3

Le sinistre bâtiment à deux étages qui abritait le collectif de santé du peuple se révéla bien plus stérile à l’extérieur qu’à l’intérieur. Des relents de moisi arrivaient par bouffées dans le hall d’entrée. Sur un des murs, un collage de bulldozers et de tracteurs chevauchés par des prolétaires tout sourires se craquelait et pelait. Une poussière sèche comme une poudre d’os, pareille à celle qui remplissait les casernements de la 404e, couvrait le mobilier. Des taches brunes et vertes couraient au sol sur le linoléum aux couleurs passées et remontaient sur un mur. Rien ne bougeait, hormis un gros scarabée qui s’enfuit dans les ombres à leur entrée.

Mme Ko avait appelé. Un homme de petite taille, nerveux, dans une blouse usée jusqu’à la trame, apparut et, sans un mot, conduisit Shan, Yeshe et Feng par un escalier faiblement éclairé jusqu’à une salle en sous-sol équipée de cinq tables d’examen en métal. Lorsqu’il ouvrit les portes battantes, la puanteur de l’ammoniaque et du formol les recouvrit comme une vague se brisant sur un obstacle. L’arôme de la mort.

Yeshe porta vivement les mains à sa bouche. Le sergent Feng jura et tripota ses poches en quête d’une cigarette. D’autres tâches sombres identiques à celles que Shan avait vues à l’étage mouchetaient les murs. Il en suivit une du regard, une éclaboussure de traînées marron qui s’étiraient en arc de cercle du sol au plafond. Sur un mur, une affiche plus ou moins en lambeaux à force d’avoir été pliée et dépliée annonçait une représentation, des années auparavant, de l’Opéra de Pékin. Avec un mélange de dégoût et de crainte, celui qui les escortait leur désigna la seule table occupée, avant de quitter la salle en refermant la porte.

Yeshe tourna les talons pour suivre le garçon de salle.

— Vous allez quelque part ? s’enquit Shan.

— Je vais être malade, supplia Yeshe.

— Nous avons une tâche à accomplir. Elle ne se fera pas toute seule pendant que vous attendrez dans le couloir.

Yeshe regarda ses pieds.

— Où voulez-vous vous retrouver ? demanda Shan.

— Me retrouver ?

— Par la suite. Vous êtes jeune. Vous êtes ambitieux. Vous avez bien un objectif. Tout le monde à votre âge a un objectif dans la vie.

— La province de Sichuan, murmura Yeshe, le regard plein de méfiance. Retourner à Chengdu. Le directeur Zhong a dit qu’il avait mes papiers prêts. Il a pris des dispositions pour que j’aie un boulot là-bas. Aujourd’hui on peut louer son propre appartement. On peut même acheter des téléviseurs.

Shan réfléchit un instant.

— Quand le directeur vous a-t-il dit ça ?

— Pas plus tard que hier soir. J’ai toujours des amis à Chengdu. Des membres du Parti.

— Très bien. Vous avez un objectif à atteindre et moi j’ai le mien. Plus vite nous en aurons fini, plus vite nous pourrons reprendre notre chemin.

Le ressentiment toujours visible sur son visage, Yeshe trouva un interrupteur sur le mur et alluma une rangée d’ampoules nues pendant au-dessus des tables. Celle du milieu semblait reluire, avec son drap blanc, le seul objet propre et brillant dans la salle. Le sergent Feng marmonna un juron à mi-voix en direction de l’extrémité opposée de la pièce. Un corps était affalé dans un fauteuil roulant marqué par la rouille, couvert d’un drap souillé, la tête inclinée sur l’épaule en un angle bizarre.

— C’est comme ça qu’on vous abandonne, et puis c’est tout, grogna Feng avec mépris. Donnez-moi donc un hôpital de l’armée. Au moins vous reposez en uniforme.

Shan examina à nouveau les taches de sang en arc de cercle. C’était censé être une morgue, ici. Les cadavres n’avaient pas de pression sanguine. Leur sang ne giclait pas.

Soudain le corps dans le fauteuil grogna. Ressuscité par la lumière, il leva deux bras raides pour ôter le drap avant de sortir une paire de lunettes épaisses à monture en écaille. Feng eut un haut-le-cœur et battit en retraite vers la porte.

Une femme, comprit Shan. Ce n’était pas un drap qui la couvrait mais une blouse beaucoup trop grande pour elle. D’entre les plis du tissu, elle sortit un porte-bloc.

— Nous avons envoyé le rapport, déclara-t-elle d’un ton suraigu et impatient, puis elle se remit debout. Personne n’a compris pourquoi vous aviez besoin de venir.

Des poches de fatigue lui ombraient les yeux. D’une main, elle tenait un crayon tel un épieu.

— Il y a des gens qui aiment bien contempler les morts. C’est votre cas ? Ça vous plaît de béer devant des cadavres ?

La vie d’un homme, enseignait Choje à ses moines, ne progressait pas de manière linéaire, une journée équivalant à une autre dans le grand calendrier de l’existence. Il était plus juste de dire qu’elle avançait par étapes significatives, comme autant de définitions successives marquées chacune par des décisions dérangeantes pour l’âme. C’était là un de ces moments, songea Shan. Il pouvait jouer au limier de Tan, commencer son ouvrage ici et maintenant, en essayant de sauver d’une manière ou d’une autre la 404e, ou alors il pouvait faire demi-tour, ainsi que le voudrait Choje, ignorer Tan et ses ordres, rester fidèle à tout ce qui était vertu dans son univers. Il serra les dents et se tourna vers la minuscule femme.

