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À sa sortie de la caverne, le soleil d’altitude explosa contre sa rétine. Shan avança d’un pas incertain, sa main masquant ses yeux, et il entendit plus qu’il ne vit la violente dispute. Quelqu’un laissait éclater sans retenue sa colère contre Tan, à grands cris. Ce ne pouvait être qu’un Occidental. Shan se dirigea vers les éclats de voix et se figea sur place devant la scène.

Tan était pris au piège, acculé dans un coin, entre cahute et camion. Comme tous les hommes présents, il paraissait totalement paralysé par la créature qui l’avait attaqué. Outre le fait qu’elle était de sexe féminin et s’exprimait en anglais, elle avait les cheveux châtains et une peau de porcelaine, et elle dépassait en taille tous les Chinois qui lui faisaient face. Tan leva les yeux au ciel comme s’il cherchait la bourrasque intempestive qui l’avait déposée là.

Shan, encore sous le choc après ses découvertes, se rapprocha. La femme était chaussée de gros bottillons de rando et d’un jean américain et portait autour du cou un petit appareil photo japonais de prix.

— J’ai le droit d’être furieuse ! s’écria-t-elle. Où se trouve le bureau religieux ? Où est votre permis ?

Shan fit le tour de la cahute. Un camion blanc à quatre roues motrices était garé à côté de la limousine Red Flag du colonel Tan. Pour mieux entendre, il se plaça du côté du camion qui le masquerait au regard du colonel. Les paroles de la femme le mettaient en joie. Lors de son incarnation précédente, quand il était à Pékin, une fois par semaine il lisait un journal occidental pour ne pas perdre totalement les langues étrangères que son père lui avait enseignées en secret. Mais il n’avait pas lu ni entendu un mot d’anglais depuis trois ans.

— La commission n’a pas été prévenue ! poursuivit-elle. Il n’y a pas d’affectation du bureau religieux ! J’appelle Wen Li ! J’appelle Lhassa !

Ses yeux lançaient des éclairs. Même à sept ou huit mètres de distance, Shan vit qu’ils étaient verts.

Shan contourna le camion blanc, en fait, une Jeep américaine d’un modèle bien plus récent que celle conduite par Feng, sortie tout droit d’une usine de Pékin créée à l’aide de capitaux mixtes. Au volant était installé un Tibétain à l’air inquiet avec des lunettes à la lourde monture noire. La portière du conducteur s’ornait d’un symbole représentant les drapeaux chinois et américain entrecroisés, encadré dessus et dessous par les mots Mine of the Sun, la mine du Soleil, en chinois et en anglais.

— Ai yi, elle est belle quand elle est en colère ! s’écria une voix derrière lui.

Les mots avaient été prononcés dans un mandarin parfait, mais leur rythme n’était pas chinois.

Shan se glissa de côté pour apercevoir celui qui avait parlé. C’était un Occidental, grand, mince, avec de longs cheveux couleur paille noués en queue-de-cheval courte sur la nuque. Il portait des lunettes à monture métallique dorée et un gilet en duvet de nylon bleu orné du même emblème que le camion. Il jeta un coup d’œil amusé à Shan, puis se retourna vers la femme en sortant de sa poche un étrange objet de forme rectangulaire qu’il porta à la bouche. Un harmonica, comprit soudain Shan lorsque l’Américain se mit à jouer.

Il jouait plutôt bien, mais très fort. Délibérément. Beaucoup de chansons américaines traditionnelles étaient populaires en Chine et Shan reconnut le morceau instantanément. Home on the Range. Plusieurs soldats éclatèrent de rire et l’Américaine lança un regard furieux à son compatriote. Tan, en revanche, n’était guère amusé. Lorsque la femme leva son appareil photo pour le pointer sur la caverne, Tan sortit brutalement de sa léthargie. Il marmonna un ordre et un soldat bondit pour couvrir l’objectif de sa main. L’Américain à l’harmonica continua de jouer, mais son expression se durcit. Il s’avança vers la femme, comme si celle-ci avait besoin de sa protection. Deux officiers de Tan reprirent tranquillement position, s’interposant de fait entre l’Américaine et la caverne.

— Mademoiselle Fowler, dit Tan en mandarin, à nouveau maître de lui-même, les installations de défense de l’Armée populaire de libération sont strictement interdites au public. Vous n’avez aucun droit de vous trouver ici. Je pourrais vous faire incarcérer.

