10

Il dormait. Les deux soldats firent irruption dans l’obscurité, comme dans un rêve, et se saisirent de lui avant de le traîner à bas de sa couchette, lui passer les entraves et le fourrer dans la voiture, sans prononcer un mot, sans répondre à ses questions. Il eut juste droit à une gifle méchante après la troisième qu’il eut posée. Shan se redressa en luttant contre la douleur : il savait ce qu’il fallait chercher. Ces hommes n’étaient pas de la Sécurité publique, mais de l’infanterie. Et les soldats avaient un plus grand nombre de règles à respecter. Il était dans une voiture, pas dans un camion. Jamais on ne l’abattrait dans une voiture. Ils se dirigeaient vers la vallée et non vers la montagne, là où on se débarrassait des encombrants. Il s’appuya contre la vitre, laissant le verre soutenir le poids de sa tête, et regarda la direction qu’ils prenaient.

Ils le conduisirent au croisement en contrebas des griffes du Dragon, où la silhouette du colonel se détachait sur fond de ciel gris terne. Les hommes de l’escorte le traînèrent vers Tan et libérèrent ses poignets, avant de retourner à leur voiture, où ils se postèrent en allumant une cigarette. Le premier marmonna quelque chose. L’autre éclata de rire.

— Il m’avait pourtant prévenu, annonça Tan. Zhong avait bien dit que vous alliez me tourner en ridicule. En essayant de vous servir de moi.

— Il faudra que vous soyez plus précis, grommela Shan au milieu d’une vague de douleur. Je n’ai eu droit qu’à trois heures de sommeil.

— Agiter les séparatistes. Conspirer pour ouvrir une brèche dans la Sécurité publique. Conduire des soldats dans une embuscade.

Shan prit conscience d’un bruit rauque et étouffé. Derrière la voiture de Tan, il vit une silhouette familière : un camion gris, au hayon baissé, laissant apparaître les deux pieds bottés d’une silhouette endormie.

— C’est ce que le sergent Feng vous a raconté ? demanda-t-il, la mâchoire tout engourdie après la gifle qu’il avait reçue. Qu’il a été pris en embuscade ?

Il se toucha la lèvre. Pour en retirer ses doigts pleins de sang.

— Il avait reçu l’ordre d’appeler à son retour, la nuit dernière, répondit Tan. Il m’a réveillé. Il était dans tous ses états. Il demandait des renforts. Il dit qu’il faut vous livrer à la Sécurité publique.

Tan regarda vers le nord où approchait une colonne de camions.

— Peut-être ne vous a-t-il pas informé qu’il a crevé un des pneus, par balle, rétorqua Shan. Vous a-t-il aussi raconté qu’il est monté sur le toit du camion en refusant de redescendre ? Et que c’est moi qui ai dû prendre le volant au retour parce qu’il était complètement hystérique ?

Shan reconnut le convoi qui passait au premier coup d’œil. Il y avait deux fois plus de camions que d’habitude et les véhicules en supplément étaient pleins de nœuds. Il les accompagna du regard, dans un désespoir total. Les nœuds allaient à la griffe sud pour y installer leurs mitrailleuses. De leur côté, les prisonniers allaient remonter la pente, s’asseoir, et attendre, en égrenant leurs rosaires improvisés.

La colonne de poussière une fois stabilisée, Shan s’aperçut que deux camions s’étaient arrêtés. Une douzaine de commandos, le muscle dur et sec, sautèrent du premier pour se poster sur deux rangs à l’arrière du second. Un prisonnier tibétain fut éjecté de l’ombre et atterrit entre les deux files en gémissant de douleur. D’autres suivirent. Il se rendit compte que ce n’était pas les prisonniers que Tan observait, mais bien lui.

On conduisit les nouveaux arrivants, quinze au total, à six ou sept mètres dans les bruyères, où on leur ordonna de s’aligner. Deux officiers des nœuds armés de pistolets-mitrailleurs sortirent à leur tour derrière les camions pour prendre position sur la route, face aux moines.

— Non ! gémit Shan. Vous ne pouvez pas…

— J’ai l’autorité, l’interrompit Tan, la voix glacée. Leur grève est un acte de trahison.

Shan se précipita. Ce n’était qu’un cauchemar de plus. Il allait se réveiller d’une minute à l’autre sur sa couchette. Il trébucha et tomba, un genou au sol. Un caillou lui entailla douloureusement la peau. Il était bien éveillé.

— Ils n’ont rien fait ! s’exclama-t-il.

— Cessez votre mascarade. Je veux un rapport d’accusation sur le meurtrier Sungpo. Dans une semaine.

Les prisonniers entamèrent un mantra, les yeux dirigés vers les montagnes, par-dessus les têtes de leurs exécuteurs. Tan continuait à fixer Shan sans dévier d’un pouce.

Shan avait l’impression d’avoir la langue collée au palais. Il lutta contre la nausée qui montait.

— Je n’aiderai pas à tuer un homme innocent, dit-il d’une voix qui se brisait.

Il secoua la tête avec violence pour en chasser la douleur, et c’est plein d’une conviction nouvelle qu’il s’adressa à Tan.

— Si c’est ce que vous voulez, alors, je sollicite la permission de me joindre à ces prisonniers.

Tan ne répondit pas.

Les officiers armèrent leur pistolet-mitrailleur. Shan bondit. Quelqu’un l’agrippa par-derrière et l’immobilisa le temps d’une rafale. Le rugissement des détonations se réverbéra jusque dans la vallée.

Quand la fumée fut dissipée, trois des prisonniers étaient à genoux. Ils sanglotaient. Les autres fixaient toujours le lointain en psalmodiant leur mantra. Les nœuds avaient tiré à blanc.

— Vous avez enfreint la sécurité à la griffe sud ! aboya Tan. Qui vous a autorisé à pénétrer dans une zone à accès limité ?

— La scène du meurtre est maintenant « hors limites » pour votre enquêteur ? lui rétorqua Shan.

— Vous avez déclaré que vous vous rendiez au monastère de Sungpo. Un rapport d’inculpation contre l’accusé. Vous m’avez compris ?

— La cruauté n’a jamais à être comprise. Elle doit être endurée.

