16
Rebecca Fowler était à son bureau, un bras en appui soutenant la tête, le visage hagard.
— Vous avez une tête à faire peur, dit-elle quand Shan entra.
— Je suis allé sur la griffe sud, répondit Shan en essayant de lutter contre l’épuisement. En exploration.
Au-dehors, le sergent Feng partageait des cigarettes avec les ouvriers. Yeshe dormait dans le camion.
— Il faut que je vous demande quelque chose.
— Comme ça, tout simplement, rétorqua-t-elle d’une voix âpre, toute son amertume revenue. Il s’est passé quelque chose pendant que vous vous promeniez sur les griffes du Dragon.
Elle passa les doigts dans sa tignasse de cheveux châtains et poursuivit, sans attendre de réaction.
— J’ai emporté sa main là-haut. La main de votre démon. Ils ont voulu que je récite des mantras avec eux. Quelque chose s’est mis à hurler dans la montagne.
— Quelque chose ?
Elle parut ne pas l’avoir entendu.
— Le soleil s’est couché, raconta-t-elle avec une expression hantée. Ils ont allumé des torches et ont continué le mantra. La lune s’est levée et le hurlement a commencé. Un animal. Non, pas un animal. Je ne sais pas.
Elle mit la tête entre les mains.
— Je n’ai pas beaucoup dormi depuis. Tout cela était tellement… Je ne sais pas. Tellement réel, ajouta-t-elle en relevant les yeux comme pour s’excuser. Je suis désolée. Je suis incapable de le décrire.
— L’année dernière, un homme de Shanghai logeait dans ma cahute. Au début, il s’est moqué des moines mais ensuite il a avoué que parfois, la nuit, quand il entendait les mantras, il plaçait la main sur sa bouche tant il craignait que son âme ne s’échappe d’un coup.
L’Américaine répondit par un petit sourire de reconnaissance.
— J’ai besoin de voir des cartes. Des cartes satellites.
Elle fit la grimace.
— Quand la Sécurité publique a approuvé ma licence pour le satellite, nous avons été obligés d’accepter un protocole d’accès aux informations. Huit personnes autorisées, et c’est tout. Le logiciel génère un accusé de réception pour chaque impression. Le commandant s’est montré particulièrement insistant. Ainsi la Sécurité publique peut s’assurer que nous ne regardons pas des choses que nous ne devrions pas voir.
Elle se faisait plus distante, à nouveau méfiante : la requête de Shan lui fichait la trouille.
— C’est bien pour cela que je suis venu vous voir.
Elle soupira sans répondre.
— J’aurais besoin des sections qui couvrent la griffe sud. À plusieurs dates. Mais incluant la date du meurtre de Jao et un mois auparavant.
— J’étais censée être aux bassins du fond il y a une heure.
— J’ai besoin de votre aide.
— Les touristes arrivent à Lhadrung dans trois jours. Mon rapport mensuel a déjà une semaine de retard. Des fax arrivent de Californie, exigeant de savoir si j’ai réglé le problème de la suspension du permis d’exploitation. J’ai un travail à faire. Mes actionnaires attendent de moi que je le fasse. Le ministère de la Géologie attend de moi que je le fasse. Pékin attend de moi que je le fasse. Les quatre-vingt-dix familles qui dépendent de cette mine pour survivre attendent de moi que je le fasse.
Elle se leva et prit le casque de chantier posé sur son bureau.
— Vous, monsieur Shan, êtes bien le seul à attendre de moi que je ne le fasse pas.
— Je croyais que ce n’était qu’une simple requête.
— Ce n’est pas le cas. J’ai vraiment le sentiment que vous ne faites jamais de simples requêtes.
— Je pense que Jao a été entraîné jusqu’à la griffe sud pour y être exécuté à cause de quelque chose qui était visible sur l’une de vos cartes.
— Et Jao l’aurait vu ?
— Peut-être. Ou alors le meurtrier. Ou les deux.
— Ridicule. Nous sommes les seuls à voir les cartes.
— Vous avez parlé de huit personnes. Avec huit personnes, les secrets peuvent se révéler difficiles à garder.
— Si vous croyez que je vais inviter la moitié du bureau à venir nous chercher des poux dans la tête pour une infraction à la sécurité, vous êtes cinglé ! s’exclama-t-elle en se dirigeant vers la sortie. Je croyais que vous et moi, nous étions…
Nouveau soupir.
— Au début, lorsque nous avons obtenu la licence pour le satellite, Kincaid a soutenu que le colonel Tan pourrait essayer de nous amener par la ruse à donner les cartes à d’autres.
— Pourquoi le colonel Tan ferait-il une chose pareille ?
— Pour nous prendre la main dans le sac. Une violation de la sécurité. Il s’en servirait contre nous.
— Pensez-vous que je sois en train de ruser pour vous piéger ?
— Pas vous. Mais si on se servait de vous ?
Elle fit un pas de plus vers la porte.
— Trouvez quelqu’un pour faire la demande par écrit.
— Non, rétorqua Shan sans hésiter, avec une conviction telle que Fowler se retourna. Parce qu’alors vous seriez « effectivement » prise la main dans le sac pour violation de la sécurité.
Elle secoua lentement la tête et continua à avancer.
— Jadis j’ai connu un prêtre, poursuivit Shan dans son dos. Quand je vivais à Pékin. Il m’apportait son aide. Un jour, j’ai été placé devant un dilemme similaire. Savoir s’il fallait chercher la justice ou simplement faire ce que les bureaucrates désiraient. Savez-vous ce qu’il a dit ? Il m’a répondu que notre vie est l’instrument que nous utilisons pour faire l’expérience de la vérité.
Fowler s’arrêta et pivota lentement sur elle-même. Elle regarda Shan en silence, avant de faire brutalement volte-face pour se verser une tasse de thé tiède d’une Thermos. Elle s’assit et se plongea dans l’examen de sa tasse.
— Allez vous faire voir, grommela-t-elle. Bon Dieu, mais vous êtes qui, nom d’un chien ? Chaque fois que les choses s’apaisent, vous…
Elle ne termina pas sa phrase.
— Nous voulons la même chose, dit-il. Une réponse.
Elle se leva, jeta le thé dans l’évier, et entra dans la salle aux ordinateurs où elle déverrouilla un vaste classeur de rangement aux longs tiroirs étroits. Elle fouilla rapidement le tiroir supérieur et posa une feuille sur la table.
— Nous ne les imprimons qu’une fois par semaine, parfois même uniquement deux fois par mois. Ceci remonte à deux semaines. Maillage de quarante kilomètres. Le mieux adapté à nos exigences. Nous avons aussi des maillages de cent soixante et de huit kilomètres.
— J’ai besoin de détails plus poussés. Le maillage de huit kilomètres peut-être.
Elle fouilla le tiroir avant de se redresser, perplexe, et d’en ouvrir un deuxième.
— Ce n’est pas là. Il n’y a aucun cliché pour la griffe sud.
— Mais vous pouvez en imprimer d’autres.
— Kincaid serait furieux. C’est pris sur son budget. C’est lui qui est responsable du système de cartographie.
— Vous avez dit que vous vouliez que tout cela se termine.
— À ce stade, je me satisferais simplement de savoir ce que « terminer » signifie, répliqua Fowler.
Elle alla jusqu’à la console où elle tapa des instructions sur le clavier. Cinq minutes plus tard, l’imprimante reprenait vie.
En posant la photo sur la table, elle tendit une loupe à Shan. Il suivit la pente de l’arête montagneuse jusqu’au bas de la carte. À son extrémité, là où démarrait la petite vallée vers le sud, il remarqua une tache obscure en forme de V.
— Est-ce qu’elles sont toutes prises à la même heure de la journée ? demanda-t-il en regardant la référence notée dans la marge : 16 h 30. Pourrions-nous obtenir quelque chose un peu plus tôt dans la journée ? Midi, peut-être.
Elle imprima une deuxième carte remontant à deux mois, prise à 11 h 30. La tache à l’extrémité sud de l’arête avait disparu. Shan pouvait voir maintenant, dans la gorge lointaine, un mélange de couleur rouge là où il n’y avait rien auparavant. Les grandes bannières de Yerpa étaient visibles par satellite.
— Cette soirée avec Jao, lança soudain Rebecca Fowler, qui n’avait pas quitté Shan des yeux, depuis l’autre côté de la table. Il s’est passé quelque chose. Je ne vous en ai pas parlé. Nous ne nous sommes pas retrouvés uniquement à cause du pari. Nous aurions pu faire cela plus tard. Je pense que Jao voulait me rencontrer parce qu’il avait posé quelques questions. Et ce soir-là, il a insisté pour avoir des réponses.
— Des questions qui s’adressaient directement à vous ?
— Nous en avons discuté, Kincaid et moi. Nous ne voulions faire obstacle à rien. Mais avec tous nos problèmes de production, nous n’avions aucun besoin de devenir partie prenante d’une quelconque enquête.
— Mais vous avez changé d’avis par la suite.
— Lorsque les bassins étaient en cours d’aménagement, avant mon arrivée, la mine a obtenu ses permis d’eau. Le droit de tirer l’eau pour les besoins des bassins et de l’unité de traitement. Il faut se faire enregistrer, de manière que l’irrigation de la vallée puisse être planifiée. Quand j’ai débarqué, je me suis aperçue qu’il y avait une erreur. Le permis couvrait un ruisseau qui ne s’écoule pas ici. Il est de l’autre côté de la montagne, à l’extrémité de la griffe nord et au-delà. Ce n’est pas le même bassin versant. J’ai prévenu le directeur Hu. Il a répondu qu’il s’en occuperait, que nous n’aurions pas à payer pour cette eau-là. Nous n’avons effectivement pas payé. Mais le permis n’a jamais été modifié.
— Qu’est-ce que ça signifie, avoir le permis pour ce bassin versant ?
— Pas grand-chose. Ça empêche juste quelqu’un d’autre de se servir de l’eau.
— Donc il s’agit d’une négligence bureaucratique.
