7

— Infos de dernière minute, marmonna Feng au commando en tenue de camouflage devant la grille de la 404e. L’invasion de Taïwan se fera sur la côte, pas dans l’Himalaya.

La 404e ressemblait à une zone de guerre. À son périmètre, on avait dressé des tentes. Au sommet de la clôture en barbelés déjà existante on avait tendu des fils supplémentaires, pleins de barbes effilées comme des lames de rasoir. On avait coupé l’électricité, sauf pour le câble qui alimentait une nouvelle batterie de projecteurs à l’entrée. Le camp plongeait dans l’ombre à mesure que les derniers reflets du crépuscule disparaissaient sur la vallée. On montait des bunkers de sacs de sable pour protéger les nids de mitrailleuses, à croire qu’on attendait un assaut frontal. Une pancarte peinte de frais déclarait zone interdite un espace de cinq mètres à l’intérieur de la clôture. Les prisonniers qui y pénétraient sans autorisation pouvaient être abattus à vue sans sommation.

Le commando leva son AK-47 et Shan frissonna devant son allure de brute animale. Il se sentit brutalement poussé dans le dos au passage de la grille, et tomba à genoux. Le nœud examina Feng un instant avant de céder le passage à contrecœur, la mine renfrognée.

— Faut leur montrer qui est le chef, marmonna Feng pour excuser son geste en rejoignant Shan. Foutus petits coqs. Fiers comme des paons. Juste bons à se charger de gloire avant de continuer leur route.

Il s’arrêta, poings aux hanches, et inspecta les bunkers des nœuds, avant d’indiquer la cahute de Shan.

— Trente minutes, lâcha-t-il sèchement, avant de reculer vers la zone interdite illuminée.

Une odeur entêtante de pétrole emplissait l’air de la cahute noircie, qui bruissait d’un son étrange, pareil à des trottinements de souris sur un sol de pierre. Des doigts égrenaient des chapelets. Quelqu’un murmura le nom de Shan et on alluma une chandelle. Plusieurs prisonniers se redressèrent sur leur lit pour se tourner vers l’arrivant, interrompant le décompte de leurs grains de rosaire. Les visages étaient ombrés par la fatigue. Mais sur certains se lisait autre chose. Un air de défi. Qui fit peur à Shan, et l’excita tout à la fois.

Dès qu’il vit Shan, Trinle se remit debout.

— Je dois lui parler, dit Shan d’une voix pressante.

Choje était sur la couchette derrière Trinle, immobile tel un mort.

— Il est presque totalement épuisé.

Soudain les mains de Choje bougèrent avant de se croiser sur sa bouche et son nez. Il exhala sèchement à trois reprises. C’était là le rituel de l’Éveil pour tout fervent bouddhiste. Le premier souffle effaçait le péché, le deuxième purgeait l’esprit de sa confusion, le troisième écartait tous les obstacles à la vraie voie.

Choje s’assit sur sa couchette et accueillit Shan avec une ombre de sourire. Il portait une robe, un vêtement illégal, fabriquée à partir de chemises de prisonniers cousues ensemble et passée dans une sorte de teinture. Sans prononcer un mot, il se leva et avança jusqu’au centre de la pièce où il se laissa tomber en position du lotus. Trinle le rejoignit. Shan s’assit entre les deux hommes.

— Vous êtes faible, Rimpotché. Je ne voulais pas déranger votre repos.

— Il y a tant à faire. Aujourd’hui, chaque cahute a récité dix mille rosaires. Nombreux sont les hommes à avoir été préparés. Demain nous essaierons de faire plus.

Shan serra la mâchoire, luttant contre ses émotions.

— Préparés ?

Choje se contenta de sourire.

Un étrange raclement dérangea le silence. Shan se retourna : un des jeunes moines faisait tourner avec ferveur un moulin à prières fabriqué à partir d’une boîte de conserve et d’un crayon.

— Est-ce que vous mangez ? demanda Shan.

— Il a été ordonné que les cuisines soient fermées, expliqua Trinle. Rien que de l’eau. On nous laisse des seaux à la grille à midi.

De sa poche de veste, Shan sortit le sac en papier contenant son déjeuner intact.

— Quelques chaussons.

Choje reçut le sac avec solennité et le tendit à Trinle pour que celui-ci fasse le partage.

— Nous te sommes reconnaissants. Nous essaierons d’en faire passer un peu à ceux qui sont aux étables.

— Ils ont ouvert les étables, murmura Shan.

Ce n’était qu’une constatation pleine d’angoisse.

— Trois des moines venus d’un gompa du Nord. Ils se sont assis près de la grille, en exigeant un exorcisme.

— J’ai vu des soldats à l’extérieur. Ils ont l’air de vouloir en découdre.

— Ils sont jeunes, dit Choje en haussant les épaules.

— Ils ne feront pas de vieux os à attendre. Ils ne vont pas tarder à frapper.

— Que peuvent-ils espérer ? Un jungpo furieux est en liberté. Rétablir l’équilibre n’exigerait qu’une journée, guère plus.

— Le colonel Tan n’autorisera jamais un exorcisme sur la montagne. Ce serait pour lui une défaite, quelque chose de très gênant.

— En ce cas, ton colonel va devoir vivre avec les deux.

Il n’y avait pas de défi dans la voix de Choje, juste un soupçon de sympathie.

— Les deux, répéta Shan. Vous voulez parler de Tamdin ?

Choje soupira et regarda alentour. Un autre bruit, non familier, résonnait dans le silence. Shan se retourna et vit le Khampa, assis près de la porte, une lueur effrayante dans le regard.

— Tu vas nous sortir de là, sorcier ? demanda-t-il à Shan.

Il avait ôté la poignée de son quart à nourriture et l’aiguisait sur une pierre.

— Un autre de tes trucs ? Tu vas faire disparaître tous les nœuds ?

Il éclata de rire, et continua son affûtage.

— Trinle pratique ses mantras de la flèche, remarqua Choje en observant le Khampa avec tristesse.

Le mantra de la flèche était un charme des légendes antiques grâce auquel l’exécutant se voyait instantanément transporté sur de grandes distances.

— Il devient très bon. Un jour il nous surprendra. Lorsque j’étais enfant, j’ai vu une fois un vieux lama exécuter le rituel. À un moment, il y a eu une image brouillée et il a disparu. Comme une flèche tirée par un arc. Il est revenu une heure plus tard, avec une fleur qui ne poussait que dans un gompa distant de quatre-vingts kilomètres.

— Ainsi donc Trinle va vous quitter comme une flèche ? demanda Shan, incapable de masquer son impatience.

— Trinle connaît beaucoup de choses. Et certaines doivent être préservées.

Shan soupira profondément pour se calmer. À entendre Choje, le reste de leur monde n’allait pas survivre.

— Il faut que j’en sache plus sur Tamdin.

Choje acquiesça.

— Certains racontent que Tamdin n’en a pas terminé, commença-t-il, une infinie tristesse dans le regard. Il ne montrera aucune pitié s’il frappe à nouveau. À l’époque du septième – il se référait au septième dalaï-lama – une armée d’invasion mandchoue a été complètement détruite. Une montagne s’est effondrée au passage des soldats. Les manuscrits disent que c’est Tamdin qui a fait s’écrouler la montagne.

— Rimpotché. Entendez mes paroles. Est-ce que vous croyez en Tamdin ?

Choje examina Shan avec une intense curiosité.

— Le corps humain est un réceptacle d’une telle imperfection pour l’esprit. Il est certain que l’univers a de la place pour bien d’autres réceptacles.

— Mais croyez-vous en une créature démoniaque qui arpente les montagnes en quête de proies ? Je dois comprendre si… s’il existe la plus petite chance de mettre un terme à tout ça.

— Tu poses la mauvaise question, répondit Choje très lentement, comme lorsqu’il priait. Je crois en la capacité de l’essence qui est Tamdin de posséder un être humain.

— Je ne comprends pas.

— Si la destinée de certains est d’atteindre à l’état de bouddha, alors peut-être en est-il d’autres qui sont destinés à atteindre à l’état de Tamdin.

