12
Le Kham est une vaste terre sauvage, située non seulement sur le Toit du monde mais à ce qui semblait en être la dernière extrémité. C’est une terre qui semble défier toute tentative de domestication, ou de récupération par quiconque, une terre comme Shan n’en avait encore jamais rencontré. Le vent soufflait sans désemparer sur le haut plateau solitaire, barattant le ciel en une mosaïque de lourds nuages et de carrés d’un bleu lumineux. Lorsque le sergent Feng s’arrêta, chose qu’il faisait fréquemment pour consulter sa carte, Shan entendit des bruits furtifs, impossibles à identifier, comme si le vent portait des fragments de voix et de plaintes, d’étranges bruits discontinus semblables à des geignements de souffrance au lointain.
Il existait des lieux, croyaient certains des vieux moines, qui agissaient comme des filtres aux malheurs du monde, se saisissant pour les retenir des tourments qui dérivaient à la surface de la terre. Peut-être était-ce là justement un de ces lieux, songea Shan, où les hurlements des multitudes en contrebas venaient se rassembler pour être battus par les vents et changés en bribes bruissantes, petites et ténues, tels des galets dans une rivière.
Il attendit qu’ils aient roulé presque six heures pour appeler Tan depuis un garage délabré au toit en tôle près des limites du comté.
— Où êtes-vous ? exigea de savoir Tan.
— Que savez-vous du lieutenant Chang de la 404e ?
— Nom de Dieu, Shan, où êtes-vous parti ? Ils ont dit que vous aviez quitté une nouvelle fois le casernement avant le lever du jour. Et Feng n’a jamais appelé.
— C’est moi qui le lui ai demandé.
— Vous le lui avez demandé ?
En son for intérieur, Shan voyait les lèvres de Tan se retrousser sous la colère.
— Passez-le-moi, ordonna Tan d’une voix de glace.
— Chang était officier de la garde. J’aimerais savoir où il a été stationné avant de venir ici.
— Ne venez pas mêler mes officiers à…
— Il a tenté de nous assassiner.
Tan en eut le souffle coupé.
— Racontez-moi, dit-il sèchement après un temps de silence.
Shan expliqua comment ils avaient emprunté le raccourci recommandé par Chang et comment celui-ci les avait pris en embuscade.
— Vous faites erreur. C’est un officier de l’APL. Les responsabilités de sa charge sont à la 404e, il n’a rien à voir avec le procureur Jao. Cela n’aurait aucun sens.
— Très bien. Essayez de le trouver à la 404e. Ensuite vous pourriez peut-être remonter le raccourci sur le versant de la griffe nord. C’est une vieille piste qui se dirige vers le nord, trois kilomètres au-dessus de l’embranchement de la route. Depuis le sommet de la falaise, l’épave du véhicule est visible. Nous n’avons encore rien révélé à personne. Vous pourrez suivre les vautours. Ils seront là.
— Et vous avez attendu tout ce temps pour me le raconter ?
— Au début, je n’étais pas sûr. Comme vous l’avez précisé, il était dans l’armée.
— Vous n’étiez pas sûr de quoi ?
— Pas sûr de savoir si vous n’aviez pas arrangé toute l’affaire.
Nouveau silence.
— Ça pourrait être tentant, suggéra Shan, si vous aviez décidé de ne pas poursuivre une enquête séparée.
— Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ? demanda Tan comme s’il admettait volontiers que la chose allait de soi.
— J’y ai réfléchi toute la nuit. Je ne crois pas que vous auriez tué le sergent Feng.
Shan entendit une conversation étouffée à l’autre bout du fil. Tan se mit à aboyer des ordres à Mme Ko. À son retour en ligne, il avait une réponse.
— Chang n’était pas de service hier. Il était libre de faire ce qu’il voulait.
— Il a décidé de nous tuer de sa propre initiative ? Pour se distraire pendant un jour d’oisiveté ?
— Où est-ce que vous êtes ? questionna Tan avec un soupir de lassitude.
— Toutes les autres pistes sont froides. Je vais essayer de retrouver le chauffeur de Jao. Je crois qu’il est vivant.
— Quittez le comté et vous serez considéré comme évadé.
Shan l’informa sur le dossier trouvé au garage et lui expliqua la raison pour laquelle il devait retrouver Balti.
— Si j’avais demandé la permission, cela aurait demandé du temps et de la préparation. L’information aurait pu se propager vers l’est, vers les conducteurs de troupeaux. Au risque de perdre toute chance de jamais retrouver Balti.
— Vous n’en avez pas non plus soufflé mot au ministère de la Justice.
— Rien du tout. C’est ma responsabilité.
— Et donc Li n’est pas au courant.
— Il m’est apparu que nous pourrions tirer quelque avantage à nous entretenir avec le chauffeur de Jao sans l’aide de l’assistant du procureur.
Dans un silence qui illustrait clairement l’indécision de Tan, Shan décida de lui parler de la main. Il était dans un téléphone public : la probabilité que celui-ci soit sur écoute était faible.
La main du démon qui avait tellement effrayé les ouvriers de Rebecca Fowler était de facture exquise. Un observateur inattentif aurait pu aisément se laisser convaincre qu’il ne s’agissait là que des restes rabougris d’une créature de chair et de sang. Mais Shan avait montré à Fowler la manière dont les tendons avaient été méticuleusement élaborés à partir de cuir cousu sur des lamelles de cuivre. La paume rose avait été fabriquée à partir de soie rouge passée. Quand il avait levé la main, les doigts avaient pendouillé mollement, adoptant des angles bizarres.
— Si je comprends bien, vous avez trouvé un morceau de costume de Tamdin, fit remarquer Tan d’une voix crispée.
— Celui dont le directeur Wen prétendait qu’il ne manquait pas.
Shan avait déjà pris une note dans son calepin. Vérifier les recensements des Affaires religieuses.
— Il aurait pu y en avoir un caché quelque part.
— Je ne le pense pas. Il s’agit de véritables trésors, tellement rares qu’ils ont tous été dûment enregistrés.
— Ce qui sous-entend ?
— Ce qui sous-entend que quelqu’un ment.
S’ensuivit un nouveau moment de silence.
— Très bien. Ramenez le chauffeur vivant. Je vous donne deux jours. Si vous n’êtes pas de retour dans quarante-huit heures, je lâche la Sécurité publique à vos trousses, grommela Tan avant de raccrocher.
Si les choses tournaient mal, Tan pourrait toujours abandonner. Li poursuivrait Sungpo, l’affaire serait classée, et la 404e recevrait sa punition. Tan pourrait mettre un terme à l’enquête en déclarant simplement Shan fugitif. Il suffirait alors à une patrouille de la Sécurité publique de rapporter le tatouage sur le bras du prisonnier évadé. Rien de plus.
En outre, si Shan utilisait ces deux jours, il n’en resterait plus que quatre avant que Sungpo soit présenté devant le tribunal. Deux jours. Balti, du clan Dronma, avait disposé d’une semaine pour se perdre dans le Kham. Pour difficile qu’elle fût, la tâche qui l’attendait n’était pas tout à fait impossible : il ne s’agissait pas de retrouver un homme seul dans près de quatre cent mille kilomètres carrés du terrain le plus difficile au nord de l’Antarctique. Il lui suffisait simplement de retrouver le clan de Balti. Car, pour un Khampa, l’endroit le plus sûr serait toujours au sein de sa famille. Vaste programme, quasiment voué à l’échec.
— Vous avez toute ma gratitude, dit Shan en se tournant vers Yeshe. Pour les ragyapa.
— Ça n’a pas été difficile à comprendre, une fois que j’ai vu toutes ces chaussettes de l’armée.
— Non. Il ne s’agit pas de cela. Je vous remercie de n’avoir pas transmis l’information au directeur de la prison. Cela aurait redoré votre blason, ajouté une victoire à votre dossier. Peut-être auriez-vous pu ainsi obtenir vos laissez-passer.
Yeshe contemplait le plateau qui semblait s’étirer à l’infini.
— Ils auraient fait une descente au village. Avec tous ces enfants, répliqua-t-il, avant de hausser les épaules. Et je me trompe peut-être. Peut-être ont-ils obtenu ces fournitures légalement. Peut-être qu’ils les ont obtenues en paiement pour les charmes.
