20

Ils arrivèrent avant l’aube, selon les instructions de Choje. Ne parlez pas aux purbas, avait-il recommandé. Ne laissez pas les nœuds vous suivre. Soyez là simplement au lever du jour, à la clairière devant le nouveau pont.

— Aucun signe de lui ? demanda Shan quand Feng eut coupé le moteur. Peut-être a-t-il changé de baraquement ? Il n’avait nulle part où aller.

— Non. Il est parti. Par la route, à la nuit tombée, rétorqua Feng. Vous ne le reverrez plus.

Le sac de Yeshe n’était plus là au retour de Shan dans la cahute.

— Il n’a rien dit ? Il n’a rien laissé ?

Le sergent Feng mit la main à la poche.

— Juste ça, répondit-il en posant le rosaire détruit sur le tableau de bord : ne restaient que le cordon et deux grains de séparation.

Il bâilla et inclina son siège en arrière.

— Je sais où il est parti. Il a demandé comment se rendre à l’usine chimique de Lhassa. Ils engagent des tas de Tibétains là-bas, avec ou sans papiers.

Shan se mit la tête entre les mains.

— Nous pourrions demander aux patrouilles de le ramasser, suggéra Feng, si vous avez encore besoin de lui.

— Non, murmura Shan d’une voix sinistre avant de quitter le camion.

Il n’y avait rien, hormis le quartier de lune au-dessus du contour noir des montagnes. Sous le scintillement des étoiles, Shan se surprit à chercher le spectre de Jao.

Un autre véhicule apparut le long de la route, quittant la ville pour venir s’immobiliser derrière le camion. C’était Tan, au volant de sa propre voiture. Il portait un pistolet.

— Je n’aime pas ça, déclara-t-il. Un témoin qui se cache ne sert à rien. Comment va-t-il témoigner ? Il va falloir qu’il vienne avec nous, qu’il se présente au procès. On lui demandera pourquoi il ne parle que maintenant, après tout ce temps.

Il examina le paysage obscur avant de jeter un œil soupçonneux vers Shan et d’ajouter :

— Si c’est un membre du culte, ils soutiendront qu’il est complice.

— Un groupe de moines contemplait le pont, expliqua Shan tout en continuant à fixer la bruyère. Ils essayaient de le faire s’effondrer.

Tan marmonna un juron à voix basse.

— En le regardant ? ricana-t-il amèrement.

Il tourna la tête vers sa voiture, comme s’il envisageait de repartir, avant de suivre lentement Shan dans la clairière.

— En criant, dit Shan.

Comment pouvait-il expliquer le rituel des tessons ? Comment pouvait-il expliquer les poteries brisées au-dessus du pont ou à Yerpa, là où Trinle et les autres s’entraînaient à l’antique rituel du tonnerre ? Comment pouvait-il expliquer cette ancienne croyance selon laquelle un son parfait était la force la plus destructrice de la nature ?

— Pas en poussant un cri, en réalité. Mais en créant des vagues sonores. C’est ce qui a fait peur au sergent Feng cette nuit-là, et qui l’a poussé à tirer. Comme un coup de…

Il s’arrêta. Dans la lumière naissante, il aperçut une forme grise à dix mètres au bout de la clairière, un gros rocher qui prenait petit à petit la taille d’un homme assis par terre. C’était Gendun.

Ils s’immobilisèrent à deux mètres de lui.

— C’est un prêtre d’un gompa tout proche, déclara Shan avant de se tourner vers le vieux moine. Pouvez-vous expliquer où vous vous trouviez la nuit du meurtre du procureur ?

— Au-dessus du pont, répondit Gendun d’une voix ferme et paisible, comme s’il récitait une prière. Dans les rochers. Je psalmodiais.

— Pour quelle raison ?

— Au XVIe siècle, il y a eu une invasion mongole. Les prêtres de mon gompa l’ont arrêtée et l’ont empêchée d’atteindre Lhadrung en déclenchant une avalanche qui a écrasé l’armée.

Tan jeta à Shan un regard de colère, mais avant qu’il ait pu tourner les talons, Gendun poursuivait :

— Ce pont. Il n’a pas sa place ici. Il est destiné à s’effondrer.

Il fut interrompu par le bruit d’un véhicule arrivant à toute allure par la route gravillonnée. Le gros camion s’arrêta sur un dérapage et Li Aidang en bondit, vêtu d’un treillis militaire. Il avança d’une dizaine de pas dans la clairière avant de lâcher un ordre qui claqua comme un coup de fouet. Une demi-douzaine de nœuds en uniforme commencèrent à sauter à leur tour du camion. Le commandant apparut à la lueur des phares, une arme automatique accrochée à l’épaule. Les soldats s’alignèrent sur un rang le long de la route, face à Li.

Une étrange sérénité descendit sur Gendun, son regard se fit lointain. Il ne prêta aucune attention aux nœuds, mais examina les montagnes comme s’il essayait de s’en souvenir pour une référence ultérieure. Il n’était pas maître de sa prochaine incarnation. Il pourrait se réembraser sur le sol d’une hutte dans le désert à des milliers de kilomètres de là.

— Le soleil était couché depuis peut-être une heure quand sont apparus les phares d’une voiture, poursuivit-il. La voiture s’est arrêtée près du pont et a éteint ses phares.

Ensuite il y a eu les voix. Deux hommes, je crois, et une femme qui riait. Je crois qu’elle était ivre.

— Une femme ? demanda Shan. Il y avait une femme avec le procureur Jao ?

— Non. Ça, c’était la première voiture.

Le silence d’avant l’aube était à nul autre pareil. Il semblait contenir les soldats comme par magie. Les paroles de Gendun sonnaient haut et clair. Le cri d’une chouette se réverbéra en échos inquiétants dans la gorge.

— Ensuite elle a hurlé. Un hurlement de mort.

