Chapitre 31

À neuf heures, Claudel était en possession de son mandat de perquisition et Ryan passait me prendre un quart d’heure plus tard.

À peine montée dans sa jeep, j’ai eu droit à un café. Je n’avais certainement pas besoin d’excitant en ce moment, car j’étais plus électrisée que tous les câbles du Pentagone. Néanmoins je l’ai remercié.

J’ai retiré mes mitaines et serré les doigts autour du verre en m’efforçant de ralentir les battements de mon cœur.

Cinq minutes plus tard, Ryan a entrouvert sa fenêtre et allumé une Player’s. En temps normal, il m’aurait demandé si ça me dérangeait. Pas aujourd’hui. Il devait être aussi nerveux que moi.

Il restait encore, dans certaines rues, des résidus des bouchons du lundi matin. Une éternité et vingt minutes plus tard, nous entrions dans Pointe-Saint-Charles.

Du coin de la rue de Sébastopol, j’ai repéré les deux voitures de patrouille et l’Impala banalisée, garées à intervalle plus ou moins équidistant, le long du pâté de maisons. De la fumée sortait des trois pots d’échappement.

Ryan s’est rangé derrière le véhicule le plus proche. Ayant coupé le moteur, il s’est tourné vers moi.

— Si Menard fait seulement mine de froncer les sourcils en te voyant, tu t’en vas illico. C’est clair ?

— On est là pour effectuer une fouille, pas pour lancer un assaut.

— Ça peut mal tourner.

— Vous êtes sept flics, Ryan. Si Menard n’est pas coopératif, passez-lui les menottes.

— À la moindre menace, tu t’allonges par terre !

Je lui ai fait un salut militaire.

Il a repris d’une voix plus dure :

— Je n’ai pas envie de rire, bordel ! Quand je dis : «Va-t’en ! », tu t’en vas !

J’ai levé les yeux au ciel.

— Bon. On s’entend.

Il a redémarré le moteur.

— À vos ordres, mon capitaine ! ai-je déclaré en enfilant mes mitaines.

— Et pas de bêtise. C’est un boulot dangereux.

Nous sommes descendus de voiture et avons fermé les portières sans faire de bruit.

Le temps avait changé pendant la nuit. L’air était humide et glacé, de gros nuages bas stagnaient dans le ciel.

Le chien de l’écurie s’est mis à aboyer sitôt qu’il nous a aperçus. Mis à part ce vacarme, pas un signe de vie alentour. Pas d’enfants jouant au hockey. Pas de ménagères revenant de l’épicerie. Pas de retraités se racontant des potins sur le perron.

Typique journée d’hiver à Montréal. Une journée à rester calfeutré à l’intérieur, dans le métro et dans les centres commerciaux souterrains, ou recroquevillé chez soi en s’efforçant de conserver sa santé mentale jusqu’au printemps. Dans le calme général, les aboiements semblaient encore plus virulents.

Nous avons traversé la rue. Nous avions presque atteint l’Impala quand le joyeux tandem en est sorti d’un pas gaillard, Claudel en pardessus de cachemire couleur poil de chameau ; Charbonneau en veste à longs poils synthétiques ou naturels, allez savoir !

Échange de signes de tête.

— C’est quoi, le plan ? a demandé Ryan en anglais.

Charbonneau a posé son derrière sur le capot de l’Impala, Claudel a écarté les pieds.

— Une escouade reste ici, a-t-il dit avec un geste du pouce en direction de la voiture de patrouille garée tout au bout du pâté de maisons. L’autre fait le tour et se poste rue de la Congrégation.

Ayant descendu sa fermeture éclair, Charbonneau a fourré ses mains dans ses poches avec force contorsions.

— Michel prendra la porte de derrière.

Un walkie-talkie a grésillé contre la hanche de Charbonneau. Renversant le haut de son corps en arrière, il a tripatouillé un bouton.

Les yeux de Claudel m’ont effleurée pour se reposer sur Ryan, qui a déclaré :

— Brennan sait ce qu’elle a à faire.

Claudel s’est contenté de pincer les lèvres.

— Une fois que nous aurons transmis à Menard les bons vœux du juge, nous lui ordonnerons de s’asseoir et nous fouillerons la maison.

— Ça me gâcherait pas les vacances, si ce crétin voulait se prendre pour Schwarzenegger, a fait Charbonneau, la main sur la crosse de son pistolet.

— On y est ? a lancé Claudel et il a sorti son arme.

Hochement de tête général. Il a reboutonné son manteau.

— Allons-y* !

— Let’s go ! a répété son coéquipier.

Un petit coup de fesses pour se remettre à la verticale, et Charbonneau est parti vers le bout de la rue. Court dialogue avec le conducteur, et la voiture de patrouille a tourné le coin de la rue. Lui-même a rebroussé chemin et traversé en diagonale le terrain vague entre les maisons.