Shan se prit la tête entre les mains, luttant contre la fatigue qui l’envahissait.

— S’il existe un espoir, je dois en comprendre plus.

— Tu dois apprendre à combattre cela.

— Combattre quoi ?

— Cette chose appelée espoir. Elle continue à te consumer, mon ami. Elle te fait croire à tort que tu peux lutter contre le monde. Elle te distrait de ce qui est plus important. Elle te fait croire que le monde est peuplé de victimes, de méchants et de héros. Mais ce n’est pas cela, notre monde. Nous ne sommes pas des victimes. Au contraire. Nous sommes honorés de pouvoir mettre notre foi à l’épreuve. Si nous devons finir dévorés par les nœuds, alors, qu’il en soit ainsi. Ni l’espoir ni la peur n’y changeront rien.

— Rimpotché. Je n’ai pas la force de ne pas espérer.

— Il m’arrive parfois de me poser des questions sur toi. Je me fais du souci parce que tu cherches trop obstinément.

Shan acquiesça tristement.

— Je ne sais pas comment ne pas chercher.

— Ils détiennent un lama, soupira Choje. Un ermite du gompa de Saskya.

Shan avait depuis longtemps renoncé à comprendre comment les informations franchissaient les murs des prisons pour se répandre dans la population tibétaine. À croire que tous les Tibétains pratiquaient une forme secrète de télépathie.

— Ce lama a-t-il commis le meurtre ? demanda Choje.

— Vous croyez qu’un lama pourrait faire une telle chose ?

— Chaque esprit est à même de commettre un écart. Bouddha lui-même a lutté contre des tentations nombreuses avant de finir par se transformer.

— J’ai vu ce lama, répondit Shan avec solennité. J’ai vu son visage, et je l’ai regardé droit dans les yeux. Il n’a pas commis ce crime.

— Ah, souffla Choje avant un temps de silence. Je vois, dit-il après un long moment. Tu dois obtenir la libération de ce lama en prouvant que le meurtre a été commis par Tamdin le démon.

— Oui, admit finalement Shan en contemplant ses mains, sa réponse à peine perceptible.

Les deux hommes restèrent assis en silence. Du dehors leur parvint un long geignement de douleur désincarnée.

 

Lorsque Shan lui expliqua ce qu’il devait faire le lendemain, Yeshe refusa tout net.

— Je pourrais me faire arrêter rien qu’en demandant des renseignements sur un sorcier, se plaignit-il.

Feng les conduisait entre les collines basses mollement vallonnées, couvertes de gravillons et de bruyères, qui menaient à la ville. Une ligne de saules et de hautes laîches serpentait le long de la rivière qui, après sa traversée en cascades de la gorge du Dragon, avançait à un rythme plus paresseux dans la vallée. Une ancienne colline aplanie par les bulldozers et transformée en champ n’offrait plus aujourd’hui que des plantes qui se mouraient, tellement tordues, contorsionnées par le vent et la sécheresse, qu’il était impossible de les identifier. Encore une tentative avortée d’enraciner des choses venues d’ailleurs, dont le Tibet n’avait pas besoin et ne voulait pas.

— Pour quelle raison vous ont-ils puni ? demanda Shan à Yeshe. Pourquoi avez-vous été condamné à un camp de travaux forcés ?

Yeshe ne voulut pas répondre.

— Pour quelle raison avez-vous encore peur d’eux ? Vous avez été libéré.

— Quiconque est sain d’esprit a peur d’eux, rétorqua justement Yeshe avec un petit sourire narquois.

— Vos permis de déplacement. C’est ça qui vous tracasse ? Vous croyez ne jamais les obtenir si vous travaillez avec moi. Sans laissez-passer, vous ne sortirez jamais du Tibet, vous n’obtiendrez jamais au Sichuan de poste correspondant à vos ambitions, jamais vous ne posséderez un beau téléviseur tout brillant.

Yeshe parut tiquer devant ce jugement. Mais il ne le nia pas.

— Il est mauvais d’encourager les jeteurs de sorts, objecta-t-il. Ils maintiennent le Tibet dans un autre siècle. Jamais nous ne progresserons.

Shan le regarda sans répondre. Yeshe gigota sur son siège et se tourna vers la fenêtre d’un air boudeur. Une femme, enveloppée dans un énorme manteau marron, descendait la route en tenant une chèvre au bout d’une corde.

— Vous voulez que je vous résume l’histoire du Tibet ? demanda Yeshe, toujours renfrogné face à la fenêtre. Une bataille incessante entre prêtres et sorciers, rien de plus. L’Église exige que nous essayions d’atteindre à la perfection. Mais la perfection est tellement difficile. Et les sorciers proposent des raccourcis. Ils tirent leur pouvoir des faiblesses des gens et ceux-ci les en remercient. Parfois ce sont les prêtres qui dirigent, et ils bâtissent l’idéal à atteindre. Ensuite vient le tour des sorciers de diriger. Et au nom de l’idéal, les sorciers démolissent l’idéal.

— C’est donc cela le Tibet, rien de plus ?

— C’est en tout cas ce qui fait bouger la société. La Chine également. Vous aussi, vous avez vos sorciers. Sauf que vous les appelez secrétaire ceci ou ministre cela. Avec un Petit Livre rouge de rituels magiques rédigé par le Timonier en personne. Le maître sorcier.

Yeshe releva les yeux, effrayé, en comprenant brutalement que Feng avait pu entendre.

— Je ne voulais pas… bredouilla-t-il, en serrant les poings de frustration pour se tourner à nouveau vers la vitre.

— Les étudiants de Khorda vous effraient à ce point ? demanda Shan.

Peut-être devraient-ils être effrayés tous les trois. Si tu veux atteindre Tamdin, lui avait suggéré Choje, parle aux étudiants de Khorda.

— Des étudiants ? Qui a parlé d’étudiants ? Pas la peine. Les gens continuent de parler du vieux sorcier. Il vit. Si on peut appeler ça comme ça. Ils racontent qu’il n’a pas besoin de manger. Certains vont même jusqu’à prétendre qu’il n’a pas besoin de respirer. Mais il va falloir que nous trouvions sa tanière.

— Sa tanière ?

— Sa cachette. Une caverne dans les profondeurs des montagnes. Ou bien la place du marché, qui peut savoir ? C’est quelqu’un de très secret. Il se déplace, d’une ombre à l’autre. On raconte qu’il est capable de disparaître dans les airs, comme une bouffée de fumée. Cela pourrait prendre du temps.

— Bien. Le sergent et moi allons au restaurant puis à la maison du procureur Jao. Ensuite, au bureau du colonel. Retrouvez-nous là-bas quand vous aurez découvert votre sorcier.

— Ce Khorda. Jamais il ne voudra parler à un enquêteur.

— En ce cas, dites-lui la vérité. Dites-lui que je suis un homme accablé de soucis qui a désespérément besoin de magie.

 

En voyant arriver Shan, le personnel essaya de fermer le restaurant.

— Vous connaissiez le procureur Jao ? s’écria Shan à l’adresse du chef serveur par la porte entrebâillée.

— Je connaissais. Allez-vous-en.

— Il a mangé avec une Américaine il y a cinq soirs de cela.

— Il mangeait ici souvent.

Quand Shan posa la main sur la porte, l’homme s’avança pour la repousser lorsqu’il aperçut le sergent Feng. Il changea d’avis aussi vite et s’éloigna en trottinant dans le couloir d’entrée. Shan suivit l’ombre du fuyard. Dans le couloir, les aides-serveurs battirent en retraite. Dans la cuisine, personne ne voulut croiser son regard. Il rattrapa l’homme qui revenait dans la salle à manger par une porte latérale.

— Quelqu’un a-t-il apporté un message ce soir-là ? demanda Shan au garçon.

Celui-ci cherchait toujours à battre maladroitement en retraite : il ramassa des plateaux pour les reposer d’une main tremblante quelques pas plus loin, et finir par prendre une pile d’assiettes sur le comptoir.

— Toi ! s’écria le sergent Feng depuis l’embrasure de la porte.