— Nous avons besoin de nous entretenir avec le médecin qui a procédé à l’autopsie. Le Dr Sung.

La femme éclata de rire, sans raison. D’un autre repli de sa blouse, elle sortit un koujiao, un de ces masques chirurgicaux utilisés par une grande partie de la population Chinoise pour tenir à distance poussière et virus pendant les mois d’hiver.

— Les autres. Les autres n’aiment rien tant que de créer des problèmes.

Elle noua le masque sur sa bouche et indiqua du geste une boîte de kiajiou sur la table la plus proche. Quand elle se mit en mouvement, un stéthoscope apparut dans les plis de sa blouse.

Il restait toujours un moyen, une échappée étroite par laquelle il pourrait peut-être se faufiler. Il faudrait qu’il fasse signer le rapport d’accident. Un accident causé par la 404e répondrait aux besoins de Tan sans les souffrances d’une enquête sur un meurtre. Signer le rapport, puis trouver un moyen de conduire les rites mortuaires qui libéreraient l’âme perdue. La 404e pouvait se retrouver soumise à un régime disciplinaire. Pour cause de négligence. Un mois de rations froides, voire une réduction complète des prisonniers. L’été n’allait pas tarder ; même les prisonniers âgés pourraient survivre à une réduction. La solution n’était pas parfaite, mais elle était à sa portée.

Lorsque les trois hommes eurent terminé de nouer leur masque, la femme avait ôté le drap qui couvrait le corps et prit un porte-bloc sur la table.

— La mort s’est produite entre quinze et vingt heures précédant la découverte du cadavre, c’est-à-dire la veille au soir, récita-t-elle. Cause du décès : sectionnement traumatique simultané de l’artère carotide, de la veine jugulaire et de la moelle épinière. Entre l’atlas et l’occipitale.

Tout en parlant, elle étudiait les trois hommes, puis donna l’impression d’éliminer Yeshe du lot. De toute évidence, il était tibétain. Elle s’arrêta un instant sur les vêtements élimés de Shan et décida de s’adresser au sergent Feng.

— Je croyais qu’il avait été décapité, avança Yeshe d’un ton hésitant en se tournant vers Shan.

— C’est ce que j’ai dit, répliqua sèchement la femme.

— Vous ne pouvez pas vous montrer plus précise sur l’heure ? demanda Shan.

— La rigor mortis était encore présente, répondit-elle à Feng. Je peux vous garantir la nuit précédente. Au-delà…

Elle haussa les épaules.

— L’air est tellement sec. Et froid. Le corps était couvert. Trop de variables. Pour être plus précis, il faudrait une batterie de tests.

Devant l’expression de Shan, elle lui lança un regard peu amène.

— Ici, ce n’est pas exactement l’université de Pékin, camarade.

— À Bei Da, vous auriez disposé d’un chromatographe, dit-il en utilisant la dénomination correspondant à l’université de Pékin la plus couramment usitée dans la capitale même.

— Vous êtes de la capitale ? interrogea la femme en se retournant lentement.

Sa voix avait pris un accent nouveau, où pointait un respect incertain. Dans leur pays, le pouvoir revêtait de nombreuses formes. On ne pouvait jamais se montrer trop prudent. Peut-être que les choses se passeraient plus facilement qu’il ne l’avait pensé, songea Shan. Que l’enquêteur vive encore quelques instants, suffisamment pour faire comprendre à cette femme l’importance du rapport d’accident.

— J’ai eu l’honneur d’assurer un cours avec un professeur de médecine légale à Bei Da. En fait un séminaire de deux semaines. Technique de l’investigation dans l’ordre socialiste.

— Vos talents vous ont bien servi, ironisa-t-elle, incapable de résister au sarcasme.

— Quelqu’un a dit que ma technique impliquait trop d’investigation et pas assez d’ordre socialiste, répondit Shan avec un soupçon de remords dans la voix, ainsi qu’on l’avait entraîné à le faire lors des séances de tamzing.

— Et vous voici, remarqua-t-elle.

— Et vous voici, rétorqua-t-il aussi sec.

Elle sourit, comme si elle avait devant elle un grand esprit. Ce faisant, les poches sous ses yeux disparurent un instant. Shan se rendit compte qu’elle était mince sous sa vaste blouse. Sans les poches, et sans ses cheveux noués si sévèrement derrière la tête, le Dr Sung aurait pu passer pour un membre très classe du personnel de n’importe quel hôpital de Pékin.

Silencieusement, elle effectua un tour complet de la table, examinant le sergent Feng, puis à nouveau Shan dont elle s’approcha lentement. Avant de lui agripper le bras sans prévenir, comme s’il risquait de s’enfuir précipitamment. Il ne résista pas quand elle remonta la manche pour étudier le numéro tatoué qu’il portait à l’avant-bras.

— Un prisonnier de confiance ? questionna-t-elle. Nous en avons ici. Un qui nettoie les toilettes. Et un autre qui essuie le sang. Mais on ne m’avait encore jamais envoyé de prisonnier de confiance pour m’interroger.

Elle tourna autour de Shan, dévorée par la curiosité, à croire qu’elle envisageait la dissection de l’étrange organisme qu’elle avait devant les yeux. Le sergent Feng rompit le silence par une éructation gutturale et sèche. Un avertissement. Yeshe essayait d’ouvrir discrètement la porte. Il s’arrêta, indécis sans être obséquieux, avant de battre en retraite dans un coin, où il s’accroupit contre le mur.

