18
Sungpo, pour la première fois, n’était plus immobile. Il tenait la tête du vieil homme sur ses genoux et l’essuyait avec un chiffon mouillé, s’arrêtant parfois pour lui glisser du riz dans la bouche, un grain à la fois.
— Nous avons essayé d’avoir un médecin, dit Shan avec un sentiment de totale impuissance. Un médecin de la ville.
Mais le Dr Sung avait refusé. Lorsqu’il avait appelé pour la supplier de changer d’avis, elle lui avait offert des excuses à foison. Elle avait un horaire à respecter à la clinique. Elle devait opérer. Elle n’était pas autorisée à se rendre sur une base militaire.
— Ils vous ont avertie, n’est-ce pas ? Il s’agit d’un vieux lama, avait-il imploré.
— En quoi cela ferait-il une différence ?
— À cause de ce qui s’est passé à l’école bouddhiste.
Dans le silence qui s’était ensuivi, Shan n’était pas certain qu’elle fût restée en ligne.
— Un vieillard est en train de mourir. Nous n’avons aucun moyen de parler à Sungpo. S’il meurt, cela peut signifier qu’un autre innocent sera exécuté. Et un meurtrier restera impuni.
— J’ai une opération chirurgicale, avait répondu le Dr Sung, presque en chuchotant.
— Ne me donnez pas d’excuses. Reconnaissez simplement que vous refusez.
Elle n’avait pas réagi.
— L’autre jour, dans votre bureau, j’ai compris que, contrairement à ce que vous voudriez faire croire à qui veut l’entendre, ce n’est pas le monde qui vous a rendue amère. Vous êtes amère parce que vous n’aimez pas celle que vous êtes devenue.
La ligne avait été coupée.
— Rimpotché, chuchota Shan. Je pourrais trouver du tsampa. Dites-moi que vous avez besoin de manger.
Il sentit le pouls du vieillard. Faible et lent, tel un bruissement de plume irrégulier.
Je cilla et ouvrit les yeux.
— Je n’ai aucun besoin, déclara-t-il avec une force qui contredisait son apparence. Je cherche une porte. Des portes, j’en ai trouvé, mais elles sont verrouillées. Je cherche la mienne.
— Ce n’est qu’une journée comme les autres. Après-demain, vous serez à nouveau chez vous.
Je murmura quelques mots, d’une voix si faible que Shan ne put l’entendre. Le vieillard avait parlé à Sungpo, qui comprit et guida sa main vers son rosaire à la ceinture. Je entama un mantra.
Jigme avait été autorisé à pénétrer dans le corps de garde, sur l’insistance de Shan. Il s’était immédiatement réfugié dans le coin le plus sombre de la cellule. Quand il revint, le bol de riz était vide. Shan se dirigea vers le coin. Un instant, Jigme lui bloqua le passage, son regard allant et venant de Sungpo à Je, puis il s’écarta. Il avait bâti un minuscule autel à invoquer les esprits en poussant deux pierres repose-tête contre le mur sur lesquelles il en avait posé une troisième. Entre les deux montants étaient réparties une demi-douzaine de boulettes de riz, les pinces prises dans le bureau et le fil de fer, posés sur plusieurs petits morceaux de papier blanc brillant. Shan tendit la main pour toucher le papier mais Jigme la lui chassa d’une tape.
— Le garde, il les avait sur son bureau quand je suis arrivé. Il a ri et les a montrés à Sungpo. Sungpo méditait. Le garde les a jetés dans la cellule. Je les ai ramassés avant qu’on les voie. Je dois les brûler. Ces papiers sont irrespectueux.
Ce n’était pas des papiers, s’aperçut Shan en les retournant. Mais des photographies. Au nombre d’une douzaine, représentant trois moines différents en compagnie de gradés de la Sécurité publique. Le ventre déchiré, Shan reconnut les moines d’après les photos des dossiers de Jao. Chacun des trois premiers membres des cinq de Lhadrung était le sujet de quatre clichés. D’abord debout, encadré par deux officiers à son procès. À genoux au sol. Puis avec un pistolet tenu à quarante centimètres du crâne. Et finalement, étendu par terre, mort, la tête au centre d’une flaque de sang.
Les mains tremblantes, Shan rassembla les photos et les mit dans sa poche.
Sungpo s’adressait à nouveau à Je. Un rire rauque sortit en sifflant de la gorge du vieillard.