L’homme sursauta, et lâcha ses assiettes. Il contempla les débris d’un air absent.

— Personne se souvient. Il y avait du monde, chuchota-t-il en se mettant à trembler.

— Qui est venu ici ? demanda Shan. Quelqu’un est déjà passé ici. Quelqu’un a ordonné de ne pas me parler.

— Personne se souvient, répéta le garçon.

Feng franchit le seuil, avançant d’un pas, mais Shan leva une paume d’un air résigné et s’éloigna.

— Qui est-ce qui va payer les assiettes ? gémit le garçon derrière lui.

Shan l’entendait encore qui sanglotait comme un enfant lorsqu’il repassa la porte et remonta dans le camion.

Le procureur Jao avait habité, dans la partie neuve de la ville, une petite maison basse des quartiers officiels du gouvernement, un bloc carré en stuc avec deux pièces et cuisine séparée. Au Tibet, c’était l’équivalent d’une superbe villa.

Shan s’attarda à l’entrée, en remarquant la bruyère fraîchement piétinée le long du mur. La porte était simplement entrouverte. Il la poussa du coude, en veillant à ne pas brouiller les empreintes susceptibles de se trouver sur la poignée. Il espérait trouver ici la raison qui avait poussé le procureur Jao à faire un détour jusqu’à la griffe sud. Ou au moins, l’image de Jao, l’homme privé, qui aiderait Shan à comprendre ses motivations.

La pièce était anonyme, et bien rangée. Dans le coin, sur une petite table, au-dessous d’un poster des tours de Hong Kong sur fond d’horizon, était posé un jeu de mah-jong décoratif. Le mobilier se résumait à deux vastes fauteuils capitonnés. Shan s’arrêta, stupéfait. Un jeune homme était affalé dans l’un des fauteuils, profondément assoupi.

Soudain il entendit des voix en provenance de la cuisine. Li Aidang apparut, aussi net et propre sur lui qu’à leur première rencontre, dans le bureau du colonel Tan.

— Camarade Shan ! s’exclama-t-il avec un enthousiasme de façade. C’est bien Shan, n’est-ce pas ? Vous ne vous êtes pas présenté officiellement lors de notre première rencontre. Très habile.

L’homme dans le fauteuil remua, cligna des yeux vers Shan, s’étira et referma les paupières. Derrière Li, une équipe de Tibétaines lavait les murs et le sol.

— Vous nettoyez cette maison avant que l’enquête soit terminée ? demanda Shan qui n’en croyait pas ses yeux.

— Ne vous en faites pas. Tout a déjà été fouillé. Il n’y a rien ici.

— Il arrive que les pièces à conviction ne soient pas toujours évidentes. Des papiers. Des empreintes digitales.

Li hocha la tête comme pour lui concéder ce point de détail.

— Vous savez comme moi que le meurtre n’a pas été commis ici. Et la maison appartient au ministère. Elle ne peut pas rester inoccupée.

— Et si le meurtrier cherchait quelque chose ? S’il était revenu ici pour fouiller la maison ?

— On n’a rien pris, rétorqua Li en écartant les bras. Et nous connaissons déjà les déplacements du tueur. De la griffe sud à la caverne. De la caverne à son gompa.

Il leva la main pour mettre un terme à toute contestation éventuelle et interpella l’homme dans le fauteuil. L’homme gigota à nouveau et tendit une chemise. Li s’en saisit pour la donner à Shan.

— J’ai pris la liberté de reconstituer l’emploi du temps de Jao. D’établir la liste des comités dont il a fait partie. Le détail du dossier à charge lorsque l’accusé Sungpo a été incarcéré comme l’un des cinq de Lhadrung.

— Je croyais que nous allions nous entretenir avec la secrétaire du procureur.

— Excellente idée, dit Li, avant de hausser les épaules. Mais elle prend toujours ses congés en même temps que son patron. Elle est à Hong Kong. Elle est partie le même soir que Jao. C’est moi qui l’ai conduite à l’aéroport, personnellement.

Une fois dehors, Shan s’arrêta à côté du camion et contempla, incrédule, le spectacle d’une équipe de ménage qui commençait à nettoyer l’extérieur de la maison au jet d’eau.

— Les petits oiseaux ont de grosses voix, dit Feng d’un ton amusé en s’installant à son volant.

Soudainement, Shan se souvint. La seule personne à avoir été informée par ses soins de la visite au restaurant et au domicile de Jao était Yeshe.

 

Le Dr Sung apparut dans le couloir de la clinique en tenue de chirurgien, les mains gantées couvertes de sang. Un masque koujiao pendait à son cou.

— Encore vous ?

— Vous avez l’air déçue, dit Shan.

— L’infirmière a prévenu que deux hommes voulaient poser des questions sur le procureur Jao. Je croyais qu’il s’agissait des autres.

— Quels autres ?

— L’adjoint du procureur. Vous devriez vous engager tous les deux dans un processus dialectique.

— Je vous demande pardon ?

— Parler entre vous. Faire vos boulots respectifs correctement pour que je puisse faire le mien.

Shan serra les mâchoires.

— Ainsi donc Li Aidang a posé des questions sur le corps ?

Sung semblait tirer plaisir du malaise de Shan.

— Il a posé des questions sur le corps. Sur vous. Et sur vos compagnons, ajouta-t-elle en jetant un œil dans le couloir où traînaient Feng et Yeshe. Il a emporté les reçus pour les effets personnels. Vous n’avez jamais demandé les reçus.

— Je suis désolé, dit Shan, sans savoir pourquoi.

— J’ai une autre opération qui m’attend dans un quart d’heure, poursuivit le Dr Sung en ôtant ses gants avant de s’éloigner dans le couloir.

— Le colonel a fait expédier la tête ici, déclara Shan dans son dos, sur ses talons.

— J’ai trouvé que c’était adorable de sa part, répondit-elle d’un ton acerbe. On aurait pu me prévenir. Mais non, juste comme ça, on l’a sortie du sac. Salut, camarade procureur.

Le docteur aurait dû savoir à quoi s’attendre de la part d’un homme comme Tan, songea Shan. Lorsqu’il finit par comprendre.

— Vous voulez dire que vous connaissiez Jao ?

— La ville est petite. Bien sûr que je le connaissais. Je lui ai dit au revoir la semaine dernière, quand il est parti en vacances. Et me voilà en train de déballer le colis du colonel, quand tout à coup, sans prévenir, je me retrouve nez à nez avec Jao, les yeux grands ouverts, comme si nous avions encore des problèmes à régler.

— Et quelles ont été vos conclusions ?

— À quel sujet ?

Elle ouvrit un placard et balaya du regard les étagères presque toutes vides.

— Super.

Elle renfila ses gants.

— J’ai demandé par écrit des gants supplémentaires. On m’a répondu : vous n’avez qu’à stériliser ceux que vous avez. Imbéciles. Que croient-ils qu’il va se passer si je mets des gants en latex dans un autoclave ?

— Au sujet de l’examen de la tête.

— Ai yi ! s’exclama-t-elle en rejetant la tête en arrière. Et le voilà maintenant qui veut une autopsie d’une tête, lança-t-elle au plafond ponctué de mouches. Très bien. Un crâne. Intact. Un cerveau, intact. Organes de l’ouïe, organes de la vue, organes du goût, organes de l’odorat, tous intacts. Un gros problème.

Shan se rapprocha.

— Vous avez trouvé quelque chose ?

— Il avait besoin d’une coupe de cheveux.

Elle lui tourna le dos.

— Vous avez vérifié son dossier dentaire ?

— Et vous voilà reparti. À croire que vous êtes toujours à Pékin. Jao avait été soigné par un dentiste, mais pas au Tibet : pas d’archives de référence.

— Avez-vous essayé de faire correspondre la tête au cadavre ?

— Très exactement, à combien d’unités se monte votre inventaire de cadavres sans tête, camarade ?

Shan resta silencieux, sans la quitter des yeux. Sung marmonna entre ses dents, retendit ses gants sur ses mains, et lui jeta un koujiao pris sur une étagère.

