5
Le lendemain matin, un jeune homme aux manières onctueuses, en chemise blanche et complet bleu, attendait devant le bureau de Tan. Il faisait les cent pas face à la fenêtre et s’arrêta un instant pour détailler le sergent Feng avec mépris avant de remarquer Shan, auquel il adressa un signe de tête entendu, comme s’ils partageaient tous deux quelque secret.
Shan s’avança vers la fenêtre, au désespoir de discerner une quelconque activité sur les pentes de la griffe sud. L’inconnu se méprit sur son geste, y voyant une invitation à bavarder.
— Trois sur cinq, dit-il. Soixante pour cent sollicitent la permission de rentrer au pays avant que leur temps soit terminé. Saviez-vous cela, camarade ?
Pékin se lisait sur toute sa personne comme dans un livre ouvert.
— La plupart de ceux que je connais servent jusqu’au terme de leur engagement, répliqua calmement Shan.
Il se pencha en avant, jusqu’à toucher la vitre. À cette heure-ci, la 404e devait logiquement se trouver sur les pentes. Mais le directeur allait-il prendre la peine de faire sortir les prisonniers du campement aujourd’hui ?
— Ils ne supportent pas le froid, poursuivit l’homme, sans donner le moindre signe d’avoir entendu Shan. Ne supportent pas l’air. Ne supportent pas la sécheresse. Ne supportent pas la poussière. Ne supportent pas les regards dans les rues. Ne supportent pas les sauterelles à deux pattes.
L’inconnu se précipita au côté de Mme Ko lorsque celle-ci traversa la salle d’attente.
— Il n’y a rien de plus important ! insista-t-il, en articulant, d’une voix lente et forte, comme si elle souffrait d’un quelconque handicap. Il faut que je le voie tout de suite !
Elle lui sourit froidement en indiquant les chaises alignées le long du mur. Mais l’homme continua à tourner tel un ours en cage, en observant périodiquement la porte du bureau de Tan.
— Il y a deux ans que je suis ici. Et j’adore ça. Je pourrais rester dix ans. Et vous ?
Shan leva la tête, lentement, en espérant que l’homme ne s’adressait pas à lui. Mais les yeux qui lui faisaient face étaient comme deux canons de fusil, avec Shan pour cible.
— Trois ans.
— Un homme comme je les aime ! s’exclama l’inconnu. J’adore être ici, répéta-t-il. Des défis pour une vie entière. Des occasions à chaque carrefour, poursuivit-il, attendant de Shan un signe qui le conforte dans ses propos.
— En tout cas, des surprises. Des surprises à chaque carrefour, rétorqua judicieusement Shan.
Après un rire bref très maîtrisé, l’homme vint s’installer sur le siège voisin de Shan, qui se dépêcha de masquer son dossier des mains.
— Je ne vous ai encore jamais vu. Affecté à une unité dans les montagnes ?
— Dans les montagnes, acquiesça Shan.
Le bureau extérieur n’était pas chauffé et il n’avait pas enlevé la veste gris anonyme que Feng lui avait trouvée ce matin-là à l’arrière du camion.
— Le vieux a trop de boulot, avança l’homme d’un ton de confidence en indiquant la porte de Tan d’un signe de tête. Toujours avec ses rapports. Pour le Parti. Pour l’armée. Pour la Sécurité publique. Pour l’évaluation d’autres rapports. Mais nous, nous ne laissons pas la bureaucratie interférer avec notre ouvrage. Sinon, comment voulez-vous arriver à quelque chose ?
La tête de Feng bascula vers l’arrière. Il se mit à ronfler.
— Nous ? s’enquit Shan.
D’un geste théâtral, l’homme ouvrit une petite mallette en plastique et lui tendit une carte avec gravure en relief. Shan l’examina. Li Aidang. Un des prénoms préférés des parents ambitieux de la génération précédente. Li Qui Aime le Parti. Shan se changea en statue quand il lut le titre qui accompagnait le nom : procureur adjoint. Tan avait donc réussi. Il avait fait venir un enquêteur de l’extérieur. Puis il vit l’adresse sur la carte. Comté de Lhadrung. Il passa les doigts sur les mots, n’en croyant pas ses yeux.
— Vous êtes très jeune pour une telle responsabilité, dit-il finalement en étudiant Li de plus près.
Le procureur adjoint n’avait guère plus de trente ans. Il portait une montre de prix importée clandestinement et, chose étrange, des chaussures de sport occidentales.
— Et bien loin de la maison.
— Pékin ne me manque pas. Trop de monde. Et pas assez d’occasions.
Une fois encore, ce même mot. Il était étrange d’entendre dans la bouche d’un procureur adjoint le mot occasion.
Mme Ko réapparut.
— De toute évidence, il ne comprend pas… commença Li d’un ton supérieur. Il s’agit de l’arrestation. Il faut qu’il signe des autorisations. Il va vouloir informer le…
Mme Ko sortit de la pièce sans lui prêter la moindre attention. Li la suivit du regard, en laissant un rictus se dessiner doucement sur son visage, à croire qu’il prenait note mentalement d’un plaisir particulier à venir. Il se pencha en avant et étudia la silhouette affalée de Feng.