— Il dit de prévenir quelqu’un que nous allons bientôt commencer, expliqua Sungpo.
Commencer ? Et Shan comprit. Commencer le rituel pour le passage de l’âme. Les yeux du vieillard se portèrent vers la porte de la cellule puis s’attardèrent vaguement sur la silhouette de Yeshe avant de continuer leur errance paresseuse.
— Quand on la laisse partir à la dérive, parfois, elle trouve sa route toute seule, murmura-t-il, comme si une pensée avait par inadvertance trouvé le chemin jusqu’à sa langue.
— Nous pourrions lui demander de descendre la montagne, murmura Jigme en s’accrochant aux barreaux, paraissant craindre sinon d’être emporté. Pour un saint comme Je, peut-être accepterait-il d’apporter son aide.
— Un guérisseur ? interrogea Yeshe. Avez-vous trouvé un guérisseur ?
— Il a faim, celui-à-la-tête-de-cheval. D’accord, qu’il me mange. Ça m’est égal. Peut-être qu’alors vous pourrez lui parler, peut-être qu’alors il vous aidera à sauver Sungpo.
Shan se porta immédiatement à côté de Jigme pour lui faire lâcher les barreaux.
— Vous l’avez trouvé ? Vous avez trouvé Tamdin ?
Il y avait une caverne, avoua finalement Jigme, dans laquelle le démon dormait.
— La main du démon n’était plus là, mais le vieil homme que nous avons pris au marché connaissait bien les prières. Seuls des villageois et des bergers sont d’abord arrivés. Puis ensuite il y en a eu un qui est venu des hauteurs, il descendait la montagne comme une chèvre, sur un sentier large comme une main d’homme. Il a laissé la prière contre les morsures de chien, récité quelques mantras et remonté le versant. Même sans le vieil homme, j’aurais su que c’était le serviteur de Tamdin. À cause d’eux.
— Eux ?
— Les vautours. Ils le suivaient comme s’ils étaient apprivoisés, comme s’ils savaient qu’il allait leur trouver de la viande fraîche.
Jigme et le sergent Feng avaient suivi le serviteur de Tamdin en remontant le sentier plein de pièges sur près de deux kilomètres, avant de s’engager dans une gorge en cul-de-sac près du sommet.
— Quand il est parti avec une cruche à eau vide, je suis entré. Mais Tamdin avait pris la forme d’un loup-démon.
Jigme releva une jambe de pantalon pour montrer une déchirure sur son mollet, une plaie qui saignait encore, entourée par une rangée de marques en creux dans la chair.
— Par l’enfer brûlant, j’ai couru comme si j’avais le diable à mes trousses.
— Vous pourriez le retrouver ? demanda Yeshe, tout excité.
Jigme hocha lentement la tête en regardant Je.
— Qu’il me dévore, comme offrande. Je m’en fiche. Sungpo me retrouvera dans la prochaine vie. Remplissez-lui le ventre, et peut-être que Tamdin acceptera de vous parler. Demandez-lui de descendre dans la vallée, pour Rimpotché. Mais il se peut que le temps manque. En haut de cette montagne, c’est bien plus haut que le mausolée des Américains. Une montée difficile.
— Non, intervint Shan. Il y a un moyen plus facile.
— Comment pourriez-vous savoir cela ? demanda Yeshe.
— Parce que je sais d’où est venu le serviteur de Tamdin.
Les quatre hommes avançaient sur les pierres en silence, perdus dans leurs pensées et leurs frayeurs, harcelés par le vent, les forces sapées par l’altitude. Ils avaient trouvé le sentier là où Shan l’avait prévu, parallèle à la gorge du Dragon, recoupant la route derrière les formations rocheuses près de l’ancien pont suspendu. Il montait presque à la verticale le long de la griffe nord sur un bon kilomètre avant d’emprunter l’arête de la longue corniche.
Jigme, qui avait insisté pour ouvrir la marche, tomba soudain à genoux et indiqua le sentier devant lui.
— Lui ! s’exclama-t-il, le souffle court, gorge nouée. Le serviteur !
La main de Feng se glissa jusqu’à son arme.
— Non, intervint Shan. Il ne nous fera aucun mal. Laissez-moi lui parler seul à seul.
Shan était assis en solitaire au milieu d’un groupe de gros rochers ronds, le reste de la troupe caché côté opposé, lorsque l’homme approcha. Il portait un sac en toile sur l’épaule et deux gau autour du cou. Il s’arrêta brutalement et plissa les yeux en voyant Shan.