Shan opina lentement du chef.
— Un militaire qui aurait peur d’offenser Tamdin ? s’interrogea-t-il à haute voix, avant de tendre à Yeshe l’enveloppe que lui avait remise Rebecca Fowler. Jetez un coup d’œil. Ce sont les photos des crânes de la caverne.
— Qu’est-ce que je dois chercher ? demanda Yeshe en ouvrant l’enveloppe.
— D’abord, un modèle, un schéma significatif. Je suis incapable de lire le texte en tibétain ancien. Est-ce que ce sont simplement des noms ?
Yeshe plissa le front.
— C’est assez simple. Ils sont disposés par dates, correspondant au calendrier tibétain traditionnel – le système de cycles de soixante années qui avait commencé mille ans auparavant. La tablette devant chaque crâne donne le nom et l’année. Le premier – Yeshe déplaça la photo à la lumière directe du soleil près de la vitre –, le premier, c’est l’année du Cheval de terre du dixième cycle.
— Il y a combien de temps ?
— Le dixième a débuté au milieu du XVIe siècle. L’année du Cheval de terre est la cinquante-deuxième année du cycle.
Yeshe s’interrompit et lança à Shan un regard éloquent. Shan se rappela les étagères vides. Le mausolée avait dû être commencé bien avant le XVIe siècle.
— La séquence continue, reprit le jeune Tibétain devant les photos suivantes. Dixième cycle, année du Singe de fer, année de la Souris de bois, dix ou vingt crânes supplémentaires, puis le onzième cycle.
— Vous pouvez peut-être essayer de découvrir ce qui est advenu à celui qu’on a déplacé afin de faire de la place pour Jao.
— Pourquoi ne se serait-on pas simplement contenté de le jeter ?
— C’est probablement ce qui a été fait. Mais je veux m’en assurer.
Feng ralentit devant un troupeau de moutons conduit par deux garçons qui accomplissaient leur tâche de gardiens non pas avec l’aide de chiens mais avec des lance-pierres. Tout en les regardant avancer, Shan ne cessait de revoir la main du démon. Les dégâts qu’elle avait subis étaient trop importants pour être dus à son sectionnement ou même à sa chute lorsque le vautour l’avait fait tomber. Les charnières délicates qui articulaient les phalanges avaient été écrasées. Les bouts des doigts avaient été écrabouillés, détruisant leur fin filigrane. Quelqu’un avait fracassé la main délibérément, comme au cours d’une lutte avec Tamdin. Ou dans un accès de colère, pour prévenir toute utilisation ultérieure du costume. Balti s’était-il battu avec cette chose au point d’endommager sa main ? Ou était-ce Jao, lorsqu’il s’était défendu sur le flanc de la montagne ?
De temps à autre, Feng arrêtait les bergers solitaires le long de la route, et leur demandait où se trouvait le clan Dronma. Les hommes répondaient avec prudence, l’œil rivé à l’arme au ceinturon du sergent. La plupart sortaient leurs papiers d’identité dès qu’ils voyaient le camion s’arrêter, en agitant les mains devant leur visage pour signifier qu’ils ne parlaient pas le mandarin.
— C’est là, lâcha Yeshe dans un souffle alors qu’ils repartaient après leur cinquième arrêt.
— Le crâne ? demanda Shan en pivotant sur son siège.
Yeshe acquiesça, tout excité, en levant une des photos.
— Les crânes autour de l’unique étagère vide datent de la fin du quatorzième cycle. L’année du Singe de fer d’un côté, ensuite l’année du Bœuf de bois, la cinquante-neuvième année, de l’autre, soit il y a environ cent quarante ans. Le dernier crâne sur l’étagère de cette séquence est vieux de quatre-vingts ans, l’année du Mouton de la terre du quinzième cycle. Sauf le tout dernier, tout en bas. C’est le quatorzième cycle, l’année du Cochon d’eau.
Yeshe releva la tête, une expression de satisfaction sur le visage.
— Le Cochon d’eau est la cinquante-septième année, entre le Singe de fer et le Bœuf de bois.
Il montra les photos à Shan, en indiquant les caractères tibétains désignant l’année. Le crâne manquant, sa tablette et ses lampes avaient été cérémonieusement posés sur la dernière étagère.
Leur excitation mourut bien vite. Le déplacement du crâne n’était pas le geste d’un pillard ni d’un tueur enragé. Il correspondait à ce que ferait un moine, ou un croyant convaincu.
Feng ralentit devant un vieillard qui marchait sur la route. En réponse à sa question, l’homme réagit en sortant une carte en lambeaux de la région. Comme y étaient dessinées les frontières traditionnelles du Tibet, elle était formellement interdite, et Shan se dépêcha de s’interposer pour empêcher Feng de la voir.
— Bo Zhai, dit le vieillard en indiquant une région à environ quatre-vingts kilomètres à l’est. Bo Zhai.
Shan le remercia en lui donnant une boîte de raisins secs sortie des vivres que Feng avaient emballés à la hâte. L’homme parut surpris. Il contempla la boîte en silence, puis, d’un geste fier, un geste de défi, sa main balaya la vaste moitié est de la carte.
— Kham, annonça-t-il avant de quitter la route pour s’engager d’un pas martial sur un chemin chevrier.
La plus grande partie du territoire qu’il avait indiqué avait été divisée par Pékin et redistribuée aux provinces voisines. Il se trouvait ainsi que les provinces de Gansu, Qinghai, Sichuan et Yunnan comprenaient d’importantes populations tibétaines. Le Sichuan abritait la préfecture tibétaine d’Aba, la préfecture tibétaine de Garzê et le comté tibétain de Muli. La mesure avait été subtile avec, pour finalité, d’éroder le style d’existence nomade des conducteurs de troupeaux du Kham ; les permis de résidence ne pouvaient être accordés dans plus d’un district à la fois, et les laissez-passer autorisant la liberté de circulation étaient rarement délivrés à ces gens. Ç’avait également été un moyen de rétorsion contre les sentiments antisocialistes plus que marqués de la région. Les guérilleros du Kham avaient combattu plus longtemps et plus durement contre l’Armée populaire de libération que toute autre minorité en Chine. Même à la 404e, Shan avait entendu des récits de résistants qui rôdaient toujours dans les chaînes orientales, sabotant les routes et attaquant les petites patrouilles avant de disparaître dans les montagnes impénétrables.
Au milieu de l’après-midi, ils arrivèrent au bureau du collectif agricole de Bo Zhai, un rassemblement de bâtiments minables construits en parpaings et tôle ondulée entourés de champs d’orge. La responsable, de toute évidence peu habituée à voir débarquer des visiteurs à l’improviste, détailla les trois hommes d’un air gêné.
— Nous avons des visites organisées pendant les moissons, proposa-t-elle, pour le ministère de l’Agriculture.
— Ceci est une enquête criminelle, expliqua patiemment Shan, en tendant un papier sur lequel était noté le nom du clan de Balti.
— Nous ne sommes que des éleveurs ignorants, répliqua-t-elle, avec un peu trop d’humilité. Un jour nous avons eu un hooligan de Lhassa qui se cachait dans les collines. La procédure a consisté à faire appel à la milice locale.
Sur un mur derrière elle était accrochée une affiche aux couleurs passées représentant de jeunes gardes rouges dressant fièrement le poing. Démolir les Quatre Anciens, proclamait la légende. Les Quatre Anciens étaient l’idéologie, la culture, les habitudes et les coutumes. Pendant la Révolution culturelle, les gardes rouges avaient envahi les foyers des minorités et détruit tous les vêtements traditionnels – souvent des objets hérités de génération en génération – et brûlé le mobilier, allant même jusqu’à couper les tresses des femmes.
— Nous n’avons pas le temps, dit Yeshe.
La femme le dévisagea d’un œil de pierre.
— Vous avez raison, naturellement, confirma Shan. Dans notre cas, la procédure voudrait que nous alertions le bureau de la Sécurité publique pour prévenir les autorités que nous attendons ici. Le quartier général du bureau entrerait alors en rapport avec le ministère de l’Agriculture, qui prendrait toutes dispositions pour qu’une compagnie de soldats du bureau nous porte assistance. Peut-être pourrais-je me servir de votre téléphone ?
