19

Yeshe fixait le corps avec un désespoir absolu. Les yeux du vieil homme au pied de la paillasse se remplirent de larmes. Une voix dans le fond lâcha un cri de mépris au Tibétain. Le prêtre qui conduisait la cérémonie du Bardo commença à déclamer, avec une férocité glaciale, une litanie ténébreuse que Shan n’avait encore jamais entendue. Il fusillait Yeshe du regard tandis que ses invectives se faisaient plus rapides et plus sonores. Yeshe se taisait, blanc comme un linge. Shan eut beau le tirer par le bras, il paraissait incapable de bouger. Le prêtre de service, des larmes sur les joues, cherchait frénétiquement dans les cheveux au sommet de la tête de Je. Si elle avait été convenablement préparée, l’âme de Je se serait échappée par un orifice minuscule dont on pensait qu’il se trouvait sur le haut de la tête de tous les humains.

— Qu’on lui jette un os, à ce chien. Il est indigne d’être moine ! hurla quelqu’un depuis l’arrière.

— Son nom, c’est Yeshe ! cria un autre. Gompa de Khartok.

Shan donna un coup d’épaule à Yeshe et le poussa hors de la yourte. Quelque chose s’était défait chez le jeune Tibétain. Il semblait d’une faiblesse extrême, insensible à tout. Shan lui prit la main et le conduisit au bloc de cellules où Sungpo psalmodiait un nouveau mantra, un mantra triste. Il avait appris la nouvelle. D’une manière ou d’une autre.

— Ça n’a pas d’importance, déclara Shan, non parce qu’il en était convaincu, mais parce qu’il ne pouvait supporter l’idée que Yeshe devienne une victime de plus.

— C’est important, au-delà de toute importance.

Yeshe tremblait. Il entra dans une cellule vide et agrippa les barreaux pour se stabiliser, dévoré par un effroi que Shan n’avait encore jamais vu.

— Ce que j’ai fait a détruit l’instant de sa transition. J’ai ruiné son âme. J’ai ruiné mon âme, dit-il avec une certitude glacée. Et je ne sais même pas pourquoi.

— Vous l’avez fait pour venir en aide à Sungpo. Vous l’avez fait pour rendre justice à Dilgo. Vous l’avez fait pour la vérité.

Shan n’avait pas parlé à Yeshe du rosaire de corail au musée de Lhassa, réplique de celui de Dilgo, le rosaire qu’on avait délibérément déposé pour impliquer Dilgo et emprisonner Yeshe dans le tissu de ses propres contradictions. Peu importait qu’il connût l’existence de cette pièce à conviction, il y avait bien longtemps que son cœur lui avait révélé le mensonge.

— Votre justice. Votre foutue justice, gémit Yeshe. Pourquoi est-ce que je vous ai cru ?

Il semblait se rapetisser, rétrécissant à vue d’œil.

— Peut-être que c’est vrai, ajouta-t-il avec une lucidité qui parut l’effrayer. Peut-être que vous avez invoqué Tamdin. Peut-être était-il là, tapi, à nous surveiller tout ce temps. Peut-être s’est-il servi de vous pour créer cette absence de pitié. Il ravage tout ce qu’il touche, il ravage même les âmes dans sa quête de vérité.

— Vous pouvez retourner dans votre gompa. Vous désirez être à nouveau prêtre, vous me l’avez montré. Ils vous aideront.

Yeshe recula contre le mur du fond et s’y affala, toujours debout. Quand il releva la tête, il apparut exsangue, tellement émacié que la chair semblait s’être rabougrie sur les os. Ce n’était pas Yeshe, c’était son spectre.

— Ils vont me cracher dessus. Ils vont me chasser des temples. Je ne pourrai jamais revenir en arrière maintenant. Et je ne peux pas aller au Sichuan. Je ne peux plus être l’un d’eux. Je ne veux pas être un bon Chinois. Ça aussi, vous me l’avez détruit, lança-t-il en fixant un regard hanté sur Shan. Qu’est-ce que vous m’avez fait ? Je m’en suis pris quatre. J’aurais pu tout aussi bien sauter d’une falaise.

Qu’on lui jette un os, avaient dit les moines. Jamais Yeshe ne serait prêtre. Ce n’était plus qu’un chien. Un moine impie.

— Pour rien.