— C’est ce que j’ai présumé. Mais Jao, dès qu’il s’est assis à la table du dîner, a voulu être mis au courant. Il avait découvert ce détail d’une manière ou d’une autre, et il était tout excité. Il a demandé qui avait délivré le permis. Et aussi quelle était la quantité d’eau disponible dans cette zone. J’ai été incapable de lui répondre. Il a aussi demandé si j’avais une copie du permis quelque part, avec une signature officielle. Quand j’ai répondu que oui, il en a été très heureux. Il donnait l’impression d’avoir envie de rire. Il a déclaré qu’il appellerait de Pékin et me donnerait un numéro de fax pour que je puisse le lui envoyer. Ensuite il a laissé tomber le sujet. Pour commander du vin.
Des voix s’élevèrent au-dehors. Des ouvriers approchaient du bâtiment. Fowler bondit pour aller fermer la porte rouge. Elle s’y appuya, comme pour empêcher l’entrée d’un intrus.
— J’avais oublié toute cette histoire. Jusqu’au jour où Li est entré dans mon bureau. Au petit bonheur la chance. Sans raison précise. Il a essayé de grappiller des renseignements sur le permis.
— Au petit bonheur ?
— Il était au courant de quelque chose. Il avait bien des questions, mais ne paraissait pas très sûr de ce qu’il cherchait. Il m’a demandé de lui expliquer ce que Jao voulait.
— C’est l’adjoint du procureur. Probable qu’il va remplacer Jao à ce poste. Il se peut qu’il y ait eu un dossier qu’il devait suivre et compléter.
— Et s’ils avaient quelque chose à voir avec le meurtre de Jao ? objecta Fowler en regardant le sol. Je veux parler des permis d’eau. Un Tibétain ne tuerait pas pour cela. Pourquoi ce moine s’en soucierait-il ?
— Sungpo ne l’a pas tué.
Elle le fixa avec une expression désespérée.
— Parfois je me pose des questions. Si c’est à cause de cette affaire que Jao a été tué, alors pourquoi pas moi ? Ce fameux dîner. Nous avons longtemps parlé. Peut-être que le tueur pense que j’ai connaissance de ce que savait Jao. Quelqu’un peut vouloir me tuer. Rien n’a plus de sens. Et si ce n’est pas ce moine Sungpo, alors qui essaie de lui faire porter le chapeau ? Le colonel Tan ? L’adjoint du procureur Li ? Le commandant ? Ils semblent tous tellement pressés de le juger devant le tribunal.
— Ils prétendent être tout simplement impatients de clore le dossier, à cause des visiteurs.
— Quelqu’un peut mentir pour raisons personnelles, pas uniquement pour raisons politiques.
— Vous avez appris vite, mademoiselle Fowler, apprécia Shan en lui offrant un petit signe de tête respectueux.
— Ça me fiche la trouille.
— Alors aidez-moi.
— Comment ?
— Il me faut plus de cartes. La caverne aux crânes, peut-être.
— Nous ne les avons pas. Nous n’avons que les cartes de notre bassin versant.
— Mais l’ordinateur peut vous permettre d’y avoir accès.
— Nous avons un contrat pour cette zone-ci. À l’extérieur de ce secteur précis, c’est cher. Cinquante dollars par commande. Des dollars américains. Nous entrons une référence de maillage. Un ordinateur au pays traite la commande, vérifie notre numéro de compte, lui fait correspondre un téléchargement, et nous facture.
— Une référence de maillage ?
— Il existe un catalogue avec des cartes maillées, dont chaque maille est identifiée par un numéro de référence.
Shan fouilla dans sa poche et en sortit les numéros recopiés à partir du dossier secret de Jao.
— Le catalogue, questionna-t-il avec une insistance toute nouvelle. Vous l’avez ici ?
Les numéros correspondaient parfaitement aux types de référence. Il fallut moins de cinq minutes pour trouver la bonne maille. Elle correspondait à la griffe nord et aux terres agricoles au-delà. Jao avait vu les photos de la zone pour laquelle Fowler avait reçu par erreur les droits de captage d’eau.
— Mais ce n’est pas auprès de nous qu’il a obtenu ces informations ! protesta Fowler. Ces zones-là n’ont aucun rapport avec notre exploitation. Jamais nous ne passerions de commandes de cartes à l’extérieur de notre secteur opérationnel.
— Êtes-vous sûre ? Existe-t-il des archives ?
— Les factures détaillent toutes les commandes. J’ai à peu près trois mois de retard pour la vérification en détail.
Ils allèrent dans son bureau. Cinq minutes plus tard, elle repérait les données correspondantes. Quelqu’un avait commandé une séquence sur trois mois de clichés du site nord deux semaines avant que le procureur soit tué.
Shan mit la facture dans son calepin.
— Pouvez-vous les imprimer ? Les mêmes clichés que ceux que Jao a vus ?
Fowler acquiesça d’un petit hochement de la tête timide. Shan se posta dans l’embrasure de la porte pour s’assurer qu’il n’y avait pas d’oreilles indiscrètes.
— Apportez-les-moi demain à la Source de jade. Et il faut que j’emporte les disquettes. Celles que vous avez prises dans la caverne.
Fowler hésita.
— Les avez-vous examinées ? demanda-t-il.
— Bien sûr. Essentiellement des dossiers en chinois que Kincaid et moi ne pouvons lire. Certains en anglais, qui détaillent le contenu du mausolée. L’autel a été expédié dans un nouveau restaurant de Lhassa. Jansen voudra être mis au courant.
— Pourquoi les rédigeraient-ils en anglais ?
Fowler redressa la tête.
— Je n’y avais pas pensé.
— Il s’agit d’un piège.
Elle s’assit pesamment à son bureau.
— Contre nous ?
— Contre vous. Contre moi. Contre Kincaid. Contre la personne qui les aura prises. Je pense que c’est le commandant qui les a placées là.
— Je veux les remettre au bureau des Nations unies.
— Non.
— Pourquoi le commandant ?
Shan s’affala dans un fauteuil contre le mur.
— Une police d’assurances, en quelque sorte.
Il se pencha en avant, et prit sa tête entre les mains. Il avait une envie monstrueuse de se laisser aller au sol, de s’y rouler en boule et de dormir. Il releva les yeux.
— Si on vous obligeait à démissionner de votre poste de directrice, qui vous remplacerait ?
— Vous êtes en train de faire référence à la suspension du permis d’exploitation, soupira Fowler. Il existe une procédure spécifiée dans le contrat. La compagnie nomme le premier directeur. Après cela, le comité aurait le choix.
— Un Américain ?
— Pas nécessairement. Kincaid, peut-être. Mais ça pourrait être Hu.
— Si vous voulez garder votre poste, mademoiselle Fowler, il me faut ces disquettes.
Elle examina Shan un instant, puis, d’un geste impatient, se dépêcha de dégager quelques livres sur une étagère en hauteur. Elle tendit la main derrière les autres volumes et sortit une grosse enveloppe qu’elle déposa dans la paume de Shan.
— J’ai besoin d’une chose encore, ajouta Shan d’un ton d’excuse. Il faut que vous m’emmeniez à Lhassa.
Le colonel Tan attendait dans leur chambre à la Source de jade. Il fumait, assis dans l’obscurité. Feng et Yeshe hésitèrent en voyant l’expression de son visage, et allèrent s’installer sur le perron tandis que Shan allumait la lumière pour s’asseoir face à lui. Cinq mégots de cigarettes étaient posés debout en ligne à côté d’une chemise cartonnée sur la table. Tan avait le visage creusé et tendu. Il paraissait épuisé, comme s’il venait de rentrer de grandes manœuvres.
— Vous les avez crus, n’est-ce pas ? demanda-t-il à sa cigarette. Que c’est moi qui ai commis tous ces actes cités dans le Livre du Lotus.
— Je n’ai fait que répéter ce que j’avais lu.
La tension était telle que l’air dans la pièce donnait l’impression de pouvoir voler en éclats à tout instant.
— Est-ce donc si important, ce que je crois ?
— Bon Dieu, non, rétorqua sèchement Tan.
— Alors pourquoi seriez-vous tellement offensé par ce que contient le Livre du Lotus ?
— Parce que c’est un mensonge.
— Vous voulez dire, parce que c’est un mensonge vous concernant.
— Sergent Feng ! hurla Tan.
La tête de Feng apparut à la porte.
— Où étais-je en 1963 ?
— Nous étions au camp 208. Sécurité de la frontière. Mongolie-Intérieure, mon colonel.
Tan poussa la chemise vers Shan.
— Mes états de service. Tout y est. Les postes. Les citations. Les blâmes. Les ordres d’affectation. Je ne suis arrivé au Tibet qu’en 1985. Si vous le désirez, parlez à Mme Ko. Je veux que ces mensonges cessent.
— Voulez-vous que Sungpo soit exécuté ou voulez-vous que les mensonges cessent ?
Tan le fusilla du regard. Dans la faible lumière, lâchant la fumée par les narines, son visage osseux paraissait flotter, suspendu et désincarné, au-dessus de la table.
— Je veux que les mensonges cessent, répéta Tan.
— Cela ne va pas aider le moine qui a été exécuté à la 404e.
— Ça, ce sont les nœuds. Ils ne m’ont pas consulté.
— D’une certaine manière, je trouve difficile à croire, colonel, que vous n’auriez pu arrêter les nœuds si vous l’aviez voulu.
On entendit un juron proféré à mi-voix près de la porte, et Shan aperçut du coin de l’œil le sergent Feng qui battait en retraite vers le terrain de manœuvres : il ne voulait pas se trouver dans le rayon de l’explosion imminente. Tan continuait à incendier Shan d’un air furieux sans prononcer une parole.
— J’ai une proposition du procureur adjoint Li, annonça ce dernier. Une manière de résoudre toute l’affaire.
— Une proposition ? répéta Tan d’une voix sinistre chargée de menace.