Shan ferma les yeux. Il sentait monter en lui la colère.

— Il ne fait pas de doute que Li Aidang aimerait voir mes notes. Je vais prévenir l’un de ces officiers de la Sécurité publique qu’il faut que je parle à Li. Ensuite je vais grimper dans ce camion – il désigna le véhicule des prisonniers – et retourner à mon unité de travail.

Tan alluma une de ses cigarettes américaines et fit le tour du véhicule de Feng sans un mot. Il s’arrêta à l’arrière droit, où l’enjoliveur manquait à une roue dont le pneu était différent des trois autres.

— Racontez-moi ça, grogna-t-il en revenant vers Shan.

On faisait remonter les prisonniers dans les véhicules.

— Je me trouvais au bord de la falaise et j’essayais de comprendre ce qui s’était passé cette nuit-là. Peut-être que l’heure était importante, l’heure à laquelle Jao a été tué. Je voulais savoir. J’ai entendu un bruit étrange, comme le feulement d’un gros animal, puis des coups de feu en provenance du camion. Je suis redescendu en courant. Le sergent Feng a dit qu’il avait vu un démon.

— Votre fameux démon Tamdin.

— Il était hystérique. Il soutenait que le démon était tout près, qu’il l’avait entendu parler. J’ai eu peur pour lui et je lui ai demandé de me donner son arme.

Tan ricana.

— Tout simplement. Et le sergent vous l’a remise.

— Je la lui ai rendue par la suite, au casernement.

— Je ne vous crois pas.

Shan fouilla dans ses poches.

— J’ai gardé les balles restantes, pour ne pas courir de risques.

Il fit tomber cinq cartouches dans la main de Tan. Celui-ci contempla les balles sans ciller, pendant un temps si long que sa cigarette lui brûla les doigts. Il tressaillit et jeta le mégot au sol d’un geste furieux avant de reporter son attention sur la poussière du convoi.

— Tout part à vau-l’eau, marmonna-t-il d’une voix si basse que Shan ne fut pas certain d’avoir entendu correctement.

Quand il releva la tête, Shan lut sur ses traits un sentiment tout nouveau qu’il n’avait encore jamais vu chez le colonel : un soupçon, des plus infimes, d’incertitude.

— Tout tourne autour de la même chose, n’est-ce pas ? dit-il. La grève de la 404e et le procès de Sungpo. Il va y avoir un bain de sang et je ne peux rien faire pour l’arrêter.

— Est-ce que vous voulez l’arrêter ? demanda Shan, interloqué. Avez-vous la volonté de l’arrêter ?

— Que croyez-vous que j’ai… commença Tan, en s’arrêtant aussi vite, les balles du pistolet toujours dans la main. Feng a eu la trouille. Nous avons servi ensemble pendant de nombreuses années. Il est venu à Lhadrung parce que je m’y trouvais. Et jamais je ne l’ai vu effrayé. Jao n’avait pas tort. Au cours des séances de critique, il répétait toujours que ma seule erreur était de croire que les vieilles causes produiraient les mêmes vieux effets au Tibet.

— Les vieilles causes n’ont pas très bien fonctionné ici.

— Je vais avertir Zhong d’autoriser les prisonniers à s’alimenter, annonça Tan dans un soupir. De laisser entrer les charitables bouddhistes pour qu’ils leur servent un repas par jour.

D’abord incrédule, Shan hocha lentement la tête.

— C’est ce qu’il faut faire. C’est justice.

— Les Américains arrivent, dit Tan d’un ton absent avant de faire remarquer à Shan : vous saignez.

— Ce n’est rien.

Tan tendit son mouchoir à un Shan abasourdi, de plus en plus incrédule.

— Je ne leur ai jamais ordonné de vous frapper.

Shan accepta le mouchoir et le pressa contre sa lèvre tandis que le sergent sortait de l’arrière du camion, en bâillant et s’étirant. En apercevant son colonel, Feng eut un mouvement de recul comme s’il voulait se cacher, puis il bomba le torse et avança d’un pas martial.

— Sollicite une réaffectation, mon colonel, déclara-t-il, gêné, en baissant les yeux sur ses bottes.

— Pour quel motif ? demanda Tan d’un ton bourru.

— Au motif que je suis un vieil imbécile. Je n’ai pas réussi à rester vigilant dans l’exercice de mon devoir, mon colonel.

— Camarade Shan, le sergent Feng a-t-il fait preuve d’un manque de vigilance à un moment quelconque la nuit dernière ?

— Non, colonel. Sa seule erreur a peut-être été de se montrer trop vigilant.

Tan s’apprêtait à rendre les balles à Feng quand il changea d’avis pour les tendre à Shan, qui les tendit à son tour à Feng.

— Retournez à votre poste, sergent, ordonna Tan.

Le sergent Feng accepta les balles d’un air penaud.

— J’aurais dû le savoir, murmura-t-il. On ne peut pas abattre un démon.

Il salua le colonel et pivota sur les talons. Tan contempla une nouvelle fois la poussière du convoi.

— Il ne reste plus assez de temps.

— Alors aidez-moi. Il y a beaucoup à faire. Je dois à nouveau essayer de parler à Sungpo. Mais il faut aussi que je retrouve le chauffeur de Jao. Aidez-moi. C’est lui la clé de tout.

 

— Les bols sont restés intacts. Il n’a pas touché à un grain de riz, annonça le garde lorsque Shan entra dans le bloc de cellules.

Sa voix résonnait d’une étrange fierté : apparemment, le fait que le prisonnier se laisse mourir de faim était pour lui une sorte de victoire personnelle.

— Rien que du thé.

Depuis sa première visite, trois jours auparavant, Sungpo ne donnait pas l’impression d’avoir bougé. Il était assis, le dos droit, en éveil, paupières ouvertes sur un regard à mille lieues de la prison.

— Mon assistant, dit Shan en inspectant le bloc de cellules. Je pensais qu’il serait ici.

— Il se trouve avec l’autre.

— Vous avez un nouveau prisonnier ?

Le garde secoua la tête.

— L’a escaladé la clôture. L’a eu de la chance, le salopard. À dix minutes près, un peu plus tôt, ou plus tard, la patrouille d’inspection l’aurait abattu sur place.