Ils se dirigèrent vers la morgue. À l’intérieur, la puanteur était presque insupportable. Shan resserra son masque. Le sergent Feng et Yeshe avaient refusé d’entrer. Ils attendaient dans le couloir, en regardant par la petite fenêtre dans la porte.

Une boîte en carton souillé se trouvait sur la table d’examen, posée sur un corps masqué d’un drap.

Shan se détourna lorsque le Dr Sung sortit le contenu de la boîte avant de se pencher au-dessus du corps.

— Étonnant. Elle correspond parfaitement.

Elle invita Shan à se rapprocher.

— Peut-être aimeriez-vous essayer ? Je sais : nous allons sectionner les membres et nous jouerons à reconstituer le cadavre.

— Je m’intéressais à la nature des coupures.

Sung lui lança un coup d’œil dubitatif puis elle saisit un flacon d’alcool et nettoya les chairs autour du cou.

— Une. Deux… Je compte trois coupures. Comme je l’ai expliqué précédemment, pas de coups violents. Mais des coupes franches et précises.

— Comment pouvez-vous le savoir ?

— Si le tueur avait usé de force, les tissus auraient été écrasés. Or nous avons ici des coupes très nettes. Par un instrument affûté comme un rasoir. De celles que ferait un boucher.

Un boucher. Il avait déjà évoqué récemment devant Sung le fait que le Tibet était le seul pays à la surface de cette planète dont les bouchers étaient formés pour découper les cadavres d’humains.

— Avez-vous recherché des traces de coups sur le crâne ?

Sung releva les yeux.

— Ainsi que vous l’avez précisé, ajouta Shan, il a été allongé au sol avant l’opération de tranchage. Il n’y a pas de sang sur les vêtements. On a donc dû l’assommer. Ensuite on lui a sectionné la tête.

— Il est rare que nous ayons besoin d’autopsies complètes, marmonna-t-elle pour s’excuser en poussant une lampe à roulettes au bord de la table.

Elle examina le cuir chevelu.

— Très bien, finit-elle par concéder. Derrière l’oreille droite. Une longue contusion avec éraflure. L’épiderme a été endommagé.

— Une trique ? Une matraque ?

— Non. Quelque chose aux contours rugueux. Peut-être une pierre.

Shan sortit la carte récupérée sur le corps du procureur.

— Savez-vous pourquoi Jao s’était renseigné sur des équipements radio à rayons X ?

Sung examina la carte.

— Du matériel américain ? demanda-t-elle en rendant la carte. Trop cher pour le Tibet.

Elle sortit un calepin de sa poche et y rédigea quelques notes.

— Pourquoi voulait-il un tel équipement ?

— Très certainement pour une enquête, répliqua-t-elle avec un haussement d’épaules, avant de remonter le col de son chemisier comme si elle avait soudain froid.

— Et les Américains de la mine ? Quelqu’un aurait-il eu besoin de ce type d’équipement pour eux ?

— Ils sont obligés d’utiliser la clinique comme tout le monde, répondit Sung en secouant la tête. L’allocation d’équipement médical est soigneusement planifiée.

— Ce qui signifie ?

— Que les membres les plus productifs du prolétariat ont droit les premiers au meilleur soutien.

Shan la dévisagea d’un air incrédule. Il s’agissait d’une citation, exprimée avec la même prudence que lors d’une séance de tamzing.

— Les membres les plus productifs, docteur ?

— Il existe un mémo de Pékin que je peux vous montrer. Il stipule que les Tibétains souffrent d’insuffisance chronique d’irrigation cérébrale parce qu’ils passent leur enfance à des altitudes où l’oxygène est rare.

Shan n’avait pas l’intention de la laisser s’en tirer aussi facilement.

— Vous êtes diplômée de l’université de Bei Da, docteur. Vous connaissez très certainement la différence entre science médicale et science politique.

Elle le défia un instant avant de baisser la tête.

— Je sais que ça doit être difficile, avança Shan. L’autopsie d’un ami.

— Un ami ? Il nous est arrivé de bavarder, Jao et moi. Essentiellement à propos de ses enquêtes ou de ses fonctions. Il racontait des histoires drôles. Il est rare d’entendre des histoires drôles au Tibet.

— De quel genre ?

Sung réfléchit un moment.

— Il en avait une dont je me souviens. Pourquoi les Tibétains meurent-ils plus jeunes que les Chinois ?

Sa bouche se tordit en un rictus qui aurait pu passer pour un sourire.

— Parce qu’ils le veulent bien.

— Quand vous dites des enquêtes. Vous voulez parler de meurtres ?

— C’est moi qui me récupère les cadavres. Meurtres. Suicides. Accidents. Et je me contente de remplir les formulaires.

— Mais le nôtre, vous aviez refusé de le remplir, remarqua Shan.

— Il est parfois difficile d’ignorer l’évidence.

— Et dans les autres cas ? Vous n’êtes jamais curieuse ?

— La curiosité, camarade, peut être très dangereuse.

— À combien de décès par traumatisme violent avez-vous été confrontée au cours des deux dernières années ?

— Mon travail est de vous parler de ce cadavre-ci. Rien de plus.

— C’est exact. Parce que c’est à cela que servent vos formulaires.

Sung leva les bras au ciel : il avait gagné.

— N’importe quoi pour que vous vous taisiez. Très bien. Je me souviens de trois individus qui ont fait une chute en montagne. Quatre dans une avalanche. Une asphyxie. Quatre ou cinq dans des accidents d’automobile. Un a saigné à mort. La tenue des archives n’est pas de mon ressort. Et cela concerne essentiellement la population han. Les minorités locales, ajouta-t-elle avec un regard entendu, n’utilisent pas toujours en premier recours les installations fournies par le gouvernement du peuple.

— Une asphyxie ?

— Le directeur des Affaires religieuses est mort dans les montagnes.

— Le mal des montagnes ?

— Il a manqué d’oxygène, reconnut Sung.

— Ce serait donc une mort due à des causes naturelles.

— Pas nécessairement. Il a perdu conscience après avoir reçu un coup à la tête. Avant qu’il revienne à lui, on lui a bourré la trachée-artère de petits galets.

— Des galets ? s’exclama Shan, interloqué.

— Touchant, vraiment, dit Sung avec un sourire morbide. Vous savez que c’était la manière traditionnelle de mettre à mort les membres de la famille impériale ?

— Parce que nul n’était autorisé à user de violence à leur égard, confirma Shan en hochant lentement la tête. Y a-t-il eu un procès ?

Sung haussa une nouvelle fois les épaules. Ce tic était apparemment ce qui la définissait le mieux.

— Je ne sais. Je crois. De mauvais éléments. Vous savez, des protestataires.

— Quels protestataires ?

— Ce n’est pas de mon ressort. Je ne me souviens pas des visages. Si on me le demande, j’assiste au procès et je lis mes rapports médicaux au tribunal. Toujours la même chose.

— Vous voulez dire que vous lisez toujours vos rapports. Et qu’un Tibétain est toujours condamné.

Sung le poignarda du regard sans rien répondre.

— Votre sens du devoir est une véritable source d’inspiration, dit Shan.

— Un jour, j’aimerais retourner à Pékin, camarade. Et vous ?

Shan l’ignora.

— Celui qui a saigné à mort. Je suppose qu’il s’est poignardé lui-même à cinquante reprises.

— Pas exactement. On lui a découpé le cœur. J’ai une théorie sur celui-là.

— Une théorie ? demanda Shan avec une lueur d’espoir.

— Il n’a pas fait ça tout seul.

Sur le chemin de la sortie, elle ouvrit la porte avec une telle violence que le sergent Feng dut s’écarter d’un bond à son passage.

 

Vingt minutes plus tard, Shan se trouvait dans le bureau de Tan. Il était passé devant Yeshe dans la salle d’attente en ignorant ses murmures agités.

— Prisonnier Shan, déclara Tan, vous devez avoir des couilles de la taille du Chomolungma.

— Êtes-vous absolument certain qu’il n’existe aucun lien entre ces affaires ?

— Impossible, grommela le colonel. Il s’agit d’affaires classées. Vous êtes censé remplir un trou, non pas en creuser de nouveaux.