Les mots sortirent brutalement Li de sa transe. Il s’avança dans la clairière vers Gendun. Shan lui barra le passage.

— Ne tentez pas d’interférer avec le ministère de la Justice ! aboya Li, toutes dents dehors. Cet homme est un conspirateur. Il reconnaît qu’il était là. Il rejoindra Sungpo au banc des accusés.

— Nous sommes encore en pleine enquête, protesta Shan.

— Non, objecta Li avec férocité. Elle est terminée. Le ministère ouvrira la séance du tribunal dans trois heures. Il est prévu que j’y présente le rapport de l’accusation.

— Je ne pense pas, déclara Tan d’une voix si douce que Shan ne fut pas certain d’avoir correctement entendu.

Li l’ignora et fit signe aux nœuds d’approcher.

— Il n’y aura pas de procès sans le prisonnier, poursuivit Tan.

— Qu’est-ce que vous dites ? rétorqua sèchement Li.

— Je l’ai fait déplacer du corps de garde. À minuit, la nuit dernière.

— Impossible. Il était gardé par la Sécurité publique.

— Les gardes ont été rappelés. Pour être remplacés par quelques-uns de mes assistants. Il semble qu’il y ait eu une confusion dans les ordres.

— Vous n’avez aucune autorité ! aboya Li.

— Tant que Pékin n’en décide pas autrement, je suis le responsable officiel du gouvernement dans le comté.

Tan s’interrompit et regarda vers le versant de la colline. Un vrombissement avait détourné son attention, pareil à un coassement de grenouilles, un son naturel qui n’avait pas existé jusque-là. Soudain, il sembla beaucoup plus proche. Dans la lumière naissante, un autre prêtre apparut en bordure de la clairière, à trois mètres de Gendun. C’était Trinle. Il était assis dans la position du lotus, psalmodiant un mantra d’une voix basse et nasalisée. Li s’avança avec un petit sourire suffisant et s’approcha de Trinle, le nouvel objet de sa furie. Lorsque arriva un son qui se répercuta en échos depuis le côté opposé de la clairière. Shan s’y dirigea et distingua une autre robe rouge dans les buissons. Li fit un pas de plus vers Trinle, toujours aussi furieux, et s’arrêta. Une troisième voix vint se joindre aux deux précédentes, puis une quatrième, toutes suivant le même rythme dans la même tonalité. Le son semblait venir de nulle part, et de partout à la fois.

— Emparez-vous d’eux ! s’écria Li.

Mais les nœuds étaient cloués sur place, et fixaient les buissons.

Le jour perçait vite et Shan distingua les robes à la lisière de la clairière avec une netteté suffisante pour pouvoir les dénombrer. Six. Dix. Non, plus. Quinze. Il reconnut quelques-uns des visages. Certains étaient purbas. D’autres venaient des montagnes, les protecteurs du gomchen.

Li fit demi-tour et arracha une matraque au ceinturon d’un soldat. Il s’avança le long du périmètre de la clairière, les yeux brûlant d’envie d’agir, tout en maniant la matraque. Il s’arrêta à l’arrière du cercle et en asséna un coup sur le dos de Trinle. Celui-ci ne réagit pas. Li appela le commandant avec furie, lequel s’avança d’un pas mal assuré pour s’arrêter à trois mètres de Trinle. Li se posta à son côté et fit mine de se saisir de son arme.

Il fallut à Shan toute sa volonté pour s’interposer entre Trinle et les deux hommes. Il perçut un mouvement sur le côté du cercle. Apparut le sergent Feng, armé de la clé en croix du camion. C’était fini, comprit Shan. Qu’il ait perdu n’était pas une surprise. Mais que la 404e et Yerpa soient eux aussi perdus lui était insupportable. Il attendait douloureusement qu’on en termine, mais vite, au moins. Ce serait dans l’ordre des choses, songea-t-il distraitement, que la balle vienne du sergent Feng.

— Reculez, entendit-il Feng grogner.

Mais ce n’était pas à lui que le sergent s’adressait. Feng pivota pour se placer à côté de Shan, face à Li et au commandant. Le mantra continua.

— Espèce de vieux porc ! ricana Li à l’adresse de Feng. Votre carrière de soldat est terminée.

— Mon travail est de veiller sur le camarade Shan, grommela Feng, en s’arc-boutant, les pieds ancrés dans le sol, comme s’il se préparait à une attaque.

Le mantra parut grandir et enfler en remplissant à nouveau le silence tendu à se rompre. Le commandant revint auprès de ses hommes et leur ordonna de sortir les matraques qu’ils portaient au ceinturon.

Tan se matérialisa au côté de Shan. Il l’observa avec un air étrangement triste avant de se tourner vers Li, le visage crispé.

— Ces gens, déclara-t-il avec un geste embrassant le cercle des moines, sont sous ma protection.

— Votre protection est inutile, colonel, gronda Li à la figure de Tan. Nous enquêtons sur vous. Corruption dans l’exercice de vos fonctions. Nous révoquons votre autorité.

La main de Tan se porta sur son étui. Le commandant se saisit de son pistolet-mitrailleur.

Tout à coup, un nouveau bruit se leva au-dessus des litanies, un sifflement de freins pneumatiques. Tous se retournèrent pour voir un long autocar brillant s’immobiliser. Des vitres commencèrent à descendre.

— Martha ! s’écria une voix en anglais. C’est le service du matin. Change-moi cette foutue pellicule.

Les touristes sortirent, un à un, dans un cliquetis d’obturateurs, ou le ronron des caméras filmant en vidéo les moines, Shan, Li et les nœuds.

Shan regarda l’intérieur de l’autocar. L’homme au volant lui était familier, un visage entrevu sur la place du marché. À côté de lui, vêtue d’un complet coquet de femme d’affaires avec une cravate, se trouvait Mlle Taring, du bureau des Affaires religieuses. Elle commença à parler de rituels bouddhistes, et des liens étroits qu’entretenaient les bouddhistes avec les forces de la nature.

