Chapitre 16
Mon appartement se trouve au rez-de-chaussée d’un immeuble de quatre étages, bâti autour d’une cour centrale. Il comporte deux chambres, deux salles de bains, un salon, une salle à manger, une cuisine toute en longueur, une entrée.
Le couloir qui relie l’entrée à la salle à manger, en face de la cuisine, est percé de portes-fenêtres qui donnent sur le patio, lequel donne à son tour sur la cour centrale. Dans le salon, d’autres portes-fenêtres ouvrent sur une pelouse minuscule.
En été, je plante des herbes aromatiques tout autour du gazon. En hiver, je regarde la neige s’entasser sur les branches des pins et sur la barrière en séquoia. Cinq mètres carrés, une surface extraordinaire* pour un appartement en plein cœur de la ville.
Ce soir, ce jardinet tout noir déclenchait en moi un sentiment de faiblesse et de vulnérabilité. Et le fait que les patrouilles de police passent plus fréquemment à la demande de Ryan n’y changeait rien. La porte-fenêtre rapiécée me rappelait constamment l’effraction. L’intrus était-il vraiment entré par là ? J’étais bien contente d’avoir Anne avec moi.
Après un dîner acheté chez le Thaï du coin et avalé sans traîner, nous avons nettoyé les restes du saccage. En passant l’aspirateur, je fulminais.
Une fois de plus, je me suis couchée l’esprit en ébullition.
Mon refuge avait-il été violé par un fouineur en mal de coke ? C’était plus que probable, oui. Un désespéré cherchant du fric et cassant tout parce qu’il ne trouvait rien d’intéressant. Un cambrioleur normal n’aurait jamais agi comme ça. À moins que... Et si c’était une mise en scène, un message de la Mafia... ? Pour me détourner de secrets longtemps cachés. Pour m’effrayer : « On sait où vous trouver. » Non, ça pouvait aussi bien être l’acte d’un malade qui m’en voulait personnellement...
Que signifiaient ces boutons ?
Pourquoi ni Claudel ni Charbonneau ne me rappelaient-ils pas ?
Où était Ryan ? Pourquoi n’avait-il pas téléphoné ?
Et puis merde. De toute façon je m’en foutais, n’est-ce pas ?
Samedi matin, Anne est allée faire les courses au Faubourg pendant que je recevais le vitrier. À midi, un carreau tout neuf était installé, le réfrigérateur était plein et l’appartement raisonnablement propre.
Pour des raisons que mon subconscient juge inutile de me faire connaître, je suis incapable de jeter certaines choses. Les ordonnances de médecins. Les National Geographic. Les annuaires de l’Académie américaine des sciences médico-légales. Les annuaires de téléphone.
Hé oui, on ne sait jamais.
Après avoir déjeuné avec Anne de sandwiches tomate-fromage-mayonnaise, j’ai regroupé tous les annuaires de la maison près de mon ordinateur. Puis, j’ai sorti la liste des anciens locataires de Cyr. Comment les retrouver ? En commençant par les plus vieux ou par les plus récents ?
J’ai choisi les plus vieux.
De 1976 à 1982, l’espace occupé actuellement par Matoub et son four à pizzas avait abrité un magasin de bagages appartenant à une dame du nom de Sylvie Vasco.
Au numéro de téléphone indiqué sur la liste, un étudiant a répondu. Il habitait le ghetto McGill et n’avait pas la moindre idée de quoi je parlais.
Pas de Sylvie Vasco dans aucun de mes annuaires. Pas non plus dans celui de l’ordinateur. Prises toutes ensemble, ces diverses sources m’ont fourni sept S. Vasco. Le premier numéro était déconnecté. Les deux suivants ne répondaient pas. Le quatrième correspondait à un cabinet d’avocat et les trois derniers à des dames dont aucune ne s’appelait Sylvie ou Sylvia ni n’en connaissait parmi ses proches.
J’ai entouré les deux numéros restés sans réponse et suis passée au locataire suivant.
De 1982 à 1987, le local avait été occupé par la boucherie Lehaim. À côté du nom du propriétaire, Abraham Cohen, Cyr avait rajouté « sp ».
Entre Montréal et ses banlieues, les pages blanches répertoriaient un bon million de Cohen, sans compter toutes les orthographes possibles : Coen, Cohn, Kohen et Kohn.
Super.
Les pages jaunes listaient une Boucherie Lehaim à Hampstead.
Personne n’a répondu.
Retour à la liste des locataires.
Les occupants suivants avaient été Patrick Ockleman et Ilya Fabian. De 1987 à 1988. À côté de leurs noms étaient inscrits « tapettes » et «voyages ».
Je n’ai rien trouvé nulle part pour Patrick Ockleman.
Un Ilya Fabian était donné comme habitant rue Amherst, dans le village gai. On a décroché à la première sonnerie.
Je me suis présentée. Est-ce que je parlais bien à Ilya Fabian ?
Oui.
Est-ce qu’il était l’Ilya Fabian qui avait tenu une agence de voyages, rue Sainte-Catherine, vers la fin des années quatre-vingt.