— Un évadé ?

— Non. C’est ça le plus drôle. Le bonhomme essayait d’entrer. L’a fallu lui apprendre que les citoyens ne sont pas autorisés à pénétrer librement dans une enceinte militaire.

Shan trouva Yeshe dans le bâtiment voisin. Son visage avait changé : il paraissait plus apaisé. Il essorait une serviette dans une cuvette d’eau rougie par le sang, et s’il n’avait pas encore trouvé la paix de l’esprit, peut-être avait-il gagné en lucidité.

Shan le suivit jusqu’à la salle d’interrogatoire. Il ne reconnut pas immédiatement le petit bonhomme assis sur la table : un côté de son visage ressemblait à un melon qui aurait dégringolé d’un camion à pleine vitesse.

— Plein de chaud, c’est bon, hein ? déclara Jigme, en levant une des grosses pattes qui lui servaient de mains en guise de salut. Il m’a envoyé chercher. Je l’ai trouvé.

— Comment ça, il vous a envoyé chercher ?

— Vous êtes venu, pas vrai ?

— Comment avez-vous pu arriver aussi vite ? Vous êtes arrivé en voiture ?

Les yeux meurtris de Jigme réussirent malgré tout à s’éclairer.

— Je vole dans les airs. Comme les anciens. Le sortilège de la flèche.

— J’en ai entendu parler, acquiesça Shan. Je me souviens aussi d’avoir vu des camions chargés de troncs d’arbres sur la route qui quittaient votre vallée.

Jigme essaya de rire mais ne sortit de sa gorge qu’une quinte de toux rauque. Shan et Yeshe le remirent debout et, le plaçant entre eux, moitié traînant, moitié portant, le sortirent du bâtiment. Ils furent arrêtés dans les escaliers par un officier furieux qui rugit :

— Ce prisonnier appartient à la Sécurité publique !

— Cet homme est témoin essentiel de mon enquête, répondit Shan, l’air de rien, en tournant le dos au militaire.

Une fois à l’intérieur du bloc de cellules, Jigme se dégagea et remit un peu d’ordre dans sa tenue. Il avança seul dans le couloir en claudiquant, et tomba à genoux avec un cri d’allégresse en arrivant à la dernière cellule. Le garde de faction se leva, prêt à protester. Shan l’interrompit net d’un geste lui signifiant d’ouvrir la porte.

Sungpo salua le nouvel arrivant d’un signe de tête et le visage meurtri de Jigme en fut tout illuminé. L’orphelin du gompa referma derrière eux et passa en revue les bols de riz intacts.

— Tout est bien, maintenant, soupira-t-il avec un sourire de reconnaissance à l’adresse de Shan.

— Nous avons besoin de lui parler.

De toute évidence, Jigme prit cela pour une excellente plaisanterie. Il sourit de toutes ses dents.

— Bien sûr. Deux ans, un mois, dix-huit jours.

— Il n’a pas tout ce temps à sa disposition.

Jigme fit la grimace et retourna auprès de Sungpo avec l’un des bols de riz. À petits gestes affectueux de la main, il commença à brosser la paille sur la robe de son maître.

— Il faut que nous lui parlions, répéta Shan.

— Vous croyez qu’il a peur de se défaire de son enveloppe terrestre, c’est ça ? les défia soudain Jigme. Vous autres, les gens du Nord, vous êtes une mouche sur son épaule.

Une larme roula sur sa joue.

— C’est un grand homme. Un bouddha vivant. Il mourra tranquillement, vous en faites pas. Il la quittera, son enveloppe, et il se rira de nous tous dans l’autre vie.

 

Ils étaient assis à l’abri d’un étal vide à l’arrière du marché et surveillaient la boutique du sorcier. Personne n’entrait, personne ne sortait. Le marché commençait à se remplir de charrettes sur lesquelles s’entassaient les verdures de printemps, les premières feuilles de moutarde et d’autres plantes qui, partout ailleurs sur la planète, auraient été considérées comme des mauvaises herbes.

Feng, toujours inquiet et mal guéri de la nuit précédente, se frottait la paume sur la crosse de son pistolet.

— J’aurais besoin de cinquante fen, dit Shan.

— Vous n’êtes pas le seul, plaisanta Feng.

— Pour la nourriture. Vous avez de l’argent pour les frais.

— Pas faim.

— Nous n’avons pas pris de petit déjeuner. Vous, si.

En entendant ces mots, Feng parut peiné et Shan se demanda s’il était toujours blessé par le sobriquet dont il était affublé.

— Un de vous deux reste ici, ordonna le sergent, après mûre réflexion.

Yeshe, comme à un signal, s’appuya contre le mur, avec l’intention, apparemment, de ne plus en bouger. Shan tendit la main et prit l’argent. Feng esquissa un geste vague vers les étals devant eux.

— Cinq minutes.

Shan traîna un peu devant un marchand qui vendait du matériel d’écriture, puis il trouva une femme qui vendait des momos. Il en prit deux pour Yeshe, avant de revenir sur ses pas pour acheter à la hâte deux feuilles de papier de riz, un pinceau et un petit bâton d’encre.

— Le premier charme a été sollicité il y a quelques jours, annonça soudain une voix dans son dos.

Shan commença à se retourner. Un coude s’enfonça dans son dos.

— Ne regarde pas.

Shan reconnut la voix du purba au visage balafré. Il vit des chaussons de feutre dépenaillés derrière lui. L’homme était déguisé en conducteur de troupeaux.

— Ils cherchent toujours une occasion, dit le purba par-dessus l’épaule de Shan. Un sorcier comme Khorda, ça accepte toujours de leur prendre leur argent. Et l’argent, ils n’en manquent jamais. Les affaires marchent bien pour ceux de leur espèce.

— Je ne comprends pas.

— La fille, elle travaille dans une librairie. Elle a demandé les charmes Tamdin il y a environ une semaine. Hier, elle en a demandé à nouveau. Contre les morsures de chiens, cette fois.

— La fille ?

— La fille d’un singe de chair.

— Un ragyapa ?

— Green Bamboo Street. La rue du Bambou Vert, fut la réponse.