— Salut, Chinois.
— Je suis content que ce soit vous, Merak.
Le chef ragyapa acquiesça comme si la chose était entendue.
— Il n’y a jamais eu d’autres personnes qui ont demandé de charmes, je me trompe ? interrogea Shan.
Merak posa son sac au sol et s’appuya au roc à côté de Shan, la main sur son gau. Il paraissait soulagé d’avoir été découvert.
— Mais qui l’aurait cru ? Ce n’est pas souvent qu’un ragyapa est capable d’accomplir de grandes choses.
— Qu’est-ce que vous faites pour son service ?
— Un démon a besoin de beaucoup de repos. Il doit être protégé quand il se repose. J’avais peur que si, moi, je pouvais le trouver, d’autres le trouvent aussi.
— Et cela dure depuis combien de temps ?
— Ce salaud de Xong De. Le directeur des mines. Il a refusé, à mon neveu l’autorisation de travailler à la mine américaine.
— Luntok, déclara Shan, comprenant soudain. Votre neveu, c’est Luntok ? Celui qui escalade les montagnes ?
— Oui, dit Merak avec une fierté évidente. Il va escalader le Chomolungma.
— Mais comment a-t-il pu trouver cet emploi alors qu’on l’avait refusé ?
— Xong est mort. Les gens racontent que Tamdin l’a tué. Je l’ai cru, parce qu’après beaucoup de Tibétains ont trouvé des emplois à la mine. L’autorisation a rapidement été accordée à Luntok. Je suis allé faire une offrande à Tamdin. Je savais qu’il habitait dans les hautes montagnes. Je n’ai pas arrêté de chercher. Aussi, quand Luntok a trouvé sa main, j’ai su où il fallait regarder. Je connais nos vautours. Ils trouvent leur nourriture depuis les hautes crêtes. L’oiseau a laissé tomber la main près des Américains. Quand il l’a ramassée, il a dû vite se rendre compte que ce n’était pas sa nourriture habituelle. Et il a dû la lâcher peu de temps après l’avoir trouvée.
— Ce qui signifiait que Tamdin était dans une caverne d’altitude proche des Américains.
Merak acquiesça à grands coups de tête.
— D’abord, j’ai eu peur de l’avoir dérangé. J’ai touché sa peau d’or. Mais quand j’ai senti son pouvoir, je me suis rendu compte de ce que j’avais fait et je me suis enfui.
— Mais vous êtes revenu avec des charmes pour être pardonné. Et vous continuez depuis à l’aider.
— Il était méchamment blessé, je le voyais bien. Il avait perdu sa main en combattant ce dernier démon. Il a livré tellement de batailles. Je lui ai rendu sa main, et j’ai apporté les charmes, mais je savais qu’il avait besoin de repos. J’ai emmené les chiens là-bas, pour qu’ils le protègent pendant qu’il se remettait de ses blessures. Et j’apporte eau et nourriture depuis ce jour-là.
— De l’eau et de la nourriture ?
— Je connais la différence entre les démons et les créatures de chair et de sang.
— Pourquoi auriez-vous besoin de prières pour vous protéger d’eux s’ils sont à vous ?
— Ils ne sont pas à moi. Je les ai achetés à un conducteur de troupeau. Maintenant, ils appartiennent à Tamdin.
Shan contempla Merak avec un vague sentiment d’appréhension qui ne faisait que croître.
— Souhaitez-vous venir avec moi ?
Merak ramassa son sac et secoua lourdement la tête.
— Je sais que vous êtes obligé de le faire, Chinois. Les gens parlent à votre sujet, ils disent comment vous avez invoqué le démon. Vous ne pouvez pas reculer.
Il indiqua le sentier et expliqua à Shan que l’entrée était cachée aux regards, huit cents mètres à l’intérieur d’une petite gorge, avant de secouer à nouveau la tête, prêt à partir.
— Je ne veux pas être là quand un Chinois essaiera d’entrer. Vous devriez souhaiter repartir avec moi, je vous aimais bien.
Lorsqu’ils trouvèrent la gorge, Shan regarda ses compagnons.
— Sergent, dit-il en montrant Jigme. Sa jambe saigne encore. Il faut que vous la pansiez.
Il arracha un pan de sa chemise qu’il tendit à Feng. Le sergent, qui contemplait la gorge d’un œil inquiet, parut d’abord ne pas avoir entendu, avant de se retourner, le front soucieux.