Son bluff était des plus convaincants. Le Tibet abritait bien plus de l’arsenal nucléaire chinois que toute autre région du pays. La femme ne baissa pas les yeux pour autant. Elle resta muette mais tout en elle respirait le défi. L’Américain cessa de jouer de son harmonica et tendit les poignets avant de répondre en anglais, alors qu’il avait, de toute évidence, compris les propos de Tan.

— Super. Arrêtez-nous. Cela nous vaudra toute l’attention des Nations unies, je vous le garantis.

Tan se renfrogna, agacé, avant de se pencher à l’oreille d’un de ses subordonnés.

— Ce n’est pas ainsi qu’on se conduit entre amis, dit-il avec un sourire de commande. Vous vous appelez Rebecca, si je ne me trompe ? S’il vous plaît, Rebecca, essayez de comprendre le problème que vous êtes en train de créer, pour vous-même et votre compagnie.

Quelqu’un agrippa Shan par le bras et le tira vers le camion où étaient toujours assis Yeshe et Feng.

— Le colonel Tan vous ordonne de partir. Maintenant, insista le soldat.

Shan se laissa conduire jusqu’au camion, mais, arrivé à la portière, il s’écarta pour revoir une fois encore l’étrange femme. Elle lui jeta un regard distrait puis se retourna à nouveau, pour l’observer cette fois plus attentivement : Shan était le seul Chinois présent à ne pas porter d’uniforme. Ses yeux verts brillaient d’intelligence, vifs, sans cesse en mouvement. Une question se fit jour sur son visage. Avant que Shan pût savoir si elle le concernait, on le poussait dans le camion.

 

Un dossier se trouvait déjà sur sa table au bureau administratif de la prison. Mme Ko l’y avait déposé en mains propres. Sur la couverture, on lisait : « Hooligans connus/Comté de Lhadrung. » Le dossier était vieux, écorné par l’usage, et comprenait quatre catégories.

La première s’intitulait Adeptes du culte des drogues. Notion étrange, abandonnée par la police des grandes villes de Chine des années auparavant, qui voulait que l’usage de la drogue soit la conséquence de rituels fanatiques.

Bandes adolescentes. Les quinze individus qui s’y trouvaient cités avaient tous dépassé la trentaine.

Criminels récidivistes. La liste comprenait tous les habitants de Lhadrung qui avaient un jour ou un autre purgé une peine dans une prison lao gai, soit au total près de trois cents noms.

Agitateurs culturels. C’était de loin la liste la plus longue. Chaque nom s’accompagnait soit du nom d’un gompa, soit du terme « non répertorié ». Tous les individus recensés là étaient moines. Nombre d’entre eux avaient été placés en détention lors des Émeutes des Pouces cinq ans auparavant. Une douzaine de noms non répertoriés s’accompagnaient d’une notation supplémentaire : purba, suspect. Le mot posait un problème à Shan : un purba était une dague de cérémonie utilisée lors des rituels tibétains. Il parcourut la liste jusqu’à la fin. Pas de liste de démons protecteurs homicides.

Il décrocha le téléphone. Mme Ko répondit à la troisième sonnerie.

— Dites au colonel qu’il faudra procéder à une autopsie plus détaillée.

— Une autopsie ?

— Il va falloir qu’il en informe le Dr Sung.

— Si seulement j’avais su, soupira-t-elle. J’en reviens.

— Vous êtes allée à la clinique ?

— Il m’a chargée d’une livraison. Je m’y suis rendue à pied. Un paquet enveloppé de papier journal et de sacs plastique. Il a dit qu’il voulait que le chou de la dame reste frais.

Shan fixa le combiné.

— Merci, madame Ko, marmonna-t-il.

— De rien, Xiao Shan, répondit-elle d’un ton guilleret avant de raccrocher.

Xiao Shan. Ces deux mots provoquèrent en lui un sentiment de solitude aussi violent que soudain. Il y avait des années qu’il ne les avait pas entendus. C’était le nom que sa grand-mère lui donnait, Petit Shan, de cette manière un peu désuète, comme le voulait la tradition lorsqu’on s’adressait à un individu plus jeune.