Elle sortit et proposa à un couple américain de lui emprunter son appareil photo pour les prendre en compagnie des soldats chinois.

Le commandant les détailla un moment du regard avant de vite rameuter ses troupes pour les faire monter dans le camion. Li se recula.

— Ça n’a pas d’importance, cracha-t-il à mi-voix. Nous avons déjà gagné.

Il fit signe aux Américains, un sourire contraint sur le visage, pour grimper dans le camion à côté du commandant. Quelques instants plus tard, ils n’étaient plus là. Puis, aussi brutalement qu’il était arrivé, l’autocar repartit, lui aussi.

Tan s’assit devant Gendun. Instantanément, le mantra s’arrêta. Trinle apparut et s’agenouilla au côté de Gendun.

— Parlez-moi de la femme, dit Tan.

— Elle semblait très heureuse. Puis… il n’y a rien de plus horrible que le hurlement de quelqu’un qui n’est pas préparé pour sa mort. Ensuite, il y a eu d’autres voix, pas la sienne. C’est tout.

— Rien d’autre ?

— Pas avant la seconde voiture. Elle est arrivée une heure plus tard. Deux portières ont claqué. Des cris ont retenti. Un homme qui appelait quelqu’un.

— Il appelait un nom ?

— L’homme d’en dessous s’est écrié : « Vous êtes là ? » Il a dit qu’il savait d’où provenait la fleur. Il a ajouté : « Qu’est-ce que vous voulez dire, je n’aurai pas besoin de la machine à rayons X ? » L’homme au-dessus a répondu : « Estimé camarade, je sais où vous devriez chercher. » L’homme d’en dessous, poursuivit Gendun, a répondu qu’il ferait un marché, en échange de plus de preuves.

Shan et le colonel échangèrent un regard. Estimé camarade.

— Après cela, il a remonté la pente. Les voix étaient beaucoup plus étouffées, puis elles ont disparu complètement à mesure qu’ils grimpaient. Ensuite, il y a eu un nouveau bruit. Pas un cri. Un gémissement sonore. Et dix à quinze minutes plus tard, les phares de la voiture se sont allumés. Je l’ai vu, lui, à peut-être trente mètres de la voiture. L’homme dans la voiture est sorti et il s’est mis à courir sur la route.

— Vous l’avez vu dans la lumière des phares ?

— Oui.

— Vous l’avez reconnu ? demanda Shan.

— Naturellement. Je l’avais déjà vu, dans les festivals.

— Vous n’avez pas eu peur ?

— Je n’ai rien à craindre d’un démon protecteur.

Ils réduisirent le témoignage de Gendun à une déposition écrite, que Tan authentifia de son sceau personnel. Il ne demanda pas à Gendun de rester lorsque les autres moines se levèrent pour disparaître dans la bruyère.

— Le lendemain matin, demanda Shan alors que Gendun s’apprêtait à rejoindre ses compagnons. S’est-il passé quoi que ce soit d’inhabituel ?

— Je suis parti avant l’arrivée des équipes d’ouvriers, comme convenu. On m’avait prévenu. Il n’y a eu qu’une seule chose.

— Quelle chose ?

— Le bruit. Il m’a surpris, qu’ils démarrent si tôt. Avant l’aube. Un bruit de gros engins de chantier. Pas ici. Plus loin. Je l’ai entendu, c’est tout, comme s’il venait des hauteurs.

 

Une heure plus tard, ils débarquaient à la mine de bore en procession solennelle, la voiture de Tan en tête, le camion de soldats que Tan avait demandé par radio, et, finalement, Shan et le sergent Feng. Ils se dirigèrent droit vers l’entrepôt des engins de chantier, où ils choisirent un lourd tracteur avec pelle hydraulique et le bulldozer de la mine. Les machines avançaient déjà sur la digue lorsque émergèrent des bâtiments les premières silhouettes.

Rebecca Fowler courut vers eux, puis s’arrêta et envoya Kincaid chercher son appareil photo en reconnaissant Tan. Le colonel lui fit signe d’arrêter, avant de déployer ses soldats et d’interdire tout accès à la levée de terre.

— Comment osez-vous ? explosa Fowler dès qu’elle fut assez près pour se faire entendre. J’appellerai Pékin ! J’appellerai les États-Unis !

— Si vous vous mêlez de quoi que ce soit, je ferme la mine, répliqua Tan, impassible.

— Foutus MFC ! aboya Kincaid qui se mit en devoir, avec son appareil, de mitrailler Tan, les plaques d’immatriculation des véhicules, les machines et les gardes.

Il s’arrêta en voyant Shan. Il prit une autre photo, puis baissa son objectif et posa sur Shan un œil hésitant.

La pelleteuse mordit dans la terre à l’endroit où la digue coupait la gorge, là où son épaisseur était maximale, et où Shan se souvenait d’avoir vu des engins de chantier sur les photos satellite prises juste avant que le barrage soit terminé, là où ne restait plus qu’un dernier trou à combler juste avant le meurtre. Il fallut vingt minutes pour que la pelle cogne le métal, et vingt minutes supplémentaires avant d’avoir confirmation que la voiture retrouvée enfouie était bien une limousine Red Flag.

On l’accrocha au bulldozer.

Les chenilles se mirent à baratter l’herbe en la déchiquetant jusqu’à ce qu’elles trouvent prise. Le moteur peina et, l’espace d’un instant, tout parut s’arrêter. Tandis que la voiture s’arrachait lentement à la boue, retentit un son extraordinaire, un son comme Shan n’en avait jamais entendu, un gémissement, une déchirure qui n’étaient pas de ce monde et lui firent trembler l’échine.

Le bulldozer ne s’arrêta pas avant d’avoir tiré la voiture pratiquement au sommet de la digue.