Shan se retourna. Le purba avait disparu.

 

Vingt minutes plus tard, au nord de la ville, Shan et le sergent Feng surveillaient la librairie depuis la piste caillouteuse creusée d’ornières. Yeshe entra et dans l’embrasure apparut une femme de petite taille, au teint bistre. Il s’adressa à elle, la femme lui indiqua le fond du magasin, avant d’inspecter la rue dans un sens puis dans l’autre pour finalement refermer la porte.

Dix minutes plus tard Yeshe jaillissait de la boutique telle une flèche, le visage triomphant.

— Elle est là. C’est elle qui a ouvert. Elle dit qu’elle vient de Shigatsé, mais ce n’est pas vrai.

Il avait demandé à voir le propriétaire de la boutique, en expliquant qu’il était chargé d’un recensement rapide des licences et patentes. Lorsque l’homme avait commencé à mettre son autorité en doute, Yeshe avait pointé le doigt par la fenêtre. Voyant un véhicule à l’allure officielle avec un soldat au volant, l’homme s’était dépêché de sortir sa patente d’exercice ainsi que le permis de travail de la fille.

— Le permis remonte à un an, il stipule qu’elle vient de Shigatsé. Sauf qu’en sortant, je lui ai demandé si elle aimait escalader les murailles de la vieille forteresse de Shigatsé. Elle a répondu que oui, en ajoutant qu’elle aimait bien pique-niquer là-bas.

— Il y a une forteresse là-bas ? demanda Shan.

— Une forteresse au Tibet ? Bien sûr que non. Les communistes l’ont fait sauter il y a quarante ans.

Il colla les mains l’une à l’autre avant de les écarter brutalement, comme pour illustrer un grand boum.

— Plus de murs.

— Donc elle n’est pas originaire de Shigatsé.

— Impossible. Elle vit dans l’arrière-boutique, mais le propriétaire prétend qu’elle part pratiquement tous les week-ends. Jamais une employée de magasin n’aurait un salaire suffisant pour faire aussi régulièrement les trois cents kilomètres qui la séparent de Shigatsé.

— Donc sa famille habite tout près, dit Shan.

Une famille de trancheurs de chair. Dans les montagnes. Là où vivait Tamdin, trancheur de chair lui aussi.

— C’est là qu’elle se rend avec les charmes.

Shan dévisagea Yeshe avec espoir.

— Non, protesta ce dernier, l’expression sombre, sans trop de conviction.

— Sa maison ne devrait pas être tellement difficile à trouver, suggéra Shan. Dans Lhadrung, la mort est un marché en pleine activité.

 

Tan lui tendit plusieurs feuilles de papier tenues par une épingle.

— J’ai trouvé la femme ! s’exclama-t-il, tout à la joie de sa réussite.

— La femme ?

— Mlle Lihua, la secrétaire du procureur Jao. En congé à Hong Kong. Le ministère de la Justice a remonté sa trace jusqu’à son hôtel. Elle est allée au bureau local du ministère et s’est servie du fax. Elle déclare que l’adjoint du procureur, Li, l’a conduite à l’aéroport, avant que Jao parte dîner avec l’Américaine. Je la connais. Jeune, très consciencieuse. Une grande mémoire du détail. Elle m’a donné l’emploi du temps de Jao. La liste de ses appels le jour de son assassinat. Elle a tout faxé. Personne n’a téléphoné à propos d’un rendez-vous.

Mlle Lihua était honorée de pouvoir venir en aide au colonel, disait le premier fax. Elle était affligée de chagrin devant la perte du camarade procureur Jao, et elle avait le sentiment qu’elle devait revenir immédiatement. Tan avait décliné son offre, à condition qu’elle coopère par fax.

— Savait-elle comment retrouver le chauffeur ? demanda Shan.

— Elle m’a expliqué où il habitait. En ajoutant qu’elle était certaine que personne, parmi les connaissances de Jao, ne lui avait fixé de rendez-vous à la griffe sud.

— Elle ne peut pas le savoir, contesta Shan. Si quelqu’un avait téléphoné, elle ne serait pas au courant.

— Jao était un salopard arrogant. Jamais il ne prenait ses coups de fil en personne. Et tout devait être préparé à l’avance, sinon rien ne pouvait se faire. Mlle Lihua détaillait l’emploi du temps heure par heure. Il a été au bureau toute cette journée-là, a-t-elle dit. Il était en train de charger la voiture pour l’aéroport quand elle est partie. Les Affaires religieuses ont appelé à propos d’une réunion de comité. Ainsi que le bureau de la justice à propos d’un rapport en retard. Jao lui a demandé de rappeler pour confirmer ses vols. Rien d’autre ce jour-là, le dîner excepté.

— Il existe d’autres endroits. D’autres manières de recevoir des coups de fil.

— Ici, ce n’est pas Shanghai. Il ne possédait pas de téléphone portable. Il ne possédait pas d’émetteur radio. De toute manière, ce jour-là, il n’allait nulle part. Et il n’aurait changé ses projets pour rien au monde, ajouta Tan. Il n’aurait pas couru le risque de rater le vol de son congé annuel à cause du simple message d’un moine.

— Exactement. C’est bien pourquoi il s’agit de quelqu’un qu’il connaissait.

— Non. C’est bien pourquoi il a dû être pris dans une embuscade sur le trajet vers l’aéroport, pour être ensuite conduit à la griffe.

— La route de l’aéroport. C’est une route militaire.

— Bien sûr.

— Donc elle est empruntée par les convois qui descendent dans la vallée. Est-ce que les camions voyagent la nuit ?

Tan acquiesça d’un lent hochement de tête.

— Quand il faut récupérer du matériel ou du personnel à l’aéroport. Les vols atterrissent en fin d’après-midi.

— Alors vérifiez si un chauffeur militaire a vu une limousine sur son trajet de retour. Il n’y a pas beaucoup de limousines à Lhadrung. Elle ne serait pas passée inaperçue.

Shan étudiait la chemise aux fax tout en parlant : Mme Ko avait ajouté l’itinéraire du procureur Jao, obtenu directement auprès de la compagnie aérienne.