— Vous croyez que j’ai peur du démon ?
— Non. Je crois que la jambe de Jigme saigne.
Feng grommela, et guida Jigme jusqu’à un rocher plat à l’entrée de la gorge. Shan et Yeshe avancèrent jusqu’à un rétrécissement des parois qui ne laissait plus qu’un petit passage ouvrant soudain sur une clairière.
À l’instant où Shan y posa le pied, les bêtes attaquèrent.
Les créatures mangeaient la nourriture apportée par Merak, mais elles bondirent instantanément en voyant Shan, toutes dents dehors, en grondant. C’était les plus gros chiens que Shan eût jamais vus, des mastiffs tibétains noirs, élevés pour défendre les troupeaux contre les loups et les léopards, mais beaucoup plus imposants que les bêtes que Shan avait vues au Kham. Si elles n’avaient pas été attachées, elles l’auraient déchiqueté en menus morceaux. Quand Rebecca Fowler avait conduit la cérémonie au pied de la montagne, quelque chose avait hurlé dans la nuit.
Derrière les chiens se trouvait la caverne.
Soudain, tel un chuchotement glacé par-dessus son épaule, il se rappela les paroles de la diseuse de bonne aventure de Khorda. Prosterne-toi devant les chiens noirs. Il tomba à genoux, avant de se prosterner. Les chiens s’apaisèrent, curieux. Il sentit un mouvement derrière lui. C’était Yeshe, parlant à voix basse, d’un ton réconfortant, qui tenait son rosaire de manière à bien le montrer aux animaux. Chose incroyable, les chiens baissèrent la tête et avancèrent lentement. Yeshe se mit à les caresser, en récitant une prière. Shan repensa au gompa de Khartok : les chiens étaient les incarnations de prêtres déchus.
À l’intérieur de la caverne, Shan trouva des torches posées contre un rocher. Il en alluma une et suivit le tunnel qui s’incurvait vers la droite avant de déboucher sur une salle imposante. Il se figea, saisi un instant par la panique. Son cœur cessa de battre. La chose le regardait. La chose avançait sur lui, ses crocs rouges bien visibles. Il avait violé son territoire sacré et elle allait prendre sa tête, à lui aussi.
— Non ! s’écria-t-il.
Il secoua violemment la tête, comme pour se libérer du mauvais sort. Il songea que la lumière lui jouait un mauvais tour et, luttant contre sa peur, il se porta en avant. La coiffure et le costume avaient été délibérément disposés sur un cadre en bois de manière à effrayer les intrus. Ses ors finement ouvragés brillaient, et le collier de crânes dansait à la flamme vacillante de sa torche. L’incantation d’invocation de Khorda avait fait son œuvre, songea-t-il sombrement. Mais qui invoquait qui ? Tamdin donnait l’impression de l’attendre.
Choje aurait voulu qu’il prononce certains mots, mais Shan était incapable de s’en souvenir. Il pouvait faire des mudras en offrande, mais ses doigts semblaient paralysés.
Il fut incapable de savoir combien de temps il resta là, debout, hypnotisé par la créature qu’il avait pourchassée. Finalement, il coinça la torche entre deux pierres et fit lentement le tour du costume, impressionné par sa puissance et sa beauté. Sur le devant, des rangs d’emblèmes en forme de disque avaient été cousus. Il sortit de sa poche le disque trouvé par Jilin. Juste sous la taille se trouvait un vide où le disque s’inséra parfaitement.
Il sentit un frisson derrière lui. Yeshe était entré, lui aussi percevait le pouvoir du démon. Il tomba à genoux et offrit une prière.
Derrière le costume se trouvait une pierre plate pareille à une table sur laquelle étaient posés les instruments rituels de Tamdin. Le plus proche était une grande lame incurvée en fléau avec une poignée à son sommet. Il toucha la lame : effilée comme un rasoir, elle était incontestablement assez affûtée pour sectionner la tête d’un humain. Des chaussures spéciales montées avec protège-tibias en or étaient posées sous la pierre. Les bras étaient disposés sur une autre pierre près du mur, l’un mutilé, une main en moins. Merak avait posé avec vénération sous celui-ci la main brisée.
Shan toucha le gau. Chose étrange, celui-ci lui parut chaud. Il glissa une main tremblante à l’intérieur du gant de cuir patiné du bras encore valide. Ce dernier était équipé d’un système complexe de poulies et de leviers.