Il se surprit à contempler dans le bureau extérieur un employé qui taillait des crayons. Il avait oublié qu’on taillait les crayons. Tout comme il avait oublié les innombrables gestes minuscules qui rythmaient les heures de la journée dans le monde extérieur. Il serra la mâchoire, luttant contre la question qu’aucun prisonnier du camp n’osait jamais se poser : serait-il capable de vivre à nouveau hors des murs ? Non pas : serait-il libéré, car tout prisonnier devait se convaincre de recouvrer un jour la liberté, mais qui serait-il quand il serait libre ? Tous avaient entendu parler d’anciens prisonniers qui ne s’étaient jamais réadaptés, trop effrayés pour même quitter leur lit, et qui restaient à jamais ployés comme sous le poids de chaînes invisibles, pareils au cheval qui, une fois entravé, n’essaie plus jamais de courir. Pourquoi n’existait-il pas de récits de prisonniers qui avaient réussi une fois libérés ? Peut-être parce qu’il était tellement difficile de concevoir ce que pouvait représenter la réussite pour un survivant de camp d’internement. Shan se souvint des dernières paroles de Choje à Lokesh, après trente années passées à partager une cahute-prison : « Tu dois t’enseigner à être de nouveau toi-même », avait dit Choje, tandis que Lokesh pleurait sur son épaule.

Il ouvrit son calepin. Ils se trouvaient toujours là, sur la dernière page. Le nom de son père. Son nom. Sans réfléchir, il dessina un nouvel idéogramme, au graphisme complexe, commençant par une croix entaillée de petits traits pointant vers le centre. Riz battu, tel était le sens de ces premières lignes. Elles rejoignaient le pictogramme d’une plante vivante sur le fourneau d’un alchimiste. Ensemble, elles signifiaient « force de vie ». Un des idéogrammes préférés de son père. Il l’avait tracé dans la poussière sur la fenêtre le jour où ils avaient débarqué pour emporter ses livres. Choje lui avait enseigné sa contrepartie en caractères tibétains. Mais Choje y faisait toujours référence de manière différente : l’irrésistible Puissance d’Être.

Shan perçut un mouvement devant sa table. Il referma brutalement son calepin, que ses mains couvrirent par réflexe. Ce n’était que Feng qui se mettait debout en voyant approcher le lieutenant Chang. Celui-ci montra Shan du doigt et éclata de rire, avant de se pencher vers Feng et de s’adresser à lui à voix basse. Shan regarda au-delà des deux hommes, vers le bureau, observant le rythme des silhouettes monochromes qui l’occupaient.

Rouvrant son calepin, il se rappela le passage vingt et un du Tao-Tö-King, le livre de la Voie et de la Vertu, et il le coucha sur la page à la suite de ses notes sur l’enquête. Au centre se trouve la force de vie. Au centre de la force de vie se trouve la vérité.

Il posa le calepin droit, en appui devant lui, ouvert à cette ligne, qu’il examina en détail. Chaque affaire a sa propre force de vie, avait-il un jour déclaré à ses adjoints, sa propre essence, son propre mobile ultime et irréductible. Trouvez cette force de vie, vous trouverez la vérité.

Au centre, il y avait un procureur assassiné. Shan redressa la tête et scruta la maxime intensément. Peut-être qu’au centre se trouvaient la 404e et un démon bouddhiste.

Il prit conscience d’un léger bruit devant lui.

— Qu’est-ce que vous faites ? lui demanda Yeshe en se tournant délibérément vers le sergent Feng. Voilà cinq minutes que je suis là devant vous.

Il tenait un plateau garni de trois gros chaussons momos. Derrière lui, le bureau extérieur était vide. Il faisait sombre.

Les momos étaient la seule nourriture que Shan ait vue de la journée. Il attendit que Feng ait le dos tourné pour en fourrer deux dans sa poche avant d’engloutir le troisième. Le chausson fourré à la vraie viande avait été préparé par les cuisines des gardiens. Ceux servis au réfectoire des prisonniers étaient farcis de céréales grossières mélangées à du son d’orge. Lors de son premier hiver, après que la sécheresse eut rabougri les champs, la farce des momos avait été constituée par les épis de maïs concassés qu’on réservait habituellement aux cochons. Plus d’une douzaine de moines étaient décédés de malnutrition et de dysenterie. Les Tibétains avaient un mot pour cela, pour ceux qu’on avait affamés jusqu’à ce que mort s’ensuive, une mort qui avait anéanti des milliers de leurs compatriotes à l’époque où la quasi-totalité de la population monastique s’était retrouvée emprisonnée. Tuée par le fusil momo. Après la sécheresse, l’Association des amis du Tibet, une organisation charitable bouddhiste, avait obtenu après force luttes le droit de servir des repas aux prisonniers deux fois par semaine. Le directeur Zhong avait présenté la chose comme un geste de conciliation, avec une telle allégresse que Shan avait été convaincu que le directeur empochait l’argent originellement destiné à alimenter les prisonniers.

