Chapitre 30
J’ai attendu qu’il soit sept heures du matin pour appeler Ryan. Il a répondu tout de suite, d’une voix alerte mais fatiguée.
— Je te réveille ?
— Non. De toute façon, je devais me lever pour répondre au téléphone.
— Elle est bonne, Ryan.
— Quoi de neuf ? Tu as l’air excitée.
Je lui ai fait part de mes découvertes dans le cyberespace et de ma théorie concernant notre enquête.
— Holy shit !
— Il faut absolument que nous entrions dans cette maison, Ryan.
— Les ossements de la pizzeria, ce n’est pas moi qui m’en occupe.
— Oui, mais tu t’occupes du meurtre de Louise Parent. Le faux Menard l’a sans doute tuée pour l’empêcher de me parler.
Grattement d’allumette, suivi d’une longue exhalation.
— Je veux que Claudel et Charbonneau entendent ça. Tu es encore chez toi pendant un moment ?
— J’attendrai jusqu’à ce que tu me rappelles.
Il l’a fait, à neuf heures, pour me dire qu’ils s’étaient tous donné rendez-vous chez moi à onze heures.
— Claudel a bien voulu ?
— Je te dis que Luc est un bon flic.
— Qui a le charisme du Night Stalker. Le café sera prêt.
Devinant que Claudel serait le plus dur à convaincre, j’ai passé l’heure suivante sur le Net afin de réunir un maximum d’éléments.
Il est arrivé le premier, les sourcils froncés, bardé de son éternelle arrogance.
— Bonjour*, ai-je dit en lui indiquant le canapé.
— Bonjour*.
Il a enlevé son pardessus. Je l’ai emporté.
Il s’est assis, non sans avoir tiré fermement sur ses manches Armani pour protéger ses manchettes Burberry d’un blanc antiseptique, et il a croisé les jambes.
— Café* ?
— Non.
Geste de vérifier sa montre, puis :
— Merci*.
Ryan et Charbonneau sont arrivés à quelques minutes d’intervalle, tous les deux en chandail et jeans délavés. Ryan s’était arrêté en chemin dans une pâtisserie.
J’ai rempli des tasses de café à leur intention et, tous les trois, nous nous sommes servis de beignes et gâteaux. Claudel conservait son air « Z’avez intérêt à ce que cette réunion en vaille la peine ».
Ryan a donné le coup d’envoi.
— Tempe, raconte à ces messieurs ce que tu m’as appris. Luc, je veux que tu entendes ça.
J’ai commencé en bredouillant un peu.
— Le 19 mai 1977, une jeune femme de vingt ans du nom de Colleen Stan a décidé de se rendre en auto-stop de la ville de Eugene, dans l’Oregon, à Westwood, en Californie. Après plusieurs trajets à bord de différentes voitures, elle est montée dans celle de Cameron Hooker et de son épouse, Jan. Dans la forêt nationale de Lassen, les Hooker l’ont menottée, ligotée, bâillonnée et l’ont emmenée chez eux, les yeux bandés.
Birdie a fait son entrée d’un pas nonchalant. Ayant reniflé les souliers des invités, il n’a pas hésité longtemps entre les mocassins de cuir et les bottes.
— Le p’tit gars a l’air de bien t’aimer, Luc ! a lancé Charbonneau en clignant de l’œil à son coéquipier.
Je me suis précipitée pour retirer le chat.
— Je suis désolée.
Birdie a pris l’air vexé, pour peu que les chats soient capables de se formaliser.
— Pendant sept ans, Cameron Hooker a maintenu Colleen Stan dans une obscurité totale, privée de toute activité des sens. Et cela, vingt-trois heures sur vingt-quatre.
— Enfant de chienne ! a lâché Charbonneau.
— Il l’a tenait enfermée dans une série de boîtes conçues tout spécialement, la nourrissant à peine et ne l’en sortant que pour la suspendre à des tuyaux, l’étirer sur des barres, la fouetter, lui faire subir des électrochocs, la violer ou la terroriser au gré de son humeur.
Claudel a retiré deux poils de chat de sa manche.
— Au bout du compte, Colleen a été libérée par la femme de Hooker. Lui, il a été arrêté en novembre 1984. L’automne d’après, il était condamné pour enlèvement, viol, sodomie et d’autres crimes encore. Les médias se sont repus de l’affaire.
— Le rapport avec celle qui nous occupe ? a soupiré Claudel.
— Colleen Stan a été torturée à Red Bluff, en Californie. À soixante-quinze kilomètres de Chico.
— Et Stephen Menard était étudiant à Chico en 1985, est intervenu Charbonneau en prenant son deuxième beigne.