— Mais si ces affaires sont liées…

— Elles ne le sont pas.

— Les cinq de Lhadrung. Vous en avez parlé hier. Je n’ai pas compris lorsque vous avez déclaré que les protestataires ne faisaient jamais qu’apporter de l’eau à votre moulin, que vous vous étiez montré trop clément à leur égard après les Émeutes des Pouces. C’est parce qu’on est en train de procéder à nouveau à leur arrestation. Pour meurtre.

— Les membres des sectes minoritaires ont du mal à se soumettre à nos lois. Peut-être que ce détail n’a pas échappé à votre attention.

— Parmi les cinq, combien ont été arrêtés pour meurtre ?

— Cela prouve seulement que leur remise en liberté a été une erreur.

— Combien ?

— Sungpo est le quatrième.

— Jao a requis contre eux ?

— Bien sûr.

— On ne peut pas ignorer les similitudes. Jamais le ministère ne les ignorerait, lui.

— Pour ma part, je ne vois aucune similitude.

— Les cinq se trouvaient tous ici à Lhadrung. Reconnus coupables et emprisonnés ensemble. Premier point commun. Ensuite, successivement, quatre d’entre eux ont été inculpés de meurtre. Deuxième point commun. Pour les trois premiers, réquisitoire de Jao. Le quatrième inculpé du meurtre de Jao. Nouveau point commun. Il faut que j’aie des renseignements sur ces trois affaires. La preuve d’une conspiration pourrait, qui sait ? mettre un terme à notre enquête.

Le colonel Tan examina Shan d’un œil soupçonneux.

— Êtes-vous préparé à vous attaquer à une conspiration organisée par les bouddhistes ?

— Je suis préparé à trouver la vérité.

— Avez-vous entendu parler des purbas ?

— Un purba est une dague traditionnelle utilisée dans les temples bouddhistes.

— C’est également le nom que s’est donné un nouveau groupe de résistance. Pour l’essentiel composé de moines, bien que la violence ne semble pas les déranger. Une nouvelle variété de fidèles. Très dangereuse. Naturellement qu’il y a une conspiration. Par des hooligans bouddhistes comme les purbas. Visant à tuer des représentants officiels du gouvernement.

— Vous êtes en train de me dire que les autres victimes étaient toutes des représentants officiels ?

Tan alluma une cigarette et étudia Shan.

— Je suis en train de dire : ne laissez pas votre paranoïa masquer l’évidence.

— Mais s’il s’agissait d’autre chose ? Si les cinq de Lhadrung étaient eux aussi les victimes d’une conspiration ?

Tan fit la grimace, sa patience à bout.

— Dans quel but ?

— Pour couvrir un crime à plus grande échelle. Je ne peux rien avancer de plus précis sans avoir analysé les autres affaires.

— Les autres meurtres ont été résolus. Ne venez pas mélanger les archives.

— Et s’il existait un modèle commun à tous ces meurtres, un modèle caché ?

— Un modèle ?

Lorsqu’il souffla sa fumée, Tan ressembla à un dragon.

— Quelle importance ?

— Il est impossible de définir un modèle à partir de deux décès. Parfois même à partir de trois. Mais aujourd’hui nous avons quatre morts. Et la possibilité de percevoir un élément qui, jusque-là, était resté invisible. Et si cet élément devenait évident pour le ministère qui aura accès aux dossiers ? Quatre meurtres en l’espace de quelques mois. Pour lesquels sont jugés quatre des cinq dissidents les plus célèbres du pays, mais aucun effort n’est fait pour établir de lien entre ces affaires. Sans compter que parmi les victimes, il y a au moins deux représentants de l’autorité les plus importants du pays. Deux, voire trois meurtres, pourraient s’expliquer par une simple coïncidence. Quatre donnent déjà l’impression d’une vague de crimes. Mais cinq ! Cela pourrait passer pour une négligence.

 

Un modèle, se répétait Shan pour lui-même en suivant Yeshe et Feng entre les étals qui encombraient le marché. Ce modèle existait, il en avait la certitude. Il le savait d’instinct, à la manière dont un loup renifle une proie à l’autre bout de la forêt. Mais d’où venait l’odeur ? Pourquoi était-il aussi sûr de lui ?

Le marché était un fouillis d’étals enchevêtrés et de vendeurs à la sauvette devant leur couverture disposée à même la terre battue. Shan ouvrit grand les yeux pour mieux absorber tout ce qui se présentait dans son champ de vision. Devant lui, il y avait plus de vie qu’il n’en avait vu en trois ans. Une femme proposait du fil en poil de yack, une autre déclamait les prix de pots de beurre de chèvre. Il tendit la main et toucha le dessus d’un panier plein d’œufs. Il n’avait pas mangé d’œufs depuis son départ de Pékin. Il aurait pu rester là des heures, simplement à les contempler. Le miracle des œufs. Un vieil homme s’affairait à disposer avec raffinement un ensemble de torma, les effigies à base de pâte et de beurre utilisées comme offrande. Des enfants. Le regard de Shan s’arrêta sur un groupe d’enfants en train de jouer avec un agneau. Il lutta contre l’envie violente d’avancer et d’en toucher un, pour se prouver qu’il existait encore une telle jeunesse, une telle innocence.

La main de Feng sur son épaule le ramena sur terre, et il s’engagea entre les étals. Un flot de questions l’assaillit, il sentait toujours l’odeur d’un modèle qui se répétait. Pourquoi ? Parce qu’un homme comme Sungpo ne tuait pas ? Shan avait beau en être convaincu, ce n’était pas suffisant. Il y avait autre chose. Si Sungpo n’était pas le coupable, alors il y avait conspiration. Mais qui étaient les conspirateurs ? Les accusés ? Ou les accusateurs ? S’il établissait la preuve de la culpabilité des moines, il se punirait pour le restant de ses jours. S’il les innocentait complètement, alors, c’est le gouvernement qui le punirait pour le restant de ses jours.

Feng rapporta une baguette de mini-pommes rôties. Un homme à l’œil laiteux faisait tournoyer un moulin à prières et offrait des cruchons de chang, la bière tibétaine à base d’orge. Des fromages de yack, durs, secs et salés, s’empilaient à côté d’une fille triste dont les tresses descendaient jusqu’à la taille. Un jeune garçon proposait des sachets en plastique pleins de yogourt, un vieil homme, des peaux d’animaux. Shan se rendit compte que la plupart des Tibétains portaient des brindilles de bruyère nouées ou épinglées à leur chemise. Une fille manchote les appela pour qu’ils achètent une bande de soie qui deviendrait khata. L’air était empli des odeurs âcres de thé au beurre, d’encens et de corps sales.

Une escouade de soldats vérifiait les papiers d’un homme tout en os qui ne tenait pas en place, dont la ceinture portait une dague dans le style traditionnel khampa. À leur approche, ce n’est pas la dague qu’il avait agrippée mais l’amulette qu’il portait autour du cou, le médaillon gau qui contenait probablement une invocation à un esprit protecteur. On le laissa poursuivre sa route et l’homme tapota son gau comme pour le remercier. Shan se souvint alors. Les habitants de la région s’étaient plaints parce que les dynamitages rendaient Tamdin furieux. Mais Fowler avait prétendu que ce n’était pas possible, les explosions n’ayant démarré que six mois auparavant. Ce qui impliquait nécessairement que Tamdin avait été vu bien avant cette date. Un Tamdin déjà en furie. Un modèle. Tamdin avait-il déjà tué avant le meurtre de Jao ?

Yeshe s’arrêta à l’extrémité du marché, à côté d’une échoppe qui présentait, en guise de porte, un tapis crasseux soutenu par deux poteaux circulaires. Le sergent Feng jeta un coup d’œil à l’intérieur de la boutique obscure et fronça les sourcils. L’endroit parfait pour une embuscade. Plus d’un soldat chinois avait péri de cette manière. Il pointa le doigt vers un étal qui proposait du thé, au centre du marché.

— Je vais me prendre deux tasses, pas plus.

Il mit la main à l’intérieur de sa chemise et en sortit un sifflet au bout de son cordon.