Il se laissa lentement glisser au sol. Les larmes coulaient sur ses joues. Il trouva son rosaire et l’arracha. Les grains tombèrent un à un avant de rouler par terre. Engourdi par sa propre impuissance, Shan remplit d’eau une chope à thé et la tendit au jeune Tibétain. Elle tomba entre les mains de Yeshe et se cassa en miettes. Bataillant pour trouver quelques paroles de réconfort, Shan se mit en devoir de ramasser les éclats de porcelaine avant de s’arrêter et de tomber à genoux. Il fixait les morceaux de la chope qu’il tenait à la main.

— Non ! s’exclama Shan avec enthousiasme. Je nous a dit exactement ce que nous avions besoin de savoir. Regardez ! ajouta-t-il en secouant Yeshe par l’épaule pour lui montrer un éclat. Vous voyez ?

Mais Yeshe était incapable de l’entendre. La douleur au cœur, Shan se releva, lui adressa un dernier regard attristé et sortit du bâtiment à toute vitesse.

 

Lorsqu’ils arrivèrent au marché, Feng ne fit pas le moindre effort pour descendre du camion. Shan alla droit vers la boutique du guérisseur. Mais il n’entra pas dans la cahute de Khorda. Il se posta dans l’allée qui la jouxtait. Un adolescent en gilet de berger apparut à côté de lui.

— Attendez, le pria instamment le garçon.

Quelques instants plus tard, il revenait avec le purba au visage balafré.

— Il est inutile que vous alliez sur la montagne, lui dit Shan. Inutile de vous sacrifier. J’ai trouvé un autre moyen.

Le purba lui lança un regard sceptique.

— Il faut que j’aille faire la distribution de nourriture aujourd’hui. À la 404e, ajouta Shan.

— Nous ne livrons pas la nourriture. C’est de la responsabilité de l’association de charité.

— Mais parfois vous allez avec eux. Le temps n’est plus aux petits jeux. Je sais comment ça se passe. Il arrive que vous laissiez quelqu’un sur place.

— Je ne comprends pas, répliqua le purba avec raideur.

— Le camp de la 404e est bâti sur le roc. Il n’y a pas de tunnel. Il n’y a pas de trou dans le grillage de la clôture. Et personne ne vole dans les airs comme une flèche.

Le purba inspecta la place du marché par-dessus l’épaule de Shan.

— Avez-vous terminé votre enquête ?

— J’ai vu Trinle. Mais pas à la 404e.

— Trinle est un très saint homme. On le sous-estime souvent.

— Je ne le sous-estime pas. Pas maintenant. Pour lui la 404e n’est pas une prison. Il va et il vient à son gré dès qu’il s’agit du gompa de Nambe. Il va et il vient avec les purbas. Personne d’autre ne pourrait faire cela pour lui.

— Et comment ferions-nous ce tour de magie ?

— Je ne sais pas exactement. Mais ça ne devrait pas être trop difficile tant que le décompte de personnes ne change pas.

Le purba fit la grimace, comme s’il venait de croquer un fruit amer.

— Prendre la place d’un prisonnier serait de la folie. Avec pour conséquence une exécution immédiate.

— Ce qui explique pourquoi c’est un purba qui le fait.

L’homme ne réagit pas.

— Trinle est plus souvent malade que la plupart, continua Shan. Nous nous y sommes habitués. Parfois, il reste confiné sur sa couchette avec une couverture sur la tête. Maintenant je sais pourquoi. Parce que ce n’est pas lui. Je peux deviner la manière dont les choses se passent. À des jours convenus, les purbas viennent aider à servir la nourriture, quand l’association charitable apporte les repas. Un homme revêt une tenue de prisonnier sous ses vêtements civils. Quand Trinle arrive aux tables, il se crée une diversion. Peut-être se cache-t-il pour enfiler les vêtements d’un civil. Le purba change de place avec lui, et reste à la 404e jusqu’à son retour. Les gardes ne sont pas très pointilleux. Ils ne connaissent pas tous les visages des prisonniers. Tant que le décompte reste le même, comment pourrait-il y avoir une évasion ? Et tant que son visage reste caché, comment les autres prisonniers éprouveraient-ils le moindre soupçon ?

Le purba fixait Shan.

— Qu’est-ce que vous voulez exactement ?