— De tout emballer une bonne fois pour en faire un joli paquet. Il m’a expliqué que le procureur Jao était engagé dans une enquête anticorruption dont vous étiez l’objet. Donc vous l’avez fait tuer. Et si je témoignais contre vous, il pourrait faire de moi un héros.
Les yeux de Tan se rétrécirent en fentes, sa main enveloppa le paquet de cigarettes sur la table et commença lentement à en écraser le contenu.
— Et puis-je connaître vos intentions, camarade ?
Des brins de tabac tombaient du paquet. Shan ne cilla pas.
— Colonel, je pourrais vous décrire comme insensible, obstiné, soupe au lait, manipulateur et incontestablement dangereux.
Tan remua sur sa chaise. On aurait cru qu’il se préparait à bondir pour faire rendre gorge à Shan.
— Mais vous n’êtes pas corrompu.
Tan baissa les yeux sur son paquet de cigarettes détruit.
— Vous ne l’avez donc pas cru.
— Vous n’avez jamais eu confiance en Li. C’est la raison pour laquelle vous m’avez trouvé. Vous pensiez qu’il essaierait quelque chose de ce genre. Pourquoi ?
— C’est un petit pisseux pleurnichard du Parti, voilà pourquoi.
Shan réfléchit un instant et soupira.
— Plus de mensonges.
D’un geste furieux de la main, Tan balaya le chantier qu’il avait fait sur la table.
— Il y a quelques mois, Mlle Lihua l’a surpris alors qu’il était sur le point d’adresser un rapport secret au quartier général du Parti à Lhassa. Il se plaignait que Jao et moi fussions incompétents, complètement dépassés par les techniques de gouvernement modernes, et il demandait notre mise à la retraite forcée.
— Vous auriez pu m’en informer.
— Difficile d’envisager que cela puisse être une pièce à conviction dans une affaire criminelle.
— Li est mêlé à cette histoire. Cela, je le sais. Il n’y a malheureusement pas de preuve directe contre lui. Mais la moindre de ses paroles, le moindre de ses actes sentent une drôle d’odeur.
— Quelle odeur ?
— Du genre : pourquoi est-il allé au Kham ?
— Il y est allé parce que vous, vous y êtes allé.
— Il ne me suivait pas à proprement parler, mais il a senti que je me rapprochais un peu trop de la vérité. Il a compris que si j’estimais qu’un témoin avait pu assister au meurtre, je me mettrais à sa recherche. Dans le logement qu’occupait Balti, Li a tenté de nous faire croire que celui-ci avait volé la voiture et qu’il avait quitté la ville pour la revendre. Mais il n’ignorait pas qu’il n’en était rien. Si je m’approchais d’un peu trop près de la vérité, alors lui devait de toute urgence se rendre au Kham, parce qu’il savait avec certitude que Balti était vivant. Ce qui signifie qu’il l’a vu s’enfuir cette nuit-là. Ou que le meurtrier le lui a appris.
Le colonel respirait bruyamment.
— Vous dites qu’il n’y a pas que Li.
Il fouilla le paquet écrasé en quête d’une cigarette encore intacte, avant de le jeter par terre d’un air dégoûté.
— Un autre détail cloche : quand il m’a fait cette proposition, il a déclaré que si je coopérais, il ferait retirer les nœuds de la 404e.
— Impossible. Li ne dirige pas le bureau de la Sécurité publique.
— Exactement.
Shan laissa les mots faire leur chemin.
— Mais il lui suffirait de la coopération d’un officier supérieur au sein du commandement régional. Peut-être ce même officier qui a fait venir le lieutenant Chang de la frontière.
Un brasier d’un genre nouveau se mit à flamboyer dans le regard de Tan.
— Que voulez-vous que je fasse ?
— Envoyez chercher Mlle Lihua. Nous avons besoin d’elle ici, en personne, pour l’interroger, face à face.
— Considérez que c’est chose faite. Quoi d’autre ?
— Un des crânes d’or de la caverne. J’en veux un, un échantillon, comme pièce à conviction.
— Le directeur Hu en a adressé un à mon bureau. Mon chauffeur vous le déposera ce soir.
— Et le procureur avait une réunion importante à Pékin. Concernant des droits de captage d’eau et un « pont de bambou ». Il faut que nous découvrions tout ce qu’il est possible d’apprendre à ce sujet. Je ne peux pas le faire et vous non plus. Mais vous disposez de quelqu’un qui le peut.
Il y eut un mouvement à la porte. Feng avait refait son apparition. Yeshe se tenait dans l’ombre juste à l’extérieur de l’entrée.
— Un autre point, colonel. J’ai besoin de savoir. Lors du soulèvement de Lhadrung, avez-vous fait couper les pouces des moines ?
— Non ! cracha Tan.
Il se releva si brusquement que son banc se renversa, puis il se tourna d’abord vers Feng ensuite vers Shan. Ce dernier le fixait toujours, sans ciller, sans dévier d’un millimètre devant le brasier qui empourprait le visage du colonel. Petit à petit, Tan perdit contenance au point d’avoir des difficultés à déglutir.
— Ces foutus bouddhistes, grommela-t-il d’un ton presque suppliant en baissant la tête. Pourquoi ne peuvent-ils pas céder ? Oui, je savais que le bureau coupait les pouces. J’aurais pu l’en empêcher.
Il fit la grimace, réarrangea sa tunique, et sortit de la pièce d’un pas martial.
Il régnait dans la chambre un silence pesant lorsque le sergent Feng et Yeshe entrèrent. Feng redressa le banc et commença à balayer le tabac.
— Et vous, sergent ? demanda Shan. Voulez-vous que cela s’arrête cette fois ?
Le visage de Feng avait affiché toute la journée une expression maussade.
— Je ne comprends plus rien du tout, gémit-il en se tordant les doigts. Ils n’ont pas le droit de tuer mes prisonniers.
— Alors aidez-moi.
— C’est ce que je fais. C’est mon travail.
— Non. Aidez-moi.
Shan tourna la tête vers Yeshe qui s’était rapproché de sa couchette.
— Sungpo sera exécuté dans trois jours. Si cela se produit, nous n’apprendrons jamais qui est le meurtrier. Et la 404e sera sacrifiée.
— Vous êtes complètement cinglé si vous croyez que vous pouvez les arrêter, marmonna Feng.
— Pas juste moi. Nous tous.
Il contempla ses deux compagnons épuisés.
— Au matin, à la première heure, les Américains vont venir avec des cartes. Des cartes photographiques. Il faudra que Yeshe les étudie et examine ces disquettes, dit Shan en sortant de sa poche l’enveloppe qu’il tendit au jeune Tibétain. Cela prendra plusieurs heures.
Il s’adressa ensuite à Feng.
— Je veux que vous alliez rejoindre Jigme dans les montagnes. Deux paires d’yeux valent mieux qu’une. Et je veux que vous y restiez jusqu’à ce que vous trouviez le lieu où habite le démon.
Le sergent parut se rétrécir sur place, avant de reprendre forme, triste mais déterminé.
— Comment je dois faire ?
— Allez jusqu’au mausolée près du camp américain. Voyez si la main de Tamdin est toujours là. Si elle y est, trouvez qui a laissé des prières pour être protégé contre les morsures de chien. Et suivez cette personne.
Feng se laissa tomber sur le banc.
— Vous voulez dire, en vous abandonnant. Ce ne sont pas les ordres que j’ai reçus.
Ce n’était pas une protestation, mais une manifestation de dépit.
— Je ne sais pas lire les prières, ronchonna-t-il. Et ce Jigme, il saura pas non plus.
— Non. Vous allez emmener quelqu’un avec vous. Quelqu’un qui sait. Un vieil homme. Je ferai en sorte que vous le retrouviez au marché.
— Comment le reconnaîtrais-je ?
— Vous le connaissez déjà. Il s’appelle Lokesh.
Tyler Kincaid semblait d’humeur très joyeuse. Alors qu’ils franchissaient le point de contrôle de sécurité à la frontière du comté, il accéléra en poussant un grand hourra, comme Shan n’en avait entendu que chez les cow-boys dans les films américains. Rebecca Fowler se retourna et ôta la couverture qui masquait Shan, lequel se releva du plancher et s’assit sur la banquette arrière.
— Ils ne vérifient jamais vraiment, déclara-t-elle d’une voix crispée. Ils nous font juste signe de passer.
— Comme pour un gros MFC, lâcha Kincaid en guise de plaisanterie.
Shan se frottait les jambes pour faire revenir la circulation. Il était allongé sur le plancher depuis presque deux heures, depuis qu’ils avaient laissé Yeshe avec une pile de cartes photographiques à la Source de jade.
— Quelqu’un a raconté que, dans le temps, vous étiez une huile du Parti, dit Kincaid. Il a ajouté que vous vous en êtes pris au président et que vous avez perdu.
— Rien d’aussi dramatique.
— Mais c’est pour cette raison que vous êtes ici, pas vrai ? Vous vous êtes attaqué aux MFC. Ce sont bien eux qui vous ont mis en prison, non ? insista Kincaid, du même ton léger.
— Il faut vraiment que vous ayez une vie bien peu satisfaisante pour perdre votre temps à parler de moi.
Fowler se retourna avec un sourire.
— Et vous, monsieur Kincaid, votre blessure cicatrise bien ? questionna à son tour Shan.
— Bien sûr, répondit l’Américain en levant le bras, toujours couvert par un long pansement. Comme neuf. Cicatrisation en haute altitude. Excellent entraînement pour l’ascension du Chomolungma.
— Il faudrait qu’on passe d’abord par Gonggar, suggéra Fowler.
Ils allaient déposer quelques échantillons de saumure pour les faire expédier à Hong Kong. Derrière Shan étaient posées deux grandes caisses en bois carrées contenant chacune douze cylindres en acier inoxydable. Les caisses leur servaient de couverture.
— Il y a une veste, là. Avec le logo de la mine. Mettez-la. À l’aéroport, donnez un coup de main au déchargement des caisses, comme si vous travailliez pour nous.