— Si c’était mon bureau, ils feraient preuve d’un peu plus de respect, déclara-t-il, la voix pleine de mépris.
Mme Ko réapparut alors pour ouvrir la porte de la salle de conférences adjacente et elle lui fit signe qu’il pouvait venir. Avec un minuscule cri de triomphe, Li y entra d’un pas martial. Sans un mot, elle lui tira un fauteuil près de la table et le laissa s’installer. Li ne voyait plus que l’accès latéral au bureau de Tan. Mme Ko referma la porte derrière elle et revint dans la salle d’attente.
— Je me demande si le colonel a bien l’intention de venir là, dit Shan.
Mme Ko se dirigeait vers une alcôve et Shan n’était pas sûr qu’elle l’ait entendu. Mais elle lui répondit d’un signe de tête amusé en revenant avec deux tasses de thé. Elle lui en tendit une et s’assit à ses côtés.
— Ce jeune homme n’a pas de manières. Il n’est pas le seul dans ce cas aujourd’hui. Tous aussi mal élevés.
Shan faillit éclater de rire. C’est ainsi que son père décrivait les générations de Chinois nés dans la seconde moitié du XXe siècle. Mal élevés.
— Je ne voudrais pas qu’il soit en colère contre vous, dit-il.
Mme Ko lui fit signe de boire son thé. Elle avait l’air d’une tante âgée préparant un petit garçon pour l’école.
— Je travaille pour le colonel Tan depuis dix-neuf ans.
Shan sourit gauchement, en contemplant distraitement le napperon en dentelle sur la table. Il y avait longtemps, bien longtemps, qu’il n’avait pris le thé avec une dame convenable.
— Au début, je me suis demandé qui avait eu le courage de remettre au colonel la pétition demandant la libération de Lokesh, dit-il enfin. Je crois que je sais maintenant. Vous l’auriez beaucoup apprécié. Il chantait de belles chansons de l’ancien Tibet.
— Je suis quelqu’un de l’ancien temps. Là d’où je viens, on nous enseignait à honorer les personnes âgées, pas à les emprisonner.
Et c’était sur quelle planète lointaine ? faillit demander Shan, avant qu’il ne remarque la manière dont elle fixait le fond de sa tasse. Il comprit qu’elle avait besoin de parler.
— J’ai un frère, avoua-t-elle soudain. Pas beaucoup plus âgé que vous. Il est professeur. Il a été arrêté il y a quinze ans pour avoir écrit des choses incorrectes, et on l’a expédié dans un camp près de la Mongolie. Personne n’en parle, mais moi, je pense beaucoup à lui.
Elle releva la tête, une expression innocente et curieuse sur le visage.
— On ne souffre pas, n’est-ce pas ? Dans les camps. Je ne voudrais pas qu’il souffre.
Shan but une longue gorgée de thé avant de répondre, un sourire forcé aux lèvres :
— On construit des routes, c’est tout.
Elle hocha la tête, solennellement.
L’instant d’après, un vibreur résonna et d’un geste Mme Ko montra à Shan la porte du colonel avant de l’y conduire. Li jaillit de la salle de conférences, l’air de n’y rien comprendre. Shan pénétrait dans le bureau quand il entendit la voix incrédule de Li :
— Ainsi, c’est vous !
Tan était à sa fenêtre, dos tourné. Les rideaux étaient complètement tirés, et dans la lumière éclatante Shan perçut pour la première fois tous les détails du mur du fond. Une photographie jaunie représentait une fille et un Tan beaucoup plus jeune à côté d’un char de combat. À sa gauche, une carte géographique portant les mots nei lou, classé secret, imprimés en grands caractères sur le haut : les zones frontières tibétaines. Au-dessus de la carte était suspendue une épée ancienne, nommée zhan dao, à lame trapue à deux tranchants, qui avait eu la faveur des bourreaux au cours des premiers siècles.
— Notre homme a été appréhendé ce matin, annonça Tan sans se retourner.
Li avait parlé d’arrestation et de papiers à signer.
— On l’a trouvé dans les montagnes, là où ceux de son espèce ont l’habitude de se terrer. Nous avons eu de la chance. L’imbécile avait toujours le portefeuille de Jao en sa possession.
Tan revint à son bureau pour ajouter :
— La Sécurité publique possède un dossier ouvert sur lui. Asseyez-vous, bon Dieu, dit-il à Shan avec impatience. Nous avons du travail.
— Le procureur adjoint est déjà là. Je présume que c’est à lui que je remettrai les résultats de mon travail.
— Li ? demanda Tan en relevant soudain la tête de ses papiers. Vous avez rencontré Li Aidang ?
— Vous n’aviez jamais mentionné de procureur adjoint.
— C’est sans importance. Li est un incapable, un jeune morveux sans expérience. C’est Jao qui faisait tout le travail au bureau. Li lit des livres. Va aux réunions. Un officier politique.
Tan poussa devant lui une chemise portant les bandes rouges du bureau de la Sécurité publique.
— Le tueur est un hooligan culturel depuis sa jeunesse. Les émeutes de 1989 à Lhassa. Vous avez entendu parler de l’insurrection de 1989 ?