— Oui. (Ton méfiant.)
Est-ce que son associé ou lui-même avait utilisé la cave à l’époque où ils louaient ce local ?
— Vous travaillez avec le coroner, dites-vous ?
Son ton n’était plus seulement circonspect, il suait le dégoût.
— Oui, monsieur.
— Oh, mon Dieu ! Est-ce qu’on aurait retrouvé un mort dans cette cave ? Un cadavre ?
Que lui répondre ?
— Des ossements y ont été retrouvés, je suis chargée de les analyser.
— Oh, mon Dieu !
— Il s’agit sans doute d’ossements très vieux.
— Oh, mon Dieu ! Comme dans L’Exorciste. Non... comme dans le film avec la petite fille... vous savez ? avec la maison construite au-dessus du cimetière. Ah, oui ! Poltergeist.
— Monsieur Fabian...
— Ça ne m’étonne pas à propos de cette fosse à purin dégueulasse. Avec Patrick, on y est descendus une fois, histoire de jeter un coup d’œil. On n’y a plus jamais remis les pieds. J’en avais la chair de poule de penser à toutes les bestioles qui rampaient sous nos pieds. Ça grouillait de vermine ! (Il étirait les syllabes pour chacun des « an » de « penser » et « rampaient », quatre au moins pour le « ou » de « grouillait ».) Et maintenant vous me dites qu’il y avait là des cadavres ? !
— Est-ce que vous avez utilisé cette cave comme entrepôt à un moment quelconque ?
— Dieu m’en préserve !
Je l’ai vu mentalement, secoué de la tête aux pieds par un frisson théâtral. Un peu émotif, pour un voyagiste.
— Est-ce que votre agence était spécialisée dans une partie du monde bien précise, monsieur Fabian ?
— Nous organisions des voyages dans les lieux considérés comme sacrés par la population gaie. (Petit reniflement.) Mais, à l’époque, le marché des pèlerinages était à la baisse. On a plié bagages au bout de dix-huit mois.
— Patrick Ockleman aussi ?
— Oui.
— Où est-il maintenant ?
— Mort.
J’ai attendu que Fabian développe. Il s’est abstenu.
— Puis-je vous demander quand et dans quelles circonstances votre associé est décédé ?
— Renversé par un autocar, figurez-vous. Aussi bête que ça. (Ton plaintif.) À Stowe, dans le Vermont, cela fait maintenant quatre ans. Les roues lui ont écrabouillé la tête comme un fruit trop mûr...
— Merci, monsieur Fabian. Nous vous recontacterons si nécessaire.
J’ai coupé la communication. Pas très crédibles comme tueurs en série, ce Fabian et cet Ockleman. Enfin... J’ai quand même souligné le numéro et rédigé quelques notes.
Le prochain nom sur la liste était S. Ménard. À côté, Cyr avait écrit « prêteur sur gages » et « 1989-1998 ».
Quatre pages de Ménard dans l’annuaire de Montréal, dont soixante-dix-huit ayant un S comme initiale du prénom.
Au quarante-deuxième appel ou presque, j’ai décidé que c’était un boulot pour les détectives.
Au suivant.
Le salon de manucure. Monsieur Phan Loc Truong avait occupé les lieux de 1998 à 1999.
Pas aussi décourageant que Ménard, mais il y avait quand même 227 Truong répertoriés dans les pages blanches. Aucun Phan Loc Truong, et seulement deux P. Truong.
Aucun de ces P. Truong ne s’appelait Phan Loc, ni ne connaissait de Phan Loc ayant possédé un salon de manucure.
Je me suis attaquée au reste de la liste. Un bon nombre de Truong baragouinaient à peine l’anglais ou le français. Beaucoup d’entre eux avaient des rapports avec des salons de manucure, mais personne n’avait jamais entendu parler de celui qui possédait jadis un salon dans l’immeuble de Richard Cyr.
— Tu as découvert quelque chose ? a lancé Anne du pas de la porte, alors que j’en étais à mon vingt-neuvième Truong.
La pièce où je travaillais était devenue toute noire sans même que je m’en rende compte.
— Qu’une foule de dames veulent me faire les ongles.
Découragée, j’ai coupé l’ordinateur et suis allée m’occuper du dîner avec Anne. Pendant le repas, je lui ai raconté mon après-midi perdu.
Après, nous avons regardé deux films de l’inspecteur Clouseau, Birdie somnolant entre nous. Nous n’avons pas beaucoup ri. Nous nous sommes couchées tôt.
Le lendemain, dimanche, j’ai rappelé la Boucherie Lehaim vers midi.
Personne.
À deux heures, quelqu’un a répondu Shalom.
Une voix de baryton mâtinée de hautbois.
Je me suis présentée.
L’homme aussi : Harry Cohen.
— Est-ce que je suis à la Boucherie Lehaim qui était autrefois rue Sainte-Catherine, dans les années quatre-vingt ?
— Oui. C’était le magasin de mon père.