— Pourquoi avait-il prévu un arrêt d’une journée à Pékin ? Pourquoi pas un vol direct ?

— Les magasins. La famille. Toutes les raisons possibles.

— Il faut que j’aille à Lhassa, déclara Shan en s’asseyant.

Le visage de Tan vira à l’aigre.

— Quel rapport ? Lhassa n’a rien à voir dans cette histoire. Si vous croyez un seul instant que je vais entraîner des autorités extérieures dans…

— Le procureur avait prévu une journée à Pékin. Une journée inexpliquée. Il a reçu un message inexpliqué d’une personne inconnue qui l’a attiré par la ruse dans un piège afin qu’il soit tué par un autre inconnu portant un costume inexpliqué et non répertorié.

— Le tueur n’était pas seul ? demanda Tan, d’une voix menaçante.

Shan l’ignora.

— Nous devons commencer à répondre aux questions, et non à en soulever de nouvelles. À Lhassa, expliqua Shan, il y a un musée des Antiquités culturelles. Il faut établir un relevé détaillé de tous les costumes de Tamdin.

— Impossible. Je ne peux pas vous protéger à Lhassa. Ma tête tomberait si vous veniez à être découvert.

— Alors allez-y. Vérifiez les archives des musées.

— Wen Li les a vérifiées. Il a soutenu qu’il n’en manquait aucun. Et je ne peux pas quitter le district avec la 404e en grève. Ce serait un signe de faiblesse.

Il leva brutalement les yeux au ciel et jura.

— Écoutez-moi. On pourrait croire que je présente des excuses. Personne ne me force à…

Les mots s’étranglèrent dans sa gorge.

Il est peu de meilleures loupes de l’âme, songea Shan, que la colère.

Le colonel recula jusqu’à la fenêtre et prit les jumelles. À l’œil nu, Shan voyait bien que le chantier était vide.

— Vous avez raison, il ne faut pas les considérer comme deux problèmes séparés, dit-il très doucement.

Tan baissa lentement les jumelles et se tourna vers lui.

— Le meurtre et la grève, précisa Shan. Ils relèvent tous deux de la même chose.

— Vous voulez parler de la mort de Jao ?

— Non. Pas la mort de Jao. La chose qui a causé la mort de Jao.

Tan fixait Shan lorsque le téléphone sonna. Il écouta, lâcha une seule syllabe pour confirmation, et raccrocha, le front soucieux.

— Li Aidang est une nouvelle fois en train de rassembler vos pièces à conviction.

 

Balti, le chauffeur du ministère de la Justice, habitait dans une bâtisse délabrée, stuc et tôle ondulée, qui servait de garage au gouvernement. Shan et le colonel suivirent le bruit des voix et empruntèrent un escalier raide qui conduisait à l’étage au-dessus du garage, dans un grenier sans cloisons plein de courants d’air et chichement éclairé, encombré d’étagères pleines de pièces détachées d’automobiles. Un long panneau étroit en contreplaqué monté sur parpaings faisait office de lit, à la surface duquel on avait étalé des morceaux de toile sales ayant apparemment servi de bâches de protection dans l’atelier de réparation. Sur une caisse retournée au bout du lit étaient posés une lampe à beurre et un petit bouddha en céramique très ébréché.

Deux hommes se tenaient à l’extrémité de la pièce, s’aidant de lanternes à main pour examiner les étagères.

— Nous ne voudrions quand même pas faire preuve d’une moins grande diligence que l’adjoint du procureur, dit le colonel à mi-voix.

C’est tout juste s’il ne poussa pas Shan en avant pour confirmer ses propos.

Un des hommes dans l’ombre s’approcha. C’était Li. Il portait des gants en caoutchouc et un koujiao noué lui masquait la bouche. Que craignait-il ? La contagion bouddhiste ?

— Brillant ! s’exclama-t-il à l’adresse de Shan, en baissant son masque. Jamais je n’y aurais pensé. Mais quand le colonel Tan s’est enquis de la voiture du procureur…

— Pensé à quoi exactement ? interrogea Shan.

— À la conspiration. Ce Khampa. C’est lui qui a obligé le procureur à se rendre jusqu’à la griffe sud. Il l’a conduit là-bas contre son gré. Pour qu’il soit assassiné par Sungpo. Ce qui explique comment Sungpo a pu se rendre à la griffe et revenir. Et pourquoi la voiture est introuvable. Et pourquoi Balti est introuvable lui aussi.

Li continuait à fouiller tout en parlant. Près du lit il examina une boîte en carton pleine de vêtements soigneusement pliés. Il la vida sur le sol avant d’en ramasser chaque article du bout des doigts comme si le tissu était susceptible d’être infecté par la vermine. Il s’agenouilla et regarda sous le lit, en dégageant deux chaussures qu’il jeta négligemment derrière lui.

Shan se plia en deux et passa la main sous la literie. Il y trouva cachée une photographie passée, toute en plis : trois hommes, deux femmes et un chien devant un troupeau de yacks. Il sortit également un objet métallique aux arêtes vives, une pièce circulaire en chrome. Il la tint à bout de bras, désorienté. Tan la lui prit des mains et l’examina.

— Jiefang, annonça-t-il. Enjoliveur de capot.

Sur les routes de la région, les camions Jiefang tout déglingués, expédiés au Tibet après une vie de service ailleurs, faisaient partie du paysage.

Li se saisit de l’enjoliveur et aboya un ordre à l’homme derrière lui, qui sortit un petit sachet en plastique. Cérémonieusement, Li laissa tomber la pièce chromée dans le sachet en se tournant vers Shan avec délectation.

— Vous devriez regarder des films américains, déclara-t-il en s’approchant du bord du lit. Très instructif. L’intégrité de la pièce à conviction est la clé de tout !

Requinqué par cette découverte, Li arracha la literie. Ne trouvant rien, il retourna le panneau de contreplaqué avant de sonder les cavités des parpaings. Devant le dernier, il haussa les sourcils en signe de victoire pour en extraire un rosaire aux grains en plastique.

— La limousine. C’est évident ! s’écria-t-il en agitant les grains de chapelet devant Shan. Balti était complice du meurtre, il a reçu la limousine Red Flag du procureur Jao en récompense.