— J’ai rassemblé les notes relatives à notre interrogatoire du Dr Sung, dit Yeshe d’un ton abrupt en poussant deux pages de texte dactylographié sur le bureau.

— Et c’est tout ce que vous avez fait pendant ce temps ?

Yeshe haussa les épaules.

— Ils travaillent toujours sur les registres de fournitures. Ils ont eu des problèmes avec les ordinateurs.

— Les fournitures égarées dont vous avez parlé ?

Yeshe acquiesça.

— Quel genre de fournitures égarées ?

— Un camion de vêtements. Un autre de nourriture. Des matériaux de construction. Probablement une histoire de paperasses mal établies. Quelqu’un a compté un trop grand nombre de camions au départ du dépôt à Lhassa.

Shan prit le temps de rédiger une note dans son calepin.

— Mais ça n’a rien à voir avec notre affaire ! protesta Yeshe.

— Comment le savez-vous ? J’ai passé la majeure partie de ma carrière sur des histoires de corruption à Pékin. Quand l’armée était impliquée, avant toute autre chose, j’allais faire une petite visite à la comptabilité centrale du service d’intendance, parce que le service était fiable. Un seul homme ne suffisait jamais pour le comptage des camions, des missiles, des haricots. Le service en affectait dix, et chacun d’eux recomptait derrière les autres.

— Aujourd’hui on utilise des ordinateurs, dit Yeshe en haussant les épaules. Je suis venu chercher ma prochaine affectation.

Shan examina Yeshe. Le jeune homme n’était pas beaucoup plus vieux que son propre fils, et, tout comme son fils, il était remarquablement intelligent – un talent remarquablement gâché.

— Il nous faut reconstituer les activités de Jao. Au moins pendant les dernières heures.

— Vous voulez dire, aller parler à sa famille ?

— Il n’avait pas de famille. Nous devons nous rendre au restaurant mongol, en ville, où il a dîné le soir de sa mort. Chez lui. Et à son bureau, si on nous laisse entrer.

Yeshe avait sorti son propre calepin. Il prit des notes d’une plume fébrile, à mesure que Shan parlait, avant de faire demi-tour comme un soldat à l’exercice et de s’éloigner.

Shan travailla encore une heure, étudiant les listes de noms, rédigeant questions et réponses possibles, chacune d’elles plus fuyante que la précédente. Où se trouvait la voiture de Jao ? Qui voulait la mort du procureur ? Pourquoi, songea-t-il en frissonnant, Choje semblait-il tellement persuadé que le démon existait ? Pour quelle raison le procureur du comté de Lhadrung avait-il revêtu cette tenue de touriste ? Parce qu’il s’apprêtait à partir en voyage ? Non. Parce qu’il avait des dollars américains dans sa poche, et une carte professionnelle américaine. De quelle étrange furie le tueur était-il animé pour réussir à entraîner sa victime si loin, sous un prétexte fallacieux, dans le seul but de la décapiter ? Il ne s’agissait pas d’une furie animale : celle-ci explose sur l’instant. Et si c’était cela, malgré tout ? Était-il concevable d’imaginer une rencontre qui aurait viré à l’aigre ? Jao avait été assommé, il avait perdu conscience, et, pris de panique, son assaillant s’était saisi de quoi, d’une bêche ? pour terminer le travail et détruire l’identité de Jao par ce simple geste sordide. Mais ensuite ? Transporter la tête sur huit kilomètres jusqu’au mausolée des crânes ? Ce n’était pas cela, une rage animale. Le tueur était un zélote, fervent et convaincu, brûlant pour une cause. Mais quelle cause ? Une cause politique ? Ou bien était-ce de la passion ? Ou encore un acte d’hommage, pour avoir ainsi déposé la tête du procureur Jao dans un lieu aussi saint ? Un acte de furie. Un acte d’hommage.

De frustration Shan jeta son crayon et alla à la porte.

— Il faut que je rentre. À ma cahute, dit-il au sergent Feng.

— Au diable, répondit brutalement Feng.

— Ainsi donc, vous et moi, sergent, allons passer la nuit ici ?

— Personne n’a rien dit. Nous n’allons pas à la Source de jade avant demain.