Shan regarda à l’intérieur et vit une mallette.

— Ouvrez-la, dit Tan avec impatience.

La portière pivota sans difficulté, en libérant une odeur de pourriture qui parut tout envahir. À l’intérieur de la mallette se trouvaient les billets de Jao, un épais dossier et une photo satellite, recadrée pour ne montrer que les champs de pavots.

Le coffre était coincé. Tan agrippa une pince à décoffrer dans le bulldozer et ouvrit l’abattant en faisant levier. À l’intérieur, toute rabougrie dans sa robe fleurie et colorée, il y avait une jeune femme, la bouche étirée en un rictus hideux. Ses yeux sans vie semblaient fixés droit sur Shan. Posée sur sa poitrine, se trouvait une fleur séchée. Un pavot rouge.

Tan laissa échapper un gémissement d’horreur. Il pivota et lança la pince dans le lac. Quand il se retourna, son visage s’était vidé de sa couleur.

— Camarade Shan, murmura-t-il, je vous présente Mlle Lihua.

 

Rebecca Fowler, muette et horrifiée, fixait l’intérieur du coffre, tandis que Tan allait jusqu’à la radio dans sa voiture. Elle donnait l’impression de se dessécher sur pied sous le regard de Shan, à croire qu’elle allait se réduire en poussière que le vent emporterait. Un instant, il crut qu’elle allait s’évanouir. Lorsqu’elle accrocha les yeux de Tan posés sur elle, son ressentiment lui rendit toute sa force. Elle se mit à aboyer des ordres pour que le bulldozer dégage la voiture de la digue, que les machines commencent à reboucher le trou, que les camions soient remplis de gravier, puis elle courut vers le trou en appelant Kincaid.

Lorsque Shan la rejoignit, elle était à genoux. L’eau suintait à travers le barrage affaibli. Avec de petits geignements frénétiques, elle bourrait le trou de pelletées de terre. Le tracteur arriva et commença à combler le vide avec sa pelle. Un filet d’eau apparut sur le côté. À l’approche du tracteur, le sol sous les chenilles commença à glisser. Fowler hurla, se remit debout d’un bond et tira le conducteur à l’écart à l’instant où la barrière se désintégrait, aspirant l’engin dans le vide ainsi créé. La paroi arrière du trou tint bon pendant les quelques secondes nécessaires pour qu’il s’emplît d’eau, lui aussi, avant de disparaître à son tour. Le tracteur fut balayé jusqu’au fond de la gorge et le bassin de retenue se rompit.

Ils assistèrent, impuissants, au spectacle des flots qui se précipitaient dans la gorge du Dragon, arrachant les rocs de ses flancs, faisant effondrer les rives, gagnant en vitesse pour retomber sous le vieux pont suspendu vers la plaine dans un maelström de roches, d’eau et de gravier. Shan sentit une présence à côté de lui : Tan observait son pont aux jumelles. Mais il n’était nul besoin de lentilles grossissantes pour voir la muraille d’eau se fracasser contre les piliers en béton. Le pont parut vaciller un instant, pareil à un jouet fragile, avant de céder dans un soubresaut, poussé en avant, et de disparaître.

Shan se rappela le son de la digue libérant la voiture, le frissonnement dans la terre, le bruit de déchirure, de succion, de compression mêlées dans le hurlement de la boue qui lui avaient fait trembler l’échine.

Tout ce qu’il fallait, avait dit Je, était un son parfait.

 

Kincaid, qui avait abandonné la limousine excavée au pas de course pour rejoindre Fowler, se tenait maintenant près du coffre ouvert, mâchoire pendante et yeux incrédules.

— Seigneur, gémit-il d’une voix qui craquait. Oh Jésus !

Il se pencha en avant comme s’il avait besoin de toucher le cadavre de la jeune femme avant de s’immobiliser et de se redresser lentement. Comme guidé par un sixième sens, il se tourna vers la route qui menait à la mine. Shan suivit son regard et vit apparaître un nouveau véhicule, une Land Rover rouge vif.

Même à dix mètres de distance, Shan sentit le corps de Kincaid se raidir.

— Soyez maudits ! hurla-t-il en se mettant à courir sur la route où il se pencha pour ramasser des pierres qu’il jeta dans la direction du véhicule encore bien loin. Venez donc la voir, espèce de salauds !

La voiture rouge s’arrêta avant de repartir en marche arrière le long de la crête et de disparaître.

Tan avait lui aussi remarqué. Il reprit sa radio.

Luntok apparut, portant une couverture, et se dirigea vers la limousine. Les ragyapa n’avaient jamais peur des morts. Avec respect, il couvrit le corps de la femme dans le coffre et se tourna vers son ami Kincaid. Mais ses yeux brillaient d’une lumière nouvelle.

Rebecca Fowler s’avança d’un pas vers l’ingénieur ragyapa.

— Sous la responsabilité de qui était l’équipe qui a fini le comblement du barrage ? lui demanda-t-elle d’une voix tendue.

Luntok ne répondit pas mais continua à fixer Kincaid. Le visage de Kincaid se durcit momentanément, plein de méfiance. Mais quand il se tourna vers Fowler et Shan, debout près de la voiture, tout parut se brouiller en lui et il se précipita vers les bureaux. Le soupir que poussa Fowler ressembla à un sanglot.

— Si ma mine cachait des pièces à conviction, nous pourrions être expulsés, n’est-ce pas ?

Shan ne répondit pas, et la regarda qui suivait Kincaid d’un pas lent. Cinq minutes plus tard, il la retrouvait dans la salle des ordinateurs, la tête entre les mains, le visage penché sur une tasse de thé. Kincaid était là aussi, à jouer de lentes et tristes notes sur son harmonica, faisant défiler d’une main des fichiers sur l’écran de la console satellite.

— C’est fini, déclara Shan en s’asseyant en face d’elle.

