bureau.

Il y a pris place, non sans pincer les lèvres.

— Catts est né à Stockton, en Californie, en 1963. Histoire habituelle de famille brisée et de mère alcoolique, à vous arracher des sanglots.

Pour une fois, Claudel parlait anglais. Qu’est-ce que cela pouvait bien cacher ?

— En 79, il abandonne l’école, traîne un moment avec les Bandidos, n’est pas convié à porter les couleurs. Fait un séjour à Soledad pour une histoire de drogue.

— Des boulots ?

— Il a été serveur dans des bars, cuisinier dans des casse-croûte, et il a travaillé dans une usine de fenêtres. Et un détail qui va vous plaire : il aimait bien reluquer les spectacles interdits, ce petit pervers.

J’écoutais sans interrompre.

— Il a été arrêté plusieurs fois pour voyeurisme.

— Ça ne m’étonne pas.

— Les flics n’ont jamais eu de quoi le faire condamner.

— Pour les prédateurs sexuels, le voyeurisme, c’est le premier pas sur le chemin du crime.

— Une bonne femme l’a accusé d’avoir tué son caniche. Là encore, pas de preuve et pas de condamnation.

— Où était-ce ?

— À Yuba City, en Californie.

Ce nom m’a frappée comme un coup de poing au plexus.

— Juste à côté de Chico.

Les lèvres de Claudel ont formé quelque chose qui ressemblait presque à un sourire avant de laisser filtrer :

— Et de Red Bluff.

— C’était à quelle époque ?

— Fin des années soixante-dix, début des années quatre-vingt. À partir de 85-86, plus aucun signe de lui.

— Il n’était pas tenu de se présenter régulièrement à un agent de probation ?

— Jusqu’en 84. Après ça, fini.

La conversation terminée, Claudel est parti à la recherche de LaManche. Je me suis replongée dans ma lecture.

Je me rendais à la bibliothèque pour la seconde fois quand je suis tombée sur le patron.

— Belle journée hier, Temperance, n’est-ce pas ?

— Le cirque, oui ! Claudel vous cherchait.

— Je viens de lui remettre mes conclusions préliminaires sur monsieur Catts.

— Des surprises ?

Le patron a agité les doigts en faisant sa moue « P’t-être bien que oui, p’t-être bien que non ».

— C’est-à-dire ?

— Je n’ai pas retrouvé de poudre sur ses mains.

— Elles avaient été protégées, quand même ?

— Bien sûr !

— Il devrait y avoir de la poudre dessus s’il a tiré une balle, non ?

— Si. C’est bien ça le point.

— Comment expliquez-vous qu’il n’y en ait pas, alors ?

LaManche m’a répondu en haussant une épaule et les deux sourcils.

Ensuite, c’est Charbonneau qui s’est donné la peine d’élargir le cercle de mes rencontres du matin.

— Menard et Catts se connaissaient, a-t-il déclaré sans autre forme de préambule.

— Sans blague ?

— Je suis parvenu à mettre la main sur un ancien prof de Menard à l’université de Chico. Il y enseigne depuis l’époque où Truman a redécoré la Maison-Blanche. Mais, chapeau pour la mémoire ! Il m’a mis sur la voie d’une ancienne petite amie à Menard. Caria Greenberg.

Un nom qui ne me disait rien.

— Elle est prof dans une petite université de Pennsylvanie. Elle dit que Menard et elle se sont fréquentés en première année de baccalauréat, jusqu’à ce qu’elle parte fouiller au Belize. Cet été-là, Menard n’a pas été embauché sur ce projet ni sur un autre. Il est resté à Chico. Quand elle est revenue, il passait la plus grande partie de son temps avec un gars de Yuba City.

— Catts ?

— Lui-même.

— Comment se sont-ils rencontrés ?

— Ils se ressemblent.

— Allez...

— Je vous jure ! a fait Charbonneau en levant une main. J’invente rien. D’après Greenberg, les gens n’arrêtaient pas de dire à Menard qu’il avait un sosie à Yuba City, un gars qui était prêteur sur gages. Les étudiants en archéologie aimaient bien rôder dans son magasin parce qu’il n’était pas trop regardant sur l’origine des antiquités, si vous voyez ce que je veux dire.