Shan poussa un levier près du poignet et une rangée de crânes minuscules pivota le long du haut du bras. Il en poussa un autre et des griffes sortirent des doigts. Un autre ensemble de bras, minuscules faux membres montés près de l’épaule, pouvaient être manipulés par des anneaux enfilés sur les doigts du danseur. Il s’agissait d’une machine stupéfiante, un exploit technique, même pour les temps modernes. Shan était certain qu’il fallait des heures pour apprendre le maniement d’un tel costume. Des heures, mais pas des semaines, ni même des mois. Les mois d’entraînement jadis exigés des danseurs de Tamdin étaient nécessaires pour les mouvements des cérémonies, à cause de la coordination parfaite qu’exigeait la machine afin d’accomplir les rituels complexes pour lesquels elle avait été conçue.
Shan enfila le bras de Tamdin jusqu’à l’épaule et l’ajusta soigneusement. L’objet était étonnamment confortable, presque naturel. La doublure en soie autorisait une liberté de mouvements quasi totale. Il fit sortir les griffes et se surprit à les observer avec un sentiment de puissance immense. Il en joua, les faisant rentrer puis ressortir. C’était ça, Tamdin. C’était ainsi qu’on devenait Tamdin.
Une sensation d’immense satisfaction commença à grandir en lui. Avec ce bras, avec ces griffes, avec cette puissance, des comptes pouvaient se régler.
Un haut-le-cœur de surprise derrière lui rompit le charme maléfique. Yeshe bondit et commença à tirer la chose pour l’enlever du bras de Shan. Tout à coup Shan sentit lui aussi les ténèbres et arracha la manche. Les deux hommes contemplaient l’objet à leurs pieds, avant de relever la tête à l’unisson. Les deux chiens noirs étaient assis à l’entrée de la caverne, fixant Shan en silence, les yeux pleins d’une intensité glacée.
D’une main tremblante, Shan montra trois grandes boîtes en bois de rose dans la pénombre. Ils découvrirent vite que les boîtes avaient été conçues pour transporter le costume, l’une étant équipée d’une patère pour la coiffure. Une enveloppe était fixée à l’intérieur du coffre à l’aide d’adhésif jauni. Yeshe en sortit plusieurs pages de papier, dont certaines étaient si vieilles qu’elles se brisaient.
Les premières étaient le rapport de recensement manquant du gompa de Saskya, terminé quatorze mois auparavant et faisant état de la découverte des caisses dans les quartiers d’un vieux lama qui avait jadis été le danseur Tamdin.
— Mais qui l’a emporté ? interrogea Yeshe. Qui a volé le costume pour l’apporter ici ? Le directeur Wen ?
— Je pense que Wen savait, mais ce n’est qu’une partie du puzzle. Wen n’a pas utilisé le costume. Wen n’a pas emporté la tête du procureur jusqu’au mausolée.
Il ne croyait pas suffisamment, c’était cela que Shan voulait dire. Quiconque s’était servi du costume et avait sectionné la tête de Jao était un zélote fervent.
— Vous pensez maintenant que c’est un moine qui l’a volé ?
— Je ne sais pas, répondit Shan, sentant la frustration monter comme une boule dans sa poitrine.
Il avait espéré qu’au terme de sa longue quête de Tamdin il aurait toutes les réponses dont il avait besoin.
— Seul peut-être le lama à qui on l’a volé a la réponse.
Yeshe passa aux pages plus anciennes.
— Un rapport, annonça-t-il après avoir lu la première page en diagonale. Un anthropologue de Guangzhou. Historique du costume. Détails de la cérémonie, telle qu’il en a été le témoin en 1958.
Il s’interrompit et releva les yeux.
— Au gompa de Saskya. Saskya était le seul gompa du comté à exécuter la danse.
Il lut à haute voix.
— Le savoir de la cérémonie était une charge sacrée, qui passait d’un moine d’une génération, et d’un seul, à un moine de la génération suivante. Le danseur de Tamdin de 1958 était considéré comme le meilleur de tout le Tibet.
— Mais qui avait le costume l’année dernière ? Le vieux danseur, s’il est toujours en vie. Ou son élève. Eux sauront qui a pris le costume. La voilà, la preuve dont nous avons besoin. Le dernier lien avec le meurtre.