— Abraham ?
— Oui. On a déménagé en 87.
— Puis-je vous demander pourquoi ?
— Notre clientèle est strictement cachère. Le quartier où nous sommes actuellement nous convenait mieux.
— Je sais que ma question peut sembler bizarre, monsieur Cohen, mais que vous rappelez-vous à propos de la cave de ce bâtiment ?
— Qu’on y entrait par notre magasin. Nous n’y gardions rien et je ne me souviens pas que l’un d’entre nous y ait jamais mis les pieds.
— Est-ce que d’autres locataires de l’immeuble auraient pu y entreposer des affaires ?
— Mon père ne l’aurait jamais permis. Le seul moyen d’y accéder était par une trappe située dans notre salle de bains et il la gardait fermée par un cadenas en permanence.
— Pour quelle raison, si je puis me permettre ?
— Mon père est extrêmement sérieux pour tout ce qui touche à la sécurité.
— Pourquoi ça ?
— Parce qu’il est Juif et qu’il est né en Ukraine en 1927.
— Je comprends.
Que pouvais-je lui demander encore ? Je n’avais plus que des fétus de paille auxquels me raccrocher.
— Vous avez connu les locataires d’avant ou ceux qui ont pris la suite ?
— Non.
— Vous êtes restés presque six ans à cet endroit. Est-ce qu’un événement particulier vous a donné envie de partir ?
— Le quartier est devenu... disons : déplaisant.
— C’est-à-dire ?
— Nous sommes des Chabad-Lubavitch, Dr Brennan. Des juifs ultra-orthodoxes. Même à Montréal, nous ne sommes pas toujours compris.
Je l’ai remercié de son amabilité et j’ai raccroché.
Au centre de la cour de mon immeuble pousse un petit sapin famélique dans une jardinière en pierre. Tous les ans au mois de décembre, le gardien y accroche des lumières. Oh, ce ne sont pas de ces guirlandes de Noël blanches, de bon goût, signées Winston, de ce style presbytérien qu’affectionne le Connecticut. Ce sont des lampions pimpants de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Ici, c’est tout ou rien. Birdie les aime beaucoup. Il passe des heures près de la cheminée à comparer les flammes de l’âtre à celles qui scintillent dans la neige grâce au miracle de Winston.
Avec Anne, nous l’avons imité. Nous avons traîné devant le feu tout l’après-midi, la tête sur un coussin, les pieds sur le rebord de la cheminée, à boire d’innombrables tasses de café et de thé. En nous lamentant, elle de Tom, moi de Claudel et de Ryan. Ça nous a fait bien rire et bien râler de devoir admettre que nous ne pouvions pas nous passer d’eux.
Anne était intarissable. Après des heures passées à l’écouter, j’en suis venue à me dire qu’elle était véritablement malheureuse. Sa passion pour le magasinage et la rigolade n’était qu’une façon de faire bonne figure, un simulacre. Un maquillage avant que le rideau ne se lève, car le spectacle devait continuer coûte que coûte. L’équipe devait remporter la victoire. Allez, ma vieille, secoue-toi ! Fais ça pour les enfants ! Fais ça pour Tempe !
Anne fait partie de ces gens solides en toutes circonstances. La voir affalée aujourd’hui me troublait profondément. J’ai prié pour que son immense tristesse ne s’ancre pas en elle définitivement.
J’aurais voulu lui redonner courage. Lui dire des paroles qui la réconfortent ou, du moins, la distraient. Mais les phrases qui me venaient aux lèvres me paraissaient usées et rabâchées. À la fin, je n’ai plus rien dit, sinon que je l’aimais. Au fond de moi, j’étais inquiète.
Plus que tout le reste, ce sont les souvenirs qui nous lient, Anne et moi. La nuit où nous nous sommes baignées nues dans un lac. La réception où elle s’est retrouvée les quatre fers en l’air sur la piste de danse. La fois où on a oublié son petit Stuart d’à peine deux ans sur la plage. Le jour où j’ai débarqué ivre morte à un concert où Katy jouait.
L’année où je débarquais partout ivre morte.
Entre les causeries, nous vérifiions l’une et l’autre nos cellulaires.
De Tom, des messages incessants.
De Ryan, pas un seul.
Et aucun non plus de cette Mme Gallant-Ballant-Talent que j’appelais toutes les heures et qui commençait à m’énerver en ne décrochant pas.
À un moment, la conversation a roulé sur les boutons. Monique Mousseau ne s’était pas aventurée à émettre un avis sur celui qui était faux. Ni sur sa date de fabrication, ni sur ce que pouvait signifier sa présence au milieu des autres. Avec Anne, nous avons imaginé un nombre de scénarios incalculable sans en trouver un seul qui ait du sens. Et Birdie ne nous a pas été d’un grand secours.
Au cours de la soirée, j’ai enfin réussi à convaincre Anne de parler à Tom la prochaine fois qu’il appellerait.
Elle l’a fait et ensuite a bu beaucoup de vin. Très calmement.