— Sacrément directe, comme observation. Je vais perdre mon emploi. Je vais perdre ma réputation. J’aurai de la chance si on me paie mon billet d’avion de retour.

Rebecca Fowler tout entière, sa voix, son visage, son être même, semblaient s’être vidés pour n’apparaître qu’en creux.

— Ce n’était pas votre faute. L’armée reconstruira votre barrage. Le ministère de la Géologie recevra une explication officielle. Cela concerne le Parti. Qui se dépêchera de tout nettoyer.

— Je ne sais même pas ce que je vais mettre dans mon rapport pour les États-Unis.

— Un accident. Une catastrophe naturelle.

Fowler releva la tête.

— Cette pauvre femme. Nous la connaissions. Tyler l’a emmenée plusieurs fois faire de la randonnée.

— Je l’ai vue sur la photo au mur, acquiesça Shan. Mais je crois qu’elle savait ce que savait le procureur Jao. Si Jao devait mourir, alors, elle aussi.

— Quelqu’un a dit qu’elle était en congé.

— Quelqu’un a menti.

Il se souvint de l’excitation de Tan lorsqu’il avait établi le contact avec Lihua par fax. Les fax étaient bien venus de Hong Kong. Shan avait vu les codes de transmission téléphonique. La source avait même été identifiée comme étant le bureau local au ministère de la Justice. Quelqu’un avait menti à Hong Kong. Li, qui avait déclaré l’avoir emmenée à l’aéroport le soir de sa mort, avait menti à Lhadrung.

— Les photos satellite et les permis de captage d’eau, dit Fowler. C’est à cause de ça, d’une certaine façon.

— Je le crains.

— Vous pensez que c’est moi qui ai démarré tout ça ? interrogea l’Américaine.

— Non. Ce que vous avez démarré a été la fin de tout ça.

— La fin de Jao. La fin de Lihua, récita-t-elle d’une voix morne et désespérée.

— Non. Jao était déjà marqué : il devait mourir. Au bout du compte, ils auraient probablement trouvé une manière quelconque de faire disparaître Mlle Lihua.

Fowler releva les yeux, une expression hagarde sur le visage.

— Il y a eu cinq meurtres, en réalité, cinq dont nous ayons connaissance. Plus les trois hommes innocents exécutés à tort.

Shan se versa un peu de thé d’une Thermos sur la table avant de poursuivre. Après la vision du cadavre dans la voiture, il avait eu l’impression qu’il ne pourrait peut-être plus jamais chasser le froid qui lui serrait le ventre.

— Tout paraissait désespérément confus. Ce que je n’ai pas compris au départ, c’est qu’il y avait deux affaires distinctes, et non une. Le meurtre du procureur Jao. Et l’enquête de Jao. Je ne pouvais pas comprendre le meurtre sans comprendre ce que Jao pourchassait. Et les mobiles. Pas un, pas même deux, mais plusieurs, qui se sont trouvés réunis cette fameuse nuit sur la griffe du Dragon.

— Cinq meurtres ? Jao. Lihua…

— Et les victimes des premiers procès. L’ancien directeur des affaires religieuses. L’ancien directeur des mines. L’ancien directeur du collectif du Long Mur. Ensuite les moines. Je n’ai jamais cru que les cinq de Lhadrung étaient coupables. Mais les suspects probables n’ont jamais correspondu aux crimes. Pas de modèle qui se répétait. Parce qu’il ne s’agissait pas d’un seul homme. Mais de tous, autant qu’ils étaient.

— Tous ? Pas tous les purbas.

Shan secoua la tête et soupira.

— La chose la plus difficile à établir a été le lien entre les victimes. Elles étaient toutes des têtes dirigeantes d’une vaste opération gouvernementale, de sorte qu’elles étaient les symboles des blessures infligées aux Tibétains. Les activistes ont été instantanément soupçonnés. Mais personne ne s’est attaché à un mobile plus immédiat. Les victimes étaient aussi des représentants officiels. Et elles étaient toutes âgées.

— Âgées ?

— Les plus âgées dans le grade le plus élevé de leurs administrations respectives. Et leur pouvoir était très grand. Entre eux, ces hommes dirigeaient la majeure partie du comté. Et en dessous d’eux, leur successeur était quelqu’un de bien plus jeune, et membre du syndicat Bei Da.

Il se plaça derrière la console. Kincaid demandait un relevé de commandes de cartes. Rebecca Fowler ouvrit la bouche, mais elle parut dans l’incapacité de parler.

— Vous croyez que le syndicat était comme une sorte de club de meurtriers ? finit-elle par demander.

Shan arpenta la pièce le long de la grande table.

— Li était le successeur de Jao. Wen a pris la charge du bureau des Affaires religieuses quand Lin est mort. Hu a pris le relais au ministère de la Géologie. La direction du collectif du Long Mur ne devait pas être remplacée puisqu’elle avait été dissoute à cause de ses activités criminelles. Peut-être ces jeunes loups n’étaient-ils pas au courant quand ils ont commencé leur série d’assassinats. Néanmoins, quand ils ont découvert les revenus énormes engendrés par la production de drogue, comment auraient-ils pu résister ?

Qu’avait donc dit Li la première fois qu’ils s’étaient rencontrés ? Le Tibet était un pays plein de possibilités. Shan ramassa un des catalogues américains en papier couché et le glissa vers Fowler.

— La plupart des objets présentés là-dedans coûtent plus que leur salaire officiel mensuel.

Kincaid fixait toujours le moniteur de l’ordinateur. Il avait arrêté de souffler dans son harmonica. Ses phalanges serrées sur le bord de la table étaient blanches.

— Vous lui avez montré, murmura-t-il. Vous avez montré les cartes à Shan. Il n’y en avait aucune dans les dossiers, alors, pour lui, vous avez demandé qu’elles vous soient transmises. Jamais vous ne commandez de cartes personnellement.