L’expression de défi disparut vite du visage de la femme.
— Inutile de gaspiller les ressources du peuple, lança-t-elle avec un soupir.
Elle prit la note des mains de Shan et sortit un registre qui tombait en lambeaux.
— Ce n’est pas dans notre unité de production. Pas de clan Dronma, déclara-t-elle après quelques minutes.
— Combien existe-t-il d’unités ?
— Dans cette préfecture-ci, dix-sept. Ensuite vous pouvez essayer les provinces de Sichuan, Gansu et Qinghai. Et il existe toujours les mauvais éléments des chaînes d’altitude. Ils ne se sont jamais présentés à l’enregistrement.
— Non, objecta Yeshe. Balti n’aurait jamais obtenu le feu vert pour son emploi si les membres de sa famille n’étaient pas enregistrés.
— Et il est peu probable que son permis de travail ait été transféré depuis une autre province, ajouta Shan.
— C’est exact, confirma Yeshe, dont le visage s’illumina. Quelqu’un ne dispose-t-il pas d’une liste de référence, rien que pour cette préfecture ?
— Décentralisation pour une production maximale.
La femme parlait maintenant d’une voix aseptisée familière, la voix réservée aux inconnus, celle dont les harmoniques ne se branchaient que sur la sécurité, ne récitaient que ce qui s’inscrivait sur les bannières et s’entendait dans les haut-parleurs.
— Je me suis laissé aussi dire que nous devrions cesser de nous préoccuper de chats noirs et de chats blancs, fit remarquer Shan. Pour nous concentrer sur la capture des souris.
— Nous n’aurions pas l’autorité pour détenir cette liste, déclara la responsable, maintenant inquiète. Le bureau du ministère se trouve à Markam. Eux devraient avoir la liste-archive.
— C’est loin ?
— Seize heures. S’il n’y a pas de glissement de boue. Ou d’inondation. Ou de manœuvres militaires.
La femme fronça le sourcil et alla jusqu’à une étagère poussiéreuse au fond du bureau.
— Tout ce que j’ai, ce sont les noms de ceux qui appartiennent aux unités de travail combinées ayant reçu des récompenses pour la production. Au moins pour les cinq dernières années.
Elle tendit à Yeshe une pile de cahiers à reliure en spirale couverts de poussière.
— C’est comme de chercher un grain de riz dans… commença Yeshe.
— Non. Peut-être pas, dit-elle, son visage reprenant pour la première fois figure humaine devant l’ampleur de la tâche. La plupart des anciens clans ont été concentrés dans peut-être six collectifs au total. Sur le plan politique, on les considérait comme présentant le plus gros potentiel de risques, d’où la nécessité de les garder sous surveillance rapprochée. Le clan que vous cherchez fait partie de ceux-là.
— Et si nous trouvons le bon collectif ?
— Alors débutera la véritable recherche. C’est le printemps. Les troupeaux commencent à bouger.
En une demi-heure, ils avaient identifié trois collectifs comprenant des membres du clan Dronma. L’un était distant de plus de trois cents kilomètres. Le deuxième, à presque deux cents kilomètres, répondit au téléphone après vingt sonneries. L’homme reconnut le nom.
— Ancien clan. Y en a plus beaucoup. Y restent près des troupeaux. Rassemblent le bétail, leur répondit l’homme avec un accent mondain de Shanghai qui paraissait déplacé. Seulement une demi-douzaine de travailleurs adultes. Trois au-dessus de soixante ans. Un autre a perdu une jambe dans un accident de cheval.
Le troisième, à vingt kilomètres de distance, annonça que, chez eux, les membres du clan Dronma étaient aussi nombreux que les moutons des collines.
Shan étudia sa carte et marqua l’emplacement des trois unités. Le temps leur était compté : ils ne pouvaient faire qu’un seul choix.
Il sortit et avança sans but précis, comme si le vent était susceptible de lui apporter une réponse. Il suivit des yeux une vieille femme sur un poney, serrant au creux de ses bras un cochon comme s’il s’agissait d’un enfant. Soudain il s’arrêta et se précipita à l’intérieur du bureau.
— Nous allons là, annonça-t-il en pointant le doigt sur le deuxième collectif.
— Mais vous les avez entendus, protesta Yeshe. Ils ne sont qu’une demi-douzaine.
— Les chaussures, expliqua Shan. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi Balti avait deux pieds gauches sous son lit.
Trois heures plus tard, alors qu’ils approchaient des bâtiments délabrés qui constituaient le collectif, le sergent Feng écrasa les freins et pointa le doigt. Un hélicoptère arborant les insignes des commandos de la frontière était posé en bordure du périmètre, gardé par un soldat armé d’un fusil automatique.
— Félicitations, marmonna Feng. Vous aviez deviné juste.
Yeshe fut sur le point d’ajouter quelque chose, mais il ravala ses mots en inspirant brutalement. Shan suivit la direction du regard de Yeshe. Li Aidang était debout au centre du collectif, bras écartés, avec l’allure d’un chef militaire. Derrière lui, au poste de pilotage de l’hélicoptère, Shan distingua un visage familier derrière des lunettes de soleil. Le commandant. Il prit soudainement conscience que Li, malgré son air bravache, pareil en cela à tant d’autres, n’était peut-être bien lui aussi qu’un pion dans la partie qui se jouait.
L’adjoint du procureur accueillit Shan par un sourire condescendant.
— S’il est vivant, je l’aurai collé dans une salle d’interrogatoire d’ici à demain midi, promit-il avec suffisance.
Sans attendre de question, il s’expliqua :
— C’est simple, en réalité. J’ai compris qu’un contrôle de sécurité avait été nécessaire pour le chauffeur d’une personnalité officielle. Les ordinateurs de la Sécurité publique avaient en mémoire toute sa vie passée.
Shan avait un jour participé à un audit sur les milliards engagés par Pékin dans un système informatique centralisé. La priorité avait été donnée aux applications de la Sécurité publique. Le projet des 300 millions, l’avait-on appelé. Shan avait cru au départ que cela correspondait aux fonds engagés pour le financement du projet. En fait, il s’agissait du nombre de citoyens qui, à un moment ou à un autre, avaient fait l’objet de l’attention du bureau. Il avait commencé à se convaincre qu’il s’agissait là d’un système dont l’efficacité était la bienvenue. Jusqu’à ce qu’il découvre son propre nom sur la liste.
— Donc il est ici ?
— C’est ici le collectif de sa famille. Bien que personne ne l’ait vu depuis un an, peut-être deux.
— Sa famille ?
— Ils sont tous sur le haut plateau, dit Li en montrant le nord. À courser les yacks et les moutons.
— En ce cas, il peut être ramené ici, suggéra Shan. Envoyez quelqu’un du collectif qui le connaisse.
— Impossible, rétorqua aussitôt Li. Il doit être placé en détention sous notre responsabilité. Il sera arrêté et expédié à Lhadrung.
— Il n’y a pas de preuves contre lui, uniquement des suppositions.
— Pas de preuves ? Vous avez vu ce qu’il y avait dans son logement. Des liens évidents avec le hooliganisme.
— Un petit bouddha et un rosaire en plastique ?
— Il a pris la fuite. Vous oubliez qu’il a pris la fuite.
— Pourquoi êtes-vous tellement sûr qu’il se trouve ici ? Je croyais vous avoir entendu affirmer qu’il s’était enfui dans la limousine au Sichuan. Une limousine ne lui sert à rien au Kham.
— Étrange question.
— Que voulez-vous dire ? demanda Shan.
— Vous voici, pourtant, à sa recherche.
Shan fixa l’hélicoptère.
— Si vous partez l’arrêter, il s’enterrera dans les montagnes.
— Vous oubliez que je connais Balti. Il réagira mieux devant un visage familier.
Shan étudia l’assistant du procureur. Balti, il le savait, pourrait bien ne pas survivre à une arrestation menée par Li et le commandant. Il était rare que les Khampas se soumettent sans se défendre. Et si Balti mourait, jamais Shan ne pourrait se le pardonner, parce que, d’une certaine façon, il savait que Li ne s’intéressait à Balti qu’à cause de l’intérêt que lui-même lui portait. Mais qui l’avait prévenu ?