— Mais ensuite ? demanda Shan. Avez-vous l’autorisation d’aller à Lhassa ? Je pourrais faire du stop et me faire emmener par un chauffeur de camion.
— Et vous rentrerez comment ? rétorqua Fowler. Combien de chauffeurs de camion vont-ils courir le risque de cacher un inconnu sans papiers au contrôle ? Nous allons simplement aller voir Jansen au bureau des Nations unies. Je veux lui parler du mausolée aux crânes.
— C’est juste que vous ne devriez pas vous impliquer dans cette affaire. Inutile de courir de risques supplémentaires. Vous en prenez déjà suffisamment.
— Je veux que cette affaire soit réglée une fois pour toutes, répondit l’Américaine d’une voix différente, le suppliant presque. Si vous vous faites prendre, ça risque de ne jamais se terminer.
Quand elle se tourna vers la banquette arrière, son visage affichait cette même expression hantée que Shan lui avait vue après qu’elle eut déposé la main du démon.
— Ils sont venus hier soir, vous savez. Je crois que c’est de cela que vous aviez essayé de me prévenir.
— Qui est venu ?
— La Sécurité publique. Pas le commandant. Tyler a appelé le commandant pour se plaindre. Il s’agissait apparemment d’une escouade de techniciens. Ils se sont contentés de fouiller dans nos ordinateurs. Ils ont vérifié tous les disques durs et toutes les disquettes.
— Un gros déploiement de MFC, observa Kincaid avec un petit sourire amer. Rien que pour que l’on continue à avoir la trouille. La routine, quoi. Ils savent qu’on aide Jansen. On sait qu’ils savent. On sait qu’ils veulent qu’on arrête. Ils savent que s’ils poussent le bouchon un peu trop loin, les Nations unies pourraient vraiment s’intéresser à eux de plus près et leur envoyer des chiens de garde.
— Les Nations unies ont des chiens de garde ?
— Des enquêteurs sur les droits de l’homme.
Shan buta sur l’expression. Des enquêteurs sur les droits de l’homme, se répéta-t-il pour lui-même. Les Américains utilisaient les mots comme allant de soi. Ils ne venaient pas d’une autre partie de son monde. Mais très certainement d’une autre planète, totalement différente de la sienne. Il regarda par la vitre et soupira.
— Qu’a dit le commandant quand vous avez appelé ? demanda-t-il.
— Impossible de le joindre, répondit Kincaid. Il était pris par les préparatifs pour les touristes américains.
— L’un des hommes a beaucoup parlé, continua Fowler d’une voix oppressée. Il ne cessait de s’en prendre à moi, en se moquant, comme s’il haïssait les Américains. Il m’a demandé si je connaissais le châtiment réservé aux espions. La mort, a-t-il déclaré, dans tous les cas de figure.
Elle pivota en s’adressant à Kincaid.
— Et alors, personne ne viendrait nous défendre. Même pas les Nations unies. Personne.
Kincaid sentit le regard qui pesait sur lui et se tourna vers elle, préoccupé par le ton de sa voix.
— Ce n’est pas grave, lui souffla-t-il sans grande conviction. Tout ira bien. Vous savez bien qu’il n’y a pas le moindre fichu espion. Encore un de leurs foutus jeux.
Sa main passa au-dessus de la console centrale et se posa sur la jambe de Fowler.
— Je ne sais pas, murmura-t-elle en s’adressant à la vitre. Je suis tellement sur les nerfs. J’ai la trouille sans raison. Des prémonitions.
— À quel propos ?
— Rien. Rien. Exactement rien. C’est comme de sentir une odeur de pourri une seconde, et ensuite plus rien, parce que le vent a tout chassé.
Elle repoussa la main de l’ingénieur.
— Nous sommes tous sur les nerfs depuis que les nœuds sont arrivés. Ils ont tué un homme à la prison, lança Kincaid.
Shan remarqua que l’Américain avait un brin de bruyère dans la poche.
— Ils ne peuvent pas faire ça, n’est-ce pas ? interrogea Fowler, la voix légèrement tremblante. À la prison. Luntok dit que les prisonniers sont en grève, et que les nœuds ont des pistolets-mitrailleurs. Il dit que c’est comme aux premiers temps. Il a la trouille. Est-ce que c’est là que vous… ?
Pourquoi Shan éprouvait-il tant de difficulté à parler de la 404e avec Fowler ? Il se détourna pour ne plus voir ses yeux verts et regarda par la vitre. Ils suivaient une large rivière bordée de saules.
— Moi aussi, j’ai la trouille, avoua-t-il.
L’ingénieur avait raison. Tout le monde était sur les nerfs.
Ils longèrent des champs luxuriants plantés d’orge. En bordure de rivière, l’irrigation était facile.
— Pourquoi faites-vous ça ? demanda Shan. Pourquoi les aidez-vous à rechercher les objets d’art ? Ça ne suffisait pas de simplement diriger la mine ?
— Parce qu’il fallait le faire, répondit Fowler sans hésiter.
— D’autres pourraient se charger de cela.
— Mais c’est nous qui sommes ici, sur place.
— C’est bien là une des choses qui me fichent la trouille, dit doucement Shan. Je crains que vous ne compreniez pas le danger.
— Vous croyez que nous le faisons pour nous distraire ? répliqua vertement Fowler qui avait visiblement pris la mouche. Pour le plaisir ? Quoi, pour pouvoir nous en vanter une fois de retour au pays ? Il ne s’agit pas de ça, bon Dieu !
Elle baissa les paupières, comme surprise par son propre éclat.
— Je suis désolée, ajouta-t-elle d’une voix plus douce. C’est juste que le Tibet vous envahit tout entier. Ici, c’est réel. Bien plus réel que ce qu’il y a au pays.
Elle avait déjà utilisé ce même mot, se rappela Shan, pour décrire le moment où elle avait rendu la main de Tamdin, quand la bête avait hurlé. Réel.
— C’est important, ici.
— Important ? demanda Shan.
Fowler se tourna face à lui, ses yeux allant et venant, comme si elle cherchait les termes justes, mais elle se tut.
— Nous faisons une différence ici, poursuivit Kincaid.
À l’entendre, Fowler et lui avaient discuté de ce sujet à maintes reprises.
— Au pays, tout le monde s’assied et regarde MTV. Achète des voitures. Achète des maisons. À un enfant virgule huit.
— MTV ? demanda Shan.
— Aucune importance. Là-bas, la vie est gâchée. Là-bas, les gens se contentent de vivre sur le monde. Ici, vous pouvez vivre dans le monde. Les bouddhistes ont huit enfers de feu et huit enfers de froid. Mais en Amérique, il existe un niveau infernal tout neuf. Le pire. Celui où on pousse tout un chacun à ignorer son âme en lui répétant à satiété qu’il est déjà au paradis.
— Mais vous devez avoir des choses importantes au pays. De la famille.
— Pas vraiment, railla Kincaid avec allégresse, comme s’il en était fier.
Pas vraiment, songea Shan. Qu’était-ce donc que Fowler lui avait appris ? Que Kincaid allait diriger la compagnie, qu’il deviendrait un des hommes les plus riches d’Amérique.
— Mes parents et moi, nous ne nous parlons pas beaucoup.
— Pas de frères et sœurs ?
— J’avais un chien, répondit Kincaid, avec une insouciance que Shan lui envia. Le chien est mort, conclut-il, le visage barré par un large sourire.
— Mais chez vous, au pays, vous êtes un homme riche, avança maladroitement Shan.
Kincaid fronça le sourcil, exagérément, à l’adresse de Fowler, comme pour la réprimander d’avoir trop parlé.
— Ce n’est plus vrai. J’ai tout abandonné. C’est mon père qui est riche. Un jour, peut-être, je pense que je serai riche à nouveau. Mais j’essaie de faire en sorte que cela ne me trouble pas. Être riche ne vous donne pas un foyer. Être riche ne vous donne pas la paix de l’esprit, déclara-t-il avec un regard plein d’espérances vers Rebecca Fowler. Bon sang, mais à Lhadrung, je me sens plus chez moi que je ne l’ai jamais été aux États-Unis !
— La pauvre âme perdue a finalement trouvé un endroit où nicher, commenta Fowler avec un sourire timide.
— À vous entendre, on croirait que je suis le seul, la gronda Kincaid, toujours souriant.
Shan vit Fowler se raidir, puis elle s’adressa à lui d’un air hésitant, comme si elle lui devait une explication.
— Mes parents ont divorcé il y a quinze ans. J’ai vécu avec ma mère, qui souffre aujourd’hui de la maladie d’Alzheimer. Sa mémoire est détruite. Voilà plus de quatre ans qu’elle ne m’a pas reconnue. Et je n’ai pas vu mon père ni eu de ses nouvelles depuis huit ans. Moi aussi, je crois que j’avais besoin d’un monde nouveau.
Aux yeux de Shan, cela n’expliquait rien. Simplement, il se sentit triste. Peut-être que dans le royaume des esprits Lhadrung était un autre de ces lieux où se rassemblaient les âmes perdues pour s’y faire meurtrir et martyriser jusqu’à ce que, usées, battues, devenues dures comme la pierre, elles reviennent au monde en toute sécurité.
Shan ferma les yeux, et son esprit se mit à battre la campagne. Il pensa à ce qu’il avait vu des états de service du colonel Tan. En poste en Mandchourie, en Mongolie-Intérieure et au Fujian. Mais rien au Tibet avant 1985. Tout était faux. Tout ce qu’il avait présumé juste s’était révélé une erreur. Il avait cru que la clé était le directeur Hu, mais il s’était trompé. Il avait cru que cela concernait la caverne aux crânes, lorsqu’il avait découvert Yerpa. Il avait eu l’espoir que toute l’affaire se résumerait à une bataille entre pillards, mais un pillard ne tuait pas pour un mausolée afin d’en protéger un autre. Il avait cru au départ que seul Li se trouvait impliqué, puis Li et le commandant, mais ni l’un ni l’autre n’étaient liés de quelque manière à Tamdin. Il avait cru que jamais ce ne pourrait être Sungpo, mais qui d’autre qu’un moine aurait disposé le crâne-relique avec une telle déférence respectueuse ? Il avait cru que le Livre du Lotus contenait toutes les réponses et tous les mobiles, mais le Livre du Lotus était faux. Tous les éléments constituaient les pièces d’un puzzle dont la forme lui échappait, et il n’avait pas la moindre idée du nombre de pièces supplémentaires qu’il lui faudrait encore avant que l’ensemble ne commence à prendre un sens.