Officiellement, les émeutes, déclenchées par les moines qui avaient occupé le temple Jokhang de Lhassa, n’avaient pas eu lieu. Officiellement, nul ne savait combien d’entre eux avaient trouvé la mort lorsque les nœuds avaient ouvert le feu à la mitrailleuse. Dans un pays qui pratiquait les funérailles de plein ciel, il était facile de faire disparaître toute preuve des morts.
— Plusieurs années plus tard, il s’est produit ici un incident, poursuivit Tan. Sur la place du marché.
— J’en ai entendu parler. Certains prêtres ont été mutilés. Les gens du cru appellent cela les Émeutes des Pouces.
Tan l’ignora. Tan avait-il effectivement été un de ceux à avoir ordonné l’amputation des pouces ? s’interrogea Shan.
— Il était là. La plupart des émeutiers ont été condamnés à trois ans de travaux forcés. Lui en a pris pour six ans : il était l’un des cinq organisateurs de la manifestation. Et c’est Jao qui a requis contre lui. Les cinq de Lhadrung. C’est le nom qu’on leur a donné.
Tan secoua la tête de dégoût.
— Ce qui ne laisse pas d’apporter de l’eau à mon moulin – nous nous sommes montrés trop gentils avec eux la première fois. Et maintenant, perdre Jao de la main de l’un d’eux…
Son regard bouillonnait.
— Je pourrais établir une liste des témoins que le tribunal s’attend à voir déposer, dit Shan d’un ton monocorde. Le Dr Sung de la clinique. Les soldats qui ont trouvé la tête. Ils voudront entendre un porte-parole des gardes de la 404e, concernant la découverte du corps.
— Ils ?
— L’équipe du bureau du procureur.
— Que Li aille au diable. Je le répète.
— Vous ne pouvez pas l’arrêter. Il travaille pour le ministère de la Justice.
— Je vous l’ai expliqué. C’est un politique. Il se contente de passer de poste en poste pour ramasser des points et faire carrière au pays. Aucune expérience du vrai crime.
Shan n’était pas sûr d’avoir bien entendu. Tan considérait-il vraiment qu’il existait des secteurs du ministère de la Justice qui ne soient pas politiques ? Que le juge présidant la Cour suprême du comté soit également responsable en chef de la discipline du Parti n’était pas une coïncidence.
— Il travaille pour le ministère de la Justice, répéta-t-il, lentement.
— Je dirais qu’il est trop proche. Ce serait comme d’enquêter sur la mort de son père. Le jugement aveuglé par le chagrin.
— Colonel, au départ, nous avions la mort d’un inconnu, et elle aurait pu être étouffée par un rapport d’accident. Personne ne l’aurait peut-être remarquée. Ensuite, à cause de cette mort, il y a eu une grève à la 404e. Bien plus nombreux seront ceux à l’avoir remarquée. Et maintenant, non seulement vous avez un crime contre un responsable officiel de la Sécurité publique, mais aussi l’arrestation d’un ennemi public reconnu. Tout le monde y prêtera attention. Il s’ensuivra une surveillance politique intense.
— Je ne vous crois pas, Shan. La politique ne vous fait pas peur. Vous méprisez la politique. C’est la raison pour laquelle vous vous retrouvez au Tibet.
Shan espérait voir un peu d’amusement sur le visage de Tan. Mais rien : Tan paraissait juste curieux.
— Vous voulez que je vous retire de cette affaire à cause de vos scrupules de conscience, n’est-ce pas ? poursuivit Tan. Mettriez-vous en doute l’honnêteté de notre enquête ?
Shan pressa les mains jusqu’à en avoir les phalanges toutes blanches. Il avait une nouvelle fois perdu.
— Il y a eu des séances de critique publique dans mon service à Pékin. J’ai été critiqué pour n’avoir pas compris la nécessité absolue d’établir la vérité par consensus.
Tan le fixa en silence, avant d’éclater d’un rire guttural.
— Et on vous a expédié au Tibet. Ce ministre Qin. Il a un certain sens de l’humour.
L’amusement de Tan disparut lorsqu’il vit le visage de Shan. Il se leva et se recula vers la fenêtre.
— Camarade, vous avez tort de croire que des hommes comme moi n’ont pas de conscience. Ne me rendez pas responsable de votre incapacité à comprendre ma conscience.
— Je n’aurais pu mieux m’exprimer.
Tan se retourna avec une expression indécise qui vira vite à l’aigre.
— Ne déformez pas mes paroles, nom de Dieu ! cracha-t-il avant de rejoindre son bureau d’un pas martial.
Il croisa les mains sur le dossier de la Sécurité publique.
— Je ne le répéterai qu’une seule et unique fois. Cette enquête ne sera pas sous la responsabilité de jeunes morveux du bureau du procureur. Jao était un héros de la Révolution. Il était aussi mon ami. Il est certaines choses trop importantes pour être déléguées. Vous allez vous mettre au travail selon les termes que nous avons discutés. Ce sera ma signature qui sera apposée sur le dossier. Le sujet est clos. Nous ne reprendrons plus cette discussion, conclut Tan en jetant un regard à la porte.