— Personne n’a rien dit parce que je suis prisonnier, je dors dans une cahute. Et vous êtes un garde qui dort dans sa caserne.

Feng se balança d’un pied sur l’autre, mal à l’aise. Son visage rond parut se comprimer tandis qu’il regardait vers la rangée de fenêtres du mur opposé, à croire qu’il espérait attirer l’attention d’un officier de passage.

— Je peux dormir ici, à même le sol, proposa Shan. Mais vous ? Allez-vous rester éveillé toute la nuit ? Il vous faudrait des ordres. Sans ordres, la routine doit être la règle.

Shan sortit un des momos qu’il avait gardés et le tendit à Feng.

— Vous ne pouvez pas me soudoyer avec un peu de nourriture, grommela le sergent, en contemplant le momo avec un intérêt visible.

— Ce n’est pas pour vous soudoyer. Nous formons une équipe. Je vous veux de bonne humeur demain. Et le ventre plein. Nous partons faire une balade en montagne.

Feng accepta le chausson et se mit à le déguster à petites bouchées hésitantes.

Au-dehors, un silence de mort avait saisi le campement. L’air froid et vif était immobile. Le cri lointain d’un faucon de nuit tomba du ciel.

Ils s’arrêtèrent à la grille. Feng hésitait toujours. La falaise de pierre résonna de l’écho d’un tintement minuscule, le cliquètement distant d’un métal frottant sur le métal. Ils prêtèrent un instant l’oreille et entendirent un nouveau bruit : un grondement métallique assourdi. Feng fut le premier à le reconnaître. Il poussa Shan au-delà de la grille qu’il verrouilla et se mit à courir vers le casernement. La prochaine étape de la punition de la 404e était sur le point de commencer.

 

Shan offrit le momo restant à Choje. Le lama sourit.

— Tu travailles plus dur que nous tous. Tu as besoin de ta nourriture.

— Je n’ai aucun appétit.

— Vingt chapelets pour avoir menti, dit Choje avec bonne humeur en posant le momo au sol, entre les marques de l’autel.

Le Khampa bondit, s’agenouilla, et toucha le sol de son front. Choje parut surpris. Il hocha la tête et le Khampa fourra le chausson dans sa bouche. Puis il se leva, s’inclina devant Choje et alla s’accroupir près de la porte. Le Khampa aux allures de chat était le nouveau gardien.

Shan se rendit compte que les autres prisonniers n’égrenaient pas leurs chapelets. Ils étaient courbés au-dessus de leur couchette, écrivant au dos de feuilles de décompte ou dans les marges des rares journaux qu’apportait parfois l’Association des amis du Tibet. Quelques-uns se servaient de moignons de crayons, la plupart, de charbon de bois.

— Rimpotché, dit Shan. Ils sont arrivés. Au matin, ils auront pris la relève des gardes.

Choje hocha lentement la tête.

— Ces hommes – je suis désolé, quel est le mot qu’on utilise pour les troupes de la Sécurité publique ?

— Les nœuds.

Choje eut un sourire amusé.

— Ces nœuds ne sont pas notre problème. Ils sont le problème du directeur.

— Le mort a été identifié, annonça Shan.

Plusieurs prêtres relevèrent les yeux.

— Il s’appelait Jao Xengding.

Un froid soudain tomba sur la cahute. Les mains de Choje formèrent une mudra. Une invocation du bouddha de la Compassion.

— Je crains pour son âme.

Depuis la pénombre, une voix s’écria :

— Qu’il reste donc en enfer !

Choje releva les yeux pour châtier l’impertinent, avant de se retourner avec un soupir.

— Il aura un passage difficile.

Trinle prit alors la parole :

— Il lui faudra batailler en raison de ses actes. Et pour la violence de sa mort. Il est impossible qu’il ait été préparé correctement.

— Il a envoyé bien du monde en prison, fit remarquer Shan.

Trinle se tourna vers ce dernier.

— Il faut que nous lui fassions quitter la montagne.

Shan ouvrit la bouche pour rectifier ce qu’avait dit son ami avant de comprendre que celui-ci ne parlait pas du corps de Jao.

— Nous prierons pour lui, déclara Choje. Jusqu’à ce que son âme soit passée, nous devons prier.

Jusqu’à ce que son âme soit passée, songea Shan, il continuera à punir la 404e.

Un moine apporta une des feuilles de décompte afin que Choje l’examine. Celui-ci l’étudia, avant de s’adresser à l’homme à voix basse. Le moine rejoignit sa couchette avec la feuille, et se remit à son travail d’écriture.