Il sentit un frisson glacé sur son échine quand il se retourna. Près de l’hélicoptère, Yeshe parlait au commandant qui commença à s’animer, presque violent, en agitant une feuille de papier à la figure du jeune Tibétain. Celui-ci donna l’impression de vouloir éclater en pleurs, et lorsque le commandant pointa un doigt sur sa poitrine, il eut un mouvement de recul, comme si on l’avait frappé. Le commandant déchira alors la feuille en deux en crachant un dernier juron avant de remonter dans son engin. Li, qui le regardait lui aussi, lâcha un soupir de déception.
— L’interrogatoire de Balti sera terminé à votre retour, déclara-t-il d’une voix glacée. Nous prendrons des notes détaillées que vous pourrez consulter.
Il se précipita vers l’hélico et grimpa à bord.
Ils observèrent en silence l’appareil disparaître derrière les montagnes.
— Balti est fichu ! s’exclama Yeshe. À cause de vous, ajouta-t-il d’un ton accusateur.
— Ce n’est pas moi qui les ai invités, répondit sèchement Shan.
— Ce n’était pas moi, dit Yeshe d’une voix très douce, l’œil toujours rivé à l’horizon. La vieille femme dans le grenier, elle compte sur moi pour que j’aide Balti.
Shan n’était pas sûr d’avoir bien entendu. Il était sur le point de lui demander de répéter lorsque Yeshe se tourna vers lui, les traits creusés par la souffrance.
— Il m’a offert un travail. À l’instant. Le commandant avait un permis de travail établi à mon nom, pour un véritable poste, comme employé auprès du bureau de la Sécurité publique à Lhassa, peut-être même au Sichuan. Les signatures se trouvaient déjà sur le papier.
— Vous avez refusé l’offre ?
Yeshe baissa la tête, toujours déchiré.
— Je lui ai annoncé que j’étais pris en ce moment.
— C’est merde que tu lui as balancé, oui ! intervint Feng, suffoqué.
— Il a répondu que c’était maintenant ou jamais. En ajoutant que je pourrais peut-être apporter vos notes sur l’affaire. Je lui ai répété que j’étais pris.
Il dévisagea Shan comme s’il cherchait à lire quelque chose sur son visage, mais Shan ne savait que lui offrir. Lui montrer de la sympathie ? Partager son désespoir ?
— Parfois, poursuivit Yeshe, au cours de ces derniers jours, il m’est arrivé de penser que c’est peut-être vrai ce que vous avez déclaré. Que des innocents mourront si nous n’agissons pas.
Quand il pivota vers Yeshe, Feng affichait une expression qui ne lui était pas coutumière. Un instant, Shan crut y reconnaître de la fierté.
— Je connaissais ce garçon, Balti, dit soudain le sergent. Il n’a jamais fait de mal à personne.
Shan se rendit compte que les deux hommes s’étaient tournés vers lui, pleins d’espoir.
— Alors il faut que nous le trouvions avant eux, déclara-t-il avant d’ouvrir l’arrière du camion pour fouiller dans un tas de chiffons.
Il sortit une chemise en lambeaux et en prit la mesure contre les épaules de Feng.
Le soir était tombé au terme de leur longue montée au fil des corniches de plus en plus élevées qui formaient un gigantesque escalier de quatre-vingts kilomètres de long donnant accès au haut plateau, lorsqu’ils finirent par localiser un des campements de nomades. Dès leur arrivée sur le plateau, ils avaient repéré les trois tentes, pour les éliminer aussi vite : ils n’y avaient vu que des formes grises et basses d’affleurements rocheux jusqu’à ce qu’ils aperçoivent, tout à côté, la longue file de chèvres attachées à une longe centrale, les cornes bloquées entre elles pour les garder stables pendant la traite. Les tentes basses en peau de yack, fixées au sol à l’aide de pieux et de liens en cuir, donnaient plus encore l’impression de n’être que de gros blocs de pierre crevassés, usés par des siècles de vent.
Ils arrêtèrent le camion à cinquante mètres du campement et se dirigèrent vers les tentes. L’uniforme et le ceinturon du sergent Feng étaient masqués par la longue chemise dépenaillée.
On ne voyait âme qui vive. Des drapeaux de prières voletaient derrière les tentes. Les barattes à beurre étaient au repos. Des bouses séchées s’empilaient près des toiles. Au-delà du campement, un petit troupeau de yacks paissait l’herbe du printemps. Une chèvre avec un ruban noué à l’oreille mangeait sans entraves : elle avait été rachetée. Près de l’ouverture de la tente la plus vaste, le crâne d’un mouton était accroché à un cadre en baguettes de saule tissé de fils aux motifs géométriques. Shan avait vu des Khampas reconstituer les mêmes motifs avec du fil de couverture à la 404e : c’était un piège à esprits.
Un chien aboya près de la rangée de chèvres alignées. Un chiot attaché à une laisse bondit en avant et renversa une baratte. Au sortir d’un paquet de fourrures près de la première tente, un bébé pleura, et immédiatement la tente se vida de ses occupants. Deux hommes apparurent, l’un vêtu d’un gilet en fourrure, l’autre d’un lourd chuba, l’épais manteau en peau de mouton qui avait la faveur de nombreux nomades tibétains. Derrière eux, Shan aperçut plusieurs femmes habillées de tuniques en patchwork, dont les couleurs jadis éclatantes étaient étouffées par la suie et la crasse. Un petit garçon qui n’avait guère plus de trois ans sortit à son tour, le menton et les lèvres recouverts de yogourt.
L’homme au gilet, le cuir du visage marqué de rides, les salua sans chaleur avant de disparaître sous la tente pour en ressortir avec une enveloppe sale bourrée de papiers qu’il tendit à Shan.
— Nous ne sommes pas des inspecteurs des naissances, déclara Shan, gêné.
— Vous achetez la laine ? C’est trop tard. Le mois dernier, la laine.
Il lui manquait la moitié des dents. Sa main serrait un gau d’argent accroché à son cou.
— Nous ne sommes pas ici pour la laine.
De la poche de sa veste, Feng sortit un bonbon enveloppé de cellophane et le tendit à l’enfant. Le garçon s’approcha d’un pas prudent, attrapa le bonbon et alla se mettre sous la protection des deux adultes. L’homme en chuba prit le bonbon, le renifla, le goûta de la langue et le rendit à l’enfant, qui poussa un couinement de plaisir et courut se réfugier sous la tente. L’homme hocha la tête, comme en signe de gratitude, sans rien perdre de son attitude soupçonneuse. Il fit un pas de côté et leur fit signe d’entrer.
Il régnait une chaleur surprenante à l’intérieur de la tente. Des panneaux de tissu en poils de yack, identiques à ceux qui constituaient la tente, étaient pendus sur un côté pour délimiter un coin où s’habiller en toute intimité. Un tapis ancien sinon antique, jadis rouge et jaune et aujourd’hui réduit à des variantes de brun sale, servait aux occupants de sol, de lit et de siège. Un brasero en fer à trois pieds était installé près du centre, garni d’une énorme bouilloire posée sur les braises d’un feu de bois qui se consumait. Une petite table en bois montée à chevilles et charnières, afin de pouvoir être repliée quand on levait le camp, portait deux brûleurs à encens et une petite cloche. Leur autel.
Dix Khampas étaient blottis, aussi soupçonneux qu’un troupeau de cervidés, à l’extrémité opposée de l’autel, à croire que celui-ci pouvait les protéger. Les six femmes et les quatre hommes, couvrant apparemment quatre générations, étaient vêtus, pour les unes d’épaisses jupes en lainage sale et de tabliers rayés rouge et marron aux couleurs passées, pour les autres d’épais chubas qui donnaient l’impression d’avoir enduré des années de tempêtes. Un enfant âgé de cinq ou six ans sortit du groupe, le corps drapé dans une longueur de feutre de yack nouée à la taille par une ficelle ; une femme le tira au creux de son giron avec un coup d’œil désespéré à Shan. Les femmes avaient pour seuls bijoux des colliers de pièces de monnaie d’argent, séparées de perles rouges et bleues. Tous les visages, masculins et féminins, étaient ronds, les pommettes hautes et marquées, les yeux intelligents et effrayés, la peau barbouillée de fumée, les mains épaissies de cals. Dans le fond de la tente, une frêle vieille aux cheveux gris était appuyée contre un des poteaux de soutien.