Trente secondes plus tard, sa voix sortait du walkie-talkie de Claudel, annonçant qu’il était devant la porte de derrière de chez Menard.

Claudel a fait signe à l’autre équipe d’agents en uniforme et la seconde voiture de patrouille est venue se garer le long du trottoir. Prenant la tête de notre petite troupe, il s’est engagé sur le chemin menant à la maison, suivi de Ryan. Je fermais la marche.

Je sentais la même peur diffuse que vendredi s’emparer de moi tandis que j’avançais maladroitement sur le sol verglacé, mais plus forte encore. Mon cœur résonnait comme une conga.

Arrivé au tournant, Claudel s’est arrêté pour parler dans son walkie-talkie.

J’ai regardé la maison. Comment était-elle, du temps des grands-parents du vrai Ménard ? L’endroit était tellement sinistre et menaçant qu’on avait du mal à imaginer des gens autour d’un barbecue ou disputant une partie de base-ball dans la cour, voire des petits chats jouant avec des pelotes de laine à l’intérieur.

La radio de Claudel a éructé : Charbonneau était en position.

Nous avons grimpé le perron. Ryan a fait tourner la poignée en laiton. À l’intérieur, la sonnette a émis un son strident, comme vendredi dernier.

Toute une minute a passé.

Ryan a sonné encore.

Il m’a semblé entendre un mouvement à l’intérieur. Ryan s’est raidi. L’une de ses mains s’est posée sur son Glock.

Claudel a déboutonné son manteau.

Personne ne s’est montré.

Ryan a fait tourner la sonnette une troisième fois.

Calme absolu.

Il s’est mis à marteler la porte.

— Ouvrez ! Police !

Il levait le poing pour recommencer à tambouriner quand une détonation étouffée a troué le silence. Une lumière blanc-bleu a illuminé le rideau qui masquait la fenêtre à ma droite.

Claudel et Ryan se sont laissés tomber accroupis, l’arme braquée devant eux. Ryan m’a tirée au sol par le poignet.

Claudel a crié dans son walkie-talkie.

— Michel ! Es-tu là ? Je répète : Es-tu là ?

Le temps d’un battement de cœur, et Charbonneau a répondu :

— Ouais. C’était un coup de feu ?

— Oui. À l’intérieur.

— Qui a tiré ?

— Je ne sais pas. Y a du mouvement, de ton côté ?

— Rien.

— Reste où tu es. On entre.

— Là-bas ! m’a ordonné Ryan en désignant le fond de la véranda.

J’ai battu en retraite à l’endroit indiqué.

D’un bond, Claudel et lui se sont remis sur pied et ont commencé à donner des coups dans la porte, d’abord avec l’épaule, ensuite avec leurs bottes. Le bois tenait bon.

Au loin, le chien de l’écurie était en pleine hystérie.

Les hommes ont frappé plus fort.

Des éclats de bois ont volé. Des écailles de vernis jauni ont éclaboussé le ciel. Les planches battues par les vents ne cédaient pas d’un pouce.

C’est reparti pour les coups de pied. C’est reparti pour les jurons. Claudel en avait le visage cramoisi, de la sueur perlait sur le front de Ryan.

Finalement, il y a eu du jeu, là où la serrure était vissée dans le bois.

Ryan a fait signe à Claudel de reculer. S’étant tassé, il a plié la jambe et l’a projetée violemment, à la façon d’un karatéka. Les boulons tenant la plaque de la serrure ont lâché, la porte s’est rabattue à l’intérieur à toute volée.

— Reste là ! m’a ordonné Ryan d’une voix haletante.

Le souffle court, tenant à deux mains leur pistolet levé à hauteur du nez, Claudel et Ryan ont pénétré dans la maison pour se séparer aussitôt, l’un à gauche, l’autre à droite.

Je me suis faufilée à l’intérieur et me suis plaquée, dos au mur, à droite de la porte.

L’entrée était mal éclairée, comme l’autre jour. On sentait un peu une odeur de poudre.

Claudel et Ryan ont traversé le hall dans un synchronisme parfait, faisant des ronds avec leurs armes tout en fouillant les lieux du regard.

Rien.

Ils sont entrés dans le salon.

Je me suis déplacée jusqu’au fond de l’entrée.

En quelques secondes, mes yeux se sont adaptés à la pénombre.

Ma main est montée à ma bouche.

— Esti ! a lâché Claudel en abaissant son arme.

Sans un mot, Ryan a ramené son coude vers lui, le Glock pointé au plafond.