Yeshe continua à lire en silence, sur quelques paragraphes, avant d’abaisser les feuillets et de dévisager Shan d’un air perplexe. Shan lui prit la feuille des mains et lut. Le danseur de 1958 avait été Je Rimpotché.
Une tente s’était matérialisée devant les casernements, une structure de feutre en poil de yack ressemblant à une yourte couverte. Quatre moines attendaient tranquillement à la grille. Feng immobilisa le camion sous leurs regards.
Quatre nœuds s’approchèrent, chargés d’une civière. La grille s’ouvrit et les moines prirent la civière puis avancèrent à pas minuscules et précautionneux, soucieux qu’ils étaient de leur fragile fardeau. Ils pénétrèrent dans la tente. Un camion au moteur qui hoquetait bruyamment, une véritable antiquité, s’approcha, couinant de tous ses freins, pour se garer à côté de la tente. Shan reconnut quelques-uns des hommes qui en sortirent. Des moines du gompa de Saskya.
L’intérieur de la tente était empli d’une brume de fumée d’encens. Le vieux prêtre que Shan avait rencontré au temple de Saskya était penché sur Je, qu’il lavait pour la cérémonie. Un deuxième moine âgé, vêtu d’un habit aux manches en brocart – Shan se rendit compte que ce devait être le kenpo de Saskya –, présidait à la tête de la civière, rehaussée par des bottes de paille. À l’approche de Shan et de Yeshe, deux prêtres plus jeunes s’interposèrent. Yeshe passa outre, comme pour protéger Shan.
— Nous devons lui parler, protesta Shan.
Les jeunes prêtres ne prononcèrent pas une parole et indiquèrent un espace à côté d’un groupe de moines, assis devant la paillasse, qui faisaient tourner des moulins à prières en récitant des mantras.
— Une question, pressa instamment Yeshe. Rimpotché ne rechignerait pas à une question.
Le prêtre lança à Yeshe un regard noir.
— Où avez-vous étudié ?
— Au gompa de Khartok. Je peux expliquer, supplia Yeshe. Il s’agit de sauver Sungpo. Peut-être même de sauver la 404e.
Le prêtre se tourna vers Shan.
— La cérémonie du Bardo a débuté. La transition a déjà commencé. Son âme. Elle est déjà en train de se lever. Cela requiert toute sa concentration. Il peut maintenant voir une petite lumière, très loin. S’il se détourne d’elle, s’il la perd un instant, il pourrait être envoyé dans un lieu qui n’était pas prévu. Il se peut qu’il ne la retrouve jamais. Il peut errer éternellement. Ce moine de Khartok le sait, termina-t-il en jetant un regard de mépris à Yeshe.
Ils s’assirent pour attendre. Yeshe commença à réciter son rosaire mais, sous l’œil de Shan, il perdit le compte petit à petit et se mit à tordre ses doigts au point d’en avoir les phalanges toutes blanches. On apporta des lampes à beurre et on les alluma.
— Vous ne comprenez pas ! lâcha soudain Yeshe. Il pourrait sauver Sungpo ! Nous pouvons protéger la 404e !
Le kenpo se retourna avec une expression glaciale. L’un des moines plus jeunes se dirigea, furieux, vers Yeshe comme s’il voulait le maîtriser physiquement, mais il fut interrompu par un remue-ménage soudain à la porte. Ils entendirent des protestations à voix basse. On releva l’abattant et le Dr Sung apparut. Elle jeta un coup d’œil noir à Shan et ignora tous les autres, avant de s’avancer jusqu’à la paillasse. À l’instant où elle ouvrait sa sacoche, le père supérieur l’interpella à haute voix et lui saisit le bras. Le Dr Sung et lui se livrèrent un duel de regards. De sa main libre, elle sortit un stéthoscope de sa sacoche, le passa autour de son cou puis, un doigt après l’autre, elle fit lâcher prise à la main du vieux moine. Celui-ci ne bougea pas mais ne fit rien pour arrêter l’examen.
— Son cœur ne bat pas suffisamment pour garder un enfant en vie, déclara-t-elle. Je soupçonne la présence d’un caillot.
— Est-ce qu’on peut le soigner ? demanda Shan.
— Peut-être. Mais pas ici. J’ai besoin de faire des tests à la clinique.
— Rien qu’une question, insista Yeshe en consultant sa montre. Il faut que nous sachions. Il est le seul à pouvoir nous répondre.