Shan lut le rapport accroché à l’extrémité de la table.

— Docteur Sung, dit-il en prononçant le nom avec lenteur. Avez-vous procédé à des analyses de tissus ?

La femme se tourna vers Feng comme pour quémander de l’aide, mais le sergent s’éloignait doucement du cadavre. Elle haussa les épaules.

— La quarantaine. Une quinzaine de kilos de surcharge pondérale. Des poumons qui commençaient à être obstrués par le goudron. Un foie détérioré, mais il ne le savait probablement pas encore. Des traces d’alcool dans le sang. Avait mangé moins de deux heures avant sa mort. Du riz. Du chou. De la viande. De la bonne viande, pas du mouton. Peut-être de l’agneau. Voire du bœuf.

Cigarettes, alcool, bœuf. Le régime alimentaire des privilégiés. Le régime d’un touriste.

Feng se planta devant un tableau d’affichage, où il fit semblant de lire un programme de réunions politiques.

Shan contourna lentement la table en s’obligeant à étudier la coquille tronquée de l’homme qui avait fait interrompre le travail de la 404e et forcé le colonel à exhumer Shan du camp d’internement. L’homme dont l’esprit tourmenté hantait maintenant les griffes du Dragon. De la pointe de son crayon, il repoussa les doigts inertes de la main gauche. Elle était vide. Il avança, s’arrêta et examina de nouveau la main. À la base de l’index se trouvait une étroite ligne. Il appuya du bout de la gomme. C’était une incision.

Le Dr Sung enfila des gants en caoutchouc et examina à son tour la marque à l’aide d’une petite lampe de poche.

— Il y avait une seconde coupure, annonça-t-elle, dans la paume, juste sous le pouce.

— Votre rapport ne dit rien d’un objet qu’on aurait dégagé de la main.

L’objet devait être petit, pas plus de cinq centimètres de diamètre, aux arêtes vives.

— Parce que nous n’en avons rien fait.

Elle se pencha au-dessus de l’incision.

— Ce qui se trouvait là a été arraché de force après la mort. Pas de saignement. Pas de coagulation. Ça s’est passé après.

Elle palpa les doigts un à un et releva la tête, les joues rosies par l’embarras.

— Deux des phalanges sont brisées. Quelqu’un a serré la main avec une très grande force. On a brisé la main crispée par la mort pour pouvoir l’ouvrir.

— Pour récupérer ce qu’elle contenait ?

— C’est probable.

Shan réfléchit à la situation de cette femme. Dans les bureaucraties chinoises, la frontière était floue et mal définie entre le service humanitaire aux colonies en lutte et l’exil pur et simple.

— Mais comment pouvez-vous être aussi sûre de la cause du décès ? Peut-être est-il mort dans une chute et ensuite, pour des raisons indépendantes, la tête a été ôtée.

— Des raisons indépendantes ? Le cœur pompait quand la tête a été sectionnée. Sinon, il y aurait eu bien plus de sang dans le corps.

— Avec quel instrument, dans ce cas ? soupira Shan. Une hache ?

— Quelque chose de lourd. Affûté comme un rasoir.

— Une pierre, peut-être ?

Le Dr Sung fronça les sourcils et bâilla.

— Bien sûr. Une pierre. Aussi aiguisée qu’un scalpel. Il n’y a pas eu qu’un seul coup. Mais pas plus de trois.

— Était-il conscient ?

— À l’heure de sa mort, il était inconscient.

— Comment pouvez-vous être aussi affirmative, en l’absence de tête ?

— Ses vêtements. Il y avait peu de sang sur les vêtements. Pas de peau ni de cheveux sous les ongles. Pas d’égratignures. Il n’y a pas eu lutte. Son corps a été étendu au sol et on l’a laissé se vider de son sang. Sur le dos. Nous avons extrait de la terre et des particules minérales du dos du chandail. Uniquement le dos.

— Mais quand vous dites qu’il était inconscient, ce n’est qu’une hypothèse ?

— Et votre hypothèse à vous, camarade, c’est quoi ? Qu’il est mort en tombant sur une pierre et qu’un collectionneur de têtes est passé par là ?

— Ici, nous sommes au Tibet. Il existe dans ce pays une classe sociale tout entière dont la fonction est de découper les corps en morceaux pour s’en débarrasser. Peut-être qu’un ragyapa est passé par là et qu’il a commencé le rituel pour des funérailles de plein ciel quand il a été interrompu.

— Par quoi ?

— Je ne sais pas. Des oiseaux.

— Ils ne volent pas la nuit, grommela-t-elle. Et je n’ai jamais vu de vautour assez grand pour emporter un crâne.

Elle dégagea une feuille de papier du porte-bloc.

— C’est vous, l’imbécile qui m’a adressé ceci ? demanda-t-elle en étudiant le formulaire de déclaration d’accident prêt pour la signature du médecin.

— Le colonel se sentirait mieux si vous vous contentiez de le signer, répondit Shan.

— Je ne travaille pas pour le colonel.

— C’est ce que je lui ai dit.

— Et alors ?

— Pour un homme comme le colonel, il s’agit d’un point très délicat.

Sung lui jeta un dernier regard noir, montrant presque les dents, avant de déchirer le formulaire en deux, dans le silence.

— Et ce niveau de délicatesse, ça vous convient ?