Fowler se tourna vers lui, sans comprendre.

— Il le fallait, Tyler, cela concernait le meurtre de Jao. Ces droits de captage d’eau que nous n’avions jamais compris.

Mais Kincaid regardait Shan, qui s’était rapproché suffisamment pour lire l’écran. Ce n’était pas le fichier des cartes pour les champs de pavots que Kincaid étudiait. C’était le fichier des cartes pour la griffe sud. Les cartes qui avaient révélé Yerpa à l’ingénieur américain.

— Quand nous avons étudié les photos des crânes dans la caverne, nous avons trouvé celui qui avait été déplacé, intervint Shan. Pas détruit, mais respectueusement déplacé. J’ai cru que cela signifiait qu’un moine était allé là-bas. Mais un moine aurait été capable de lire la date en tibétain accompagnant chaque crâne. Et il est peu probable qu’il aurait modifié l’ordre de rangement, la séquence du mausolée. Beaucoup plus tard, je me suis rendu compte que quelqu’un aurait pu se montrer plein de respect à l’égard du crâne sans savoir lire le tibétain.

Kincaid donna l’impression de ne pas avoir entendu.

— Vous pensez que c’était un Chinois, chuchota Fowler d’une voix sans timbre.

Shan se laissa aller pesamment dans un fauteuil face à Fowler et décida d’essayer par un biais différent.

— Il est facile de se méprendre sur le Livre du Lotus.

— Le Livre du Lotus ? questionna l’Américaine.

Shan serra les mains sur la table et les contempla fixement tout en parlant. Il se sentait presque paralysé par une immense tristesse mêlée de mélancolie.

— Ce n’est pas une question de vengeance, poursuivit-il, tandis que Kincaid pivotait lentement pour lui faire face. Ce n’est pas une question de justification. Cela ne gêne pas les purbas de commettre des trahisons dans leurs compilations d’archives, mais ils ne tueront pas. Le Livre est juste… il est très tibétain. Une manière de faire honte au monde. Une manière de sanctifier, de conserver religieusement la trace des disparus. Mais pas pour tuer. Ce n’est pas dans la manière tibétaine.

Shan releva la tête. Pourquoi la justice avait-elle toujours un goût aussi amer ?

— Je ne comprends rien à ce que vous…

Fowler s’arrêta au milieu de sa phrase en voyant que ce n’était pas elle que Shan regardait, mais Kincaid, par-dessus son épaule.

— Je n’arrivais pas à comprendre jusqu’à ce que je voie Jansen avec les purbas. Alors j’ai su. C’était lui le maillon manquant. Vous avez fourni les renseignements à Jansen. Jansen les a donnés aux purbas. Les purbas les ont mis dans le Livre du Lotus. Vous transmettiez juste ce que vos bons amis vous donnaient. Li, et Hu, et Wen. Vous pensiez qu’ils essayaient de créer un nouveau gouvernement plus amical, de cicatriser les vieilles blessures en aidant les Tibétains. Vous n’aviez aucun moyen de vérifier si ces renseignements étaient des mensonges. Jamais vous ne l’auriez soupçonné, tant il y avait de vertu cachée derrière tout ça. Tout le monde était prêt à croire que Tan et Jao avaient effectivement commis ces abominations. Vous avez même obtenu de vos amis qu’ils fassent don de nourriture et de vêtements militaires comme gage de leur engagement. Un camion de vêtements est allé au village ragyapa, que vous connaissiez et qui vous désolait, à cause de Luntok.

Rebecca repoussa sa chaise et se leva.

— Mais qu’est-ce que vous racontez ? s’écria-t-elle. Un livre ? Les meurtres étaient liés au démon Tamdin, avez-vous dit. Un Tibétain dans le costume d’un démon.

Shan hocha lentement la tête.

— Le bureau des Affaires religieuses a procédé à des recensements dans les gompas. Il a trouvé le costume de Tamdin il y a un an et demi. Il avait appartenu au gourou de Sungpo, qui l’avait caché pendant toutes ces années. Mais le gourou devenait sénile, et s’est probablement montré négligent. Le directeur Wen a caché le rapport d’inventaire détaillant la découverte et, dans la mesure où de nombreux employés étaient au courant du recensement, une cargaison a été envoyée au musée pour brouiller les traces. Mais le directeur Wen n’a jamais expédié le costume au musée, parce que le syndicat Bei Da avait rencontré quelqu’un qui pourrait l’utiliser. Quelqu’un qui n’aurait jamais besoin d’un alibi pour meurtre parce qu’il ne serait jamais suspecté. Quelqu’un qui se délecterait du symbolisme de la chose. Quelqu’un disposant de pouvoirs spéciaux. Fort. Intrépide. Absolu dans ses convictions relatives au peuple tibétain. Et croyant à la nécessité de venger le pillage du Tibet.

Ou peut-être, songea Shan, à la nécessité de se venger du monde tel qu’il était.

— Tuer un homme avec des galets, un par un. Trancher la tête d’un autre en trois coups. Peu de personnes sont capables de faire cela. Et pour utiliser le costume, il fallait une personne particulière. Les Tibétains s’entraînaient des mois durant, mais c’était essentiellement pour les cérémonies. Quelqu’un qui ne s’intéresserait pas au rituel aurait pu maîtriser la manipulation du costume beaucoup plus rapidement, en particulier s’il avait une formation d’ingénieur.

Kincaid alla jusqu’au mur où étaient affichées ses photographies de Tibétains et fixa les visages d’enfants, de femmes et de vieillards comme si ceux-ci portaient en eux une réponse.

— Vous vous trompez, lança-t-il d’une voix sans substance. Vous vous trompez sur toute la ligne.

Shan se releva lentement. Kincaid commença à battre en retraite, comme s’il craignait une attaque. Mais Shan alla vers la console.