Choje regarda Shan.

— Que sont-ils en train de te faire ? demanda-t-il à voix basse, de sorte que personne hormis Shan ne l’entendit.

En cet instant, Shan revit Choje au jour de leur première rencontre : Shan à genoux dans la boue, Choje traversant le campement à grands pas, sans se préoccuper des gardes le moins du monde, aussi serein dans sa démarche que s’il avançait dans une prairie pour ramasser un oiseau blessé.

Shan n’était plus que morceaux épars lorsque ses geôliers l’avaient pour la première fois libéré afin qu’il rejoigne les occupants de la 404e : il était brisé, mentalement et physiquement, après trois mois d’interrogatoires et de thérapie politique vingt-quatre heures sur vingt-quatre. La Sécurité publique l’avait intercepté au terme de sa dernière enquête, au moment précis où il allait remettre un rapport très spécial au Conseil d’État et non pas à son officier supérieur, le ministre de l’Économie. Au départ, on l’avait simplement battu, jusqu’à ce qu’un médecin de la Sécurité publique s’inquiète d’éventuels dégâts au cerveau. On avait alors utilisé des éclats de bambou, mais la douleur s’était révélée tellement infernale que Shan était incapable d’entendre les questions qu’on lui posait. Ses tortionnaires avaient alors usé de moyens plus subtils, passant d’instrumentation concrète aux produits chimiques, bien pires que tout le reste parce qu’ils rendaient si difficile tout souvenir de ce qu’il avait déjà pu leur révéler.

Il était resté dans sa cellule en Chine musulmane – un jour, dans une pièce avec fenêtre, il avait vu les étendues sans fin du désert qui ne pouvaient correspondre qu’à la Chine de l’Ouest – et il avait récité les versets taoïstes de son enfance pour garder son cerveau en vie. Sans cesse, inlassablement, ses tortionnaires avaient rappelé à Shan tous ses crimes, les lisant au tableau noir, comme des professeurs, lors des séances de tamzing, ou bien hurlant les dépositions de témoins dont leur prisonnier n’avait jamais entendu parler. Trahison. Corruption. Vol de propriétés de l’État, sous la forme de dossiers que Shan avait empruntés. Ce dernier avait souri d’un air rêveur, car ses accusateurs n’avaient jamais compris la nature de sa culpabilité.

Il était coupable d’avoir oublié que certains membres consacrés du gouvernement étaient incapables de crimes.

Il était coupable de n’avoir pas fait confiance au Parti, parce qu’il avait refusé de dévoiler toutes ses pièces à conviction – non seulement pour protéger ceux qui les lui avaient fournies mais aussi, et il en avait honte, afin de se protéger lui-même, car sa vie n’aurait plus rien valu une fois qu’ils auraient été convaincus d’avoir tout obtenu. Au bout du compte, la seule leçon de ces mois de douleur interminable qui l’avaient brisé et réduit en morceaux, la seule vérité absolue que Shan avait apprise sur lui-même – et le grand handicap qui faisait perdurer la douleur – était qu’il était incapable de rendre les armes et d’abandonner.

Peut-être était-ce là ce que Choje avait vu à la première heure, lorsque Shan était sorti d’un pas chancelant de la camionnette de la Sécurité publique pour se retrouver dans le camp d’internement, ébloui par la lumière, en se demandant si, finalement, ils avaient décidé de courir le risque de l’abattre.

Au départ, les prisonniers lui avaient semblé tout aussi éblouis que lui. Ils l’avaient fixé de tous leurs yeux comme s’il était un spécimen d’une nouvelle et dangereuse espèce. Avant de prendre la décision qu’il n’était qu’un Chinois de plus. Les Khampas avaient craché sur lui. Les autres s’étaient pour l’essentiel tenus à l’écart, certains dessinant dans l’air une mudra de purification comme pour chasser le nouveau démon arrivé au milieu d’eux.

Shan était resté planté, en équilibre instable, au centre du camp, les genoux tremblants, à envisager quelle nouvelle variété d’enfer ses gardes-chiourmes lui avaient inventée, lorsque l’un des gardes l’avait bousculé. Il était tombé dans une flaque d’eau froide, tête en avant, en éclaboussant de boue les bottes du Chinois. Tandis que Shan s’efforçait péniblement de se remettre à genoux, celui-ci, furieux, lui avait ordonné de lécher ses bottes jusqu’à ce qu’elles brillent.