Elle balança les morceaux de papier sur le cadavre nu et sortit de la salle d’un pas martial.

 

De toute évidence, Jilin le meurtrier était requinqué par son nouveau statut de travailleur chef de la 404e. Il était en tête de colonne, géant impressionnant qui frappait de sa masse les gros rocs, s’arrêtant de temps à autre pour se retourner, une expression satisfaite et fanfaronne sur le visage, vers les prisonniers tibétains regroupés sur la pente en contrebas. Shan examina les autres forçats, une douzaine d’hommes, Chinois et Ouïgours musulmans, qu’on voyait rarement dans les équipes de construction de routes. Zhong avait envoyé le personnel de cuisine vers la griffe sud.

Shan trouva Choje près du sommet dans la position du lotus, les yeux fermés, au centre d’un cercle de moines. Ceux-ci cherchaient à protéger le lama en prévision du moment où les gardes avanceraient. Avec pour résultat que ces derniers seraient encore plus furieux quand ils parviendraient à Choje.

Mais ils étaient toujours assis autour des camions, à fumer et à boire du thé chauffé sur un feu de bois en plein air. Ce n’était pas les prisonniers qu’ils surveillaient. Mais la route qui montait de la vallée.

En voyant Shan, toute la jubilation de Jilin disparut.

— On raconte que t’es prisonnier de confiance maintenant ? s’écria-t-il avec rancœur, en ponctuant sa phrase d’un coup de masse.

— Rien que quelques jours. Je vais revenir.

— Tu rates le meilleur. Triple ration si tu travailles. Les foutues sauterelles vont se faire briser les ailes. L’étable va être pleine. On va être des héros.

Les sauterelles. C’était un terme de mépris pour désigner les natifs du Tibet. À cause du son monotone de leurs mantras.

Shan examina les quatre petits cairns qui marquaient l’emplacement où le corps avait été trouvé. Il fit lentement le tour du lieu en en dressant un croquis dans son calepin.

Sung avait raison. Le tueur avait effectué sa besogne ici même. La boucherie s’était produite ici. Le meurtrier avait tué l’homme, et balancé le contenu de sa poche dans le vide. Mais pourquoi avait-il négligé la pochette de la chemise, sous le chandail, pleine d’argent américain ? Parce que, songea Shan, ses mains étaient ensanglantées et la chemise blanche si propre.

— Pourquoi venir si loin de la ville et ne pas jeter le corps dans le ravin ? On n’aurait jamais retrouvé le cadavre, dit une voix derrière lui.

C’était Yeshe qui avait suivi Shan et remonté la pente. Pour la première fois, il manifestait quelque intérêt pour la fonction qu’on leur avait affectée.

— Le corps était censé être retrouvé, répondit Shan avant de s’agenouiller pour écarter les pierres qui masquaient encore la tache couleur de rouille.

— Alors pourquoi le recouvrir de pierres ?

Shan se retourna et contempla un instant Yeshe, puis les moines qui commençaient à lui jeter des regards inquiets. Les jungpos ne sortaient que la nuit. Mais le jour, les spectres affamés se cachaient dans les petites crevasses ou sous les pierres.

— Peut-être parce que, dans ce cas, les gardes l’auraient aperçu de loin.

— Mais ce sont bien les gardes qui l’ont trouvé, après tout, rétorqua Yeshe.

— Non. Ce sont les prisonniers qui l’ont découvert les premiers. Des Tibétains.

Shan abandonna Yeshe qui contemplait, mal à l’aise, les cairns, et s’approcha de Jilin.

— J’ai besoin que tu me suspendes dans le vide.

Jilin abaissa son merlin.

— T’es con et complètement cinglé.

Shan répéta sa requête.

— Rien que quelques secondes. Là-bas, indiqua-t-il. Tu me tiendras par les chevilles.

Jilin suivit lentement Shan jusqu’au bord, avant de plastronner.

— Cent soixante-dix mètres. T’auras tout le temps de réfléchir avant d’arriver en bas. Ensuite tu ressembleras à un melon tiré par un canon.

— Quelques secondes, et tu me remontes.

— Pourquoi ?

— À cause de l’or.

— Des clous, cracha Jilin.

Avant de se pencher, une lueur malfaisante dans le regard, au-dessus du vide.

— Merde ! s’exclama-t-il en relevant les yeux, surpris. Merde, répéta-t-il, avant de vite se calmer. Je n’ai pas besoin de toi.

— Bien sûr que si. Tu ne l’atteindras pas depuis le haut. À qui ferais-tu assez confiance pour te tenir suspendu ?

Une étincelle d’intelligence illumina le visage de Jilin.

— Pourquoi me faire confiance, à moi ?

— Parce que je vais te donner l’or. Je vais l’examiner, ensuite je te le donnerai.

On ne pouvait faire confiance à Jilin que sur un point : son âpreté au gain.

Quelques instants plus tard, Shan, tête en bas, était suspendu par les chevilles au-dessus de l’abîme. Son crayon tomba de sa poche et bascula dans le vide. Il ferma les yeux tandis que Jilin riait en le secouant comme une marionnette. Mais quand il les rouvrit, le briquet était juste devant lui.

Presque immédiatement, il se retrouva sur la terre ferme. Le briquet, de fabrication occidentale, portait gravé l’idéogramme chinois signifiant longue vie. Shan en avait déjà vu, de ces briquets ; on les offrait souvent en cadeaux-souvenirs lors des réunions de Parti. Il souffla dessus, laissant son haleine embrumer le métal. Pas d’empreintes.