Soudain, Shan comprit : non seulement Tan se méfiait du procureur adjoint, mais il avait peur de lui.
— Vous ne pourrez éviter le procureur adjoint, fit-il remarquer. Son bureau devra répondre aux questions qui ne manqueront pas de se poser sur Jao. À propos de ses ennemis. Ses affaires. Sa vie privée. Il va falloir fouiller son domicile. Examiner ses déplacements et ses voyages. Inspecter sa voiture. Il doit y avoir une voiture. Retrouvez-la et peut-être découvrirez-vous l’endroit où Jao a rencontré son meurtrier.
— Je le connaissais depuis des années. Il se peut que j’aie personnellement des réponses à apporter. Mlle Lihua, sa secrétaire, est une amie. Elle acceptera de nous aider. Pour les autres, vous me préparerez des questions par écrit que je leur soumettrai. Nous en dicterons quelques-unes à Mme Ko avant que vous partiez.
Tan voulait occuper Li. Ou le distraire.
Le colonel poussa le dossier du bureau vers Shan.
— Il s’appelle Sungpo. Quarante ans. Arrêté dans un petit gompa du nom de Saskya, dans les régions septentrionales du pays. Sans autorisation. Sacrément négligent de les laisser retrouver leurs gompas d’origine.
— Vous avez l’intention de le juger pour meurtre et ensuite pour avoir repris sa vie et ses fonctions de moine sans autorisation ? demanda Shan presque malgré lui. Cela pourrait paraître – il chercha le mot – un excès de zèle.
Tan fronça le sourcil.
— Il doit y avoir au gompa d’autres pensionnaires sur lesquels on peut faire pression. Le tarif normal pour porter une robe de moine sans permis est de deux ans. Jao faisait ça tout le temps. S’il le faut, embarquez-les, menacez-les de les expédier au lao gai s’ils refusent de parler.
Shan le fixa en silence.
— Très bien, concéda Tan avec un sourire glacé. Dites-leur que c’est moi qui les expédierai au lao gai.
— Vous n’avez pas expliqué la manière dont il a été identifié.
— Un informateur. Anonyme. Qui a appelé le bureau de Jao.
— Vous voulez dire que c’est Li qui a procédé à l’arrestation ?
— Une équipe de la Sécurité publique.
— Li a donc démarré sa propre enquête ?
Comme à un signal convenu, on frappa violemment à la porte. S’ensuivit une protestation, d’une voix aiguë, puis apparut Mme Ko.
— Le camarade Li, annonça-t-elle, le visage empourpré. Il commence à se montrer insistant.
— Dites-lui de se présenter un peu plus tard dans la journée. Qu’il prenne rendez-vous.
Un filet de sourire trahit l’approbation de Mme Ko.
— Il y a une autre personne, ajouta-t-elle. De la mine américaine.
Tan soupira et indiqua une chaise dans le coin obscur. Shan obéit et s’assit.
— Faites entrer.
Les protestations de Li gagnèrent en intensité lorsqu’une silhouette franchit le seuil en trombe. C’était la jeune Américaine aux cheveux châtains que Shan avait vue à la caverne. Il y eut un échange de regards indécis.
— Il n’y a rien à ajouter, mademoiselle Fowler, annonça d’emblée Tan. Cette affaire-là est réglée.
— J’ai demandé à avoir une entrevue avec le procureur Jao, rétorqua Mlle Fowler sans grande conviction en passant le bureau en revue. On m’a répondu de venir ici. J’ai pensé qu’il était peut-être rentré.
— Vous n’êtes pas ici à cause de la caverne ?
— Nous nous sommes tout dit sur le sujet. Je vais déposer une plainte auprès du bureau religieux.
— Cela pourrait se révéler gênant, répliqua le colonel Tan.
— Vous avez effectivement des raisons d’être gêné.
— Je veux dire, pour vous. Vous n’avez pas de preuve. Aucun motif valable pour déposer une plainte. Nous allons devoir déclarer que vous vous êtes immiscée dans une opération militaire.
— Elle a demandé à voir le procureur Jao, intervint Shan.
Tan lui jeta un regard glaçant lorsque Fowler avança jusqu’à la fenêtre, tout près de Shan. Elle portait à nouveau un blue-jean et les mêmes chaussures de randonnée. Des lunettes de soleil étaient accrochées autour de son cou par un cordon noir, sur un gilet de duvet en nylon bleu identique à celui que Shan avait vu sur le dos de l’Américain devant la caverne. Elle n’était pas maquillée et ne portait pas de bijoux, hormis de minuscules clous dorés aux oreilles. Quel était l’autre nom que le colonel Tan avait utilisé ? Rebecca. Rebecca Fowler.
L’Américaine lui jeta un coup d’œil et il comprit qu’elle le reconnaissait. Vous aussi, vous étiez là, semblait-elle l’accuser, en train de troubler un lieu sacré par votre présence.
— Je suis désolée. Je ne suis pas venue pour me disputer, dit-elle à Tan d’un ton conciliant tout nouveau. J’ai un problème à la mine.