Il laissa tomber le rosaire dans un autre sachet.

Yeshe avança maladroitement jusqu’aux étagères de pièces détachées et commença à déplacer les cartons d’un air absent. Une carte postale abîmée tomba au sol, une image du dalaï-lama prise des décennies auparavant.

— Excellent ! s’exclama Li en se saisissant de la photo avant de féliciter Yeshe par quelques tapes dans le dos. Vous apprenez, camarade.

Yeshe se retourna, impassible.

— Aujourd’hui, il est permis de posséder de telles photos, tant qu’elles ne sont pas exposées en public.

Ce n’était pas tout à fait une contestation brutale, mais il y avait, dans la voix de Yeshe, une objection, un accent nouveau qui surprit Shan, et peut-être Yeshe en personne plus encore.

Li parut ne rien remarquer. Il agitait la photo comme un étendard.

— Non, mais regardez l’âge de cette chose. Elle était illégale quand elle a été prise. C’est ainsi que nous bâtissons nos dossiers, camarade.

L’assistant tendit un nouveau sachet en plastique, dans lequel Li laissa tomber la carte postale.

Shan avança jusqu’à la fenêtre à l’autre bout de la pièce et en frotta la crasse du bout des doigts. Au-dehors, il vit leurs véhicules, et Feng qui fumait une cigarette en compagnie de quelqu’un. Shan nettoya complètement la vitre. Le lieutenant Chang. Instinctivement, Shan recula et son pied frôla l’une des chaussures trouvées par Li. Il la ramassa et passa le doigt sur le pourtour de la semelle. Le plastique était bon marché mais la chaussure était neuve, elle n’avait probablement jamais servi, pourtant elle était couverte de poussière. Il ramassa la seconde. Elle n’était pas assortie à la première. Elle aussi semblait ne jamais avoir été portée, et, comme la première, il s’agissait d’un pied gauche. Shan revint vers le lit maintenant démoli et fouilla. Il ne trouva pas d’autres chaussures.

— Et dire que cet homme avait été lavé de tout soupçon par la Sécurité publique, déclara Li en ramassant le petit bouddha.

— Un petit homme à gros ventre n’est pas illégal, fit remarquer Tan d’une voix de glace.

— Camarade colonel ! s’exclama Li avec condescendance. Vous n’avez guère l’expérience de l’esprit criminel.

Il ponctua son commentaire d’un sourire satisfait avant d’étendre le bras et de laisser tomber le bouddha dans un nouveau sachet tenu par son assistant.

En voyant apparaître Tan, la petite foule qui s’était rassemblée à l’extérieur du garage s’éparpilla telle une volée de moineaux effrayés pour disparaître dans une allée. Seul resta un petit enfant, minuscule silhouette de trois ou quatre ans enveloppée dans une robe noire en poils de yack nouée d’une ficelle. L’enfant, dont le sexe n’était pas évident, scrutait Tan sans bouger avec une intense curiosité.

— Il faut que je trouve Balti, dit Shan au colonel. S’il a disparu, c’est à cause de cette fameuse nuit.

— Vous avez entendu Li. Il se trouve probablement au Sichuan, maintenant.

— Vous avez vu ses vêtements au premier. Cette boîte contient toute sa garde-robe. Il n’a rien emporté. Il n’avait aucune intention de partir. En outre, jusqu’où croyez-vous que le locataire de ce grenier aurait pu aller sans laissez-passer, au volant d’une voiture du gouvernement obtenue frauduleusement ?

— Alors, c’est qu’il a vendu la voiture.

Tan avança d’un pas vers l’enfant.

— Ce n’est là qu’une des éventualités possibles. Il a pu être complice du crime. Ou il a pu être tué. Ou il a pu s’enfuir, complètement terrorisé, et aujourd’hui, il se cache.

L’enfant regarda Tan et éclata de rire.

— Par peur de votre démon, poursuivit le colonel.

— Ou par peur des représailles. Peur de quelqu’un qu’il a reconnu cette nuit-là.

Tan réfléchit en silence à l’hypothèse de Shan.

— D’une manière ou d’une autre, il n’est plus là. Et il n’y a rien que vous puissiez faire.

— Je peux parler aux voisins. À mon avis, il a longtemps vécu ici. Il faisait partie du quartier.

— Le quartier ?

Tan regarda alentour les barils de pétrole vides entassés, les tas de ferraille, les cahutes déglinguées qui entouraient le garage.

— C’est un fait que des gens vivent ici, dit Shan.

— Très bien. Allons les interroger. Je veux voir mon enquêteur à l’œuvre.

Quelqu’un appela depuis l’allée. L’enfant ne réagit pas. Tan tendait la main vers lui quand soudain apparurent trois hommes, des conducteurs de troupeaux, carrés et trapus, armés de longs bâtons pointés en avant, prêts à livrer bataille. Instantanément, le sergent Feng et le chauffeur de Tan se postèrent aux côtés du colonel, la main sur la crosse de leur arme. Une femme replète, courte sur jambes, courut entre les hommes en criant d’une voix inquiète. Elle attrapa l’enfant et se mit à hurler contre les bergers qui battirent lentement en retraite.

Tan se raidit, droit comme un I, le visage dur. Il alluma une cigarette et examina l’allée.

— Très bien. Au travail. J’enverrai des patrouilles au pied de la griffe sud. Éliminons tout d’abord l’explication la plus plausible. Nous allons rechercher son cadavre. Les soldats ont déjà inspecté le pied de la falaise pour retrouver la tête de Jao. Mais le corps du chauffeur pourrait se trouver n’importe où. Dans le ravin de la gorge du Dragon, peut-être.

Tan s’éloigna d’un pas pressé. Shan ordonna au sergent Feng de déplacer le camion pour le garer à l’ombre du garage puis il alla s’asseoir en compagnie de Yeshe sur des bidons rouillés dans la cour de l’atelier.

— Avez-vous averti Li que je venais ici ? demanda Shan tandis que les maisons alentour reprenaient lentement vie. Quelqu’un lui a parlé. Exactement comme pour la maison de Jao.

— Je vous l’ai déjà expliqué : s’il pose la question, comment puis-je refuser de répondre à un représentant du ministère de la Justice ?

