LE COMPAGNON DE LA PRINCESSE
Irina Natalia Bestemianova regarde son miroir. Le même miroir depuis bien des années, fait de nacre et d'ébène, serti d'argent, orné d'un oiseau de paradis aux ailes d'ivoire et au bec de rubis. Une merveille baroque, fabriquée par un orfèvre de Saint-Pétersbourg, il y a plus d'un siècle. Et ce maudit miroir répond toujours la même chose. Tu es la plus vieille. Irina Natalia, ma chère, tu as quatre-vingt-seize ans, le diable t'emporte.
Cette constatation a le don de mettre la princesse dans une colère noire. Sa dame de compagnie, qui a le malheur de ne compter que soixante-dix printemps, en subit les conséquences, sous forme de représailles aussi injustes que violentes :
- Sophie, où est cette crème américaine que vous m'aviez promise ?
- Votre parfumeur viennois n'a pas reconstitué son stock, princesse...
- Vous n'êtes qu'une imbécile. Faites venir mon chirurgien!
- Il est en vacances à Megève, princesse.
En réalité le chirurgien refuse depuis longtemps de retoucher quoi que ce soit au désastre de ce visage qu'il a tant de fois rafistolé. Les yeux obliques sont de lui, les pommettes étirées vers les tempes également. Les coutures tout autour du crâne et derrière les oreilles sont de son cru, les plis du menton, les rides des joues, les plissures du cou, il a tout revu, tout recousu et n'en peut plus. Même les pauvres seins ont connu ses soins attentifs et s'en souviennent encore. Mais on ne remonte pas indéfiniment le moral d'une peau qui s'obstine à flétrir, ainsi qu'il est de coutume en ce monde.
C'est pourquoi le miroir baroque ne peut répondre à ce visage tout aussi baroque que par la vérité. Meurt donc, vieille peau, et que l'on n'en parle plus.
La princesse bondit sur sa chaise roulante.
- Qu'est-ce que vous dites, Sophie? Je vous ai entendue... Ah ! je suis une vieille peau?
- Je n'ai rien dit, princesse, je vous jure!
- Je vous déshérite!
Ce n'est pas grave. Sophie, la pauvre, est déshéritée à peu près tous les matins, et tous les soirs. Sa milliardaire de maîtresse devrait être mise sous tutelle depuis longtemps à son avis. Hélas il n'y a plus d'héritiers directs et légitimes, elle les a tous enterrés. Et sa folie ne faisant jusqu'ici de mal à personne, la princesse Irina Natalia Bestemianova fait exactement et absolument tout ce qu'elle veut.
Si elle désire des dents neuves, elle y met le prix, et les dentistes de Vienne se précipitent à son chevet. Les perruquiers aussi. Les masseurs, les maquilleurs, les couturières. Irina tape du pied, paie et tout est dit. Cette petite bonne femme d'un mètre soixante est depuis quatre-vingt-seize ans le dictateur le plus éhonté d'Autriche.
- Je veux, dit-elle...
Et Sophie est déjà au garde-à-vous. Mais la suite ne vient pas. Le silence se prolonge. La tête surmontée d'une perruque rousse, les oreilles alourdies de boucles d'oreilles d'or et de diamants, le cou enveloppé de soie piquée d'une broche d'émeraude, tout s'effondre d'un coup.
- Princesse?
Si la princesse pouvait répondre, elle agonirait d'injures sa gouvernante esclave. Comment peut-on laisser mourir ainsi sa maîtresse à dix heures du matin, sans s'en rendre compte, et sans avoir fini de la vêtir décemment?
Les funérailles ont lieu presque aussitôt. Le temps pour le menuisier de réaliser les deux cercueils commandés par le notaire de la princesse.
- Y'a deux morts? a demandé le maître de cérémonie.
- Occupez-vous de ce qui vous regarde, a répondu le notaire.
Il est las, le notaire, et furieux. Depuis la fin de la dernière guerre, il a pris en charge la fortune et les intérêts de la princesse, croyant s'en faire une amie, et pourquoi pas un bout d'héritage. Tous ces millions, ces propriétés, ce manoir, l'or en banque, les bijoux...
Il a connu la princesse en 1950, elle avait alors soixante-seize ans, un bel espoir... Vingt ans plus tard, en 1970, il est épuisé d'avoir attendu pour rien. Les deux tiers de la fortune colossale de cette vieille dame indigne vont à des oeuvres de bienfaisance. La gouvernante hérite de son chien. Et le dernier tiers est confisqué pour une disposition testamentaire totalement folle, qu'il voudrait bien oublier, et faire oublier.
C'est pourquoi il envoie vertement promener les fossoyeurs qui s'étonnent d'avoir à descendre dans le caveau deux cercueils identiques. L'un fermé, contenant les restes enfin sages de cette acharnée de la vie. Le second ouvert, nanti d'un matelas capitonné et d'un coussin de soie rouge. Vide.