— Donne-le-moi, grommela Jilin qui surveillait les gardes.

Shan referma la main sur l’objet.

— Bien sûr. Mais donnant, donnant.

Jilin leva le poing, le regard plein de furie.

— Je vais te casser en deux.

— Tu as pris quelque chose sur le cadavre. Tu l’as sorti de force de la main. Je veux cet objet.

Jilin semblait réfléchir : aurait-il le temps d’attraper le briquet et de pousser Shan dans le vide ?

Shan se mit hors de portée.

— Je ne pense pas que ça ait de la valeur, dit-il. Mais ceci…

Il alluma le briquet.

— Regarde. Un briquet-tempête.

Il tendit l’objet, augmentant le risque d’être vu par les gardes.

Instantanément, Jilin mit la main à la poche. Il en sortit un petit disque de métal terni qu’il laissa tomber dans la paume de Shan tout en essayant d’attraper le briquet. Shan ne le lâcha pas.

— Encore une chose. Une question.

Jilin montra les dents en regardant au bas de la pente. Malgré son désir violent d’écrabouiller Shan, il savait que les gardes rappliqueraient au premier signe de bagarre.

— Ton point de vue de professionnel.

— Professionnel ?

— En tant que meurtrier.

Jilin se rengorgea d’orgueil. Son existence à lui aussi avait ses moments de définition. Il relâcha sa prise.

— Pourquoi ici ? demanda Shan. Pourquoi aller si loin de la ville pour laisser le corps aussi visible ?

— Le public, dit Jilin, avec, dans les yeux, un désir aussi violent que dérangeant.

— Le public ?

— Quelqu’un m’a un jour parlé d’un arbre tombant dans les montagnes. Il fait pas de bruit si y a pas quelqu’un pour l’entendre. Un meurtre avec personne pour l’apprécier, à quoi ça sert ? Quel est l’intérêt ? Un bon meurtre, ça demande un public.

— La plupart des meurtriers que j’ai connus agissaient en privé.

— Pas des témoins, mais ceux qui découvrent le meurtre. Sans public, il ne peut y avoir de pardon.

Il récita ces mots avec soin, à croire qu’on les lui avait enseignés lors d’une séance de tamzing.

Il ne se trompait pas. Le corps avait été découvert par les prisonniers parce que telle était l’intention du meurtrier. Shan ne dit rien, plongea son regard dans les yeux fous de Jilin, puis relâcha le briquet et examina le disque. L’objet était convexe, large de cinq centimètres. De petites fentes à ses extrémités opposées, supérieure et inférieure, indiquaient qu’il avait été conçu pour glisser sur une sangle à des fins de décoration. De l’écriture tibétaine, dans un style très ancien inintelligible à Shan, courait en bordure. Au centre se trouvait l’image stylisée d’une tête de cheval. Elle possédait des crocs.

 

Lorsque Shan s’approcha de Choje, le cercle de protection s’ouvrit. Il n’était pas sûr de savoir s’il fallait attendre que le lama ait terminé sa méditation. Mais à l’instant où Shan s’assit près de lui, les yeux de Choje s’ouvrirent.

— Ils ont des procédures pour les grèves, Rimpotché, dit doucement Shan. Depuis Pékin. C’est écrit dans un livre. On accordera aux grévistes la possibilité de se repentir et d’accepter la punition. Sinon, ils essaieront d’affamer tout le monde. Ils feront des exemples avec les meneurs. Après une semaine de grève, un prisonnier lao gai peut se voir accusé de crime majeur. S’ils sont d’humeur généreuse, ils ajouteront simplement dix ans à chaque peine d’emprisonnement.

— Pékin fera ce qu’il doit faire, fut la réponse attendue. Et nous ferons ce que nous devons faire.

Shan détailla le groupe. Il lisait non pas la crainte sur les visages, mais la fierté. Il fit un geste de la main vers les gardes en contrebas.

— Vous savez ce que les gardes attendent.

Il s’agissait d’une affirmation. Pas d’une question.

— Ils sont probablement déjà en route, poursuivit Shan. Si près de la frontière, ça ne prendra pas longtemps.

Choje haussa les épaules.

— Ces gens-là, ils sont toujours en train d’attendre quelque chose.

Quelques-uns des moines les plus proches rirent sous cape.

Shan soupira.

— L’homme qui a trouvé la mort tenait ça dans sa main, dit-il, en laissant tomber le médaillon dans la paume de Choje. Je crois qu’il l’a arraché au meurtrier.

Choje fixa le disque et son regard s’éclaira : il l’avait reconnu. Puis ses traits se durcirent. Il suivit du bout du doigt les lettres inscrites sur le métal avant de hocher la tête et de faire passer l’objet alentour. Shan entendit des cris de surprise et d’excitation. Le disque glissa de main en main, suivi par des yeux pleins d’effroi et d’émerveillement.

Il n’y avait pas eu de véritable lutte entre l’assassin et sa victime, cela, Shan le savait. Mme le Dr Sung ne s’était pas trompée sur ce point. Mais un bref instant, voire une fraction de seconde, la victime encore lucide avait vu, puis touché son meurtrier, tendu la main et agrippé le disque avant d’être assommée et de sombrer dans l’inconscience.

— Des paroles ont été prononcées à son sujet, dit Choje. Depuis les hauteurs. Certains ont déclaré qu’ils nous avaient abandonnés.