— La question a-t-elle été posée ?

Yeshe ne répondit pas.

— On avait mis un repère dans la caverne de Sungpo. Sur la pierre sous laquelle on a découvert le portefeuille de Jao. Quelqu’un l’a placé là délibérément de manière que l’équipe chargée de l’arrestation puisse le trouver.

— Pourquoi me racontez-vous cela ? demanda Yeshe en se rembrunissant.

— Parce qu’il faut que vous décidiez de celui que vous voulez être exactement. Les prêtres réagissent à l’emprisonnement de diverses manières. Certains resteront toujours prêtres. D’autres seront toujours des prisonniers.

C’est un Yeshe furieux et plein d’amertume qui se tourna vers Shan.

— Donc, si je comprends bien, je ne suis plus croyant si je réponds à des questions du ministère de la Justice.

— Pas du tout. Tout ce que je dis, c’est que chez ceux qui sont habités par le doute, ce sont les actions qui définissent les convictions. Tout ce que je dis, c’est : acceptez d’être pour toujours le prisonnier d’hommes comme le directeur Zhong, ou alors décidez une bonne fois pour toutes de ne pas l’accepter.

Yeshe se leva et jeta un caillou contre le mur, avant de s’écarter de Shan.

Une femme âgée apparut qui leur lança un regard méchant. Elle déplia une couverture en bordure de la rue et se mit à disposer la pile de boîtes d’allumettes, de baguettes de riz et de barres de sucreries qui constituaient toute sa marchandise. Elle sortit une photographie usagée de sous sa robe et la porta à son front, avant de la poser devant elle. C’était une photo du dalaï-lama. Trois garçons se mirent à jouer en jetant des cailloux dans un pneu usé. Dans le taudis en face du garage, une fenêtre s’ouvrit et apparut une tige de bambou chargée de linge, accrochée au-dessus de la rue telle une baguette retenant des drapeaux de prières.

Shan regarda pendant cinq minutes puis choisit une friandise sur la couverture en demandant à Yeshe de régler.

— Je suis désolé pour tout ce dérangement, dit-il à la femme. L’homme qui vivait ici a disparu. On le cherche.

— Quel imbécile, ce garçon ! caqueta-t-elle.

— Vous connaissez Balti ?

— Va prier, je lui ai recommandé. Souviens-toi de celui que tu es, je lui ai dit.

— Avait-il besoin de prières ?

La femme se tourna vers Yeshe.

— Expliquez-lui que seuls les morts n’ont pas besoin de prières. Sauf mon mari décédé, soupira-t-elle. C’était un informateur, mon mari. Priez pour lui. Il est devenu rongeur. Il revient la nuit et je le nourris de graines. Le vieil imbécile.

L’un des conducteurs de troupeaux, le bâton toujours à la main, s’approcha d’elle et marmonna dans ses moustaches.

— Tais-toi, cracha la veuve. Quand tu seras assez riche pour qu’aucun de nous ne soit plus obligé de travailler, tu pourras me dire à qui j’ai le droit de causer.

Elle sortit cinq cigarettes enveloppées dans un mouchoir en papier et les disposa sur la couverture, avant d’examiner Yeshe.

— Êtes-vous celui-là ?

— Celui-là ? interrogea gauchement Yeshe.

— J’ai laissé une prière au temple. Pour que les démons soient chassés. Quelqu’un viendra. Ça peut se faire. Il y avait des prêtres dans l’ancien temps qui pouvaient le faire. Avec un seul son, ils pouvaient le faire. Si vous poussez une plainte qui va vibrer jusque dans le monde suivant, vous pouvez tout arranger.

Yeshe dévisagea la femme, complètement désorienté.

— Pourquoi pensez-vous que cela pourrait être moi ?

— Parce que vous êtes venu. Vous êtes le seul croyant à être venu, dit la vieille.

— Savez-vous où se trouve le Khampa ? demanda Yeshe à la femme tout en regardant Shan d’un air gêné.

— Il avait toujours dit qu’ils allaient venir le prendre. Il nous payait pour monter la garde. Les nuits où il la ramenait avec lui à la maison, on surveillait les escaliers, mon mari et moi. On dormait toute la journée pour pouvoir veiller la nuit.

— Il ramenait qui avec lui ? demanda Yeshe.

— La valise. La petite valise. Pour les papiers. Il la gardait certaines nuits pour son patron. Des grands secrets. D’abord, il se montre très fier d’avoir ça. Après il a la trouille. Même avec l’endroit qu’il s’était fabriqué, il avait la trouille.

— Quel genre de papiers ? Est-ce que vous les avez vus ?

— Bien sûr que non. Je ne travaille pas pour le gouvernement, pas vrai ? Des secrets dangereux. Des mots de pouvoir. Des secrets de gouvernement.

— Il s’est fabriqué un endroit, l’interrompit Shan. Vous voulez parler d’une cachette ?

La femme ne lui prêta aucune attention. Elle ne semblait plus s’intéresser qu’à Yeshe, à croire qu’elle voyait en lui des choses que personne d’autre, pas même Yeshe, n’était capable de voir.

— Qui allait venir le prendre ? De quoi avait-il peur ? insista Yeshe. Du procureur Jao ?

— Pas Jao. Jao était bon avec lui. Y lui donnait parfois des cartes de rationnement supplémentaires. Y lui laissait parfois porter ses vêtements.

— Alors qui ?

— Vos pouvoirs ne sont pas détruits, déclara-t-elle, le front soucieux, les yeux toujours rivés sur le jeune Tibétain. Vous croyez qu’ils le sont. Mais ils sont simplement cachés.

Yeshe recula, comme s’il était effrayé.

— Où est Balti ? demanda-t-il, l’implorant presque.

— Un garçon comme ça, ça monte. Ou ça descend.

Elle gloussa en considérant les mots qu’elle avait employés.

— Monter ou descendre, répéta-t-elle toujours en riant, avant de revenir à Yeshe. S’ils l’ont pris, il reviendra quand même. Sous la forme d’un lion, il reviendra. C’est ce qui arrive avec les gentils. Il reviendra sous la forme d’un lion et nous déchirera tous en petits morceaux pour l’avoir laissé tomber.