— Sans une armée du peuple, le peuple n’a rien, avait débité Shan avec un sourire d’excuses.

Une citation directement sortie du Petit Livre rouge de l’inestimable Grand Timonier.

Le garde l’avait frappé en le réexpédiant dans la boue et il lui assenait de grands coups de matraque sur les épaules lorsque l’un des prisonniers tibétains âgés s’était avancé vers eux.

— Cet homme est trop faible, avait-il dit paisiblement.

Quand le garde avait éclaté de rire, le prisonnier s’était penché sur le corps prostré de Shan afin de prendre les coups sur son propre dos. Le garde avait administré la punition prévue avec délectation avant de demander de l’aide pour traîner l’homme inconscient jusqu’à l’étable.

Cet instant avait tout changé. En l’espace d’une seconde aveuglante, Shan avait oublié sa douleur, il avait même oublié son passé. Il avait compris qu’il venait de pénétrer dans un nouveau et remarquable monde, le Tibet. Un moine de haute taille, qui se présenta sous le nom de Trinle, avait aidé Shan à se relever et l’avait conduit dans la cahute. Terminés les crachats, les mudras furieuses dirigés contre lui. Huit jours plus tard Shan avait rencontré Choje quand celui-ci avait été libéré de l’étable. En l’apercevant, le lama lui avait fait un sourire en coin avant de dire, en parlant du brouet d’orge clair servi à la 404e :

— La soupe a toujours meilleur goût après une semaine d’absence.

Shan, plongé dans ses pensées, releva les yeux en entendant Choje poser à nouveau sa question.

— Que sont-ils donc en train de te faire ?

Il savait que Choje n’attendait pas de réponse. Le moine voulait simplement le laisser avec cette question. La 404e ne serait plus jamais la même une fois que les nœuds auraient pris le relais. Une douleur soudaine au cœur, Shan se rendit compte que Choje leur serait probablement enlevé. Il fixa la mudra que formaient les mains du lama. C’était le signe du mandala, le cercle de vie.

— Rimpotché. Ce démon qu’on appelle Tamdin…

— C’est une chose merveilleuse, non ?

— Merveilleuse ?

— Que le gardien apparaisse maintenant.

Shan plissa le front, perplexe.

— Rien de ce qui arrive dans la vie n’est dû au hasard, expliqua Choje.

C’est vrai, songea amèrement Shan. Jao Xengding avait été tué pour une raison. Le tueur voulait être perçu comme un démon bouddhiste, pour une raison. Les nœuds étaient là, prêts à détruire la 404e, pour une raison. Mais Shan n’y comprenait rien.

— Rimpotché, comment reconnaîtrai-je Tamdin si je le trouve ?

— Il a de nombreuses formes et de nombreuses tailles. Hayagriva, c’est ainsi qu’on le nomme au Népal et au Sud. Dans les gompas plus anciens, on l’appelle le démon tigre rouge. Ou le démon à tête de cheval. Il porte un rosaire de crânes autour du cou. Il a des cheveux jaunes. Sa peau est rouge. Sa tête est énorme. Quatre longs crocs lui sortent de la bouche. Au sommet du crâne, il porte une autre tête, beaucoup plus petite, une tête de cheval, parfois peinte en vert. Il est gras de tout le poids du monde. Son ventre pend. Je l’ai vu il y a des années, au cours des danses de festival.

La mudra se désunit lorsque Choje serra les mains.

— Mais Tamdin ne se laissera trouver que s’il le désire. Il refusera d’être soumis à moins qu’il n’y soit autorisé.

Shan réfléchit à ces mots en silence.

— Il porte des armes ?

— S’il en a besoin, sa main sera armée. Adresse-toi à un membre de la secte du Chapeau noir. Il y a eu jadis un vieux ngagspa chapeau noir en ville. Un sorcier. Khorda, c’est ainsi qu’on l’appelait. Il pratiquait les rites anciens. Il effrayait les jeunes moines avec ses sorts. Il venait d’un gompa nyingmapa.

Les chapeaux noirs comprenaient les plus traditionalistes des sectes bouddhistes tibétaines, dont la lignée la plus ancienne était les Nyingmapa, aux liens étroits avec les chamans qui jadis dirigeaient le Tibet.

— Il est impossible qu’il soit encore en vie, poursuivit Choje. Quand j’étais enfant, il était déjà vieux. Mais il avait des apprentis. Renseigne-toi sur ceux qui pratiquent les charmes des chapeaux noirs, ceux qui ont étudié avec Khorda.