J’ai hoché la tête.
Revenu en catimini près du divan, Birdie s’est frotté contre la jambe de Claudel en faisant le gros dos. Se prenant pour un bipède, il a posé ses pattes de devant sur le genou du détective.
Je l’ai attrapé en réitérant mes excuses et suis allée l’enfermer dans ma chambre à coucher.
— Le crétin, qui est ici à Montréal, ce n’est pas Menard, disait Charbonneau quand je suis revenue.
— Où est le vrai Menard ? a laissé tomber Claudel.
— À vous de le découvrir, ai-je rétorqué. Peut-être qu’il a été tué par le type qui habite maintenant chez lui à Pointe-Saint-Charles.
— Continue, m’a ordonné Ryan.
— L’affaire Stan a fait la une de tous les journaux, de l’automne 84 à l’automne 85. La presse disait : « L’affaire de la fille dans la boîte ». Ou « L’affaire de l’esclave sexuelle ».
Claudel a regardé sa montre.
— En 1985, une fille de quatorze ans du nom d’Angie Robinson a disparu de Corning, en Californie. Corning se trouve entre Chico et Red Bluff.
J’ai fait une pause. Pour l’emphase.
— J’ai tout lieu de croire qu’un des squelettes de la cave de la pizzeria est le sien.
Le beigne de Charbonneau s’est arrêté à mi-course de sa bouche.
— La fille dans la bâche en cuir ?
— Oui.
— Vous voulez dire : celle avec le poignet cassé ? est intervenu Claudel. Mais vous disiez que l’âge ne correspondait pas.
— En effet. Ni par l’âge ni par la taille, le squelette 38428 ne correspond aux données que nous avons de cette fille à l’époque de sa disparition. Mais elle a pu vivre encore un certain temps et, alors, les différences s’expliquent.
— Explique à Luc les résultats des tests de datation au strontium et au carbone 14, a dit Ryan.
Je me suis exécutée.
— Explique-lui aussi le composite dentaire.
Lorsque je me suis tue, Charbonneau a lancé :
— Maudite marde. Vous croyez que Menard a été inspiré par l’affaire Hooker ?
— Oui. Mais il y a plus. Annick Pomerleau a disparu de Mascouche en 1990, à l’âge de quinze ans. Vendredi, Ryan et moi l’avons vue chez Menard.
— Menard habite ici depuis 88, a précisé Charbonneau.
— Ainsi, en vous fondant sur une histoire de fille dans une boîte..., a prononcé Claudel sur un ton méprisant, la tête renversée en arrière.
Je l’ai coupé brutalement.
— Elle s’appelle Colleen Stan.
Claudel a enchaîné, les narines pincées :
— Vous croyez que Menard retient Annick Pomerleau contre sa volonté depuis quinze ans ? Que cette Angela Robinson et les autres filles enterrées dans la cave ont été également ses captives ?
J’ai hoché la tête.
Pendant un moment, personne n’a rien dit. Puis Claudel a brisé le silence.
— Est-ce qu’Annick Pomerleau a tenté de s’échapper en vous voyant ?
— Non.
— Est-ce qu’elle vous a fait comprendre par un signal quelconque qu’elle souhaitait quitter la maison de Menard ?
— Elle ne brandissait pas une bannière avec « Sauvez-moi » écrit dessus, si c’est ce que vous voulez savoir.
Claudel a levé un sourcil en direction de Ryan.
— Elle avait l’air plutôt effrayée, a répondu celui-ci.
— Terrifiée, je dirais même, ai-je renchéri avec force.
— Qu’est-ce qu’elle a fait, exactement ? a demandé Charbonneau.
— Elle s’est éclipsée dès que Menard l’a regardée. Comme un chien battu.
— Vous pensez qu’il la retient prisonnière comme esclave sexuelle ? a insisté Charbonneau.
— Je n’avance aucun motif.
— Vous me faites avaler des couleuvres, a ironisé Claudel.
— Je ne suis pas très versée en herpétologie, détective. Que voulez-vous dire, exactement ?
Il a haussé les épaules, les mains levées devant lui.
— Toute personne adulte ayant les moyens d’appeler au secours l’aurait fait.
— Apparemment, vous n’avez pas entendu parler du syndrome de Stockholm, ai-je jeté sur un ton coupant.
Il a tendu les mains en un geste d’ignorance.
— C’est une forme d’adaptation au stress extrême ressenti par un individu placé en conditions de captivité et de torture.
Claudel a laissé retomber ses mains sur ses genoux. Son menton a plongé.