Menard était assis sur le canapé qu’il occupait vendredi, le corps penché à gauche, la tête bizarrement tordue en arrière contre le dossier. Sa main gauche pendait, posée sur l’accoudoir. La droite, sur ses genoux, paume en l’air, tenait mollement un 9-mm Smith et Wesson.

La voix de Charbonneau a grésillé au walkie-talkie. Claudel a répondu. Les deux ont échangé des phrases énervées dans lesquelles j’ai reconnu les mots «suicide », «coroner » et «SIJ », pendant que je m’approchais du canapé avec Ryan. Le reste m’est passé au-dessus de la tête tellement j’étais fascinée par la vue de Menard.

Sa tempe droite s’ornait d’un trou déchiqueté de la taille d’une pièce de 10 cents, d’où coulait un filet de sang.

La balle était ressortie par la tempe gauche et, de ce côté-là, la plus grande partie de la tête avait explosé, éclaboussant les pendeloques en cristal de la lampe en laiton et le papier peint à fleurs de cette pièce horrible. Le mélange de sang et de matière cervicale avec ce qui restait de la boîte crânienne donnait une macabre soupe au gombo.

Des frémissements ont agité ma langue.

Ryan a tiré le fauteuil Windsor le plus loin possible du cadavre et m’y a fait asseoir en appuyant doucement sur mes épaules. Je me suis laissé faire, la tête baissée.

J’ai entendu les flics en uniforme faire irruption dans la pièce.

J’ai entendu Ryan crier des ordres.

J’ai entendu, mais de tout ce qu’il disait je n’ai perçu que les mots « ambulance » et « Pomerleau ».

J’ai entendu des portes s’ouvrir sous les coups de pied à mesure que Ryan et les autres s’enfonçaient dans la maison.

Pour échapper au présent, j’ai essayé de me concentrer sur tout ce que j’allais devoir faire encore. Revoir les listes des personnes portées disparues. Soumettre à nouveau les descriptifs des squelettes en laissant l’âge en blanc. Obtenir des échantillons d’ADN auprès de la famille Robinson.

Cela ne servait à rien. J’étais incapable de réfléchir. Malgré moi, mes yeux repartaient vers l’autre bout du salon. Se promenaient sur les mains, sur les jambes écartées, sur le pistolet.

S’arrêtaient sur le visage de Menard.

Sur sa peau livide, sur ses taches de rousseur qui avaient la forme de petits reins. Sur son regard sans expression, bien qu’il ait les yeux ouverts. Pas de douleur. Pas de surprise. Pas de crainte. Juste la fixité et le vide de quelqu’un qui est mort.

J’avais l’esprit en pleine bataille. J’étais soulagée que Menard ne fasse plus de mal à personne. Furieuse qu’il s’en tire à si bon compte. Apitoyée qu’une vie ait pu sombrer dans une déchéance aussi grotesque. Angoissée pour Annick Pomerleau.

Inquiète de n’avoir toujours pas de réponses à mes questions.

Si ce type n’était pas Menard, qui était-il ? Et où était le vrai Menard ?

Des doigts ont caressé mes cheveux.

J’ai relevé les yeux.

— Ça va ?

J’ai hoché la tête, touchée par la tendresse que je lisais sur les traits de Ryan.

— On a trouvé Annick Pomerleau ?

— La maison est vide, a laissé tomber Ryan d’une voix aussi lourde qu’un couvercle de cercueil. Il y a des choses en bas que tu veux peut-être voir.

Je l’ai suivi par un couloir jusqu’à une pièce au fond de la maison et, de là, par un escalier étroit, jusque dans une cave mal éclairée, au sol en ciment. Les murs en brique n’étaient percés d’aucun soupirail. L’air humide sentait le moisi, la poussière et une odeur de décomposition desséchée.

Il y avait, emmagasinés là, tous les objets au rebut dont regorgent les caves. Une baignoire en fonte. Des outils de jardin. Des cartons empilés les uns sur les autres. Une vieille machine à coudre.

J’ai entendu des exclamations puis un juron étouffé, plus loin à droite.

Franchissant une porte ouverte, Ryan m’a conduite dans une seconde salle. De construction similaire, elle était plus petite et brillamment éclairée. Les murs et le plafond étaient recouverts de panneaux en polyuréthane.

Claudel et Charbonneau se tenaient près d’un comptoir qui avait dû servir d’établi. Tous deux portaient des gants en caoutchouc.

Charbonneau s’est retourné à notre entrée. Son visage avait une couleur dans la famille des bordeaux.

Ryan est reparti faire une seconde exploration du sous-sol.

— Le petit nid douillet d’un diablotin, a ironisé Charbonneau en désignant les lieux. Insonorisé et tout.

Mes yeux ont suivi l’ample mouvement de son bras.