Un silence de mort régnait dans la pièce enfumée. Les regards ne quittaient pas les nouveaux arrivants. L’homme au gilet, avec, dans les bras, le bébé toujours dans son cocon de fourrure, entra et lâcha une unique syllabe. Le groupe se dispersa lentement, les hommes s’asseyant autour du brasero tandis que les femmes se dirigeaient vers trois lourds rondins portant les ustensiles de cuisine. L’homme, apparemment le chef du clan, fit signe à ses visiteurs de s’asseoir sur le tapis.
Les femmes détachèrent de petits morceaux à une grosse brique de thé noir et les firent tomber dans la bouilloire. Ne sachant trop que dire, mais fidèles à leur tradition d’hospitalité, les hommes parlèrent de leurs troupeaux. Une brebis avait mis bas des triplés. Les pavots avaient été épais sur les versants sud, ce qui signifiait que les veaux de cette année allaient être forts. L’un d’entre eux demanda si les visiteurs avaient du sel.
— Je cherche le clan Dronma, expliqua Shan en acceptant un bol de thé au beurre.
Sur la table, il remarqua une photographie encadrée, posée à l’envers, comme si on l’avait fait tomber en toute hâte. Lorsqu’il se pencha en avant, il vit que les panneaux de tissu suspendus à l’arrière de la tente remuaient.
— Il y a beaucoup de clans dans les montagnes, répliqua le vieillard.
Il demanda à ce qu’on resserve du thé, comme pour distraire Shan.
Shan ramassa la photo. L’une des femmes parla en dialecte khampa d’une voix inquiète, et les hommes plus jeunes parurent se crisper. La photo ressortait du bord du cadre. C’était le président Mao. Mais elle masquait une autre image, en robe rouge, laissant entrevoir des grains de chapelet. Au Tibet, c’était chose courante que de garder, dans un endroit bien visible pour bénir le foyer, une photo du dalaï-lama que l’on couvrait bien vite d’un portrait de Mao quand se présentaient des agents du gouvernement. Des années auparavant, la simple possession d’une image du dalaï-lama suffisait à garantir à son propriétaire une peine d’emprisonnement. Tandis que la femme servait bruyamment Feng en thé, Shan repoussa la photo de Mao de manière à masquer totalement l’image secrète avant de poser le cadre droit sur la table, le dos tourné vers lui.
Il s’assit sur le tapis, croisant délibérément les jambes dans la position du lotus qui avait la faveur des Tibétains. Pendant la campagne de démolition des Quatre Anciens, il avait été ordonné aux Tibétains de ne plus s’asseoir jambes croisées.
— Ce clan a un fils du nom de Balti, poursuivit Shan. Il travaillait à Lhadrung.
— Les familles restent ensemble ici, fit remarquer l’éleveur. Nous ne savons pas grand-chose des autres clans.
Les Khampas baissèrent les yeux, mal à l’aise, en contemplant les braises. Shan sentait leur inquiétude. Aucun Chinois ne venait ici, hormis s’il était acheteur ou inspecteur des naissances. Shan vida son bol de thé et se leva, passant en revue les Khampas dont aucun ne voulait croiser son regard. Il avança vers le panneau de toile et l’écarta.
Deux jeunes femmes étaient assises dans le recoin. Enceintes toutes les deux.
— Ce ne sont pas des inspecteurs, lança l’une des filles en se levant pour l’écarter de son passage d’un geste arrogant.
Elle n’avait guère plus de dix-huit ans.
— Pas s’il y a un prêtre avec eux, ajouta-t-elle avec un sourire de défi à l’adresse de Yeshe.
Elle se servit du thé.
— Je connais le clan Dronma, continua-t-elle, pour se faire rabrouer aussi vite par une des femmes plus âgées.
La fille l’ignora.
— Aucune importance. Personne ne pourrait dire où les trouver. Ils ne sont pas assez nombreux pour constituer un vrai campement. Tout ce qu’ils peuvent faire, c’est essayer de repérer les tentes des conducteurs de troupeaux dans les vallées d’altitude.
— Où ça ? demanda Shan.
— Dites une prière pour mon bébé, poursuivit-elle à l’adresse de Yeshe en se tapotant le ventre. Mon dernier bébé est mort. Dites une prière.
— Je ne suis pas qualifié, répondit Yeshe en se tournant vers Shan d’un air gêné.
— Vous avez des yeux de prêtre. Vous venez d’un gompa, je le vois bien.
— Il y a bien longtemps.
— Alors vous pouvez dire une prière. Je m’appelle Pemu, précisa-t-elle avec un regard de défi à ceux qui l’entouraient. Ils veulent tous que je prononce Pemee, parce que ça sonne chinois. À cause de la campagne des Quatre Anciens. Mais Pemu, je suis, Pemu, je reste.
Comme pour ponctuer sa revendication, elle ôta une épingle à sa chevelure, libérant une longue tresse tissée de perles turquoise.
— J’ai besoin d’une prière. S’il vous plaît.
Yeshe jeta à nouveau un regard gêné à Shan et se dépêcha de quitter la tente, comme s’il voulait prendre la fuite. La fille le suivit aussitôt et l’une des femmes repoussa l’abattant pour observer la scène.
Pemu appela Yeshe sans recevoir de réponse, avant de courir et de s’agenouiller devant lui. Alors qu’il essayait de la contourner, elle lui attrapa la main pour la poser sur sa tête. Le geste parut le paralyser sur place. Puis il sortit lentement le rosaire de sa poche et commença à parler à la jeune femme.
Comme par magie, la tension qui régnait sous la tente se vida tel un ballon percé, et le clan se mit à préparer le dîner. Une marmite de ragoût de mouton fut posée sur le feu. Une des femmes commença à mélanger le tsampa avec du thé pour faire un pak, le plat de base des Khampas. Une autre sortit des miches de pain noircies de cendres.
— Du pain à trois coups, annonça-t-elle en en tendant un morceau à Shan. Un, deux, trois, décompta-t-elle en frappant la miche contre une pierre.
Au troisième coup, la coque de cendres et de charbon se brisa, libérant une croûte dorée. Shan eut droit à la première tranche. Il la rompit en deux et, avec un salut de la tête, en posa solennellement un morceau sur l’autel improvisé. Le berger en gilet contemplait Shan d’un air curieux, la tête de côté.
— Les Dronma, dit-il, ils suivent les moutons. Au printemps, les yacks descendent des terres hautes où ils ont hiverné. Les moutons montent. Cherchez de petites tentes. Cherchez les drapeaux de prières.
Il dessina un croquis montrant les emplacements possibles, sept au total, dans le calepin de Shan. Lequel prit alors conscience d’un nouveau bruit, en provenance d’une autre tente. C’était l’un des rituels qu’il avait appris à la 404e. Alors que les routes étaient déjà boueuses, quelqu’un priait avec ferveur pour qu’il pleuve.
Feng sortit les couvertures du camion et les trois hommes dormirent avec les enfants, pour se lever à l’aube, quand les chèvres commencèrent à bêler pour être traites. Shan replia l’une des couvertures et la laissa en cadeau à l’entrée du campement.
À l’intérieur du camion, endormie sur la banquette arrière, se trouvait Pemu.
— Je viens avec vous, affirma-t-elle en se frottant les yeux. Ma mère appartenait au clan des Dronma. Je vais aller voir mes cousins.
Elle fit place pour Shan et lui offrit un morceau de pain.
Les distances n’étaient pourtant pas si grandes. Elle ne devait pas avoir besoin de leur camion pour rendre visite à ses cousins. Peut-être, songea Shan, s’agissait-il d’un test. Ou d’un défi. Jamais une équipe de la Sécurité publique n’accepterait de passager.
Vers le milieu de la matinée, ils avaient couvert trois des vallées et inspecté les versants à la jumelle. Sans résultat. Le ciel commença à s’obscurcir. Les éleveurs avaient prié pour qu’il pleuve. Il en comprit soudain la raison.
— Hier, demanda-t-il à la fille, les gens de votre camp ont vu un hélicoptère, n’est-ce pas ?