— Je ne comprends pas.

— Jadis, souvent, ils venaient parmi nous.

Le lama ne quittait pas le disque des yeux.

— Quand sont arrivées les années sombres, ils se sont enfoncés au plus profond des montagnes. Mais les gens ont raconté qu’ils reviendraient un jour, poursuivit Choje avant de se tourner vers Shan. Tamdin. Le médaillon vient de Tamdin. On l’appelle l’esprit à la tête de cheval. C’est l’un des esprits protecteurs.

Choje s’interrompit et récita plusieurs grains de chapelet avant de relever vers Shan un visage étonné.

— Cet homme sans tête. Il a été éliminé par un de nos démons gardiens.

Choje venait de prononcer ces mots quand apparut Yeshe. Il se posta en bordure du cercle, contemplant les moines, gêné, mal à l’aise, comme s’il avait peur. Il semblait peu désireux, voire incapable, de faire un pas de plus.

— Ils ont trouvé quelque chose, annonça-t-il légèrement hors d’haleine. Le colonel attend au carrefour.

 

Une des premières routes à avoir été bâties par la 404e faisait le tour de la vallée, reliant les anciennes pistes qui descendaient entre les hautes chaînes montagneuses. La route vers les griffes du Dragon que suivaient maintenant les deux véhicules avait été l’une de ces pistes, et elle était encore en si piteux état qu’elle se changeait en lit de torrent au dégel du printemps. Vingt minutes après avoir quitté la vallée, la voiture de Tan les emmena sur un chemin de terre aux profondes ornières, restes du passage récent d’un bulldozer. Ils arrivèrent sur un petit plateau encaissé. Derrière sa vitre, Shan examina la cuvette balayée par les vents. Au point le plus bas, se trouvait un ruisseau, avec un cèdre géant solitaire. Le plateau était fermé au nord et s’ouvrait au sud sur quatre-vingts kilomètres de massifs déchiquetés. Pour un Tibétain, ce lieu aurait été chargé de puissance, le genre d’endroit qu’un démon serait susceptible d’habiter.

Lorsque Feng ralentit le camion avant de s’arrêter, apparut une longue cahute avec une cheminée démesurée. Elle avait été construite récemment, à l’aide de panneaux arrachés à quelque autre bâtisse. Les idéogrammes peints presque effacés qui ornaient encore les plaques de contre-plaqué, vestiges de leur incarnation précédente, donnaient à la cabane l’apparence d’un puzzle aux pièces disparates qu’on aurait imbriquées de force. Plusieurs véhicules à quatre roues motrices étaient garés derrière elle. À côté d’eux, une demi-douzaine d’officiers de l’APL se mit au garde-à-vous en voyant Tan sortir de la voiture.

Le colonel s’entretint brièvement avec les militaires et fit signe à Shan de le rejoindre lorsqu’ils se mirent en marche. Yeshe et Feng sortirent à leur tour du véhicule et commencèrent à suivre.

À sept ou huit mètres derrière la cahute se trouvait l’entrée d’une caverne, marquée de coups de burin encore frais. On l’avait récemment élargie. Plusieurs officiers y pénétrèrent à la queue leu leu. Tan aboya un ordre et ils s’arrêtèrent, cédant le passage à deux soldats porteurs de lanternes, au visage sinistre, qui s’avancèrent au commandement du colonel. Les autres restèrent sur place sans rien perdre de la scène, en murmurant d’un ton excité lorsqu’ils virent Shan suivre Tan et les deux soldats à l’intérieur de la caverne.

Sur les trente premiers mètres, le tunnel était étroit et tortueux, jonché des déchets abandonnés là par les prédateurs des montagnes, déchets qu’on avait repoussés sur les côtés afin de laisser le passage aux brouettes, dont les marques de roue creusaient le milieu du passage. Puis le boyau resserré s’ouvrait sur une salle beaucoup plus vaste. Tan s’arrêta si brutalement que Shan faillit se cogner à lui.

Des siècles auparavant, les murs avaient été plâtrés et recouverts de fresques représentant d’énormes créatures. Shan sentit son cœur se serrer devant ces images. Il n’avait pourtant pas le sentiment de violer un lieu sanctifié à cause de la présence de Tan et de ses sbires. La vie entière de Shan s’était passée en violations de ce genre. Ce n’était pas non plus l’image effrayante des démons qui, aux lumières tremblantes des lanternes des soldats, donnaient l’impression de danser devant leurs yeux. Ces peurs-là n’étaient rien comparées à celles qu’on avait enseignées à Shan à la 404e. Non. Shan était ému par ces peintures antiques qui éveillaient en lui le désir douloureux d’être aux côtés de Choje : elles l’impressionnaient et lui faisaient honte tout à la fois. Elles étaient tellement imposantes, et lui si petit. Elles étaient d’une telle beauté, et lui si laid. Elles étaient si parfaitement tibétaines, et lui si parfaitement rien ni personne.

Ils s’approchèrent jusqu’à pouvoir distinguer une quinzaine de mètres du mur à la lueur des lampes. À mesure que les couleurs chaudes et profondes devenaient visibles, Shan commença à reconnaître les images. Au centre, presque en taille réelle, se trouvaient quatre bouddhas assis. Il y avait le bouddha né Joyau, au corps jaune, la paume gauche ouverte en geste d’offrande. Puis le bouddha au corps rouge, celui de la Lumière sans fin, assis sur un trône décoré de paons exécutés avec une minutie extraordinaire. À côté d’eux, tenant une épée et la main droite levée, paume en avant pour la mudra destinée à chasser la peur, se trouvait le bouddha vert. Finalement lui apparut une silhouette bleue, le bouddha inébranlable, comme l’appelait Choje, assis sur un trône peint d’éléphants, la main droite pointée vers le bas pour la mudra touchant la terre. Choje enseignait souvent cette mudra aux nouveaux prisonniers, invoquant la terre pour qu’elle fût témoin de leur foi.