— Non. Je me trompais sur toute la ligne. Je n’arrivais pas à croire qu’un tel mépris et un tel respect pouvaient cohabiter chez un seul et même individu.

L’écran de l’ordinateur affichait toujours les données relatives aux cartes de Yerpa. Il était extraordinaire de voir à quel point l’Américain en était arrivé à comprendre les Tibétains. En tant que tel, le meurtre de Jao avait été un acte de génie. L’Américain, ayant découvert Yerpa sur les photos satellite, avait su que la 404e cesserait le travail sur la route, et il avait sans doute présumé que le commandant prendrait toutes les dispositions nécessaires et que les nœuds feindraient d’agir comme à l’accoutumée, sans pour autant infliger de dommages réels à la 404e. Shan appuya sur la touche « Supprimer ».

On entendait le bruit de nouvelles machines au-dehors. Rebecca Fowler alla jusqu’à l’entrée de la salle et regarda par la fenêtre du mur opposé.

— Un camion à plateau, dit-elle d’un air distrait. On emmène la limousine de Jao.

Elle fit demi-tour. La perplexité se lisait sur son visage.

— Tyler, si vous avez des informations, vous devriez les transmettre à Shan. Il faut que nous pensions à la mine. La compagnie.

— Vous savez quoi ? s’exclama Kincaid avec mépris. Bien sûr que j’ai des informations. Les cinq de Lhadrung. Ils n’ont pas été exécutés. Pour vous montrer à quel point vous êtes dans l’erreur. Les seuls à avoir trouvé la mort, c’est un groupe de MFC qui auraient dû être exécutés il y a des années pour leurs crimes contre le Tibet.

Il paraissait furieux.

— Excepté Lihua, ajouta-t-il d’une voix hésitante. Quelqu’un s’est laissé emporter.

Fowler releva sèchement la tête.

— Comment pouviez-vous savoir… qu’est-ce que vous voulez dire ? demanda-t-elle.

— Le club. Le syndicat Bei Da, répondit Shan. Li, Wen, Hu, le commandant. M. Kincaid en était un membre officieux.

— Il fallait que quelqu’un agisse, Rebecca, intervint Kincaid d’un ton exalté. C’est la raison pour laquelle vous apportez votre aide aux Nations unies avec Jansen. Le Tibet a tant de choses à enseigner au monde. Nous devons repartir sur des bases toutes neuves. Nous avons fait de grands progrès.

— Des progrès ? interrogea Fowler dans un souffle.

— Quelqu’un doit se dresser pour tenir tête. Il faut que ce soit fait. Personne n’a tenu tête à Hitler. Personne n’a tenu tête à Staline avant qu’il soit trop tard. Mais ici, ce n’est pas trop tard. C’est ici que nous pouvons faire la différence. Le cours de l’Histoire peut être renversé. Et ça, le syndicat Bei Da le sait. Il faut éliminer les criminels au pouvoir.

— Savez-vous reconnaître un criminel, monsieur Kincaid ? demanda Shan.

Sans attendre la réponse, il se tourna vers Fowler.

— Avez-vous une cargaison d’échantillons prête à être expédiée la semaine prochaine ?

— Oui, répondit lentement Fowler, plus désemparée que jamais.

— Il va falloir l’arrêter. Peut-être pourriez-vous passer un coup de fil ?

— Les conteneurs sont déjà scellés. Préinspection pour la douane.

— Il va falloir l’arrêter, répéta Shan.

Fowler alla au téléphone et, quelques minutes plus tard, un camion arrivait à la porte du bureau. Shan fit le tour du véhicule, sous l’œil perplexe de Fowler et de Kincaid sur le pas de la porte.

— La génération du « moi », déclara Shan d’un ton distrait en examinant les caisses de la cargaison. J’ai lu ça un jour dans une revue américaine. Ils sont incapables d’attendre. Ils veulent tout, tout de suite. Un meurtre de plus, et ils auraient gagné. Ne restait que le colonel. Peut-être allaient-ils aussi s’emparer de la mine. Je crois que la suspension du permis d’exploitation a été en partie une réaction à l’encontre de Kincaid : ils voulaient pouvoir se débarrasser de vous si les événements échappaient à leur contrôle. Vous souvenez-vous du jour où vous avez été informée de la suspension du permis ? demanda-t-il à Fowler.

— Il y a dix, quinze jours.

— C’était le lendemain de la découverte de la tête de Jao. Quand ils ont appris que leur démon commençait à leur échapper. Je ne pense pas qu’ils aient décidé de se débarrasser de vous, Kincaid. Ils voulaient juste que la possibilité leur en soit offerte. Tout comme de déposer les disquettes en prétendant qu’il y avait une enquête pour espionnage en cours.

— Tyler, supplia Fowler. Parlez-lui. Dites-lui que vous ne savez pas…

— Personne n’a rien fait de mal, insista Kincaid. Nous sommes en train de construire l’Histoire. Ensuite je rentrerai au pays et j’obtiendrai toute l’attention nécessaire. Je rapporterai encore plus d’investissements. Cent millions, deux cents millions. Un milliard. Vous verrez, Rebecca. Vous serez ma directrice. Mon responsable en chef.

Fowler le fixait de tous ses yeux en silence. Shan commença à déballer une caisse d’échantillons de saumure, chacun dans son propre cylindre métallique de dix centimètres de diamètre.

— Une partie de ce matériel a été fabriquée à l’extérieur. Vous l’avez peut-être commandé à Hong Kong. Les caisses, non ?

— Les cylindres, dit Fowler, d’une voix à peine audible. Fabriqués par le ministère de la Géologie.

Shan opina du chef.

— Jao essayait de trouver un appareil à rayons X transportable. Il voulait l’apporter ici, je crois, ou au centre du syndicat Bei Da. Je pense qu’il s’attendait à trouver quelque chose dans les statues en terre cuite qu’ils vendaient ou dans les caisses en bois utilisées pour l’expédition. Mais le syndicat est plus intelligent que ça. Je n’ai pas cessé de m’interroger : à quoi donc pouvait servir d’avancer vos dates d’expédition ?