— L’hélicoptère, c’est toujours mauvais. Quand j’étais jeune, l’hélicoptère est venu.
Shan attendit qu’elle poursuive. Pemu se mâchouilla la lèvre.
— Ç’a été une très mauvaise journée. D’abord on a cru que les Chinois avaient une nouvelle machine pour faire le tonnerre. Mais ce n’était pas le tonnerre. Ils sont arrivés sur la terre près du campement. Je n’avais que quatre ans.
Elle se tourna vers la vitre.
— Ç’a été une journée très mauvaise, répéta-t-elle, les yeux vides et lointains.
Elle s’avança sur le rebord du siège alors qu’ils approchaient d’un affleurement rocheux en bordure du sentier. Lorsque la piste s’engagea dans un petit canyon rocailleux, elle demanda à sortir.
— Pour dégager les pierres, expliqua-t-elle. Je marcherai devant.
Mais Shan ne vit pas de pierres. Instinctivement, Feng porta la main à son pistolet et Shan se rendit brutalement compte qu’elle était venue pour les protéger en s’offrant comme bouclier. Feng comprit lui aussi, sa main s’écarta de son étui, et il se concentra sur sa conduite pour garder son véhicule aussi près de la fille que possible. Ils avançaient lentement, dans un silence crispé, toujours en instance de se rompre.
Shan crut voir un éclat métallique devant eux. La fille se mit à chanter à haute voix et l’éclat disparut. Une arme, qui sait. Ou peut-être encore une particule de cristal qui avait reflété le soleil.
À leur sortie du canyon, elle revint au camion, avec une expression nouvelle, presque défaite. Elle se mit à se frotter le ventre et recommença à chanter, pour son bébé cette fois.
— Mon oncle est en Inde, annonça-t-elle soudain. À Dharmsala, avec le dalaï-lama. Il m’écrit des lettres. Il dit que le dalaï-lama nous demande de suivre les chemins de la paix.
Dans la cinquième vallée, ils faillirent rater la petite tente noire, à l’abri d’une corniche. Pemu ouvrit la marche et il leur fallut presque une heure pour rejoindre le campement par des sentiers en lacets vertigineux. Près de la tente trois moutons, des rubans rouges noués aux oreilles, étaient tenus par une longe attachée à un pieu. Un chien énorme à longs poils, un mastiff de gardien de troupeaux, était assis, bloquant l’entrée de la tente. Seul son regard réagit, en se posant sur eux avec une attention certaine, puis il montra les crocs quand ils atteignirent le feu qui se consumait.
— Aro ! Aro ! s’écria Pemu en avançant d’un pas hésitant vers le foyer.
— Qui ça peut être ? répondit une voix éraillée depuis l’intérieur.
Apparut un petit visage basané juste au-dessus du chien.
— Ils n’ont pas vraiment l’air effrayant ! s’écria l’homme en riant avant de disparaître un instant.
Il ressortit en s’appuyant sur une béquille. Sa jambe gauche était sectionnée sous le genou.
— Pemu ? interrogea-t-il en plissant les yeux. C’est toi, cousine ?
L’émotion le faisait s’étrangler. La fille sortit une miche de pain d’un sac qu’elle portait à la taille et la lui tendit.
— Voici Harkog, dit-elle en le présentant à Shan. Harkog et Pok sont responsables de ce pâturage. Nous ne savons pas lequel des deux est le chef.
Harkog ouvrit la bouche en un sourire tordu qui ne révéla que trois dents.
— Du sucre ? demanda-t-il soudainement à Shan. Z’avez du sucre ?
Shan fouilla dans le sac que Yeshe avait sorti du camion et y trouva une pomme, toute brunie par l’âge. L’homme accepta, le front plissé, avant que son visage s’éclaire un instant.
— Touristes ? Y a un endroit à grand pouvoir sur la montagne. Je peux vous conduire. Un sentier secret. Allez là-bas, récitez des prières. Quand vous rentrerez chez vous, vous ferez des bébés. Ça marche toujours. Demandez à Pemu, ajouta-t-il avec un rire rauque.
— Nous cherchons votre frère. Nous voulons lui venir en aide.
L’expression insouciante qu’affichait Harkog disparut.
— Pas de frère, moi. Mon frère, il est plus de cette terre. Trop tard pour aider Balti.
Shan se sentit sombrer.
— Balti est mort ?
— Plus de Balti, dit Harkog en se tapotant le poing contre son front, comme s’il avait mal.
Pemu ouvrit l’abattant de la tente. À l’intérieur se trouvait une forme humaine, la coquille d’un homme au visage hâve et aux yeux aussi vides que les orbites d’un crâne.
— Il n’y a que son corps qui est ici, expliqua Harkog. Reste plus grand-chose. Ça fait des jours. Il reste éveillé. Jour et nuit avec ses mantras.
Il examina le rosaire suspendu à la ceinture de Yeshe.
— Un homme saint ? questionna-t-il avec un intérêt tout neuf.
Yeshe ne répondit pas, mais se rapprocha de la tente.
— Balti Dronma. Nous devons vous parler.
Le frère ne protesta pas lorsque Shan et Yeshe entrèrent dans la tente pour s’asseoir. Pemu les suivit.
— Il est plus mort que vif, murmura-t-elle, horrifiée.
— Nous avons des questions, dit doucement Shan. À propos de cette fameuse nuit.
— Non, protesta Harkog. Il est avec moi. Toutes ces nuits-là.
— Quelles nuits ? demanda Shan.
— Toutes les nuits que vous causez.
— Non, objecta patiemment Shan. La dernière nuit qu’il a passée à Lhadrung avec le procureur Jao. Quand Jao a été assassiné.
— Je sais rien à rien à propos de meurtre, marmonna Harkog.
— Le procureur. Jao. Il a été assassiné.
Harkog parut ne pas entendre. Il fixait les yeux de son frère.
— Il a couru. Il a couru et il a couru. Comme un chacal il a couru. Des jours il a couru. Et alors un matin, j’ai vu un animal sous un rocher. Y sentait comme une chèvre qui se mourait, a dit le chien. J’ai tendu le bras et je l’ai sorti de là.
— Nous sommes venus de Lhadrung pour comprendre ce qu’il avait vu cette nuit-là.
— Vous faites les mantras, ordonna soudain Harkog à Yeshe. Comme protection contre les démons pendant qu’il dort. Faites revenir son âme pour qu’il puisse se reposer. Après peut-être qu’il pourra causer.
Yeshe ne répondit pas, mais s’assit maladroitement au côté de Balti. Satisfait, Harkog quitta la tente.
— Pareil que vous avez béni mon bébé, dit Pemu à Yeshe.
— Je suis désolé, répéta Yeshe à deux reprises, la première à Shan, la seconde à la femme. Je ne suis pas capable de faire cela.
— Je me souviens des paroles de la femme du garage, lui rappela Shan. Vos pouvoirs ne sont pas perdus, ils ont simplement perdu leur concentration.
Pemu pressa le dos de la main de Yeshe contre son front. Yeshe gémit d’une petite voix :
— Pourquoi ?
— Parce qu’il est en train de mourir.
— Et je suis censé opérer un miracle ?
— Le médicament dont il a besoin ne peut pas être donné par un docteur.
Pemu tenait toujours la main de Yeshe. Qui la contempla, plein d’une sérénité toute nouvelle. Peut-être qu’un miracle était déjà à l’œuvre, songea Shan.
Il alla s’asseoir alors en compagnie du berger tandis que Pemu réattisait le feu et préparait le thé. Un roulement de tonnerre ébranla l’air alentour. Un rideau de pluie remontait de la vallée. Harkog installa une bâche pour protéger le foyer, et une psalmodie se leva de l’intérieur de la tente.
Shan écouta le ronron des incantations de Yeshe une heure durant avant d’aller chercher Feng et d’apporter la nourriture qu’ils gardaient dans le camion. Le sergent s’immobilisa comme ils quittaient le véhicule pour repartir au pas de course.
— Faut que je cache le camion, lança-t-il par-dessus l’épaule.
Il ne précisa pas de qui il fallait le cacher.