— Et alors ?

— Menard est allé jeter un œil à son commerce. Les deux compères sont devenus copains comme cochons. Du moins, c’est ce qu’il a raconté à Greenberg.

— C’est insensé.

— Regardez ce qu’elle m’a adressé par courriel.

Charbonneau m’a tendu une photo couleur imprimée sur papier d’ordinateur. Trois personnes bras dessus, bras dessous sur un quai.

Une femme trapue et musclée avec des cheveux raides et bruns et des yeux très écartés, encadrée par deux hommes grands et minces qui se ressemblaient comme deux serre-livres formant la paire avec leurs cheveux roux et leurs taches de rousseur.

— Incroyable !

— Selon Caria Greenberg, Menard s’est mis à passer de moins en moins de temps à Chico et il a fini par abandonner ses études. Elle, cet automne-là, elle était trop prise par sa thèse pour s’intéresser sérieusement à lui.

— Vous avez trouvé des gens à Yuba City qui se rappelaient Catts ?

— Un couple de vieux qui vivent toujours dans leur maison mobile à côté de celle que louait Catts.

— Je vois déjà le tableau : un gentil jeune homme, tranquille et réservé.

— Exactement.

Charbonneau a repris la photo de Catts et l’a regardée comme si c’était une crotte au milieu du gazon.

— On part en virée dans le Vermont, avec Luc. Histoire de voir si on pourrait ressusciter de vieux souvenirs en montrant la photo aux gens du coin.

Charbonneau parti, j’ai appelé Anne sur son cellulaire. « Nous sommes désolés. Votre interlocuteur... »

J’ai essayé de me concentrer sur les articles que le bibliothécaire m’avait dégottés. British Journal of Psychiatry. Behavioral Sciences and the Law. Medicine and Law. Bulletin of the American Academy of Science and the Law.

Impossible. Mon esprit partait dans tous les sens.

J’ai rappelé Anne. Son cellulaire était toujours coupé.

J’ai téléphoné à Tom. Pas de nouvelles de sa femme.

J’ai appelé les frères d’Anne au Mississippi. Elle n’était pas chez eux et n’avait pas appelé.

Je me suis forcée à me replonger dans mes journaux.

Un article était consacré à Léonard Lake et Charles Ng, les deux génies californiens qui cachaient leurs esclaves sexuelles dans un bunker construit sous leur jardin.

Au procès, les avocats de Ng avaient plaidé que leur client n’était qu’un spectateur, un type à la personnalité dépendante, en quête de quelqu’un susceptible de le diriger. Selon eux, la vraie coupable, c’était l’ex-femme de Lake.

Mais oui, Charlie. C’était toi, la victime. Comme cette pauvre petite Karla Homolka.

En 1991, Leslie Mahaffy, quatorze ans, avait été retrouvée au fond d’un lac en Ontario, démembrée et coulée dans un bloc de béton. L’année suivante, Kristen French, quinze ans, avait été découverte dans un fossé. Morte et nue. Toutes les deux avaient subi des sévices et avaient été violées avant d’être tuées.

Par la suite, Paul Bernardo et Karla Homolka, son épouse, avaient été arrêtés. Comme ils étaient jeunes, blonds et beaux, la presse avait surnommé les assassins « Ken et Barbie ».

En échange d’un témoignage contre son ex-mari, Karla Homolka avait été autorisée à plaider l’homicide involontaire. L’époux avait été reconnu coupable de meurtre au premier degré, d’agression sexuelle aggravée, d’emprisonnement forcé, d’enlèvement et d’indignité commise sur un corps humain. Comme Lake et Ng, les Bernardo avaient filmé leurs orgies. Sur les bandes, on avait pu voir la jeune mariée et son époux aussi enthousiastes l’un que l’autre quand il s’agissait de torturer et de tuer. Mais voilà... quand les bandes avaient été visionnées, Karla avait déjà passé un accord avec la justice.

J’entamais l’article suivant quand mon téléphone a sonné encore.

— Elles ont disparu !

Ryan ! Et une voix qui semblait venir d’Uranus.

— Qui ça ?

— Les deux filles. Annick Pomerleau et Tawny McGee.