— Après ça, j’appelle la patrouille.

D’un coup de dents, il dégagea une pomme enfichée sur sa baguette et s’éloigna.

Le bâtiment n’avait pas de fenêtre ni d’entrée. La seule ouverture était masquée par le tapis qui pendait. À l’intérieur, le seul éclairage provenait des lampes à beurre, dont le halo déjà chiche était voilé par les fumées d’encens. À mesure que sa vue s’habituait à la pénombre, Shan distingua des rangées d’étagères chargées de bols et de pots. Une échoppe d’herboriste. Une femme émaciée derrière une large planche posée sur deux cageots dressés contempla Shan et Yeshe d’un air absent. Contre le mur de droite, trois hommes étaient assis à même la terre battue, apparemment dans un état second. Shan suivit le regard de Yeshe sur la gauche, vers le coin le plus obscur de la pièce. Sur une table au bois mal dégrossi était posé un chapeau sale de forme conique, à calotte courte, au rebord replié. Derrière le chapeau, une ombre plus sombre, en forme d’animal, peut-être un gros chien.

— Un chapeau d’enchanteur, murmura Yeshe d’une voix crispée. Je n’en avais pas vu depuis que je suis gamin.

— Vous n’avez jamais parlé de Chinois ! aboya la vieille harpie.

À ces mots, un des hommes par terre bondit pour se saisir d’une lourde trique appuyée contre les étagères.

Yeshe retint Shan en posant une main sur son bras.

— Il n’y a pas de problème, répondit-il nerveusement. Il n’est pas comme ça.

À contrecœur, la femme se leva et prit un pot de poudre posé sur l’étagère inférieure.

— Vous voulez quelque chose pour le sexe, hein ? C’est toujours ce que veulent les Chinois.

Shan secoua lentement la tête en se tournant vers Yeshe. Pas comme quoi ?

L’ombre à la table paraissait avoir changé de position. Shan se rapprocha. C’était un homme qui semblait endormi, ou peut-être ivre. Il avança encore. La partie gauche du visage avait été écrasée et une moitié de l’oreille sectionnée. Devant lui était posé un bol marron à l’intérieur argenté, orné d’un motif très particulier. Ce n’était pas un bol. Mais la moitié supérieure d’un crâne humain.

Un deuxième homme bondit alors pour se placer auprès de Shan en marmonnant une menace dans un dialecte inintelligible. Shan se retourna et, à sa grande surprise, reconnut un moine. Celui-ci respirait la férocité d’un animal sauvage, avec une expression brutale qu’il n’avait jamais vue chez un homme d’Église.

— Il dit… – Yeshe regardait l’homme endormi. – : Il dit que si vous prenez une photographie, vous serez immédiatement expédié au deuxième niveau de l’enfer brûlant.

Shan ne cessait de croiser sur sa route des individus qui voulaient tous l’avertir des grandes souffrances qui l’attendaient. Il tourna les paumes vers l’extérieur pour bien montrer qu’elles étaient vides.

— Répondez-lui, précisa-t-il d’un ton las, que je n’ai aucune connaissance de cet enfer particulier.

— Ne vous moquez pas, le prévint Yeshe. Il veut parler de kalasutra. On vous cloue sur une planche et on vous découpe en morceaux à l’aide d’une scie portée à blanc. Ces moines appartiennent à une très vieille secte qui a pratiquement disparu. Ils vous soutiendront que cet enfer existe. Ils vous apprendront peut-être qu’ils y ont séjourné.

Shan examina le moine sans ciller, en dépit de Yeshe qui le tirait par le bras.

— Non. Ne le mettez pas en colère. Cet ivrogne ne peut pas être celui que nous cherchons. Partons d’ici.

Shan l’ignora et retourna vers la femme.

— Je pourrais vous lire les augures, caqueta-t-elle.

— Les augures ne m’intéressent pas.

Sur la table était posée une assiette en laiton de la taille de la paume de Shan. Le pourtour était gravé de petites images de Bouddha et le centre était poli comme un miroir.

— Vos compatriotes aiment les augures, reprit la tenancière.

— Les augures n’expriment que des faits. Ce qui m’intéresse, ce sont les implications, dit Shan en tendant le bras vers l’assiette.

La main de Yeshe jaillit et lui attrapa le poignet.

— C’est pas pour vous, lança la femme avec un regard de reproche à Yeshe.

Elle semblait regretter que Shan n’ait pas touché le disque.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Shan, surpris que Yeshe se soit interposé comme pour le protéger.

— Beaucoup de pouvoir. Un ensorcellement. Un piège.

— Un piège pour quoi ?

— La mort.

— Il attrape les morts ? Vous voulez parler de fantômes ?

— Pas ce genre de mort-là, répondit-elle d’un ton énigmatique en lui repoussant la main.

— Je ne comprends pas.

— Vos compatriotes ne comprennent jamais. Ils ont peur parce que la mort met fin à la vie. Mais ce n’est pas celle-là qui est importante.

— Vous voulez dire qu’il capture les forces qui dévastent l’âme.

La femme acquiesça lentement, avec respect.

— Quand on peut le concentrer correctement dans la bonne direction.

Elle examina Shan un instant avant de sortir d’un bol une poignée de galets blancs et noirs qu’elle jeta sur la table. Elle les disposa ensuite solennellement en ligne, avant d’en extraire quelques-uns après mûre réflexion. Elle était triste quand elle se retourna vers lui.

— Tout le mois qui vient, vous ne devez pas creuser la terre tout seul. Vous devez allumer des offrandes torma. Vous devez vous incliner au passage des chiens noirs.

— Je dois m’entretenir avec Khorda.

— Qui êtes-vous ? demanda la femme.

Shan réfléchit avant de répondre.

— Pour l’instant, murmura-t-il, je suis seulement celui que je ne suis pas.

Elle contourna la table et lui prit la main comme s’il risquait de s’égarer en essayant de rejoindre seul le coin. Une nouvelle fois, le moine s’avança pour l’intercepter, mais la femme l’arrêta d’un simple regard, et il battit en retraite pour aller s’asseoir carrément dans l’embrasure de la porte, en leur montrant le dos. Yeshe s’accroupit à côté de lui sur le seuil, face à la pièce, comme s’il se préparait à bondir au secours de Shan le cas échéant.

Shan s’installa sur un cageot devant la table et examina le vieil homme. Le vieillard ouvrit les paupières, instantanément en alerte, à la manière d’un prédateur qui s’éveille.

Shan éprouva l’impression fugitive de contempler le visage d’une idole. L’œil du côté déchiqueté le dévisageait avec une intensité surnaturelle. Il n’y avait plus de globe oculaire, on l’avait remplacé par une bille de verre d’un rouge brillant. L’œil droit, l’œil vivant, n’avait pas l’air plus humain. Lui aussi brillait tel un joyau éclairé depuis le fond de l’orbite.

— Choje Rimpotché a suggéré que je m’adresse à vous.

Un instant, l’œil parut se tourner vers l’intérieur, comme s’il cherchait à reconnaître son interlocuteur.

— J’ai connu Choje à l’époque où il n’était qu’un rapjung en robe marron, un novice, finit par dire Khorda d’une voix pareille à un gravier frottant sur une pierre. Ils lui ont pris son gompa il y a bien longtemps. Où étudie-t-il aujourd’hui ?

— À la 404e brigade de lao gai.

Khorda hocha lentement la tête.

— Je les ai vus prendre des gompas, poursuivit-il, le côté droit du visage tordu en un rictus hideux. Vous savez ce que cela signifie ? Ils le défont pierre par pierre. Ils l’éliminent et le rayent de la carte, jusqu’à ce qu’il n’existe plus. Ils tassent les fondations pour les enfoncer dans le sol. Ils appellent ça une reconquête. Ils récupèrent les pierres et construisent des casernes. S’ils le pouvaient, ils creuseraient un trou assez profond pour enterrer le Tibet tout entier.

Ce n’était pas Shan qu’il fixait sans ciller, mais un point derrière lui, paraissant voir au travers de son crâne. Au bout d’un moment, il ferma les paupières.