— Le syndrome de Stockholm a été noté chez des victimes d’enlèvement, chez des prisonniers, des adeptes de cultes, des otages, ai-je poursuivi. Même chez des conjoints et des enfants vivant sous l’emprise d’un tyran familial. Les victimes semblent consentir à leurs tourments, éprouver même de l’affection pour leurs ravisseurs ou ceux qui les maltraitent.
— Drôle de nom, a fait Charbonneau.
— Ça vient du hold-up d’une banque, à Stockholm en 1973, où trois femmes et un homme pris en otages pendant six jours en sont venus à croire que les deux bandits les protégeaient de la police. Après leur libération, l’une des femmes s’est même fiancée à l’un des ravisseurs, une autre a mis en place un fonds de soutien à leur intention.
— La caractéristique typique de ce syndrome, a dit Ryan, c’est de réagir à la menace par la passivité.
— Puisque tu n’y peux rien, détends-toi et écarte les jambes, a explicité Charbonneau en secouant la tête.
— Oh, ça va beaucoup plus loin que ça. Les personnes atteintes du syndrome de Stockholm se sentent liées à leurs ravisseurs au point de s’identifier à eux. Elles éprouvent même parfois de la gratitude envers eux, pour ne pas dire de l’amour.
— Comment ce syndrome se développe-t-il ? a demandé Claudel.
— D’après les psychologues, il y a quatre étapes. Tout d’abord, la victime croit sa vie menacée et croit le ravisseur capable de mettre sa menace à exécution. Ensuite, elle se voit offrir de menues gâteries ou manifester une certaine gentillesse par le tortionnaire, selon son bon vouloir.
— Comme de la laisser en vie ? a dit Charbonneau.
— Par exemple. Il peut s’agir aussi de petits répits dans la torture, de courtes périodes de liberté : un repas normal, un bain.
— Sacrebleu* ! a laissé échapper Charbonneau.
— Troisièmement, la victime est amenée à croire que le ravisseur est sa seule perspective dans la vie. Quatrièmement, elle se convainc, à tort ou à raison, qu’elle ne pourra jamais s’enfuir.
Ni Charbonneau ni Claudel ne parlait. J’ai repris mes explications.
— Cameron Hooker était passé maître à ce jeu. Il tenait Colleen Stan enfermée dans un cercueil sous son lit et ne l’en sortait, en règle générale, que pour la brutaliser. De temps à autre, il lui accordait un moment de liberté, l’autorisait à faire du jogging, à travailler au jardin, à se rendre à l’église. Une fois, il l’a même emmenée dans sa famille à Riverside.
Charbonneau s’est frotté le crâne. Ses cheveux sont restés dressés sur sa tête.
— Et elle n’en a pas profité pour se sauver ? a-t-il demandé.
— Hooker l’avait convaincue qu’elle était sa possession.
— Sa possession ? a répété Charbonneau.
— Il lui avait montré un contrat selon lequel il l’avait achetée en tant qu’esclave à une entreprise appelée la Compagnie. Il lui disait qu’elle était sous surveillance constante. Que si elle tentait de s’échapper, la Compagnie la rattraperait et la tuerait ainsi que toute sa famille.
— Cibole* !
— L’une des preuves les plus convaincantes de la défense a été une lettre d’amour que Colleen Stan avait écrite à Hooker.
Charbonneau semblait consterné.
J’ai poursuivi mon exposé.
— Une autre fille, Elizabeth Smart, a été retenue prisonnière par des fous pendant presque une année. Parfois, elle entendait les gens qui la cherchaient appeler son nom. Un jour, elle a même reconnu la voix de son oncle. Pourtant, elle n’a jamais vraiment essayé de s’échapper.
— Elle n’avait que quatorze ans, a dit Charbonneau.
— Rappelez-vous Patty Hearst, est intervenu Ryan. Enlevée par la Symbionese Liberation Army et gardée enfermée à clef dans un placard. Elle a fini par aider ses ravisseurs à dévaliser une banque.
— Mais ça, c’était de la politique, a objecté Charbonneau en bondissant sur ses pieds pour se mettre à arpenter la pièce. Alors que Hooker, c’était un malade, un psychotique. Les gens ne se promènent pas dans les rues pour kidnapper des filles et les cacher dans des boîtes.
— Il n’est pas exclu que le phénomène soit beaucoup plus courant que nous le pensions, ai-je déclaré.
Charbonneau s’est figé, les yeux rivés sur moi. Claudel aussi me dévisageait.
— En 2003, John Jamelske a plaidé coupable pour avoir retenu cinq femmes prisonnières dans un bunker en béton construit sous son jardin. En tant qu’esclaves sexuelles.