— S’il n’y avait pas de problèmes, remarqua Tan sans la moindre sympathie, on n’aurait pas besoin de vous pour diriger la mine.
Elle serra les mâchoires. Il était visible qu’elle luttait pour ne pas répliquer vertement. Elle choisit de s’adresser au ciel.
— Un problème de main-d’œuvre.
— En ce cas, le bureau responsable est celui du ministère de la Géologie. Peut-être que le directeur Hu… suggéra Tan.
— Ce n’est pas un problème de cet ordre.
Elle pivota face à Tan.
— J’aimerais simplement parler à Jao. Je sais qu’il est censé être en voyage. Un numéro de téléphone me suffirait amplement.
— Pourquoi Jao ?
— Il m’est d’une aide précieuse. Quand j’ai un problème que je suis incapable de résoudre, Jao m’aide.
— Quel genre de problème êtes-vous incapable de résoudre ?
Fowler soupira et vint s’asseoir devant le bureau.
— Mes productions pilotes ont commencé. La production commerciale doit normalement débuter le mois prochain. Mais d’abord il faut faire analyser les premières séries en préproduction par notre labo de Hong Kong, qui doit les certifier.
— Je ne vois toujours pas ce…
— Il se trouve que le ministère a accéléré sans me consulter toutes les dispositions pour l’expédition de la production. Le planning de fret aérien a été modifié sans préavis. La sécurité accrue. De plus en plus de paperasses. Tout ça à cause des touristes.
— La saison a démarré tôt cette année. Et le tourisme devient la première source d’échanges avec l’étranger pour le Tibet. Les quotas ont été augmentés.
— Quand j’ai accepté ce poste, Lhadrung était fermé aux touristes.
— C’est exact, admit le colonel Tan. L’initiative est toute nouvelle. Ne me racontez pas que l’idée de voir des compatriotes américains vous déplaît, mademoiselle Fowler.
À voir la mine renfrognée de Rebecca Fowler, il était clair que si. Se désintéressait-elle tout simplement des touristes, ou était-elle véritablement mécontente à l’idée de recevoir la visite d’Américains ? s’interrogea Shan.
— Ne le prenez pas d’aussi haut avec moi, répliqua-t-elle. Tout cela relève des échanges avec l’étranger. Si seulement vous vouliez bien nous lâcher la bride, nous aussi, nous aurions des échanges fructueux avec l’étranger.
Tan alluma une cigarette et sourit sans chaleur.
— Mademoiselle Fowler, la première visite du comté de Lhadrung par des touristes de votre pays doit se dérouler à la perfection. Malgré tout, je ne…
— Pour faire partir mes conteneurs en temps et en heure, j’ai besoin de doubler mes équipes. Or je ne suis même pas en mesure d’en constituer la moitié d’une. Mes ouvriers refusent de s’aventurer vers les bassins trop éloignés. Certains ne veulent pas quitter le camp principal.
— Une grève ? Je crois me souvenir qu’on vous avait prévenue de ne pas utiliser comme main-d’œuvre exclusive des ouvriers de la minorité. Ces gens-là sont imprévisibles.
— Ce n’est pas une grève. Non. Ce sont de bons ouvriers. Les meilleurs. Mais ils ont peur.
— Peur ?
Rebecca Fowler passa les doigts dans ses cheveux. On aurait pu croire qu’elle n’avait pas fermé l’œil depuis des jours.
— Je ne sais pas comment vous présenter cela. Les ouvriers disent que nos explosions ont réveillé un démon. Ils disent que le démon est furieux. Les gens ont peur des montagnes.
— Ce sont des êtres superstitieux, mademoiselle Fowler. Le bureau des Affaires religieuses dispose de conseillers qui ont l’expérience des minorités. Des médiateurs culturels. Le directeur Wen pourrait vous en envoyer quelques-uns.
— Je n’ai pas besoin de conseillers. J’ai besoin de personnel pour conduire mes machines. Vous disposez d’une unité d’ingénierie. Laissez-moi vous emprunter quelques hommes pour deux semaines.
Tan se hérissa.
— Vous parlez de l’Armée populaire de libération, mademoiselle Fowler. Pas de quelques manœuvres payés à la tâche qu’on peut ramasser dans les rues.
— Je vous parle de la seule entreprise à capitaux étrangers de Lhadrung. La plus importante de tout le Tibet. Je vous parle de touristes américains qui sont censés visiter un projet d’investissement modèle dans dix jours. Tout ce qu’ils verront, ce sera un désastre si nous n’agissons pas.
— Votre démon, dit soudain Shan. Il a un nom ?
— Je n’ai pas le temps de… rétorqua sèchement Fowler. Est-ce que c’est important ? ajouta-t-elle d’une voix plus douce.
— Une apparition similaire a été signalée sur la griffe sud. En rapport avec un meurtre.
Tan se raidit. Fowler ne réagit pas immédiatement. Ses yeux verts se posèrent sur Shan, aussi perçants que ceux d’un faucon.
— Je ne savais pas qu’une enquête pour meurtre était en cours. Mon ami, le procureur Jao, ne manquera pas d’être intéressé.
— Le procureur Jao s’y intéresse au premier chef, avança Shan, ignorant Tan qui rongeait son frein.