Les quelques curieux, journalistes et voisins qui assistent à ces funérailles bizarres ne s'en étonnent pas pour autant. Encore un caprice de la vieille.
Il pleut des cordes ce jour-là. Elle n'aurait pas armé cela. La fidèle Sophie, qui a bien du mérite, s'incline une dernière fois devant le somptueux caveau, dont on referme les portes de bronze.
Un journaliste lui demande :
- Vous étiez très proches? Pourquoi ce cercueil double ?
Et Sophie vend la mèche.
Quelques jours plus tard, cette mèche va prendre feu, dans un petit bistrot des environs de Vienne.
Kurt Krombichler interroge son verre de bière. Le même depuis un mois. Et le verre de bière lui répond : « Mon pauvre vieux, tu es dans la dèche... boire pour oublier n'est pas une solution. »
Ce grand gaillard de Kurt sombre dans la déprime depuis qu'un supermarché de meubles s'est installé à cinq cents mètres de sa menuiserie. Marié, père de six enfants, il s'était endetté pour monter sa petite industrie artisanale, et voilà que le plus gros de sa clientèle se détourne de lui, au profit de cet étalage de meubles de catalogue, en bois mort et vernis, tous pareils, mais moins chers. Les fins de mois de Kurt se font de plus en plus difficiles. Et lui qui ne buvait guère vient oublier sa misère devant un verre de bière, le regard vague, interrogeant inlassablement la mousse : « Comment m'en sortir ? Comment nourrir mes six gosses, payer les dettes et le loyer ? »
En face de lui, le cabaretier s'esclaffe.
- Quelle vieille folle! C'est pas possible, c'est une blague...
Kurt demande de quoi l'on cause, et le cabaretier lui montre le journal, posé sur le comptoir.
- La vieille dingue du château. Elle a trouvé moyen de faire parler d'elle après sa mort. Huit milliards et demi, tu te rends compte ?
Voilà, c'est le son chaleureux de ces huit milliards et demi qui a sorti le brave Kurt de la contemplation de sa mousse. Huit milliards et demi de shillings... pour la France, à la bourse de 1970, cela représente à peu près trois millions sept cent mille francs. Nouveaux. Trois cent soixante-dix millions de centimes, comme on dit encore au Loto.
Largement de quoi tirer d'affaire le brave menuisier Kurt et sa famille nombreuse.
- Fais voir ce journal?
La princesse Irinia Natalia Bestemianova, décédée à l'âge de quatre-vingt-seize ans, milliardaire, a légué une grande part de sa fortune à des sociétés de bienfaisance et réservé le reste à l'accomplissement d'un souhait pour le moins peu ordinaire. Il sera donné huit milliards et demi de shillings à l'homme qui acceptera de passer un an à ses côtés, dans le caveau où elle est inhumée. Un an près d'elle, enfermé, pour lui tenir compagnie dans la mort. Cette disposition qu'aucun héritier direct n'a pu contester demeure valable selon le notaire que nous avons interrogé, en droit, mais non en fait, car personne ne s'est proposé, bien évidemment, pour remplir les conditions requises. Maître Wagner, notaire à Vienne, a d'ailleurs précisé que ces conditions étaient particulièrement redoutables et impossibles à respecter. Le compagnon de la princesse n'est pas encore né.
La princesse, dont la fortune considérable..., etc.
Le menuisier Kurt vide sa bière, et demande un annuaire. Il cherche les W., appelle l'étude de maître Wagner et se présente :
- Je suis le compagnon de la princesse. Je voudrais un rendez-vous.
Maître Wagner espérait bien être tranquille avec cette histoire. Il a reçu quelques demandes de cinglés, qu'il a découragés sans difficulté en leur lisant les conditions à respecter. Il ne peut pas refuser de recevoir celui-là. Car celui-là semble prêt à tout, même à informer les journaux si l'on refuse de le recevoir.
Il faut être fou ou escroc pour tenter l'aventure, et maître Wagner examine le menuisier Kurt des pieds à la tête.
Un honnête homme, d'apparence modeste. Grand, les yeux bleu clair, direct, il n'a l'air ni fou ni malhonnête. Et pour maître Wagner c'est encore plus embêtant. Il répond aux questions sans grand enthousiasme, et en y mettant le moins de conviction possible.
- C'est impossible. Il faut séjourner un an dans le caveau.
- Comment est-il ce caveau?
- Parfaitement sinistre, imaginez une petite chapelle en pierre de trois mètres sur trois, avec des portes de bronze fermées par un verrou.
- On y tient debout alors?
- A condition de ne pas être trop grand, pour vous ce serait très juste.
- Qu'est-ce qu'il y a à l'intérieur?
- Mon Dieu, ce que comporte généralement un caveau, deux cercueils, côte à côte. Celui de la princesse est fermé et plombé, car elle ne désirait pas être enfouie sous une pierre tombale. L'autre est ouvert, inoccupé. Nous avons installé les deux cercueils dans une fosse, au centre du caveau, profonde d'environ deux mètres et à ciel ouvert, bien entendu.