— Il faut que je franchisse la zone interdite en limite de camp. Aujourd’hui.

— Comme vous l’avez signalé vous-même, c’est très dangereux. Quelqu’un pourrait se faire tuer.

— Quelqu’un a été tué. Combien de cadavres vous faudra-t-il encore ?

Le purba contempla les étals du marché comme s’il y cherchait une réponse.

— Des choux, lança-t-il soudain. Faites attention aux choux, répéta-t-il avant de disparaître, comme emporté par le vent.

Vingt minutes plus tard, Feng se frayait un chemin dans la circulation de la ville quand une charrette pleine de choux se renversa au passage de son véhicule. Il effectuait une marche arrière lorsqu’il fut bloqué par une seconde charrette. Instantanément, Shan bondit du véhicule.

— Voici ce que vous devez faire. Allez voir Tan. Dites-lui qu’il doit vous accompagner. À la 404e. Retrouvez-moi tous les deux devant la clôture, dans deux heures.

Il tourna les talons en ignorant les faibles protestations de Feng, et disparut dans la foule. Une heure plus tard, il était dans l’enceinte de la 404e, coiffé d’un bonnet en laine bien trop grand, avec le brassard de l’association de charité, et il servait des bols de gruau d’orge. Une moitié de la file était passée lorsqu’un garde reçut un seau d’eau sur le pied. Le garde poussa un cri et le Tibétain qui portait le seau tomba en arrière en bousculant au passage un autre prisonnier, qui dégringola au sol. D’autres gardes arrivèrent pour voir ce qui se passait. Dans la confusion qui s’ensuivit, Shan se glissa sous la table, du côté opposé, où pendait un morceau de feutre sale, ôta sa veste et prit la file à son tour, vêtu d’une tenue de prisonnier fournie par les purbas.

Choje ne mangeait pas. Shan le trouva méditant dans sa cahute et s’assit face à lui. Choje battit des paupières, ouvrit les yeux et mit la main sur la joue de Shan, comme pour s’assurer que celui-ci était bien vrai.

— C’est une joie de te revoir. Mais tu as choisi un moment bien délicat pour revenir.

— Il fallait que je parle au père supérieur du gompa de Nambe.

— Nambe a été détruit.

— Ses bâtiments ont été détruits. Ses occupants emprisonnés. Mais le gompa vit.

— Nous ne pouvions pas permettre qu’il meure.

— À cause des promesses concernant Yerpa. Faites au deuxième dalaï-lama.

— Plus qu’une promesse, dit Choje sans la moindre surprise. Un devoir sacré. C’est merveilleux, non ? ajouta-t-il, les lèvres retroussées en un faible sourire.

— Est-ce que les purbas sont au courant, Rimpotché ?

Choje secoua la tête.

— Ils veulent aider tous les prisonniers. C’est une bonne chose. Et c’est une chose juste. Mais ils n’ont jamais eu besoin de connaître notre secret. Nous avons le devoir de ne rien révéler. Il leur suffit de savoir que le gompa de Nambe vit, qu’en aidant Trinle ils le gardent en vie.

Shan acquiesça en entendant Choje confirmer ses soupçons.

— Je comprends maintenant pourquoi Trinle devait sortir, pourquoi le rituel de la flèche a finalement paru se réaliser. Vous deviez vous assurer que les nœuds passent à l’action au grand jour, en public. Une fois que le miracle s’était produit, il était sûr que des témoins allaient venir, à mesure que le bouche à oreille transmettait le compte rendu de cet acte de magie.

Choje plongea son regard dans ses mains.

— Nous nous faisions du souci, Trinle et moi : nous nous demandions si ce que nous avions fait était peut-être un mensonge.

— Non, l’assura Shan. Ce n’était pas un mensonge. Vous avez effectivement accompli un miracle, Rimpotché.

Un sourire serein illumina de nouveau le visage de Choje.

— Vous savez ce que le monde croira ? interrogea Shan. Que tout cela n’aura concerné que le sauvetage d’une seule âme.

— L’âme d’un procureur chinois. Ce n’est pas une mauvaise leçon, Xiao Shan.

Cent quatre-vingts moines se suicident pour sauver l’âme de celui qui avait requis contre eux. Partout ailleurs, ce serait matière à légende. Mais ici, ce n’était qu’un autre jour bien ordinaire, un jour au Tibet.