Savoir que l’on ne sait pas est la meilleure des choses, lui avait rappelé Tsomo. Il fallait qu’il efface tout, qu’il recommence en partant de l’hypothèse qu’il ne savait qu’une chose : qu’il ne savait pas. Il ne savait pas qui détenait le costume de Tamdin. Il ne savait pas qui avait donné aux ragyapa les fournitures militaires volées. Il ne savait pas pourquoi les purbas avaient transcrit des mensonges dans le Livre du Lotus. Il ne savait pas pourquoi Jao s’intéressait à des droits de captage d’eau sur une montagne lointaine. Il ne se sentait pas plus près d’une réponse que le jour où ils avaient trouvé la tête de Jao. S’il ne trouvait pas de réponse à Lhassa, il n’aurait aucun espoir de découvrir le véritable assassin, aucun espoir de sauver Sungpo. Aucun espoir de se sauver lui-même, ou la 404e, quand il refuserait de rédiger le rapport condamnant un moine innocent.
Ils roulèrent jusqu’à un entrepôt tout au bout de l’aéroport, où un agent des douanes somnolent leur fit signe de passer et où deux portefaix attendaient que Fowler leur tendît à chacun un billet de dix renminbi pour se mettre à décharger les caisses et apporter sur un diable une palette de conteneurs vides jusqu’au véhicule. Moins de quinze minutes plus tard, ils étaient sur la route de Lhassa.
Une heure plus tard, ils longeaient les blocs familiers de baraquements couleur d’ardoise que Pékin construisait pour les ouvriers des villes dans toute la Chine. Le long de la grand-route, les chemins étaient pleins de silhouettes vêtues de gris et de marron. Des charrettes tirées par des poneys décharnés sortaient de la ville des bidons en plastique remplis d’excréments. Des fermiers transportaient des choux et des oignons dans d’énormes filets. Poulets et petits cochons, ligotés à des perches, voyageaient en équilibre instable sur des bicyclettes. Des grands-parents se rendaient au marché accompagnés d’enfants. Les rues paraissaient plus chinoises que tibétaines, et, avec une brusque douleur aussi acérée qu’un coup de poignard, Shan se rappela pourquoi : Pékin avait « naturalisé » la ville en y déplaçant cent mille Chinois, venus rejoindre les cinquante mille Tibétains y vivant déjà. Aussi loin que son œil pouvait porter, Lhassa, qui, en tibétain, signifiait le lieu où résidait Dieu, avait été convertie en l’une de ces zones urbaines, grises et enfumées, qui constituaient la Chine moderne.
— Il doit y avoir autre chose que nous puissions faire, dit Fowler alors que Kincaid immobilisait le véhicule devant le sinistre bâtiment à un étage qui abritait le bureau de Jansen. Vous voulez les archives des permis de captage d’eau. Mais on ne vous y autorisera pas. Pas sans justification d’identité.
— Il se peut que je trouve un moyen. Je sais comment parler aux bureaucrates.
Shan sortit et se tourna à l’opposé du véhicule, face, pour la première fois, à la vieille ville.
— Non. Tyler ira. C’est parfaitement normal. À lui, ils ne refuseront pas, s’il demande à voir un de ses propres permis.
Mais Shan fut incapable de répondre. Car il était là, au sommet de la petite montagne qui dominait la cité. Ou plutôt, c’était lui, la montagne qui dominait la cité. Ses énormes murs inférieurs, d’un blanc brillant, remontaient en pente douce et donnaient à la structure principale l’apparence d’un vaste temple au toit d’or flottant au-dessus des neiges himalayennes. Le précipice de l’existence, c’est ainsi que Trinle avait un jour, lors d’un conte d’hiver, qualifié ces mêmes murs, tellement élevés, tellement rigides, tellement séduisants qu’ils évoquaient en lui la voie vers la bouddhéité.
Jamais encore, de toute son existence, Shan n’avait eu peur de regarder quelque chose. Il se sentait indigne de contempler cet édifice. Il s’était trompé. Quelque chose survivait effectivement du lieu où résidait Dieu. Il baissa les yeux, fixa ses pieds un instant, s’interrogeant sur cette émotion soudaine, puis, incapable de résister, contempla à nouveau le Potala.
— Que faites-vous ? demanda Kincaid en tendant le bras comme pour attraper Shan.
Sans même s’en rendre compte, celui-ci était tombé à genoux.
— Je crois, répondit Shan, toujours en plein émerveillement, que je fais ceci.
Et il toucha le sol de son front, à la manière du pèlerin voyant l’édifice pour la première fois.
La plupart des vieux yacks avaient leur propre nom pour le Potala, et ils prenaient plaisir à réciter les nombreuses appellations qui lui étaient données dans la littérature tibétaine. Le siège de l’Être suprême. Le joyau de la Couronne. La Sublime Forteresse. La porte de Bouddha. Un des jeunes moines avait fièrement annoncé que, dans une revue occidentale, le Potala était classé comme une des merveilles du monde. Les vieux yacks avaient tous souri poliment à la nouvelle. Shan comprenait aujourd’hui ce qu’ils avaient tous pensé : le Potala n’était pas de ce monde.
Cinq ans auparavant, il aurait peut-être pu visiter Lhassa et considérer cette architecture à la manière d’un touriste, tel un château de pierre massif, impressionnant par sa taille et son rôle historique, similaire pour les bouddhistes à celui du Vatican. Mais il ne l’avait pas vu cinq ans auparavant. Aujourd’hui, il n’était plus à même de le percevoir autrement qu’au travers des yeux de ceux qui récitaient leurs contes d’hiver.
Un très vieux prêtre, celui qui était sorti sous la neige pour y trouver la mort l’année précédente, avait visité le Potala pour la première fois en 1931, alors que le treizième dalaï-lama s’y trouvait encore en résidence, et ensuite deux ans plus tard, lorsque le corps du vieux dirigeant, salé et desséché, avait été mis en bière dans un chorten en argent massif du palais rouge du Potala. C’était le Treizième qui, sur son lit de mort, avait prévenu que bientôt tous les Tibétains seraient réduits en esclavage et qu’il leur faudrait endurer d’innombrables jours de souffrances. Par la suite, ce même prêtre avait eu la bonne fortune de se voir affecté à la bibliothèque du Potala. Celle-ci contenait les plans originaux du grand cinquième dalaï-lama, qui avait commencé la construction du Potala en 1645 et demandé que sa mort restât cachée afin que rien ne vînt interférer avec les travaux en cours. À la 404e, le vieux yack avait décrit les plans en détail à un public respectueux et impressionné, parcouru de frissons. Des murs richement ouvragés en pierre, cèdre et teck, assemblés à la main sans un seul clou, créaient, sur treize niveaux, un millier de pièces qui avaient jadis contenu des mausolées au centuple. Ce n’est qu’à sa troisième écoute du récit du vieux moine que Shan avait compris que la référence n’était pas simplement au figuré. Le palais que le Grand Cinquième destinait à Bouddha contenait cent fois cent châsses sacrées, soit dix mille autels, sur lesquels se tenaient deux cent mille statues de divinités. En contemplant ces énormes murs, Shan se souvint du moine lui disant qu’ils avaient été bâtis pour l’éternité. Peut-être avait-il raison – par la suite, Shan avait appris que les murs extérieurs, en certains endroits épais de dix mètres, avaient été renforcés pour les siècles à venir par injection de cuivre fondu.
Beaucoup plus tard, en l’année tibétaine de la Souris de terre, en 1949, Choje avait visité la même bibliothèque. Il y avait vu sept mille volumes, pour la plupart des manuscrits, chacun unique, remontant à des siècles. Certains, avait-il expliqué d’une voix d’enfant emplie de crainte et d’émerveillement à la fois, avaient été rédigés sur les feuilles de palmiers importées des Indes mille ans auparavant. Dans une collection spéciale de manuscrits enluminés, que Choje avait passé des mois à étudier, se trouvaient deux mille volumes dont les lignes d’écriture étaient alternativement rédigées en encres différentes, poudre d’or, d’argent, de cuivre, de turquoise, de corail, et de coquille de conque. Pour les gardes rouges qui avaient envahi le Potala pendant la Révolution culturelle, rien ne symbolisait mieux les Quatre Anciens que ces manuscrits. Dans l’enceinte même du temple, ils les avaient détruits lors d’un véritable spectacle public au cours duquel les feuillets avaient été déchirés en petits morceaux destinés à servir de papier hygiénique.
La main que posa sur son bras Rebecca Fowler ramena Shan à la réalité.
— Tyler devrait y aller à votre place, répéta-t-elle.
— Les doigts dans le nez, confirma Kincaid avec une lueur de malice. Je suis déjà allé au ministère de l’Agro. On me reconnaîtra probablement. Avec des courbettes au grand investisseur américain.
Shan acquiesça à contrecœur, avant de se relever et de tendre à Fowler le sac en toile qu’il avait emporté avec lui.
— Donnez ceci à votre ami Jansen.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ça vient de la caverne. Un des crânes dorés. J’ai demandé à l’avoir comme pièce à conviction.
Kincaid le dévisagea, hésitant.
— J’ai dit pièce à conviction. Je n’ai pas précisé de quoi, poursuivit Shan.
— Sacré salopard ! s’exclama Kincaid, éberlué, avec un grand sourire. Sacré salopard, répéta-t-il en prenant le sac pour regarder à l’intérieur.
Shan sortit ensuite une enveloppe qu’il tendit à l’Américain.
— Voici les CV du personnel d’exploitation géologique du directeur Hu. J’ai pensé qu’ils seraient susceptibles de vous intéresser.