Dans un coin, deux paires de menottes pendaient à des anneaux scellés au plafond. En dessous, une table de bois brut appuyée contre le mur. Je me suis avancée, le ventre glacé et engourdi.

La table était solide : une planche en contreplaqué clouée sur de solides tasseaux. Aux quatre coins étaient fixés des anneaux munis de crochets auxquels était attachée une lanière de cuir. Quatre chaînes étaient roulées à côté. J’ai dit :

— Cette table n’est pas vieille.

— Une table ? s’est écrié Charbonneau d’une voix tremblant de colère. Un maudit support, vous voulez dire !

Je me suis approchée. Claudel s’est décalé à gauche. Son masque d’impassibilité semblait plaqué à ses traits comme un film plastique.

La totalité de mon ventre était frappé d’engourdissement.

Un fouet à bétail. Un chat à neuf queues. Un cheval d’arçon. Une pagaie recouverte de peau. Une corde nouée à mi-longueur par un énorme nœud.

— Tout ce qu’il faut pour montrer à l’esclave qui est le maître !

Une veine palpitait sur la tempe de Charbonneau, ses yeux étincelaient de fureur.

— Calme-toi, Michel*.

La voix de Claudel était plate comme l’horizon.

— Ce trou de cul était un vrai créateur, insistait Charbonneau, et de taper sur un mors de cheval avec son doigt. Un fer à friser, un vieux bâillon avec une boule au milieu.

La fureur le rendait hyperactif.

— Suffit de voir ses lectures, a-t-il enchaîné en attrapant une revue. Porno. Esclavage. S-M... Et même L’Histoire d’O, a-t-il ajouté en décryptant le titre d’une cassette vidéo.

La cassette a chuté sur l’établi juste au moment où Ryan faisait irruption dans la pièce.

— J’ai trouvé quelque chose.

Il avait les muscles de la mâchoire contractés jusqu’en bas du sternum.

Nous nous sommes précipités vers la sortie comme un seul homme. Nous avons retraversé la première salle et contourné une vieille chaudière pour déboucher dans une salle en tous points identique à celle que nous venions de quitter. La lumière tombait d’une unique ampoule au plafond. Trois des quatre murs étaient tapissés de tablettes du sol au plafond.

Ryan s’est dirigé vers le mur du fond. Nous l’avons suivi. On apercevait, derrière les étagères, le même revêtement que dans l’autre salle. L’un des panneaux en polyuréthane avait été retiré.

— Ce mur-là n’est pas en brique. C’est une simple feuille de contreplaqué.

Il a promené les doigts de bas en haut du placage derrière l’étagère.

— Il y a un espace entre les panneaux.

Claudel a retiré un gant et imité les gestes de Ryan en hochant la tête.

— Regardez, a dit Ryan revenu près de la porte par où nous venions d’entrer.

Nous nous sommes retournés. Il désignait deux interrupteurs électriques. L’un brillant et neuf, l’autre mat et craquelé.

— Le vieux commande le plafonnier.

Il n’a pas poursuivi.

Claudel a retiré son deuxième gant. Sans un mot, il a entrepris d’arracher le polyuréthane. Ryan s’est joint à lui.

Charbonneau est reparti à toute allure dans la première cave. Un cliquetis m’est parvenu, puis le bruit d’un objet qu’on traîne. L’instant d’après, il revenait, lesté d’un pied-de-biche rouillé.

En l’espace de quelques minutes, Ryan et Claudel ont dénudé une bande de quinze centimètres de large du sol au plafond. Une fente et deux charnières sont apparues. Noire, la fente. Sans un rai de lumière.

Environ une largeur de porte plus loin, Claudel et Ryan ont entrepris de déshabiller le mur derrière l’étagère, à la jonction de deux panneaux de polyuréthane. Leurs efforts conjugués ont mis au jour un autre espace entre les feuilles de contreplaqué.

— Laissez-moi faire.

Charbonneau a fait un pas en avant. Ryan et Claudel se sont écartés.

Ayant inséré l’extrémité du pied-de-biche dans la fissure, Charbonneau s’en est servi comme d’un levier.

Une partie du mur supportant les étagères a vacillé.

Charbonneau a déplacé son outil et réitéré sa manœuvre.

Le contreplaqué, le panneau de polyuréthane et les tablettes se sont complètement détachés.

Saisissant une étagère à pleines mains, Charbonneau a tiré de toutes ses forces. Le faux mur a pivoté, révélant une ouverture d’environ un mètre cinquante sur soixante centimètres.

La lumière n’éclairait que les quarante centimètres les plus proches de nous. Au-delà, la cavité était plongée dans les ténèbres.

J’ai couru appuyer sur l’interrupteur neuf.

Je me suis retournée pour découvrir un spectacle abominable. Ma gorge s’est bloquée. Je me suis mordue les lèvres.