— Montrez-nous la cachette, murmura Shan en s’agenouillant devant la vieille qui parut ne pas avoir entendu.

— Montrez-nous, répéta Yeshe.

La vieille femme tripotait ses marchandises, indécise, désorientée.

— Nous avons besoin de la voir, insista Shan. Balti a besoin que nous la voyions.

— Il avait tellement peur.

— Je pense qu’il était brave.

Elle finit par reconnaître la présence de Shan sans oser le regarder.

— Il pleurait la nuit.

— Même un homme brave peut avoir des raisons de pleurer.

— Et si c’était vous, ceux qu’il craignait ? demanda-t-elle, en se détournant toujours.

— Regardez-nous. Est-ce bien ce que vous pensez ? Est-ce qu’eux viendraient ici vous parler de cette manière ?

Il lui pressa le bras. Elle releva lentement la tête, comme si c’était pour elle une douleur de voir les yeux de Shan.

— Pas lui, déclara-t-elle avec un signe de tête à l’adresse de Yeshe. Il n’en fait pas partie.

— Alors faites-le pour lui, suggéra Shan.

Elle ne perdit plus de temps, comme impatiente de se débarrasser d’eux. Le conducteur de troupeau armé de son bâton les accompagna à l’intérieur du garage. Ils avancèrent dans la pénombre à l’arrière de la bâtisse, longeant le camion dans lequel Feng ronflait bruyamment.

Un râtelier grossier en bois avait été chargé de grosses pièces encombrantes récupérées sur d’anciens véhicules. Le bas du râtelier était occupé par une rangée de réservoirs d’essence, longs et étroits, démontés sur des voitures et des camions. La vieille posa la main sur le troisième réservoir.

— Il était suffisamment petit pour se glisser derrière.

Shan et Yeshe sortirent le réservoir dont on avait soigneusement découpé l’arrière avant d’en replier les rebords afin de pouvoir le remettre en place. Un cordon de graisse couvrait la jonction. Shan trouva un tournevis, fit levier et dégagea la plaque de tôle.

Pas de mallette à l’intérieur, juste une enveloppe tachée avec plusieurs feuilles de papier pelure.

La femme les aida à remettre le réservoir en place sur le râtelier, puis elle se tourna une nouvelle fois vers Yeshe.

— Vos pouvoirs ne sont pas détruits, répéta-t-elle. Ils ont simplement perdu leur concentration.

Yeshe sembla paralysé en entendant ces paroles. Shan eut beau le tirer vers le camion en criant à Feng de se réveiller, Yeshe ne parvenait pas à quitter la femme des yeux. Il serra son rosaire tout le temps de leur trajet jusqu’à l’autre bout de la ville. Il n’en comptait pas les grains, il se contentait de les observer.

— À Chengdu, annonça-t-il soudain, je pourrais avoir mon propre appartement.

Assis derrière Feng, Shan étudiait les papiers récupérés dans le réservoir. On les avait arrachés à un dossier d’enquête, celui du meurtre de Jin San, directeur du collectif agricole du Long Mur, le crime pour lequel avait été exécuté Dza Namkhai, des cinq de Lhadrung. Au bas de la dernière feuille était inscrite une longue série de nombres, cinq groupes de cinq chiffres arabes.

— Des pouvoirs, murmura Yeshe d’une voix hantée. Quelle femme ! De grands pouvoirs. Le monde est témoin de mes grands pouvoirs.

— Ne soyez pas aussi rapide à vous condamner, intervint Shan en relevant la tête de ses papiers. Le plus grand des pouvoirs est, à mon avis, celui qui permet de distinguer le bien du mal.

Yeshe pesa les paroles de Shan.

— Le problème, c’est qu’on n’a jamais le sentiment du bien ou du mal, finit-il par avouer. Ça ressemble bien plus à décider quel démon est le moins destructeur.

— Qu’est-ce qu’elle a voulu dire, demanda Shan, quand elle a parlé d’une plainte capable d’atteindre le monde suivant ?

— Le son est comme une pensée qui marche, enseignaient certains des anciens gompas. Si vous êtes capable de donner la bonne concentration à votre pensée, vous pouvez voir au-delà de ce monde-ci. Si vous mettez la bonne concentration dans un son, vous pouvez atteindre et toucher l’autre monde.

— Le toucher ?

— Le son est censé créer une fissure entre les mondes. Comme un éclair. La fissure a une énergie incroyable. Certains appellent ça le rituel du tonnerre. Il est capable de détruire.

Shan retourna à ses papiers. Balti avait répété que quelqu’un viendrait le prendre, signifiant par là : un autre que Jao. Parce que Balti avait confiance en Jao, tout comme Jao avait confiance en lui. Un vieux dossier, une affaire classée, et pourtant tellement secrète que Jao ne pouvait faire confiance à personne de son propre bureau. Ou peut-être tout spécialement de son propre bureau.

— Elle a dit que Balti allait monter ou descendre, se souvint distraitement Shan. Elle était convaincue que sa phrase était belle.

Yeshe répondit, d’une voix toujours hantée :

— Retourner au plateau de Kham, qui monte tellement haut que tout ce qui s’y trouve est haut comparé au reste du monde. Ou rester et redescendre la chaîne des formes de vie.

Shan hocha lentement la tête, essayant de faire le lien entre les mots et le dossier. La piste sentait si fort que son odeur était presque tangible. Qui voulait le dossier ? Quelqu’un allait venir, avait dit Balti. Ce n’était pas les purbas. Ils n’avaient pas su qui il était. Et même s’ils l’avaient su, ils n’auraient pas terrifié Balti. Qui était capable de lui faire peur à ce point ? Les nœuds ? Une bande criminelle ? Des soldats ? Des soldats criminels ? Qui qu’ils puissent être, ils n’hésiteraient pas à tuer Balti. Cette nuit-là, s’il n’avait pas fui, ils l’auraient emmené, et ils l’auraient fait parler. Ils lui auraient fait chanter jusqu’au plus petit détail du dernier secret, de la dernière cachette. Si le réservoir contenait toujours au moins quelques-uns de ses secrets, comprit soudain Shan, alors Balti était vivant, et libre.