— Des CV ?
— Hu a huit membres de son personnel affectés à la découverte de nouveaux gisements minéraliers. Six d’entre eux ont été transférés l’année dernière par Wen Li à la demande de Hu.
— Mais Wen s’occupe des Affaires religieuses…
Shan ne le contredit pas.
— Ces six-là n’ont aucune formation géologique. Ce sont des archéologues et des anthropologues.
Kincaid refixa l’enveloppe, l’esprit embrouillé, avant que ses yeux s’illuminent.
— Merde ! Son exploitation de minerais, c’est rapport au pillage. Ce ne sont pas des mines qu’il cherche, s’écria Tyler à l’adresse de Fowler, ce qu’il cherche, ce sont des cavernes ! Des cavernes sacrées. Attendez un peu que Jansen voie ça !
Avec un énorme sourire, il se saisit de la main de Shan et la serra, bien fort.
— Soyez prudent, mec, dit-il avec gaucherie, devant le regard amusé de Fowler. Vraiment. Je suis sérieux.
Il marqua un temps d’arrêt et, d’un geste solennel, glissa la main dans sa chemise pour en sortir un morceau d’étoffe blanche qui s’y trouvait caché. C’était une écharpe en soie khata, une écharpe à prières, que l’Américain portait autour du cou.
— Tenez. C’est mon porte-bonheur. Mon gris-gris. Il me garde en vie quand je grimpe.
— Je ne peux pas, objecta Shan, gêné. Ce n’est pas pour…
— S’il vous plaît, insista Kincaid. Je veux que vous la preniez. Comme protection. Je ne veux pas que vous vous fassiez prendre. Vous êtes des nôtres.
Shan accepta le khata, les joues empourprées par l’embarras, avant de se joindre au flot des piétons, en priant pour que le manteau de l’armée tout délavé rapporté de Lhadrung qu’il avait sur le dos persuade les curieux qu’il n’était qu’un soldat égaré qui avait fait de l’auto-stop jusqu’à la ville. Mais alors qu’il tournait au coin de la rue pour se diriger vers le centre de la cité, la Sublime Forteresse réapparut. Lokesh aussi était venu là, se rappela Shan, quand il n’était qu’un jeune étudiant qui, excellant à ses examens, s’était gagné l’honneur de racler le suif des bougies sur les autels du Potala. Les souvenirs de cette première visite, passée dans l’obscurité des étages inférieurs, avaient été presque entièrement transmis oralement. Lokesh avait relaté qu’il entendait constamment le tintement des cymbales tsingha sans que jamais, en un mois de séjour, il eût été capable d’en localiser la source dans ce vaste labyrinthe de salles. Il y avait les cornes jaling, au son haut perché, dans lesquelles on soufflait à l’ouverture de rituels spéciaux, et les cloches vajre si mélodieuses, qui sonnaient afin d’appeler les moines pour les divers services, lesquels donnaient l’impression de débuter à intervalles de quelques minutes, quelque part dans le gigantesque bâtiment. Finalement, il y avait les cornes dungchen, longues de quatre mètres, dont la sonorité était si grave qu’elle ressemblait au gémissement de la Terre, d’un tel pouvoir de réverbération que Lokesh avait insisté sur le fait que leurs échos roulaient dans les étages inférieurs des heures durant après qu’on les eut utilisées.
En approchant du musée, Shan sentit se hérisser les poils de sa nuque et sa peau le picoter. Il fit lentement deux circuits autour du bâtiment, s’attardant, la première fois, en compagnie d’une foule amassée devant une partie d’échecs, et s’avançant pour rejoindre la queue à un arrêt de bus après la seconde. Celui qui le suivait était un Tibétain de toute petite taille, une veste bleue d’ouvrier sur les épaules, qui portait un chou. Ses longs bras souples et ses yeux vifs sans cesse en mouvement contredisaient sa corpulence frêle et son allure lente. Shan éprouva son suiveur en descendant d’un bon pas une longueur de trois pâtés de maisons pour s’asseoir sur un banc. L’homme le fila sur le trottoir opposé, s’attardant devant un étal de légumes pendant que Shan feignait de lire un journal glané dans une poubelle. Shan surveilla les alentours jusqu’à être certain que son suiveur était seul. La Sécurité publique organisait ses filatures avec des équipes d’au moins trois personnes.
Tout en se reprochant de n’avoir pas pensé que le bureau de Jansen pouvait être sous surveillance, Shan trouva des toilettes publiques, où il ôta son manteau. Une fois ressorti, il monta dans un bus et descendit au premier arrêt. Il reprit immédiatement un second bus, en observant alentour avec, selon l’expression utilisée un jour par un instructeur à Pékin, les oreilles autour des yeux : être attentif, tous les sens en alerte, percevoir le rythme de la foule afin de comprendre où le rythme se cassait, surveiller la manière dont chaque piéton gardait l’œil ouvert sur ses voisins. C’était ceux qui ignoraient les autres qu’il fallait craindre.
Au bout de six pâtés de maisons, Shan réapparut en pleine lumière et commença à se diriger non vers la rue du musée mais parallèlement à elle, en continuant à surveiller la chaussée. Soudain, derrière lui, il entendit un claquement sonore, comme un coup de pistolet. Shan pirouetta sur place et se figea. Là, à moins de trois mètres, au milieu de la cohue des Chinois faisant leurs courses et des bicyclettes qui filaient dans les deux sens, se trouvait un Tibétain sale et en haillons, avec un tablier en cuir crasseux sur son manteau en feutre. Ses mains étaient enfoncées sous les lanières de deux sabots en bois, qu’il faisait claquer au-dessus de sa tête. À côté de Shan, une Chinoise replète, portant une cruche de yogourt, lâcha un juron à l’adresse de l’homme.
— Latseng ! Ordure.
Cependant le Tibétain paraissait n’avoir conscience de rien ni de personne. Il abaissa ses deux sabots d’un mouvement fluide et s’allongea de tout son long sur la chaussée, bras étendus devant lui. En murmurant un mantra, il se tracta vers l’avant, se remit sur les genoux, se redressa et frappa les sabots l’un contre l’autre devant lui, à deux reprises, avant de les claquer au-dessus de sa tête et de répéter son mouvement. Traditionnellement, se rappela Shan, les pèlerins accomplissaient trois circuits de huit kilomètres autour du Potala. Mais il se rappela également que le gouvernement avait rayé de la carte la majeure partie du circuit du pèlerin, connu sous le nom de Lingkhor : on avait érigé immeubles et magasins afin de bloquer l’itinéraire après que les moines eurent invité les Tibétains à protester contre leur gouvernement chinois en constituant sur le circuit une chaîne sans fin de pèlerins.
Envahi par l’émotion, une nouvelle fois, Shan contempla, impuissant, le Tibétain au regard fixé droit devant lui. Trinle avait ri de bon cœur au blocage du circuit.
— Le gouvernement ne sera jamais capable de voir ce que voit le pèlerin, avait-il déclaré avec une conviction absolue.
Il avait répété la phrase à Shan, à satiété, encore et encore, comme un mantra, avec son grand sourire, jusqu’à ce que, sans savoir pourquoi, Shan éclate de rire à son tour.
Un cri furieux retentit dans la rue. Un adolescent à moto hurlait au pèlerin de dégager le chemin. Une voiture s’arrêta derrière l’homme et se mit à faire corner son avertisseur. Le pèlerin s’engageait sur une intersection, sans se soucier des feux de signalisation. Un camion qui approchait par une rue adjacente fit chorus avec son klaxon. Il arrivait que des pèlerins soient renversés par des bicyclettes. Shan avait entendu des gardes de la 404e plaisanter sur ces morts de la route. Le pèlerin continua à avancer, mais son visage affichait maintenant une expression nouvelle : il avait pris conscience des véhicules et il avait peur, mais continuerait à avancer.
Shan se retourna sur la foule. Y avait-il quelqu’un sur ses talons ? Non. Mais avait-il toujours sa perception du rythme de la cohue ? Non. Il regarda longuement la Sublime Forteresse et s’avança sur la chaussée. Il passa à côté des conducteurs furieux qui continuaient à klaxonner pour se placer à côté du pèlerin solitaire. À pas minuscules, il escorta le Tibétain tandis que celui-ci se frayait un chemin au milieu du croisement. Sur les genoux. Debout. Bras en avant. Les sabots qui claquent. Bras par-dessus la tête. Les sabots qui claquent. Bras le long du corps. Arrêt. À genoux. À plat ventre. Bras étendus en avant. Réciter le mantra du bouddha de la Compassion. Ramener les bras. Sur les genoux. Les passants criaient plus fort, furieux désormais contre Shan. Mais celui-ci n’entendait pas leurs paroles. Il contemplait le pèlerin avec une grande satisfaction, et dans ce pèlerin, il voyait Choje, et Trinle, et tous les vieux yacks. Une idée étrange lui traversa l’esprit. Peut-être était-ce là, justement, la chose la plus importante qu’il eût faite en trois ans. Choje aurait peut-être suggéré que tout ce qui était arrivé par le passé s’était produit afin que Shan pût se trouver là, en cet instant, pour protéger le pèlerin.
Ils atteignirent la bordure et la sécurité du trottoir. Sans rompre le rythme et son avancée ni détourner les yeux de sa tâche, le pèlerin parla d’une voix hésitante, chargée d’émotion.
— Tujaychay, murmura-t-il à Shan. Merci.
Shan le suivit des yeux sur une dizaine de mètres encore avant que la cohue le réengloutisse. Il releva la tête et comprit qu’il n’avait plus le moindre espoir de retrouver le rythme de la foule. Vingt visages étaient fixés sur lui, pleins de ressentiment. Le temps manquait pour qu’il observe et se débarrasse de sa filature. Il se dirigea droit vers le musée. Il y entra en compagnie d’un groupe organisé et avança au fil des expositions sous la protection des visiteurs, en s’obligeant délibérément à ne pas s’attarder devant les vitrines exquises de tambours-crânes, d’épées de cérémonie en jade, de statues d’autel, de riches peintures thangka, de chapeaux à armoiries et de moulins à prières. Il ne s’arrêta qu’à une occasion, devant un assortiment de rosaires précieux. Là, au centre, se trouvait le chapelet en grains de corail rose sculptés en forme de minuscules pommes de pin, avec des grains de séparation en lapis-lazuli. Il le contempla tristement, avant de noter le numéro d’inventaire de la collection et de poursuivre son chemin.