À leur retour au campement, la pluie avait cessé et Yeshe se trouvait exactement dans la même position qu’au départ de Shan, assis devant la paillasse de Balti, psalmodiant à satiété son mantra de protection. Il ne s’interromprait plus avant d’en avoir terminé. Et personne, pas même Yeshe, ne savait quand ce moment-là viendrait.
Ils ramassèrent du bois et cuisinèrent un ragoût au soleil couchant, avant de manger en silence sous les cieux qui s’éclaircissaient, accompagnés par les litanies de Yeshe à l’intérieur de la tente. Shan s’assit auprès de Pemu et contempla la nouvelle lune qui montait dans le ciel à l’est. Un engoulevent solitaire lâcha son cri au loin. Des panaches de brume s’étiraient au hasard des pentes. Feng s’allongea sous une couverture et se mit à ronfler presque tout de suite. Yeshe continuait ses psalmodies obsédantes. Pemu trouva une fourrure et se blottit à l’intérieur en se roulant en boule devant le feu. En bordure du cercle de lumière vacillante, Harkog était assis avec Pok, le chien, face aux ténèbres. Yeshe en était à sa sixième heure de prières.
Tout paraissait à Shan tellement distant. Le mal tapi à Lhadrung. Le camp d’internement dans lequel il retournerait. En cet instant même les tentacules omniprésents du ministre Qin et de Pékin lui semblaient appartenir à un autre monde. De son sac, il sortit le papier de riz et le bâtonnet d’encre achetés au marché. Il y avait si longtemps. Et tellement de fêtes qu’il avait ratées. Il frotta le bâtonnet et avec quelques gouttes d’eau fabriqua un peu d’encre au creux d’un morceau d’écorce. Il s’entraîna, dessinant dans l’air de petits coups de pinceau, composant les mots en esprit avant d’étaler la feuille et de se remettre à écrire. Il se servit des élégants idéogrammes de l’ancien temps qu’il avait appris quand il était enfant.
Cher père, commença-t-il, pardonne-moi de ne pas avoir écrit depuis tant d’années. Je me suis embarqué pour un long voyage depuis ma dernière lettre. La famine sévissait avec rage dans mon cœur. Lorsque j’ai rencontré un sage qui l’a apaisée par ses nourritures. Les coups de pinceau devaient être francs et sûrs tout en restant fluides, sinon son père le lettré serait déçu. Rédigé proprement, disait son père, un mot ressemblait au vent sur les bambous. Au départ de mon cheminement, j’étais triste et j’avais peur. Maintenant, je n’ai plus de tristesse. Et la seule peur qui me reste, c’est la peur de moi-même. Il écrivait souvent des lettres jadis, seul dans son petit logement à Pékin. Il relut les idéogrammes, insatisfait. Je suis assis sur une montagne sans nom, honoré par la brume et ta mémoire, ajouta-t-il, avant de signer du nom dont son père l’appelait. Xiao Shan.
Il replia la seconde feuille de manière à en faire une enveloppe pour la première, puis il prit un brandon dans le feu et s’enfonça dans l’obscurité. Il marcha au clair de lune jusqu’à atteindre une petite corniche qui surplombait la vallée, où il rassembla un tas d’herbe sèche entre deux pierres avant d’y déposer la lettre. Il examina les étoiles, s’inclina devant le monticule et l’embrasa de son brandon. Tandis que les cendres montaient aux cieux, il les suivit des yeux, avec ferveur, espérant les voir passer devant la lune.
Il resta là, couvert d’étoiles. Il sentit le gingembre et écouta son père, certain maintenant que la joie n’avait pas disparu : elle était toujours là, dans sa mémoire.
À mi-chemin de son retour au campement, il sentit le cœur lui remonter à la gorge lorsqu’une créature noire apparut devant lui sur le sentier. C’était Pok. L’énorme chien s’assit et lui bloqua le passage.
— Ils prétendent que ça été un accident de cheval, mais ce n’est pas vrai, retentit une voix au sortir des ombres en bordure de la piste.
C’était Harkog. Sa voix résonnait d’une étrange détermination toute nouvelle.
— C’était une mine. Je fuyais l’APL. Et soudain, je me suis retrouvé en l’air. Jamais entendu l’explosion. Ma jambe a volé à côté de moi quand j’étais encore en l’air. Mais les soldats se sont arrêtés. Les salopards se sont arrêtés.
Il sortit de l’ombre et leva les yeux au ciel, exactement comme Shan.
— Vous avez réussi à les arrêter quand même ?
— Ils sont arrivés à trois, en chargeant, pour m’achever. Je les ai maudits et je leur ai balancé ma jambe. Ils se sont enfuis comme des morveux.
— Je suis désolé pour votre jambe.
— Ma faute. Je n’aurais pas dû courir.
Ils s’en retournèrent côte à côte, lentement, silencieusement. Pok ouvrait le chemin.
— Nous pourrions vous ramener tous les deux si vous le désirez, proposa Shan.
— Non, répondit l’homme d’une voix lente et sage. Emportez juste les vêtements chinois. Tout ce qui vient de Lhadrung. Lui doit remettre un gilet en fourrure. Tout ça lui est arrivé parce qu’il a essayé d’être quelqu’un qu’il n’est pas. Un jour, un camion m’a emmené jusque là-bas. Jusqu’à Lhadrung. Bonnes chaussures. Mais ce Jao, c’était un mauvais.
— Vous connaissiez Jao ?
— Je suis monté un jour dans la voiture noire avec Balti. Ce Jao, il avait l’odeur de la mort.
— Vous voulez dire que vous saviez que Jao allait mourir ?
— Non. Les gens mouraient autour de lui. Il avait le pouvoir, comme un sorcier. Il connaissait les mots de pouvoir qu’on pouvait mettre sur le papier pour tuer les gens.
Ils étaient assez près pour apercevoir le rougeoiement du feu de camp quand Pok se mit à grogner. Une ombre attendait, appuyée au rocher. Harkog marmonna un ordre au chien et ils continuèrent à avancer vers le campement lorsque Shan reconnut le sergent Feng.
— Je sais ce que vous faisiez, dit ce dernier. Un envoi de message.
— Je marchais, c’est tout.
— Mon père avait essayé de m’apprendre quand j’étais jeune, ajouta le sergent.
Sa voix paraissait douloureuse, presque en souffrance, et Shan se rendit compte qu’il avait méjugé Feng.
— Pour parler à mon grand-père. Mais j’ai perdu ce savoir. Ici, si loin de tout. Ça vous fait réfléchir à des choses. Peut-être – il livrait bataille à lui-même –, peut-être que vous pourriez me remontrer comment.
Trinle avait un jour expliqué à Shan que les gens avaient des âmes de jour et des âmes de nuit : dans une vie, la tâche la plus importante consistait à présenter son âme de nuit à son âme de jour. Shan se rappela la conversation sur le père de Feng pendant qu’ils roulaient vers le gompa de Sungpo. Feng était en train de découvrir son âme de nuit.
Ils retournèrent à la petite corniche où Shan avait envoyé sa lettre. Feng alluma un petit feu et sortit un moignon de crayon et plusieurs feuilles vierges de registre de la 404e.
— Je ne sais pas quoi écrire, annonça-t-il d’une toute petite voix. On n’était jamais présumés retourner dans la famille si c’était des mauvais éléments. Mais parfois j’ai envie de retourner là-bas. Ça fait plus de trente ans.
— À qui écrivez-vous ?
— À mon grand-père, comme mon père l’avait demandé.
— Quels souvenirs de lui vous reste-t-il ?
— Pas grand-chose. Il était très fort et il riait. Il me portait sur son dos, sur son fagot de bois.
— Alors écrivez simplement ça.
Feng réfléchit un long moment avant d’écrire lentement sur l’une des feuilles.
— Je ne connais pas les mots, s’excusa-t-il en tendant le papier à Shan.
Grand-père, tu es fort, était-il écrit. Porte-moi sur ton dos.
— Je pense que vos mots sont très bons, dit Shan, avant de l’aider à fabriquer une enveloppe à partir des autres feuillets. Pour l’envoyer, vous devez être seul, suggéra-t-il. Moi, j’attendrai plus loin sur la piste.
— Je ne sais pas comment l’envoyer. Je pensais qu’il y avait des paroles à dire.