— Ainsi il en a été informé ?
— Shan !
Tan se leva et écrasa brutalement un bouton sur le bord de son bureau.
— Le procureur Jao est la victime du meurtre.
Tan laissa échapper un juron avant d’appeler Mme Ko sans ménagement.
Rebecca Fowler s’affala dans sa chaise, les jambes coupées.
— Non ! s’exclama-t-elle, pâle comme un linge. Nom de Dieu ! Non ! C’est une plaisanterie. Non. Il est en voyage. Sur la côte, à Dalian.
— Il y a deux nuits de cela, sur la griffe sud – Shan ne quittait pas ses yeux –, le procureur Jao a été assassiné.
— Il y a deux soirs de cela, j’ai dîné avec le procureur Jao, murmura Fowler.
À cet instant apparut Mme Ko.
— Je crois qu’un peu de thé serait le bienvenu, grommela Tan.
Mme Ko acquiesça d’un geste solennel et sortit de la pièce. Rebecca Fowler donna un instant l’impression de vouloir parler, mais elle se pencha en avant, telle une chiffe, la tête entre les mains, jusqu’à ce que Mme Ko réapparaisse avec un plateau. Le thé chaud la requinqua suffisamment pour qu’elle retrouve sa voix.
— Nous avons travaillé ensemble pour régler les détails des investissements. Les laissez-passer des services d’immigration. Toutes les autorisations nécessaires.
Elle s’exprimait dans un murmure, d’une voix nerveuse et crispée.
— Il s’intéressait à notre succès. Il avait promis de m’inviter à dîner si la production commençait avant juin. Nous y sommes parvenus. En tout cas, nous le pensions. Il a appelé la semaine dernière. De bonne humeur. Prêt à faire la fête. Il voulait dîner avant son départ en congé annuel.
— Où cela ? demanda Shan.
— Au restaurant mongol.
— À quelle heure ?
— Tôt. Vers dix-sept heures.
— Était-il seul ?
— Il n’y avait que nous deux. Le chauffeur est resté dans la voiture.
— Son chauffeur ?
— Balti, le petit Khampa. Toujours à traîner aux basques de Jao. Jao le traitait comme son neveu préféré.
Shan regarda le colonel Tan avec attention. Celui-ci aurait-il oublié un détail aussi vital, un témoin potentiel ? Ce n’était pas concevable.
— Où devait-il se rendre après le dîner ? demanda Shan.
— À l’aéroport.
— Est-ce que c’est ce qu’il a dit ? L’avez-vous vu partir ?
— Non. Mais il se rendait bien à l’aéroport. Il m’a montré son billet. Son vol était en fin de soirée, mais il faut parfois deux heures pour rejoindre l’aéroport et ce n’était pas un vol qu’il allait risquer de rater. Il était très excité à l’idée de partir.
— Alors pour quelle raison a-t-il pris la route dans la direction opposée ?
Elle parut ne pas avoir entendu. Comme si une idée nouvelle l’occupait tout entière.
— Le démon, dit-elle, le visage soudain creusé, les traits tirés. Le démon se trouvait sur les griffes du Dragon.
On frappa précipitamment à la porte et Mme Ko réapparut, précédant le Tibétain à lunettes que Shan avait vu à la caverne, au volant du camion des Américains. Il était de petite taille, avec une peau sombre, des yeux étroits, et son visage aux traits lourds le différenciait étrangement de la plupart des Tibétains que Shan avait connus.
— M. Kincaid, lâcha brutalement le Tibétain, une enveloppe à la main, avant de baisser immédiatement la tête en apercevant Tan. Il a dit de vous donner ça tout de suite, et de pas attendre.
Rebecca Fowler se leva et lentement, à contrecœur, ouvrit l’enveloppe. Le Tibétain sortit aussitôt de la pièce, sous le regard de Tan.
— Vous avez un singe de chair qui travaille pour vous ?
C’était bien cela, comprit Shan. L’homme était un ragyapa, un membre de l’antique caste qui se chargeait des cadavres au Tibet.
— Luntok est l’un de nos meilleurs ingénieurs, rétorqua Fowler, la voix glacée. Il est allé à l’université.
Elle parcourut la lettre et sursauta sous la surprise, avant de laisser retomber les bras. Puis elle la relut avant de dévisager Tan avec colère.
— Qu’est-ce qui se passe donc avec vous autres ? demanda-t-elle avec autorité. Nous avons un contrat, pour l’amour du ciel. Le ministère de la Géologie, annonça-t-elle, d’un ton suggérant que Tan était déjà au courant, a suspendu mon permis d’exploitation.
Au camp de la Source de jade, les casernements vides qu’on avait mis à leur disposition étaient dans un tel état de délabrement que Shan voyait le toit en tôle trembler et se soulever à chaque bourrasque. D’autorité le sergent Feng se choisit le lit solitaire ordinairement occupé par le gradé sans commandement puis, d’un large geste de la main, il laissa à Shan et à Yeshe le choix parmi les vingt couchettes en acier alignées dans ce qui restait du baraquement. Shan l’ignora, et commença à répartir ses différents dossiers sur la table en métal en tête de la colonne de lits.