— J’ai touché un corps mort, dit Shan.

Lentement la paupière gauche s’ouvrit, le joyau rouge fixé sur lui.

— Un péché somme toute courant. Achetez une chèvre pour pénitence.

La voix de Khorda ne semblait plus que l’ombre d’elle-même, rauque, lointaine, le souffle court et noué. La pénitence était monnaie courante chez les éleveurs, qui achetaient une chèvre du troupeau pour lui épargner la marmite.

— Là où je vis, il n’y a pas de chèvres.

La joue se retroussa en demi-rictus.

— S’offrir un yack serait encore mieux.

— Le tueur portait ceci, dit Shan.

Le visage du sorcier se crispa, son œil valide s’ouvrit et transperça le disque que tendait Shan. Khorda le dégagea de la main tendue et l’examina de plus près.

— Une fois qu’il a été réveillé, déclara Khorda en hochant la tête d’un air entendu, inutile de s’attendre à ce qu’il reste sans rien faire. Lorsqu’il verra tout, il ne connaîtra plus le repos.

— Tout ? Vous voulez parler des meurtres ?

La voix de la femme claqua sèchement dans son dos.

— Il veut parler de 1959. L’année de la grande invasion finale par la Chine.

— J’ai besoin de le rencontrer.

— Les gens comme vous, dit Khorda, les gens comme vous ne peuvent pas le rencontrer.

— Mais il le faut.

— Et vous en accepterez les conséquences ? demanda alors Khorda, dont la moitié du visage se plissa en un sourire effrayant.

— J’en accepterai les conséquences, répondit Shan, les lèvres tremblantes.

— Vos mains, grommela Khorda d’une voix rauque. Laissez-moi les voir.

Shan les posa sur la table, paumes en l’air, et Khorda se pencha pour les examiner longuement, l’une après l’autre. Il releva la tête et, pressant les mains de Shan l’une contre l’autre, laissa tomber un rosaire en leur creux.

Les grains du chapelet firent l’effet de la glace sur sa peau, au point de lui engourdir les doigts. Ils étaient en ivoire et chacun d’eux était sculpté, finement et en détail, en forme de crâne.

— Répétez, ordonna Khorda.

Sa voix avait pris une tonalité nouvelle, un ton de commandement inquiétant.

— Regardez-moi avec les grains du chapelet entre vos doigts, et répétez. Om ! Padme te krid hum phat ! aboya le vieil homme.

Shan s’exécuta.

Derrière lui, Yeshe eut un haut-le-cœur. La femme émit un bruit pareil à un cri de corbeau. Était-ce un rire ? Ou de la peur ?

Ils répétèrent l’étrange mantra au moins une vingtaine de fois. Ensuite, Shan se rendit compte que Khorda s’était arrêté et qu’il était seul à parler. Il avait le vertige. Un froid intense l’envahit soudain, l’obscurité parut tout engloutir. Les mots sortaient de sa bouche de plus en plus vite, comme si un autre que lui avait pris le contrôle de sa voix, jusqu’à ce que de l’intérieur de sa tête jaillisse un éclair brillant. Khorda poussa alors un rugissement, sous le coup d’une douleur intense.

Shan frissonna avec violence. Il laissa tomber le rosaire et la boutique reprit sa forme. Ses frissons cessèrent, mais ses mains restaient glacées.

Le sorcier haletait, le souffle court, comme après un exercice physique soutenu. Il examina la pièce, prudemment, comme s’il s’attendait à voir quelque chose bondir des ombres. Il tendit le bras et tapota la poitrine de Shan d’un doigt rabougri.

— Toujours vivant ? coassa-t-il. C’est toujours toi, le Chinois ?

Il reprit le rosaire et examina à nouveau les paumes de Shan, dont le cœur battait la chamade.

— Comment puis-je trouver Tamdin ? demanda Shan.

— Suis son chemin. Il ne sera plus très loin maintenant, répondit le sorcier avec un rictus difforme. Si tu es assez brave. Le chemin de Tamdin est un chemin d’où la pitié est absente. Parfois seule l’absence de pitié permet d’atteindre à la vérité.

— Et si…

La bouche de Shan était sèche comme le sable.

— Et si quelqu’un avait offensé Tamdin ? Que faudrait-il faire alors ?

— Offenser un démon protecteur ? Alors attends-toi à atteindre au grand rien.

— Non. Je veux parler d’un vrai croyant qui a fait quelque chose au nom de Tamdin. En se faisant passer pour Tamdin. Peut-être même en empruntant le visage de Tamdin.

— Pour les vertueux, il existe des charmes offrant le pardon. Ça pourrait peut-être marcher pour la fille.

— Une fille a demandé à être pardonnée par Tamdin ?

Khorda resta muet.

— Et pour moi, est-ce que ces charmes marcheraient ?

Si un non-croyant se servait d’un costume, comprit Shan, il ne demanderait pas un charme. Mais pour quelle raison un non-croyant se servirait-il d’un costume, à moins de vouloir faire passer le moine bouddhiste pour coupable ? Si c’était le cas, le pardon serait le moindre de ses soucis. Shan soupira en regrettant de ne pouvoir simplement se poser en un lieu pour atteindre au grand rien.

Khorda souleva son chapeau d’enchanteur et le posa sur la tête. Comme à un signal, la femme apparut avec une feuille de papier de riz, de l’encre, et un pinceau. Khorda se mit à l’ouvrage. Il rédigea plusieurs grands idéogrammes avant de fermer l’œil droit et de lever la feuille jusqu’à son œil-joyau. Il secoua tristement la tête et déchira le papier en morceaux qu’il laissa tomber par terre.

— Celui-là ne collera pas à toi, grogna Khorda de frustration en fixant Shan d’un regard qui n’était pas de ce monde. Il te faut beaucoup plus.

Sa main, toujours crispée sur le rosaire, trembla.

— Que voyez-vous ? s’entendit interroger Shan d’une voix désincarnée.

Il se massait les doigts, toujours froids comme la glace là où ils avaient touché le rosaire de crânes.

— J’ai connu des hommes comme toi, dit le sorcier. Des aimants. Non. Pas des aimants. Des paratonnerres. Si tu ne te montres pas prudent, ton âme sera complètement usée bien avant ton corps.

Sa main se mit à tressauter avec violence et Shan eut l’impression que Khorda luttait pour essayer de la contenir. Sans succès. Elle bondit sur Shan et agrippa sa poche. Deux doigts osseux en sortirent un papier : le charme de Choje. La main tremblante le déplia, pour le lâcher aussitôt, comme brûlée.

Le vieil homme étudia le morceau de papier et hocha la tête avec déférence.

— Ce Choje doit bien t’aimer, Chinois, pour te donner une chose pareille.

Un rire enroué se leva de sa gorge.

— Maintenant je sais pourquoi tu as survécu, poursuivit-il, la respiration sifflante. Mais ce papier ne pourra rien changer à ce que tu viens de faire.

Il poussa un grand soupir, comme si une main puissante venait de le libérer de son emprise, et fixa les grains en forme de crâne qu’il tenait dans la paume. Il parut très surpris, paraissant ne pas comprendre comment ils étaient arrivés là, ni pourquoi.

— Ce que je viens de faire ? Le mantra, avec les crânes ? demanda Shan.

Apparemment, Khorda ne l’entendait plus. La femme tira Shan par le bras, avec insistance.

— L’invocation, persifla-t-elle en le poussant hors de la pièce. Vous avez invoqué le démon.

 

Sur le chemin de retour, dans le labyrinthe d’étals, une charrette à deux roues pleine de chevreaux tourna devant eux. Elle était tractée par deux vieilles femmes qui trébuchèrent et la charrette se releva, déversant son chargement directement sur le sergent. Feng tomba au sol dans un enchevêtrement d’animaux bêlants et l’allée explosa de cris et de mouvements. À grand renfort d’exclamations furieuses, les vendeurs s’efforçaient de tenir les chevreaux à l’écart de leurs marchandises. Les bergers arrivèrent à leur tour pour donner un coup de main, ajoutant à la confusion.