Sung haussa les épaules et remplit une seringue d’un liquide transparent.
— Ceci va le réveiller. Brièvement, au moins.
Elle nettoya le bras de Je. Comme elle se penchait sur Je avec son aiguille, le père supérieur plaça la main sur le carré de peau nettoyée.
— Vous n’avez aucune idée de ce que vous êtes en train de faire, prévint-il.
— C’est un vieil homme qui a besoin d’aide, implora Yeshe. Il n’est pas obligé de mourir ici. S’il meurt maintenant, Sungpo peut mourir lui aussi.
— Sa vie tout entière a été dédiée à cet instant de transition. Un instant qu’on ne peut pas arrêter. Il a déjà commencé sa traversée. Il est en un lieu qu’aucun de nous n’est autorisé à déranger.
Le Dr Sung regarda le prêtre comme pour la première fois, avant de lentement baisser sa seringue, cherchant les yeux de Shan qui s’était avancé sur l’estrade.
— C’est vous qui me l’avez demandé, dit-elle.
Mais sa voix embarrassée donna à sa phrase un accent de question plus que d’accusation.
— S’il meurt aujourd’hui, Sungpo mourra demain, poursuivit Yeshe d’un ton désespéré par-dessus l’épaule de Shan. Tout cela n’aura servi à rien. Si nous n’avons pas la réponse maintenant, nous ne la trouverons jamais.
Shan fit un geste vers l’entrée de la tente. La doctoresse abandonna ses instruments sur la paillasse et le suivit.
— Si c’est la maladie, nous devrions l’emmener, dit Shan doucement. S’il ne s’agit que d’un trépas naturel…
— Qu’est-ce que vous entendez par naturel ? questionna le Dr Sung.
Shan regarda au-dehors, au-delà des barbelés jusqu’au long bâtiment où Sungpo était assis.
— Je crois que je ne sais plus.
— Si je pouvais faire des tests, suggéra Sung, peut-être pourrions-nous…
Elle fut interrompue par un cri horrifié. Ils se retournèrent aussitôt. Les prêtres se remettaient debout d’un bond. Le vieux moine, le père supérieur, frappait Yeshe sur la tête avec une cloche de cérémonie. Yeshe était debout au-dessus de la paillasse, des larmes dégoulinant sur le visage. Il avait injecté à Je le contenu de la seringue.
Tout le monde criait. Quelqu’un exigea de connaître le nom du père supérieur de Yeshe. Un autre agrippa la chemise rouge de Yeshe et la lui arracha. Ils furent soudainement réduits au silence par Je qui leva un bras.
Le bras se dressa à la verticale, la main pivotant en une lente rotation inquiétante et irréelle, comme cherchant à se saisir d’une chose juste à la limite de sa portée.
Shan se précipita au côté de Je et lui essuya le front à l’aide du chiffon humide. Le vieil homme battit des paupières et ouvrit les yeux pour fixer le toit en feutre au-dessus de sa tête. Il baissa la main jusqu’à son visage et l’étudia, agitant les doigts avec une lenteur exquise, comme celle d’un papillon par grand froid. Il se tourna et mit les doigts sur le visage de Shan, en plissant les yeux, à croire qu’il ne le discernait pas bien.
— Quel niveau est-ce, alors ? murmura-t-il d’une voix sèche qui se craquelait.
— Rimpotché, le pressa Yeshe. Vous avez été le danseur de Tamdin à Saskya. Vous avez conservé le costume jusqu’à l’année dernière. Qui vous l’a pris ? implora-t-il. Est-ce que vous avez transmis votre savoir ? Qui était-ce ? Nous devons savoir qui a pris le costume.
Je rit d’une voix rauque.
— J’ai connu des gens comme vous dans l’autre lieu, chuchota-t-il dans un souffle rauque.
— Rimpotché. S’il vous plaît. Qui était-ce ?
Il battit des paupières et ses yeux se fermèrent. On entendit un nouveau bruit, un raclement dans sa poitrine.
Tous regardèrent plusieurs minutes durant dans un silence angoissé.
Puis les yeux s’ouvrirent à nouveau, écarquillés.
— Au bout du compte, déclara-t-il lentement, comme s’il écoutait quelque chose, chaque mot ponctué par ce sifflement qui râpait dans sa poitrine, tout ce qu’il faut, c’est un son parfait.
Il ferma les yeux. Le sifflement râpeux cessa.
— Il est mort, annonça le Dr Sung.