— Il me faut une clé du bâtiment, annonça-t-il au sergent Feng.
Feng, qui fouillait à l’intérieur d’un meuble à la recherche de couvertures, se retourna un instant pour s’assurer que Shan était bien sérieux.
— Allez vous faire foutre.
Il trouva six couvertures, en garda trois, en tendit deux à Yeshe et jeta la dernière à Shan. Lequel la laissa tomber au sol et se mit à avancer le long des lits, cherchant un endroit où cacher ses notes.
De l’autre côté du terrain de parade, à moins de trente mètres, se trouvait le corps de garde. Une boule de bruyère desséchée roula sur le terrain, poussée par une bourrasque. Un haut-parleur, la fixation cassée, pendouillait à un fil et crachotait un air martial, un hymne militaire méconnaissable à cause du crépitement des parasites. Des groupes de soldats s’étaient rassemblés le long du périmètre, et jetaient des regards pleins d’animosité aux nouveaux arrivants postés à la prison. C’est là que les trois hommes se dirigèrent.
— Des nœuds, chuchota Yeshe d’une voix inquiète pour avertir Shan alors qu’ils traversaient la cour. Leur place n’est pas ici. Ici, c’est une base militaire.
— Nous vous attendions, lança d’un ton sec l’officier de la Sécurité publique posté à l’entrée de la prison. Le colonel Tan nous a avertis que vous alliez commencer l’interrogatoire du prisonnier.
Il détailla les trois hommes qui venaient d’arriver, sans rien cacher de sa déception. Il s’attarda un instant sur le visage grisonnant du sergent Feng, passa sur Yeshe comme s’il n’existait pas, et s’arrêta sur Shan, toujours vêtu de la veste à poches couleur gris anonyme d’un fonctionnaire gradé. L’officier hésita devant la porte de la prison, incapable de situer ses visiteurs, pour finir par hausser les épaules.
— Obligez-le à manger, dit-il en s’écartant, avant de déboucler la lourde porte métallique du bloc de cellules. Je peux me débrouiller pour que cette vermine ne s’échappe pas. Mais je ne peux pas l’empêcher de se laisser mourir de faim. S’il devient trop faible, on lui mettra une sonde dans l’estomac. Il faut qu’il puisse se tenir debout.
Des paroles énoncées par un individu rompu à la chorégraphie des tribunaux du peuple, songea Shan. On attendait du prisonnier qu’il se tînt devant la cour tête baissée, en signe de remords. Mais le drame exquis d’un procès capital gagnait toujours en couleur lorsque l’accusé affichait une certaine force physique, avec pour avantage que celle-ci pouvait alors être brisée au vu et au su de tous par la volonté du peuple.
Le couloir humide, puant l’urine et le moisi, était encadré par deux rangées de cagibis séparés par des murs en béton. Dans les cellules, la seule lumière provenait de faibles ampoules accrochées au plafond, au milieu du couloir. Lorsque sa vue se fut adaptée à la grisaille, Shan constata que lesdites cellules n’avaient pour occupants que des seaux métalliques et des paillasses. Au bout du couloir, derrière une petite table en métal, une silhouette était affalée, endormie sur la chaise appuyée en bascule contre le mur.
L’officier lâcha une syllabe sèche comme un coup de fouet. L’homme se releva tant bien que mal en saluant d’un air complètement désorienté.
— Le caporal pourra satisfaire à vos besoins et à vos exigences, déclara l’officier en tournant les talons. S’il vous faut des hommes supplémentaires, mes gardes sont à votre disposition.
Perplexe, Shan le regarda s’éloigner. Des hommes supplémentaires ? Le caporal sortit solennellement une clé de son ceinturon et ouvrit un profond tiroir du bureau. Il les invita du geste à regarder.
— Avez-vous une technique préférentielle ?
— Une technique ? demanda Shan distraitement.
Le tiroir contenait six articles posés sur un tas de chiffons sales. Une paire de menottes. Plusieurs éclats de bambou taillés en pointe, longs de dix centimètres. Un gros serre-joint, assez grand pour se refermer sur la main ou la cheville d’un homme. Une longueur de tuyau en caoutchouc. Un marteau à panne ronde. Une paire de pinces d’électricien en acier inoxydable. Et le préféré du bureau, directement importé de l’Occident : un aiguillon à bétail électrique.
Shan lutta contre la nausée qui l’envahit.
— Tout ce qu’il nous faut, c’est voir cette porte s’ouvrir.
Il referma le tiroir avec fracas. Yeshe était devenu blanc comme un linge. Le caporal et Feng échangèrent des regards amusés.
— Première visite, hein ? Vous verrez, affirma le caporal avec assurance, avant d’ouvrir le verrou.
Feng s’assit sur le bureau et demanda une cigarette au garde tandis que Shan et Yeshe s’avançaient.
La cellule était destinée à un grand nombre d’occupants. Six paillasses étaient posées à même le sol. Une rangée de seaux s’alignait le long du mur de gauche, avec quelques centimètres d’eau dans le fond de l’un d’eux. Un autre, retourné, faisait office de table. S’y trouvaient posées deux minuscules coupelles en fer-blanc pleines de riz. Le riz était froid. Apparemment intact. Personne n’y avait touché.