Il dévissa le couvercle de l’un des cylindres en métal et vida la saumure par terre.

— La raison, c’est qu’il devait y avoir un maximum d’expéditions avant que le redoublement des consignes de sécurité pour les touristes américains prenne effet.

Shan mesura la profondeur intérieure du conteneur à l’aide d’un long tournevis récupéré dans le camion. La tête du tournevis était à peine visible au-dessus du rebord. Il le plaça sur l’extérieur du cylindre. Il lui manquait quinze centimètres pour atteindre la base. Pendant un long moment, il examina le conteneur métallique avant de finir par trouver un joint, presque invisible. Il tenta de dévisser les deux parties. Sans résultat. Fowler demanda qu’on lui apporte deux grandes clés. Ensemble, ils parvinrent à dégager le compartiment inférieur en tirant les extrémités du conteneur dans deux directions opposées. À l’intérieur se trouvait une pâte brune, à l’odeur âcre.

— Ceci, annonça Shan avec un signe de tête vers Tan, à une trentaine de mètres de là, occupé à diriger la manœuvre des engins, est ce qui fera du colonel un héros. Un meurtre n’est qu’un meurtre. Mais la contrebande de drogue est une gêne pour l’État.

Fowler était pâle comme un spectre. Kincaid avança d’un pas incertain. Il attrapa un autre des cylindres et l’ouvrit, puis un troisième. Arrivé au quatrième, il se mit à trembler. Il fourra la main à l’intérieur et la ressortit, couverte d’une pâte épaisse.

— Les porcs, gémit-il. Les petits merdaillons cupides.

— Comme je l’ai montré, vous étiez le seul à avoir des rapports amicaux à la fois avec le syndicat Bei Da et avec quelqu’un qui était proche des purbas.

La main de Shan se porta au khata de l’Américain qu’il avait toujours autour du cou et l’arracha.

— Ils vous ont transmis des renseignements sur les victimes, et vous les avez fait passer à Jansen. Jansen connaissait les purbas, il les leur a donc transmis à son tour et ils ont été reportés dans le Livre du Lotus. Mais le but n’était pas le livre. Le but, c’était vous. C’est à vous que ces informations étaient destinées. Parce qu’ils savaient que vous deviez croire en ce que vous faisiez. Vous n’auriez pas agi si vous aviez pensé un instant qu’il s’agissait juste de les aider à grimper d’un échelon dans leur carrière. Non. Vous l’avez fait pour punir. Vous l’avez fait pour votre cause. Ce n’est qu’avec le procureur Jao que vous êtes allé trop loin. Il a été probablement facile de les persuader de le faire venir jusqu’à la griffe sud. Après tout, si le fait de tuer Jao sur la route de la 404e avait pour conséquence que les prisonniers tibétains réagissent et que les nœuds débarquent, votre ami le commandant aurait toujours le contrôle de la situation, il pourrait toujours feindre de répliquer sans véritablement faire de mal aux Tibétains, exact ? Mais le mausolée aux crânes. Ce que vous avez fait avec la tête de Jao les a profondément dérangés. Ils l’ont perçu comme une menace, qui risquait de mettre un terme à leur chasse à l’or. Ils se devaient de vous remettre au pas. Peut-être ont-ils décidé qu’ils n’avaient plus besoin de vous. Ils sont allés jusqu’à la cachette et ont mutilé le costume, le rendant inutilisable, avant de suspendre le permis d’exploitation. Et lorsque vous avez essayé de récupérer le costume, il y avait des chiens de garde. Des chiens qui vous ont mordu au bras. Ce n’était pas une coupure sur des rochers. Mais une morsure de chien.

Shan laissa tomber le khata aux pieds de Kincaid et se tourna vers Fowler.

Comment avait-elle qualifié Kincaid ? L’âme égarée qui avait trouvé son foyer.

Une lueur de défi brillait néanmoins toujours dans les yeux de Kincaid.

— Tamdin est le protecteur des Tibétains, dit-il lentement. Les gens doivent croire à nouveau aux anciennes valeurs. C’est tout ce que j’ai fait, protéger les bouddhistes. Nous les avons sauvés. Nous avons sauvé les cinq de Lhadrung.

— Qu’est-ce que vous entendez par là ?

— Les autres sont au Népal. C’était une partie du plan. Une fois déclarés officiellement exécutés, personne ne remarquerait qu’on leur avait fait franchir la frontière. Le commandant les a fait passer. Ils sont tous en vie.

Shan soupira et mit la main dans sa poche. Ne restait plus qu’un mince filet des illusions de l’Américain. Shan lui tendit les photographies des trois exécutions. Après en avoir vu une demi-douzaine, Kincaid tomba à genoux. Quand il releva les yeux, ce ne fut pas sur Shan, mais sur Fowler. Un sanglot lui déchira la poitrine.

— Ce n’était pas pour la drogue ! cria-t-il. Faut que vous me croyiez ! Si j’avais un seul instant cru…

Les pleurs qui coulaient sur ses joues parurent redonner vie à Fowler. Lorsqu’elle parla, on aurait cru qu’elle consolait un enfant.

— Alors vous n’auriez jamais endossé le costume pour eux, n’est-ce pas, Tyler ?

— C’était Hitler. C’était Staline. Vous savez ce qu’ils ont fait ici. Nous allions changer ça. Vous alliez comprendre, Rebecca. J’ai toujours su que vous alliez comprendre. Un jour vous alliez être fière de moi. On ne peut pas leur pardonner. Quelqu’un doit…

Il s’arrêta en voyant combien elle était révulsée.

— Rebecca ! Non ! hurla-t-il en s’effondrant à ses pieds, à marteler la terre du poing.