Flanquant les bouddhas, étaient tracées des silhouettes moins familières à Shan. Debout, avec un corps de guerrier, elles arboraient arcs, haches et épées, avec, à leurs pieds, des ossements humains. Sur la gauche, au plus près de Shan, se dressait une forme bleu cobalt avec une tête de taureau féroce. Autour du cou, elle portait une guirlande de serpents. Le guerrier d’un blanc lumineux à côté d’elle avait une tête de tigre. Une armée de squelettes les entouraient, d’une taille bien plus petite.

Shan comprit soudain. C’étaient eux, les protecteurs de la foi. Il s’avança et vit que les pieds du démon-tigre étaient décolorés. Non, pas décolorés. On avait grossièrement essayé d’ôter au burin un fragment de la fresque. Sans résultat. Un petit tas de plâtre gisait au sol sous la silhouette.

La lumière commença à faiblir. Les soldats avançaient le long du mur vers le flanc le plus éloigné de la vaste caverne. Deux nouveaux démons apparurent, le premier au corps vert avec un ventre énorme et une tête de singe, un arc dans une main, un os dans l’autre, le second, une bête écarlate avec quatre crocs qui lui donnaient une expression furieuse et, sur un appendice au-dessus de sa chevelure dorée, la petite tête verte d’un cheval sauvage. Une de ses épaules était drapée d’une peau de tigre. La bête se dressait au milieu d’un brasier entouré d’os. Shan serra la main sur le disque dans sa poche, l’ornement arraché au meurtrier. Il résista à la tentation de le sortir de sa poche. Il était certain que les images du cheval à la bouche munie de crocs étaient semblables.

Les lumières s’écartèrent du mur pour se concentrer sur les bottes du colonel Tan, qui prit lui aussi l’apparence démesurée et hors de proportions d’un démon supplémentaire.

— Les choses ont changé, annonça-t-il soudain.

Shan examina les visages sinistres de leur escorte. Son cœur eut un nouveau sursaut. Il savait ce que les hommes comme Tan faisaient en ces lieux. Depuis les profondeurs de la montagne, rien ne pouvait s’entendre au dehors. Pas un cri. Pas un coup d’arme à feu. On n’entendait rien, on ne retrouvait rien. Jilin avait tort. Tous les meurtres ne s’accomplissaient pas pour être un jour pardonnés.

Tan tendit à Shan un morceau de papier déplié : son exemplaire du rapport d’accident rédigé par Shan.

— Nous ne nous en servirons pas.

D’une main tremblante, Shan accepta ce qu’on lui offrait.

Tan suivit les soldats vers un tunnel latéral. Avant d’y pénétrer, il pivota et, d’un geste impatient, fit signe à Shan de les rejoindre. Shan regarda derrière lui. Impossible de s’enfuir. Une vingtaine de soldats attendaient à l’extérieur.

Il contempla à nouveau les images peintes, le cœur vidé par le désespoir. En regrettant de ne pas savoir comment prier les démons, il suivit à pas lents.

Une odeur mal définie régnait dans le tunnel. Ce n’était pas de l’encens, mais la poussière qui persiste longtemps après que le parfum de l’encens s’est déposé. Trois mètres après l’entrée, au-delà d’un duo de démons protecteurs peints sur chaque mur telles deux sentinelles, apparurent des étagères. On les avait construites à partir de pièces de bois épaisses, des décennies, voire des siècles, auparavant.

Il y en avait quatre sur chaque mur, larges de plus de trente centimètres et reliées à des poutres verticales à l’aide de chevilles. Sur les dix premiers mètres du tunnel, elles étaient vides. Au-delà, elles étaient remplies, du sol au plafond, leur contenu miroitant s’étendant bien plus loin que la portée des lampes.

Un frisson déchira le ventre de Shan, au plus profond.

— Non ! s’écria-t-il douloureusement.

Tan lui aussi s’était arrêté brusquement, comme s’il avait reçu un coup.

— J’avais lu le rapport de la découverte il y a des semaines, murmura-t-il. Mais jamais je n’aurais imaginé cela.

Il y avait des crânes. Des centaines de crânes. Des crânes aussi loin que l’œil de Shan pouvait porter. Chacun posé dans le minuscule autel constitué par un demi-cercle d’ornements religieux et de lampes à beurre. Chaque crâne était plaqué d’or.

Tan en toucha un d’un bout de doigt hésitant, avant de le soulever.

— Une équipe de géologues a découvert la caverne. Au départ, ils ont cru qu’il s’agissait de sculptures, jusqu’à ce qu’ils en retournent un.

Il bascula le crâne cul par-dessus tête et en tapota l’intérieur d’un doigt replié.

— De l’os.

— Vous ne comprenez donc pas ce qu’est cet endroit ? demanda Shan, abasourdi.

— Bien sûr que si. C’est une mine d’or.

— C’est un lieu sacré, protesta Shan.

Il posa les mains de chaque côté du crâne que tenait le colonel.