Le mur du fond de la cellule était plongé dans l’ombre. Shan essaya de distinguer le visage de l’homme assis avant de comprendre que celui-ci s’était tourné face au mur. Shan demanda plus de lumière. Le garde lui tendit une lanterne à piles que Shan posa sur un seau retourné.
Sungpo, le prisonnier, était assis dans la position du lotus. Il avait arraché les manches de sa tunique de prisonnier afin de se fabriquer une sangle gomthag improvisée, qu’il avait nouée derrière ses genoux et autour du dos. Lors des longues méditations, ce système traditionnel empêchait le corps de basculer sous l’épuisement pendant que l’esprit était ailleurs. Les yeux de Sungpo paraissaient s’être fixés sur un point au-delà du mur. Il avait les paumes pressées contre sa poitrine.
Shan s’assit près du mur face au prisonnier, repliant les jambes sous lui avant d’inviter du geste Yeshe à le rejoindre. Pendant plusieurs minutes, il resta silencieux avec l’espoir que le prisonnier allait le premier reconnaître sa présence.
— On m’appelle Shan Tao Yun, finit-il par dire. On m’a demandé de rassembler les preuves et les pièces à conviction pour constituer votre dossier.
— Il ne peut pas vous entendre, déclara Yeshe.
Shan s’avança à quelques centimètres de l’homme.
— Je suis désolé. Il faut que nous parlions. Vous êtes accusé de meurtre.
Il toucha Sungpo, qui cligna des paupières et se tourna pour regarder alentour. Ses yeux, profonds et intelligents, n’affichaient pas la moindre crainte. Il déplaça son corps pour faire face au mur adjacent, à la manière dont une personne endormie pourrait rouler dans son lit.
— Vous venez du gompa de Saskya, commença Shan en se déplaçant pour se mettre devant lui. Est-ce là que vous avez été arrêté ?
Sungpo serra les mains devant son abdomen, entrecroisant les doigts, avant d’en détacher deux majeurs dressés. Shan reconnut le symbole : le Diamant de l’Esprit.
— Ai yi ! lâcha Yeshe, gorge nouée.
— Qu’est-ce qu’il essaie de dire ?
— Il n’essaie rien du tout. Il refusera de parler. Et c’est cet homme qu’ils ont arrêté ? Ça n’a aucun sens. C’est un tsampsa, ajouta-t-il d’un air résigné, avant de se diriger vers la porte.
— Il a fait vœu de quelque chose ?
— Il est ermite. Il faut qu’il soit en un lieu clos et solitaire. Il ne s’autorisera pas à être dérangé.
Shan se tourna vers Yeshe, l’esprit confus. S’il s’agissait d’une plaisanterie, elle était très mauvaise.
— Mais nous devons absolument lui parler…
Yeshe se tourna vers le couloir. Son visage laissait paraître une expression nouvelle. Était-ce de l’embarras, s’interrogea Shan, voire de la crainte ?
— Impossible, grommela-t-il nerveusement. Ce serait une violation.
— De ses vœux ?
— Des vœux de tout le monde.
Shan comprit soudain.
— Vous voulez parler des vôtres ?
Pour la première fois, Yeshe reconnaissait les devoirs de la religion qu’on lui avait enseignée dans sa jeunesse. Shan posa la main sur la jambe de Sungpo.
— Est-ce que vous m’entendez ? Vous êtes accusé de meurtre. Vous serez présenté devant le tribunal dans dix jours. Il faut absolument que vous me parliez.
Soudain il sentit Yeshe qui le tirait à l’écart.
— Vous ne comprenez pas. C’est son vœu.
Shan croyait pourtant qu’il était préparé à tout, que plus rien ne le surprendrait.
— À cause de son arrestation ? En guise de protestation ?
— Bien sûr que non. Cela n’a rien à voir. Consultez son dossier. Il n’a pas pu être arrêté dans l’enceinte du gompa.
— Non, confirma Shan de mémoire. C’était dans une petite hutte, à près de deux kilomètres au-dessus du gompa.
— Un tsam khan. Une sorte d’abri très spécial. Deux pièces. Pour Sungpo et un servant. On l’a arrêté dans son tsam khan et on l’a sorti de force. J’ignore s’il est déjà loin ou pas.
— Loin ?
— Dans l’avancement de son cycle. Le gompa de Saskya est orthodoxe. Ses membres doivent suivre les anciennes règles. Trois, trois, trois. C’est le cycle habituel.
Shan se laissa entraîner jusqu’à la porte de la cellule.
— Trois ?
— Le cycle canonique. Silence complet pendant trois ans, trois mois, trois jours.
— Il ne parle à personne ?
Yeshe haussa les épaules.
— Le gompa doit avoir son propre protocole. Parfois des dispositions sont prises pour que le père supérieur, ou un autre lama très estimé, puisse communiquer avec un tsampsa.
Sungpo fixait à nouveau un point au-delà du mur. Shan n’était même pas certain que l’homme accusé de meurtre les ait vus.