Trois hommes, en gilet de fourrure et chapeau de berger, se matérialisèrent soudain et poussèrent Shan et Yeshe dans une encoignure de porte à deux mètres de là. L’un d’eux leur tourna le dos, bloquant ainsi le champ de vision de Feng, et se mit à encourager les bergers de la voix.

— Nous savons que vous détenez Sungpo, déclara brutalement l’un des hommes.

Il remonta sa coiffe sur le crâne, révélant une coupe de cheveux familière. Plusieurs longues cicatrices s’entrecroisaient sur son visage.

— N’est-ce pas un manquement aux règles monastiques que de ne pas porter votre robe ? questionna Shan.

L’homme ne parut guère apprécier l’ironie.

— Quand on ne dispose pas de permis, on ne s’attache pas à d’aussi petits détails, dit-il d’un ton distrait car il examinait Yeshe. Quel était ton gompa ? demanda-t-il à ce dernier.

Yeshe essaya de le repousser, mais le deuxième berger à côté de lui pinça le haut de son épaule. Yeshe se plia en deux, souffle coupé, en quête d’un peu d’air. L’autre avait effectué un mouvement d’art martial sur un point de pression.

— Quel genre de moine… attaqua Shan avant de reconnaître les cicatrices.

Les séquelles sur le visage de l’homme étaient celles que laissaient les matraques après un passage à tabac tellement féroce qu’il déchirait la peau en longues rigoles. Il arrivait parfois que les membres de la Sécurité publique collent du papier de verre sur leur matraque.

Son compagnon maintenait toujours Yeshe par le haut du bras.

— Purba ! avertit Yeshe.

— Certains racontent que tu fais partie des zung mag protégés par Choje Rimpotché, dit l’homme aux cicatrices.

Zung mag était un terme tibétain qui signifiait prisonniers de guerre. Un terme que Choje n’utilisait jamais.

— D’autres disent que tu es protégé par le colonel Tan. Les deux à la fois, c’est impossible. Tu joues un jeu dangereux.

Sans un mot, il releva le bras de Shan, déboutonna la chemise au poignet et remonta la manche avant de presser les chairs autour du tatouage. Ce test était utilisé dans les prisons pour déjouer les tentatives d’infiltration : les tatouages récents ne perdaient pas leur couleur à cause de l’hématome sous-jacent.

L’homme hocha la tête à l’adresse de son compagnon, qui relâcha Yeshe.

— As-tu la moindre idée de ce qui se passera si un autre des cinq est exécuté ?

Sous sa manche, un second vêtement était visible. L’homme portait effectivement une robe sous sa tenue de berger.

— Le meurtre est un crime passible de la peine de mort, répondit Shan d’une voix furieuse.

Le bonhomme l’agaçait prodigieusement.

— Nous sommes au courant des crimes passibles de peine de mort au Tibet, répliqua sèchement le purba. Mon oncle a été assassiné pour avoir balancé les citations de ton président dans un pot de chambre. Mon frère a été tué parce qu’il avait exécuté les rites funéraires devant une fosse commune.

— Ça, c’est de l’histoire ancienne.

— Ce qui la rend donc meilleure ?

— Nullement. Mais quel sens a-t-elle pour vous et moi ?

— Ils ont tué mon lama, dit le purba en le fusillant du regard.

— Ils ont tué mon père, répondit Shan du tac au tac.

— Mais tu vas quand même poursuivre Sungpo.

— Non. Je suis en train de constituer un dossier d’enquête.

— Pour quelle raison ?

— Je suis un prisonnier lao gai. On m’a affecté à cette tâche.

— Pourquoi utiliser un prisonnier ? Ça n’a pas de sens.

— J’avais une vie avant la 404e. J’étais enquêteur à Pékin. C’est la raison pour laquelle Tan m’a choisi. Pourquoi a-t-il décidé de mener une enquête indépendante du bureau du procureur ? Ça, je ne le sais pas encore.

La voix de l’homme commença à perdre de sa rancœur.

— Il y a eu des émeutes par le passé, la dernière fois que les nœuds sont venus dans cette vallée. Il y a eu de nombreux morts. Nul n’en a jamais rien su.

Shan acquiesça avec tristesse.

— Apparemment, ils étaient sur le point de poursuivre leur route. Quand ils se sont mis à persécuter les cinq.

— Non, intervint Shan. À les poursuivre en justice. Dans chaque cas, il y a eu meurtre.

Il détestait la violence de cet homme, mais il voulait désespérément trouver un terrain d’entente avec les purbas.

— Au moins, acceptez l’idée que les meurtriers doivent être châtiés. Il ne s’agit pas d’un pogrom contre les bouddhistes.

— Qu’en sais-tu ? demanda le purba.

Rien, se rendit compte Shan avec lassitude, il n’en savait rien.

— Mais chaque fois, tout a commencé par un meurtre.

— Paroles étranges, dans la bouche de quelqu’un de Pékin. Je connais ceux de ton espèce. Le meurtre n’est pas un crime. C’est un phénomène politique.

Shan sentit monter en lui une colère peu familière quand il s’adressa au jeune moine devant lui.

— Vous cherchez à faire quoi, exactement ? À me prévenir ? À me faire peur pour que j’abandonne un travail que je suis obligé d’accomplir ?

— On ne peut pas laisser faire sans agir. Il faut que quelqu’un paie quand on prend l’un des nôtres.

— La vengeance n’est pas dans la voie bouddhiste.

Le moine fronça les sourcils et les longues rigoles de tissus cicatriciels tordirent son visage en un masque effrayant.

— La voici, toute l’histoire de la destruction de mon pays : une coexistence pacifique. Que la vertu prévale sur la force. Ça ne marche pas quand la vertu n’a plus droit à la parole.

Saisissant Shan par le menton, le moine l’obligea à le regarder bien en face avant de tourner lentement la tête, pour s’assurer que Shan verrait bien les vestiges de son visage détruit.

— Dans ce pays, quand on tend la joue gauche, ce sont les deux joues qu’ils détruisent, voilà tout.

Shan repoussa la main du purba et croisa son regard fulminant.

— Alors aidez-moi. Il n’y a rien qui puisse arrêter ce qui se passe, si ce n’est la vérité.

— L’assassin du procureur n’est pas notre problème.

— Ils libéreront le prisonnier à une seule condition : s’ils trouvent un meilleur suspect.

— Dans la cahute de Choje, dit le purba, toujours soupçonneux, il y a un prisonnier chinois qui prie avec Rimpotché. On l’appelle la Pierre chinoise, tellement il est dur. Il n’a jamais cédé. Il les a roulés dans la farine et a réussi à faire libérer un vieillard.

— Le vieillard s’appelait Lokesh. Il chantait les chansons anciennes.

— Que veux-tu de nous ? demanda l’homme en hochant lentement la tête.

— Je ne sais pas. J’aimerais savoir qui a voulu se procurer des charmes pour être pardonné par Tamdin. Une jeune fille. Et il faut que je retrouve Balti, le chauffeur khampa du procureur Jao. Personne ne l’a revu, ni lui ni sa voiture, depuis le meurtre.

— Tu crois que nous serions prêts à collaborer ?

— Sur la vérité, oui.

Le moine ne répondit pas. Mais ils entendirent la voix de Feng qui appelait Shan et Yeshe par-dessus le bêlement des chèvres.

— Tiens… dit le purba à l’entrée en déposant un petit chevreau dans les bras de Yeshe.

L’animal leur servirait d’excuse.

Shan et Yeshe quittaient le renfoncement de la porte au moment où Feng portait son sifflet aux lèvres. Shan se retourna. Les purbas n’étaient plus là.

Pendant le trajet qui les ramenait au camion, Yeshe resta silencieux. Il s’assit à l’arrière. Entre les doigts, il tenait un brin de bruyère pareil à ceux qui ornaient les chemises des Tibétains du marché.

— Une fille me l’a donné, annonça-t-il d’une voix désolée. Elle a dit de le porter pour eux. J’ai demandé de qui elle voulait parler. Elle a répondu : les âmes de la 404e. En ajoutant que le sorcier avait annoncé qu’elles allaient toutes être martyrisées.