— La plus sainte des reliques.

Tan céda, et Shan remit le crâne en place sur son étagère.

— Certains monastères préservaient les crânes de leurs lamas les plus vénérés. Les bouddhas vivants. Ici, c’est leur mausolée. Plus qu’un mausolée. Un lieu de grand pouvoir. Il y a des siècles qu’on s’en sert.

— Un inventaire a été établi, signala le colonel Tan. Pour les archives culturelles.

Soudain, avec une lucidité terrible, Shan comprit.

— La cheminée dehors. La cheminée de la cahute, coassa-t-il, la voix sèche.

— Dans les années cinquante, une aciérie entière à T’ien-tsin a pu être financée grâce à l’or récupéré dans les temples tibétains. Elle a rendu un grand service au peuple. Une stèle a été érigée, remerciant les minorités tibétaines.

— C’est une tombe que vous…

— Les ressources, l’interrompit Tan, sont très limitées en quantité. Même les fragments d’ossements ont été classés sous-produits. Une usine d’engrais à Chengdu a accepté de les acheter.

Ils étaient debout, silencieux l’un et l’autre. Shan résista à l’envie pressante de s’agenouiller et de réciter une prière.

— Nous allons la mettre en branle, annonça Tan. Officiellement. Je veux parler de l’enquête sur le meurtre.

Shan se rappela soudain. Il regarda le rapport qu’il tenait à la main, le cœur battant. Tan disposait maintenant d’un véritable enquêteur et il voulait effacer toute trace de son faux départ.

— L’enquête sera conduite sous mon nom et ma responsabilité. Vous n’êtes plus simplement prisonnier de confiance. En fait, personne ne saura. Vous serez mon… – il chercha le mot – … mon délégué à cette affaire. Mon opérateur.

Shan recula d’un pas, troublé. Est-ce que Tan l’avait fait venir dans cette caverne uniquement pour jouer au chat et à la souris ?

— Je peux récrire le rapport. J’ai parlé au Dr Sung. Mais le problème, c’est la 404e. Je serai plus utile là-bas.

Tan leva la main pour couper court.

— J’y ai réfléchi. Vous disposez déjà d’un camion. Je peux faire confiance à mon vieux camarade Feng pour vous surveiller. Vous pouvez même garder votre Tibétain apprivoisé. On est en train de vous préparer une pièce dans le casernement vide de la Source de jade. Ce sera votre lieu de travail et c’est là que vous dormirez.

— Vous me donnez ma liberté de mouvement ?

Tan contemplait toujours les crânes.

— Vous ne vous enfuirez pas.

Cette fois, il se tourna vers Shan, une lueur cruelle dans le regard.

— Et vous voulez savoir pourquoi vous ne vous enfuirez pas ? J’ai pu bénéficier des bons conseils du directeur Zhong. Il y a encore de la neige dans les cols d’altitude. De la neige molle, qui fond vite. Donc des risques d’avalanche. Si vous vous échappez, ou si vous ne parvenez pas à me rendre mon rapport en temps et en heure, j’affecterai une escouade de la 404e. Votre escouade. Sans établir de roulement. Où ça ? Sur les pentes raides en bordure des routes, afin que les prisonniers testent les risques d’avalanche. Il reste encore à la 404e quelques-uns des vieux lamas arrêtés dans les années soixante. Les premiers protestataires. Je donnerai à Zhong l’ordre de commencer par eux.

Shan le dévisagea, les yeux écarquillés par l’horreur. Rien de ce que faisait Tan n’avait de sens, hormis son penchant forcené pour la terreur.

— Vous vous trompez sur eux, murmura-t-il. Le jour de mon arrivée à la 404e, on a sorti un moine de l’étable. Parce qu’il avait fabriqué un rosaire illégal. Deux côtes cassées. On lui avait fracturé trois doigts. On voyait encore les marques dans sa chair, là où les pinces s’étaient refermées sur ses phalanges. Mais il était serein. Il ne s’est jamais plaint. Je lui ai demandé pourquoi il n’éprouvait pas la moindre furie. Vous savez ce qu’il a répondu ? « Être persécuté parce qu’on a pris la bonne voie, être capable de faire la preuve de sa foi, c’est un accomplissement pour le croyant sincère. »

— C’est vous qui vous méprenez, rétorqua sèchement Tan. Je connais ces gens aussi bien que vous. Jamais nous ne parviendrons à les soumettre par la force physique. Sinon mes prisons ne seraient pas aussi pleines. Non. Vous accepterez de faire ce que je vous demande, dit Tan avec une assurance à faire froid dans le dos, mais certainement pas parce qu’ils ont peur de mourir. Vous accepterez par crainte d’être responsable de leur mort.

Tan s’avança de sept ou huit mètres dans le tunnel jusqu’à l’endroit où la lueur des lanternes ne portait plus. Les deux guides avaient l’air complètement effrayés, une expression presque sauvage sur le visage. L’un d’eux tremblait. Lorsque Shan s’approcha de lui, Tan attrapa la lampe du soldat et la souleva à hauteur de la troisième étagère. Là, entre deux crânes dorés, était posée une autre tête, arrivée bien plus récemment. Elle avait toujours son épaisse chevelure noire, ses chairs, sa mâchoire inférieure. Ses yeux marron étaient ouverts. La tête semblait les contempler avec un rictus fatigué.

— Camarade Shan, je vous présente Jao Xengding. Le procureur du comté de Lhadrung.