Il se trouva soudain devant la vitrine des costumes de démons protecteurs. Il y avait là Yama, le seigneur des morts, Yamantaka, l’exécuteur de la mort, Mahakala, suprême protecteur de la foi, Lhamo, déesse protectrice de Lhassa. Et dans le dernier présentoir, Tamdin à la tête de cheval.
Le magnifique costume était devant ses yeux, sa tête, un masque sauvage aux reliefs boursouflés en bois laqué rouge, avec quatre crocs dans la bouche, un anneau de crânes autour du cou, une minuscule et féroce tête de cheval, verte, se dressant au-dessus de sa chevelure dorée. Shan frissonna en l’examinant, la main serrée sur le gau qu’il portait en collier et qui renfermait l’invocation pour faire venir Tamdin. Les bras du démon étaient posés à côté du masque et se terminaient en deux mains griffues grotesques, identiques à celle retrouvée fracassée sur le site de la mine américaine. Shan avait ainsi confirmation que la main était bien celle de Tamdin, mais le réconfort était bien mince, car le costume du musée était intact, à Lhassa et non à Lhadrung. Il existait un second costume, mais, s’il n’appartenait pas au musée, Shan ne disposait d’aucun moyen pour en retrouver la trace, ou pour établir le lien existant entre l’objet et les assassins de Jao.
Il contemplait Tamdin, plongé dans ses pensées, attendant que la salle se vide avant d’ouvrir une porte. Un placard pour le ménage. Il s’apprêtait à le refermer quand il changea d’avis pour en sortir un seau et un balai. Il avança lentement à travers le bâtiment, en balayant, un œil sur les portes intérieures. Soudain, le ventre transpercé comme par un coup de poignard, il vit un nouveau venu, un Chinois aux yeux en trous de bottine qui essayait en vain de paraître intéressé par les objets exposés. L’homme inspecta la salle sans remarquer Shan, poussa un grognement d’impatience et repassa dans le couloir adjacent d’un pas martial. Shan resta dans la pénombre et vit, à sa grande horreur, que l’homme conférait avec deux autres individus, une jeune femme et un homme habillés en touristes. Tous trois quittèrent la salle au trot, et Shan poussa la première porte qu’il trouva à n’être pas verrouillée.
Il se retrouva dans un petit vestibule qui ouvrait sur une grande salle aux allures de bureau divisée en cagibis. La plupart des tables étaient vides. Sur un banc du vestibule était posée une blouse blanche de technicien. Abandonnant seau et balai, il enfila la blouse avant de prendre porte-bloc et crayon sur le premier bureau venu.
— Je me suis égaré, dit-il à la femme du premier bureau occupé. L’inventaire.
— L’inventaire ?
— Les objets exposés. Et ceux qui sont gardés en stock.
— Habituellement, ce sont les mêmes, répondit-elle avec un ton supérieur.
— Les mêmes ?
— Vous savez. Deux exemplaires de la même pièce. Un en exposition pour le public, l’autre en stock. Dans les sous-sols. La collection parallèle, comme l’appelle le conservateur. Ça rend le nettoyage et l’examen plus faciles. Un à l’étage. L’autre en sous-sol, disposés selon leur numéro d’inventaire.
— Naturellement, acquiesça Shan avec un nouvel espoir. Je veux parler des plannings d’archivage. Là où sont répartis les objets d’art.
— Dans des registres. Sur la table, là-bas.
Dans la petite bibliothèque au fond du couloir, il trouva un épais classeur noir avec couverture plastifiée aux bords usés jusqu’au carton. Il avait déjà repéré l’emplacement d’une section intitulée Costumes quand une femme plus âgée apparut à la porte.
— De quoi s’agit-il ? questionna-t-elle sèchement.
Shan sursauta, puis il se laissa aller dans le fond de son fauteuil avant de se tourner vers elle.
— Je viens de Pékin.
L’annonce lui fit gagner trente secondes supplémentaires. Il continua sa recherche pendant que la femme s’attardait à l’entrée. Coiffures de cérémonie. Costumes de danseurs-démons.
— Personne ne m’a prévenue, finit-elle par déclarer d’un ton soupçonneux.
— Camarade, vous savez certainement que les inspections ne sont jamais aussi efficaces lorsqu’on prévient, rétorqua Shan d’un ton cassant.
— Des inspections ?
Elle marqua un temps d’arrêt avant d’entrer à pas lents pour contourner la table. Devant la tenue de Shan, elle expira brutalement et l’air siffla au sortir de ses lèvres.
— Il va nous falloir un justificatif d’identité, camarade.
Shan continua à étudier les livres.
— Ils ont dit de le laisser au bureau de la réception. Le travail ne nous manquera pas. Peut-être aimeriez-vous apporter votre aide.
La femme pivota sur les talons et disparut. Tamdin, disait le livre. Code 4989. Ensemble un du gompa de Shigatsé, 1959. Ensemble deux du gompa de Saskya, remontant seulement à quatorze mois. Shan rejoignit le couloir et commença à manœuvrer les portes. La troisième s’ouvrit sur un escalier qui descendait.
Les étagères du sous-sol montaient depuis le sol en terre jusqu’au plafond, bourrées à craquer de boîtes en bois, en osier et en carton. Elles étaient disposées par numéros d’inventaire, comme l’avait expliqué la fille. Il passa dans les rangées au pas de charge, balayant du regard les numéros à chaque extrémité des étagères. Soudain retentit un bruit nouveau : une cavalcade de pieds qui couraient à l’étage supérieur.
Il trouva la série des 3 000, et continua du même pas. Puis les 4 000. Shan tira une caisse des étagères. Elle contenait un brûleur d’encens. Il se remit à courir mais trébucha et tomba à genoux. Il entendait des cris à l’étage. Il trouva une boîte marquée 4 900. Un ensemble de cornes en or en ressortaient. Le masque de Yama. Frénétiquement, il se mit à fouiller dans les caisses. Les cris venaient maintenant de l’escalier. Une nouvelle rangée d’ampoules s’alluma, éclairant tout. C’est alors qu’il trouva. Tamdin, était-il inscrit sur la caisse. Tamdin, costume de démon, gompa de Saskya. Et la caisse était vide.
Quelqu’un hurla tout près de lui. Une fiche de référence blanche était scotchée au couvercle de la caisse. Il l’arracha et s’enfuit loin des bruits des poursuivants. En haut d’une courte volée de marches, il vit une porte, avec un filet de lumière du jour à sa base.
Elle était verrouillée. Il la défonça d’un coup d’épaule et le vieux bois se fendit. Il tomba au sol à l’extérieur et clignait des yeux à la lumière agressive du soleil quand il reçut un coup de botte dans le dos. Deux mains lui menottèrent les poignets. Sa première syllabe de faible protestation lui montait aux lèvres quand une matraque s’écrasa sur son front en faisant gicler le sang.
— Sale merde de hooligan, cracha l’homme qui l’avait fait prisonnier avant de parler dans une radio portative.
Le sang qui coulait dans ses yeux l’empêchait de voir combien ils étaient. C’était la Sécurité publique, il ne faisait aucun doute, mais les hommes paraissaient indécis. Tandis qu’on le poussait à l’intérieur d’une camionnette grise, il entendit dans son dos qu’on se disputait pour savoir à qui appartenait le prisonnier et quelle devait être sa destination. Les deux premiers n’utilisèrent pas de noms de lieu.
— Le long lit, dit l’un.
— Des câbles, contra le second.
Lorsqu’un troisième se joignit à eux.
— Drabchi, déclara-t-il d’un ton de commandement, en faisant référence à la célèbre prison politique au nord-est de Lhassa.
On l’appelait la Prison Numéro Un, officiellement, là où tous les dignitaires du gouvernement tibétain avaient un jour été détenus.
C’était fini. Sungpo allait mourir. Shan aurait de nouveaux directeurs de prison. Au bout du compte, si Tan ne l’abandonnait pas, il pourrait peut-être se voir réexpédier à la 404e, avec cinq ou dix ans ajoutés à sa peine, mais seulement après interrogatoire par la Sécurité publique et le séjour à l’infirmerie qui s’ensuivrait. Qui, se demanda-t-il dans quelque recoin enfoui de son esprit, serait recruté pour exprimer la déception du peuple face à son peu d’accomplissement socialiste ? Je suis un héros, lancerait Shan à ses ravisseurs, j’ai tenu douze jours hors des murs.
Le sang coulait dans sa bouche et la douleur de sa blessure commençait à poindre au travers de sa semi-inconscience. La camionnette roulait. Une sirène retentit, avec une stridence douloureuse. Ils se trouvaient sur une route rapide, en pleine accélération. Shan s’évanouit. Soudain il y eut un cri, et il entendit un bruit de bois qui se brisait et des caquètements de poulets terrorisés. Il sentit la camionnette piler sur ses freins et comprit que des hommes à l’avant bondissaient à l’extérieur. Des cris furieux s’élevèrent. Puis quelqu’un monta sur le siège du conducteur et la camionnette repartit en sens inverse après un brusque demi-tour. On coupa la sirène et le véhicule effectua une série de virages rapides, avant de stopper brutalement. Les portes arrière s’ouvrirent avec violence et quatre mains se saisirent de lui. Mi-porté, mi-traîné, Shan se retrouva sur la banquette arrière d’une voiture qui démarra immédiatement.