— Mais vous et moi savons que ce n’est pas la raison véritable.

Choje inclina les mains, les bouts des doigts joints. Il dessina une mudra d’offrande, la flasque du trésor. Choje le contempla avec un sourire lointain puis poussa les mains vers Shan. Silencieusement, Shan exécuta ce que Choje désirait, donnant à ses propres mains la forme de la même mantra. Choje fit le geste de verser le contenu de son réceptacle dans celui de Shan, avant de lentement écarter les mains, laissant Shan en possession de la flasque du trésor.

— Tiens, dit-il. Le trésor est tien.

Shan sentit ses yeux se mouiller.

— Non, murmura-t-il en protestant faiblement, et fermant les paupières, luttant contre les larmes.

Ils continueront à la construire, cette route, quand vous serez mort, voulait-il ajouter. Mais il connaissait la réponse de Choje. Cela n’avait aucune importance, dans la mesure où Choje et le gompa de Nambe avaient été bien réels et fidèles à eux-mêmes.

— Le rituel du tonnerre, il fait aussi partie des devoirs de Nambe, n’est-ce pas ?

Choje hocha la tête en signe d’approbation.

— Tes yeux ont toujours su voir loin, mon ami. Nambe était déjà vieux de plusieurs siècles lorsque le vœu a été fait de protéger le gomchen. Nambe était le centre du rituel. Il avait perfectionné cette pratique. Pour un mortel, faire le tonnerre exige un équilibre intense, le stade le plus élevé de la méditation. Certains racontent que c’est la raison pour laquelle nous avons eu l’honneur de veiller à la protection de Yerpa.

— Trinle et Gendun sont deux maîtres du rituel.

Choje se contenta de sourire.

Ils restèrent silencieux et écoutèrent les mantras qui commençaient au-dehors à mesure que les moines finissaient de manger.

— Tu es venu me présenter une requête, finit par dire Choje.

— Oui. Je dois parler à Trinle. À propos de cette fameuse nuit. Je sais qu’il ne parlera pas sans votre permission.

Choje réfléchit aux paroles de Shan.

— Tu demandes beaucoup.

— Il reste encore une chance, Rimpotché. Une chance de sauver Nambe et Yerpa. Il faut que vous me laissiez trouver la vérité.

— Toutes les choses ont une fin, Xiao Shan.

— Alors, s’il faut qu’il y ait une fin, répliqua Shan, que la fin soit dans la lumière, et non dans l’ombre.

— Ils leur donneraient des drogues, tu sais, s’ils capturaient Trinle et Gendun. Ces drogues sont comme des mauvais sorts. Ils seraient incapables de résister aux questions. Ils le savent. Si les soldats essayaient de s’emparer d’eux, Trinle et Gendun choisiraient de mourir. Peux-tu supporter ce fardeau ?

— Si les soldats essaient de s’emparer d’eux, répondit très vite Shan, moi aussi, je choisirai de mourir.

C’était simple de mourir, lorsque les nœuds venaient vous chercher. Si vous couriez pour fuir, ils tiraient. Si vous couriez sur eux, ils tiraient. Si vous résistiez, ils tiraient.

Il vit Choje qui lui souriait et baissa les yeux. Les mains de Shan formaient toujours la mudra, elles tenaient la flasque du trésor, lorsque Choje se mit à parler.

Vingt minutes plus tard, Shan se tenait en bordure de la zone interdite et ôtait sa chemise de prisonnier. Il avança d’un pas. Les nœuds lancèrent un avertissement. Trois d’entre eux relevèrent le chien de leur fusil qu’ils pointèrent sur lui. Un officier dégaina son pistolet, s’apprêtant à tirer un coup de sommation lorsqu’une main se referma sur l’arme et l’abaissa vers le sol. C’était Tan.

— Il vous reste moins de dix-huit heures, grommela Tan. Vous devriez être en train de rédiger le rapport final.

Mais comme ils s’éloignaient des nœuds, sa colère disparut.

— La délégation du ministère. Ses membres sont déjà en compagnie de Li. Ils ont modifié le programme. Le procès se tiendra à huit heures demain matin.

Shan releva la tête, soudainement inquiet.

— Vous devez demander un délai.

— Pour quel motif ?

— J’ai un témoin.