— Mettez juste votre grand-père dans votre cœur et la lettre lui arrivera.
À leur retour au campement, Harkog, Yeshe et Balti étaient assis devant le feu. Pemu, d’une voix aux tonalités graves et apaisantes dont on usait habituellement avec un bébé, donnait à manger à Balti des cuillerées de ragoût. Le petit Khampa avait apparemment repris figure humaine et son masque sinistre et émacié semblait s’être transféré au visage de Yeshe, qui étudiait les flammes, l’air exténué et complètement désorienté.
— Nous avons visité votre maison, dit Shan. La vieille femme mariée au rat nous a montré la cachette. Elle était prévue pour contenir une mallette.
Balti ne fit pas mine d’avoir entendu.
— Qu’est-ce qu’elle contenait de tellement dangereux ?
— Des choses importantes. Comme une bombe, il a dit, Jao, répondit Balti d’une voix frêle et haut perchée.
— Est-ce que vous avez vu ces choses ?
— Sûr. Des dossiers. Des enveloppes. Pas de vrais objets. Des papiers.
Shan ferma les yeux de frustration : il comprenait maintenant pourquoi Jao avait confié ces papiers à Balti.
— Vous ne savez pas lire, n’est-ce pas ?
— Les panneaux routiers. On m’a appris à reconnaître les panneaux.
— Cette nuit-là, où est-ce que vous alliez ?
— L’aéroport. Gonggar. L’aéroport de Lhassa. M. Jao, il a confiance en moi. Je suis un chauffeur sûr. Cinq ans, et pas un accident.
— Mais vous avez fait un détour. Avant l’aéroport.
— Sûr. On devait aller à l’aéroport. Après dîner, il a pas dit pareil. Tout excité qu’il était. On va au pont de la griffe sud. Le tout nouveau, celui qui a été construit par les ingénieurs de Tan au-dessus de la gorge du Dragon. Un important rendez-vous. Pas longtemps. On ratera pas l’avion, il a dit.
— Qui a-t-il retrouvé là ?
— Balti, il est juste chauffeur. Chauffeur numéro un. C’est tout.
— A-t-il emporté sa mallette ?
— Non, répondit Balti après mûre réflexion. Sur la banquette arrière qu’elle était. Je suis sorti quand il est sorti. Il faisait froid. J’ai trouvé une veste à l’arrière. Le procureur Jao, y me donne parfois des vêtements. On a la même taille.
— Que s’est-il passé quand Jao est sorti de la voiture ?
— Quelqu’un l’a appelé dans le noir. Il a avancé. Alors je me suis assis et j’ai fumé. Sur le capot de la voiture j’ai fumé. Presque un demi-paquet. On va être en retard. Alors je klaxonne. Et il revient. Très furieux. Il va me dévorer tout cru comme une meute de loups. Moi, j’y étais pour rien. C’était peut-être le klaxon. Très furieux qu’il était.
Il ne parlait plus du procureur, comprit Shan.
— Vous l’avez vu ?
— Sûr que je l’ai vu. Comme un troupeau de yacks en folie, je l’ai vu.
— À quelle distance ?
— Au début, j’ai cru que c’était le camarade Jao. Rien qu’une ombre. Après, la lune, elle est sortie du nuage. Il était tout doré. Il était beau. Au début, c’est tout ce que je pouvais me dire, comme dans une transe. Tellement beau qu’il était, et grand comme deux hommes. Mais après je vois bien qu’il est en colère. Y tient sa grande lame et y renâcle comme un taureau. Mon cœur s’arrête. C’est ça, qu’il a fait. Il a arrêté mon cœur. Je disais à mon cœur de continuer à battre mais y voulait pas. Et après je me suis retrouvé dans la bruyère. En train de courir. Je suis en train de mouiller mon pantalon, je suis en train de pleurer. Au matin, j’ai retrouvé la route de l’est. Des chauffeurs de camion s’arrêtent pour me prendre. Entre deux camions, je cours. Toujours en train de courir.
— Tamdin, dit Shan. Est-ce qu’il vous a poursuivi ?
— Sacrément furieux, ce salaud de Tamdin. Il me veut. Je l’entends dans la nuit. Si j’arrête les mantras, il m’aura. Il me sectionnera la tête d’un coup de dents comme une pomme sucrée.
— Qui se trouvait dans la voiture ?
— Rien. La valise. La mallette.
— Où se trouve la voiture maintenant ?
— Qui sait ? Plus de chauffeur, fini. Plus jamais.
— On ne l’a pas retrouvée au pont.
— Ce Tamdin, coassa Balti, il l’a probablement ramassée pour la balancer par-dessus deux montagnes.
À leur départ au lever du jour, Balti était retourné dans la tente et jetait des regards d’effroi à l’extérieur en se balançant d’avant en arrière au rythme d’une nouvelle mélopée, le visage zébré de larmes. Un baluchon de vêtements avait fait son apparition sur la couverture de Shan.
— Déplacez votre campement, chuchota Shan à Harkog après que Pemu eut conduit le sergent Feng vers le fond du versant. De sorte qu’il ne soit pas visible de la route. Dans une zone d’ombre de manière qu’on ne puisse pas le voir du ciel.
Harkog acquiesçait d’un air résolu lorsque Yeshe lui tendit une bandelette de papier.
— Tenez. Un charme à attacher à votre tente. Laissez Balti à ses litanies. Mais il doit suivre mes recommandations. Toute la journée de demain. Une demi-journée le surlendemain. Et seulement une heure par jour ensuite. Pendant le mois qui vient. D’ici à deux jours, il faut qu’il sorte. Qu’il aille marcher dans les collines. Le fantôme est sorti de lui. Et c’est à lui de devenir celui qu’il est.
— Nous serons khampa, répondit Harkog avec un grand sourire à trois dents.
De retour au camion, Shan examina les vêtements. Maculés de boue durcie, ils ne payaient pas de mine : une tenue de travail bon marché, d’une qualité à peine supérieure à celle des prisonniers. Mais les chaussures abîmées étaient enveloppées dans une veste. Une veste de costume déchirée et souillée, mais de bien meilleure qualité : elle venait d’une boutique de tailleur. D’une poche il sortit un mouchoir et une liasse de cartes de visite professionnelles tenues par un élastique. Jao Xengding. Procureur du comté de Lhadrung. Balti avait porté la veste de Jao. Il faisait froid cette nuit-là. Il avait enfilé la veste de Jao et s’était assis sur le capot de la voiture.
Dans la seconde poche, tenus par un trombone, Shan trouva des morceaux de papier qu’il déplia. Plusieurs étaient des reçus, dont le premier, sur le dessus de la liasse, venait du restaurant mongol avec, gribouillé en en-tête, « mine américaine ». Dessous, un petit carré de papier avec deux mots : le pont de bambou. Un autre, de couleur jaune, disait : Vous n’avez pas besoin de la machine à rayons X, avec, sous les mots, un symbole comme un Y inversé dont la tige était barrée à deux reprises. Ç’aurait pu être l’idéogramme pour ciel, ou paradis. Ç’aurait pu être du griffonnage sans but précis. Un autre bout de feuille portait une liste de villes. Lhadrung, Lhassa, Pékin et Hong Kong, suivies par les mots syndicat Bei Da. Où avait-il entendu ces mots-là ? Le lama à Khartok, se souvint-il. Le directeur commercial. Il avait déclaré que la reconstruction du monastère se faisait avec l’aide du syndicat Bei Da. Bei Da était l’université de Pékin.
Un quatrième billet était peut-être une liste de courses : Écharpe, encens et or, y était-il écrit. L’un de ces petits morceaux de papier, comprit Shan, était probablement ce qui avait attiré Jao vers une mort certaine.
Il essayait toujours de trouver un sens à ces bribes de renseignements éparses et sans lien alors qu’ils empruntaient le col étroit pour quitter le plateau. Ils avaient laissé Pemu près des troupeaux : elle avait pris la main de Yeshe pour la poser sur sa tête et l’avait remercié par une prière. Un éclair tomba juste devant eux, embrasant un buisson sur le bas-côté de la route. Le buisson explosa en flammes. Pas une parole ne fut échangée. Ils attendirent que le buisson se réduise en cendres avant de reprendre la route.