Lentement, comme dans un rêve, il essuya le sang dans ses yeux et se redressa. La voiture était grande, une vieille berline américaine. Le chauffeur portait un bonnet de laine. Quand ils s’engagèrent dans la large avenue qui conduisait hors de la ville, l’homme agita une petite clé par-dessus son épaule. Shan déverrouillait ses menottes quand le conducteur ôta son bonnet pour révéler une épaisse chevelure blonde.
— Je ne savais pas… commença Shan, paralysé, les idées embrouillées, avant de dégager un pan de sa chemise pour essuyer le sang. Merci, ajouta-t-il en anglais. Vous êtes Jansen ?
L’homme secoua la tête et marmonna pour lui-même dans une langue Scandinave tandis qu’il avançait lentement dans la circulation en veillant à ne pas attirer l’attention.
— Pas de noms, répondit-il dans la même langue. S’il vous plaît. Pas de noms.
Sur le plancher à côté de lui, Shan reconnut le sac qu’il avait emporté à Lhassa. Le crâne du mausolée de la caverne.
— Comment avez-vous pu savoir ? questionna-t-il après cinq minutes.
Jansen avait sombré dans un silence déprimé.
— Je me contente de vous conduire quelque part sur la grand-route. Vos amis seront là.
— Pourquoi ?
— Pourquoi ?
Jansen se mit à marteler le volant d’un poing furieux.
— Vous croyez que j’aurais fait une chose pareille si j’avais su ? Avec les nœuds nombreux comme des mouches ? Personne n’a parlé de nœuds. Ils m’ont dit d’être là, c’est tout. Pour aider le monsieur qui avait apporté tous ces renseignements de Lhadrung.
Il secoua la tête avec désespoir.
— Rien de semblable ne s’était encore jamais produit. Aider aux archives et à la collecte d’informations, pas de problème. Faire monter un vieil homme depuis Shigatsé, pas de problème. Mais ça…
Il leva la main en signe de frustration.
— Les purbas, lança Shan.
Il fallait que ce fût les purbas, d’une manière ou d’une autre. Le petit homme qu’il avait vu dans la rue ne s’y trouvait pas seul. C’était un purba, Shan le comprenait maintenant.
— Mais comment ont-ils pu savoir ?
— Comment savent-ils tout ce qui se passe ? C’est comme de la télépathie.
Les nœuds étaient d’une certaine manière au courant. Les purbas étaient d’une certaine manière au courant. Tout le monde donnait l’impression de tout savoir. Sauf lui.
— Comme de la télépathie, répéta Shan d’une voix creuse.
Il jeta un dernier coup d’œil au Potala qui disparaissait au loin. Le précipice de l’existence.
— Le pire qu’ils puissent me faire, c’est m’expulser, marmonna Jansen pour lui-même.
Shan s’allongea sur la banquette. Il trouva une serviette en papier qu’il maintint contre son front.
— Un obstacle a bloqué la grand-route, déclara Shan, comme s’il parlait tout seul. Une charrette de fermier, je crois. Les nœuds sont sortis pour dégager le passage.
— Ils m’ont dit que vous auriez besoin d’un moyen de transport. D’attendre avec ma voiture. Okay, j’ai pensé. Un petit coup d’auto-stop. Je pourrais toujours vous poser des questions sur le mausolée aux crânes. Soudain l’un d’eux passe à côté de moi en courant. Il me balance une clé. Pour vous, il me dit. Ensuite il y a cette camionnette de la Sécurité publique qui descend l’allée à toute vitesse et eux qui vous jettent à l’intérieur de la voiture. Qui êtes-vous ? Pourquoi tout le monde vous veut-il ?
— Pour moi ? Est-ce qu’il a cité mon nom ?
— Non. Pas exactement. Il a dit « pour le pèlerin ».
— Le pèlerin ?
— C’est le nom que vous donnent les purbas. Le pèlerin de Tan.
Non. Shan fut tenté de protester. Un pèlerin avance vers la lumière. Moi, tout ce vers quoi j’avance, ce sont les ténèbres et la confusion. Lorsque, tout à coup, apparut une petite lumière vacillante.
— Vous avez conduit un vieil homme depuis Shigatsé ? Jusqu’à Lhadrung ?
Jansen acquiesça d’un air distrait. Son regard inquiet ne quittait pas le rétroviseur intérieur.
— Sa femme venait de mourir. Il m’a chanté quelques-uns des anciens chants de deuil.
Rebecca Fowler et Tyler Kincaid attendaient, à vingt-cinq kilomètres à la sortie de la ville, sur une aire plate de la route le long de la rivière de Lhassa, où les chauffeurs de poids lourds se rassemblaient pour dormir. Jansen s’arrêta derrière un camion Jiefang tout délabré, d’où émergèrent tout aussitôt quatre hommes jeunes qui escortèrent Shan auprès des Américains. Shan se retourna pour remercier Jansen, mais le Finlandais se contenta de hocher la tête d’un air nerveux pour se dépêcher de reprendre la route. Le Jiefang se gara devant Kincaid et le conducteur fit signe aux Américains de suivre.
Fowler était silencieuse à l’avant. Shan crut d’abord qu’elle dormait lorsqu’il vit ses mains. Elles tordaient la carte routière, les jointures toutes blanches.
— C’est comme une chute libre, dit Kincaid, la voix pleine d’une excitation inattendue. Trente mètres à la seconde. Le cœur qui remonte à la gorge. Et le monde qui vole au passage. C’est eux, pas vrai ? demanda-t-il à Shan avec un large sourire.
— Eux ?
— Dans le camion. Les vrais de vrais. C’est des purbas, pas possible autrement.
— Je suis désolé, répondit Shan en se palpant le front.
Le sang coagulait.
— Désolé ? Pour cette journée ? Toute cette foutue journée, c’est comme de descendre une montagne en rappel. On saute dans le vide et on laisse faire.
— Il n’avait jamais été dans mes intentions de vous mettre en danger. Vous auriez dû repartir.
— Bon Dieu, mais on s’en est sortis vivants, non ? Pas de mouron à se faire. Je n’aurais pas raté ça pour rien au monde. On les a bien eus, les MFC ! Vous m’avez envoyé chercher ce qui n’est pas là. Parfait. Qu’ils fassent joujou si ça les amuse.
Il lança dans le camion un nouveau hourra de cow-boy.
— Nom d’un chien, Tyler ! s’écria Fowler. Sortez-nous d’ici. Ce ne sera terminé que quand on sera chez nous.
— Qu’est-ce que vous voulez dire par « chercher ce qui n’est pas là » ? demanda Shan.
— Au ministère de l’Agro. Le bureau des ressources de l’eau a déménagé lors d’une réorganisation. Tous les dossiers ont été expédiés à Pékin il y a cinq mois.
Allez chercher ce qui n’est pas là. Shan avait oublié la fiche des archives. Il la sortit lentement de sa poche, comme s’il craignait qu’elle tombe en morceaux s’il allait trop vite.
Tamdin, disait la fiche. Gompa de Saskya. Mais ce n’était pas tout. En instance de prêt, avec la mention d’une date vieille de quatorze mois, la même que celle de sa découverte. Prêté à la ville de Lhadrung. Il y avait un nom, hâtivement gribouillé. Mais le sceau au bas de la fiche était clair. Le sceau personnel de Jao Xengding. Avec, au-dessous, griffonné, « Confirmé », suivi par un dernier idéogramme, le Y renversé à double barre. Identique à celui que Shan avait vu sur le petit mot dans la poche de Jao. Il signifiait Ciel, ou Paradis.
Trente kilomètres après l’aéroport, le camion Jiefang s’arrêta dans un virage serré et Kincaid se rangea derrière lui. Un homme en bondit, courut jusqu’au véhicule des Américains, et chuchota quelque chose à Kincaid, avec insistance, en indiquant une route adjacente devant le camion. Le Jiefang fit demi-tour et le purba sauta à bord à son passage. Kincaid fit passer la voiture en quatre roues motrices et s’engagea sur la route adjacente.
— Les nœuds ont installé des barrages sur toutes les routes qui partent de Lhassa, à intervalles répétés. Ils fulminent. Ils ont probablement un comité d’accueil spécial qui nous attend au point de contrôle du comté de Lhadrung. Nous devons faire un détour.
Il emprunta le chemin en mauvais état d’un air insouciant en direction du soleil couchant avant de s’arrêter brutalement en apercevant au lointain le miroitement des lumières de la vallée de Lhadrung.
— On pourrait faire demi-tour, vous savez, annonça Kincaid à Shan avec une expression qui en suggérait long.
— Demi-tour ?
— Direction Lhassa. Les barrages routiers contrôlent les véhicules qui quittent la zone, pas ceux qui y pénètrent. On pourrait y arriver. Vous êtes trop précieux pour retourner en prison quand tout ceci sera terminé. Vous en savez tellement. Je peux vous aider.
— M’aider comment ? demanda Shan, conscient qu’il portait toujours le khata de l’Américain autour du cou.
— En parlant à Jansen. Nous le calmerons. Nom d’un chien, mais il voudra vous presser comme un citron lui-même, avec tous les renseignements dont vous disposez. Il connaît des gens qui peuvent vous faire quitter le pays.
— Mais le colonel Tan. Et si le directeur Hu… protesta Fowler.
— Bon Dieu, Rebecca, ils ignorent que Shan est avec nous. Il disparaît, et c’est tout. Je pourrais lui faire enlever ce tatouage. Vous pourriez être un homme libre.
Un homme libre. Ces paroles paraissaient bien pâles aux oreilles de Shan. Il s’agissait d’un concept dont les Américains semblaient entichés, mais Shan ne l’avait jamais compris. Peut-être, réfléchit-il, parce qu’il n’avait jamais connu d’homme libre. Sa main se posa sur le khata et le fit glisser.
— Vous êtes très gentil. Mais on a besoin de moi à Lhadrung. S’il vous plaît, pourriez-vous simplement me redéposer à la Source de jade ?
Kincaid vit l’écharpe dans la main de Shan et secoua la tête, déçu.
— Gardez-le, dit-il avec admiration en repoussant le khata. Si vous retournez à Lhadrung, vous allez en avoir besoin.