— Ça s’est passé tout près de chez nous, est intervenu Claudel, enfin décidé à passer à l’anglais. À Syracuse, dans l’État de New York.
— Oh, boy ! a fait Charbonneau, et il a recommencé à fourrager dans ses cheveux. Et il y a aussi Lake et Ng, vous vous rappelez ?
Léonard Lake et Charles Ng, deux psychopathes misogynes. Ils avaient installé une chambre de torture dans leur ranch isolé, en Californie, dans le comté de Calaveras. Deux femmes au moins avaient été filmées en train de subir des tortures. La cassette portait en titre «Femmes A ». «A » pour : assassinées.
— Et ces monstres s’en sont sortis ? s’est enquis Claudel d’une voix qui suait le dégoût.
— Lake a été arrêté pour vol à l’étalage. Il s’en est tiré en avalant une capsule de cyanure. Ng s’est fait pincer à Calgary. Pendant près de dix ans, il a bataillé pour échapper à l’extradition vers les États-Unis. Pas vrai, doc ?
— Les disputes ont pris six ans, mais, finalement, le procès a eu lieu en Californie en 1998. Le jury l’a reconnu coupable d’assassinat sur les personnes de trois femmes, sept hommes et deux bébés.
— Assez ! a laissé tomber Claudel sur un ton glacé, méconnaissable. Vous croyez que Menard aurait transporté ce genre d’horreurs à Montréal ?
— D’après Rose Fisher, Louise Parent voulait me dire qu’elle l’avait vu deux fois avec des jeunes filles. Nous en avons trouvé trois enterrées dans la cave d’un local qu’il louait.
— Vous croyez qu’il a transporté Angie Robinson de Corning, en Californie, jusqu’à Montréal ?
— Oui, vivante ou déjà morte.
— Et il aurait enlevé Annick Pomerleau, et soumise à sa domination ?
— Oui.
— Et il pourrait la tuer s’il se sentait menacé ? a poursuivi Claudel, exprimant tout haut ce que je redoutais.
— Oui.
Ses yeux se sont rétrécis. Après un coup d’œil à son coéquipier, il s’est levé.
— Je crois qu’un juge devrait considérer ce danger comme étant plausible.
— Vous obtiendrez un mandat de perquisition ?
— Avant même que le procureur ait eu le temps de poser son cul sur sa chaise.
— Je veux aller avec vous à Pointe-Saint-Charles.
— C’est hors de question.
— Pourquoi ?
— Si tout cela est vrai, Menard sera dangereux.
— Je ne suis pas un bébé.
Claudel m’a regardée pendant si longtemps que j’ai cru qu’il n’allait pas répondre.
— Apporte ton fusil de chasse pour le cow-boy ! a-t-il déclaré en se tournant vers Ryan. Personne d’autre ne le fera.
Le monsieur se permettait une plaisanterie ! J’en suis restée sur le cul.
Le reste de cette journée de dimanche s’est traîné misérablement. J’étais à l’agonie. J’accomplissais mes tâches domestiques dans un état de tristesse mêlée de dépit. Comment avais-je pu ne pas deviner pourquoi mes évaluations ne correspondaient pas aux indications portées dans les dossiers des personnes disparues ? Comment avais-je pu ne pas me rendre compte plus tôt que ces ossements pouvaient être ceux de jeunes filles captives ? Je me suis demandé plusieurs fois si cela aurait changé quelque chose à la situation.
Des images inquiétantes passaient en boucle devant mes yeux : Annick Pomerleau, avec son teint pâle et sa longue tresse foncée ; Angie Robinson, enveloppée dans sa bâche en cuir.
Des trajets en voiture avec Ryan.
Anne. Où diable était donc passée mon amie ? Est-ce que je devais me démener un peu plus pour la retrouver ? Mais en faisant quoi ?
J’ai écouté des chants de Noël. Aussi efficace que les cantiques de l’Armée du Salut pour vous remonter le moral.
Je suis allée à mon centre sportif. J’ai parcouru cinq kilomètres en écoutant de vieux airs dans mes écouteurs.
Les Lovin’ Spoonful. Donovan. Les Marnas and the Papas. Les Supremes.
Cette nuit-là, tandis que je me tournais et me retournais dans mon lit, la ritournelle de l’autre jour ne m’a plus lâchée :
Monday, Monday...
Deux lundis plus tôt, j’avais excavé des ossements appartenant à trois jeunes filles.
Le lundi d’avant, j’avais retiré des plumes de la bouche de Louise Parent.
Et demain, lundi, j’irais dans la maison des horreurs.
Can’t trust that day...
À l’idée de ce que je pouvais y découvrir, j’ai frissonné.