Choje fixa longuement Shan, le regard pesant, à la manière d’un père devant son fils partant pour un long et dangereux voyage. Il lui fit signe des doigts.

— Approche-toi.

Lorsque Shan fut assez près, Choje posa une main sur l’arrière de sa tête et appuya. Il murmura quelque chose à Trinle qui lui tendit une paire de ciseaux rouillés, puis il coupa une mèche des cheveux de Shan, longs de deux bons centimètres, juste au-dessus du cou. Il s’agissait de la pratique coutumière lors des rites initiatiques : ceux-ci rappelaient aux étudiants admis dans les monastères la manière dont Bouddha s’était sacrifié pour atteindre à la vertu.

Sans savoir pourquoi, Shan sentit son cœur battre la chamade.

— Je ne suis pas digne, dit-il en relevant la tête.

— Bien sûr que si. Tu fais partie de nous.

Une profonde tristesse monta en lui.

— Que se passe-t-il, Rimpotché ?

Mais Choje se contenta de soupirer, l’air soudain très fatigué. Le vieux lama se leva et alla vers sa couchette. À ce moment, Trinle tendit à Shan un morceau de papier sale sur lequel on avait tracé un idéogramme.

— Ça, c’est pour toi.

Shan examina le papier sans conviction. Les caractères étaient rédigés en style ancien, comme ceux du médaillon. Dessinée par-dessus se trouvait une série de cercles concentriques, enfermant en leur milieu une fleur de lotus, dont chaque pétale portait des symboles secrets.

— Est-ce que c’est une prière ?

— Oui. Non. Pas exactement. Un charme. Une protection. Bénite par Rimpotché. Rédigée sur un fragment d’un vieux livre saint. Très puissant.

Trinle saisit le papier par les coins inférieurs.

— Regarde, expliqua-t-il, tu dois le plier et le rouler en un petit cylindre. Porte-le autour du cou. Nous devrions trouver une amulette sur une chaîne. Mais il n’y en a pas.

— Tout le monde est en train de rédiger des charmes protecteurs ?

— Pas comme celui-ci. Pas aussi puissant. Il n’y avait que ce seul petit fragment de papier. Et l’invocation des symboles. Ce ne sont pas des mots formés par les mains ou les lèvres. Ces mots-là ne sont jamais prononcés. Rimpotché a dû chercher loin pour les capturer. Cela prend plusieurs heures, pour donner au charme toute sa puissance. Il a travaillé toute la journée. Ce qui l’a épuisé. Ce charme-ci sera reconnu par Tamdin, il peut être détecté dans le monde de ce démon, de sorte qu’il saura que tu arrives. Ce n’est pas simplement une protection. C’est plutôt un genre d’introduction, pour que tu puisses communier avec Tamdin. Choje dit que tu marches dans la voie des démons protecteurs.

Ce qui signifie qu’ils sont sur le point de m’attaquer ? fut tenté de demander Shan, lorsqu’une autre question lui vint à l’esprit. Comment Choje avait-il obtenu un fragment de manuscrit antique ?

Quelques-uns des moines placèrent leurs charmes sur l’autel, avec des regards pleins d’espoir vers Choje. D’autres emportèrent les leurs jusqu’à leur couchette, dans le fond de la pièce, où Shan se dirigea. L’un des vieux moines était assis sur un lit avec un étrange parchemin de charmes. Il reliait les feuilles de décompte en un charme plus grand, les nouant adroitement avec de minuscules tresses de cheveux humains.

Shan se rendit compte que Trinle avait les yeux fixés sur l’épaisse liasse de papier dans sa poche. Il en arracha une douzaine de pages vierges qu’il lui tendit, avec son crayon.

— Les autres. C’est quoi, les autres charmes ?

— Chacun d’entre nous fait ce qu’il peut. Certains essaient de préparer des rituels bardo pour le jungpo. D’autres ne sont que des charmes protecteurs. Je ne sais pas si Rimpotché va les bénir. Sans la bénédiction de quelqu’un qui est investi de pouvoir, ce ne seront que des morceaux de papier inutiles.

— Il ne va pas bénir les charmes protecteurs ? Il ne veut pas qu’ils soient protégés du jungpo ?

— Pas le jungpo. Ces charmes-là concernent les malfaisances de ce monde. Des charmes tsonsung. Pour être protégé des matraques. Des baïonnettes. Des balles.