- Ciel ouvert sur quoi?
- Sur le plafond de la chapelle. On n'y voit goutte.
Le menuisier Kurt réfléchit un moment, il fait un croquis des lieux dans sa tête. Et se dit après tout que dormir dans un cercueil capitonné plutôt que dans son lit pour huit milliards et demi de shillings, ce n'est pas le diable.
- Pourquoi a-t-elle voulu ça? C'est sérieux? Y'a pas d'entour-loupe ?
- C'est on ne peut plus sérieux malheureusement, car l'argent est bloqué dans ce but. La princesse avait une peur horrible de la solitude. Elle ne dormait jamais sans son chien, sa dame de compagnie et les lumières allumées. Dans la journée, elle menait une armée de secrétaires et de domestiques. L'idée de se retrouver seule lui était insupportable. L'idée de n'avoir personne sur qui passer ses nerfs surtout... Bref elle est venue me voir un jour pour discuter de cette histoire. Au début elle désirait une armée de volontaires en permanence, qui se relayeraient pour lui tenir compagnie. Des bénévoles... c'était absurde. Comment trouver des volontaires pour tenir compagnie à un cercueil ? Je vous le demande. Alors elle a suggéré qu'on les paie. Elle voulait que j'engage, avant sa mort, des gardiens salariés, avec un planning de surveillance jour et nuit. Et pour l'éternité. Je voyais mal mon étude assumer l'organisation d'une pareille entreprise. Pourquoi pas appeler SOS cimetière, pendant qu'on y était. Alors elle s'est résignée à rechercher quelqu'un pour une période de un an. Elle avait lu quelque part, dans je ne sais quel magazine, que la première année est la plus terrible pour un cadavre... Pour l'aider à passer cette année difficile, elle a eu l'idée géniale de réserver un tiers de sa fortune au compagnon qui accepterait de l'aider à passer ce cap. Inutile de vous dire qu'elle n'a trouvé personne de son vivant, d'ailleurs elle se gardait bien de parler de la mort en dehors de mon cabinet, elle en avait une peur bleue. J'étais censé trouver la perle rare... Depuis bientôt six mois qu'elle attend, la pauvre doit être dans tous ses états...
- Vous m'avez trouvé, j'accepte.
Kurt le menuisier n'a pas souri une seconde au laïus ironique du notaire. C'est grave. Il veut la place.
- Écoutez, mon ami, je ne peux pas refuser, et si vous le décidez vraiment, je vous mettrai en relation avec l'huissier chargé du contrôle de l'opération. Mais réfléchissez... C'est long un an. Trois cent soixante-cinq jours, et autant de nuits, dans un caveau sinistre, avec interdiction d'en sortir... Pour une fortune, je ne le ferais pas, et j'étais pourtant le mieux placé pour me présenter le premier.
- Vous êtes tranquille, vous. Vous avez des sous, du travail, une maison, et vous êtes célibataire. Moi... j'ai une femme, six gosses, des dettes. Et aucun espoir de m'en sortir. Si je vends ma menuiserie, ça ne paiera même pas les dettes, et si je trouve un travail d'ouvrier, je ne nourrirai pas six gosses en finissant de les payer. Alors? J'assassine un Crésus ou je passe un an dans un caveau? Je vais vous dire ce que je fais : Je signe. J'ai besoin de cet argent. L'avenir de mes gosses en dépend. Un an pour assurer leur avenir? C'est moins que j'ai trimé depuis que j'en ai l'âge...
- Bon... mais patientez encore un peu, je dois préparer un protocole, ça vous donnera le temps de réfléchir. Parlez-en à votre femme. Appelez-moi quand vous aurez mûrement réfléchi. Pensez-y bien, un caveau dans un cimetière, c'est pire que la prison...
Le menuisier Kurt semble bien décidé. Le notaire doit l'admettre.
La femme du menuisier non.
- Tu es devenu fou! C'est une plaisanterie?
- Huit milliards et demi, ce n'est pas une plaisanterie... Lea.
Lea a trente-sept ans, elle connaît son Kurt de mari depuis une quinzaine d'années de mariage, et les six enfants autour de la table sont une preuve d'amour suffisante pour elle.
- Kurt, si tu fais ça je divorce.
- Ah oui ? Tu divorces toujours quand on n'est pas d'accord. Il y a longtemps qu'on devrait être séparés.
- Justement, un an... toi dans un cercueil et moi ici. Tu as pensé aux enfants? Tu veux que je les emmène en promenade au cimetière le dimanche? Voir papa dans son trou?
- Les enfants peuvent comprendre que chaque jour passé loin d'eux, dans ce trou, nous fera vivre ensemble pendant des années. Lea, regarde les choses en face.
- Je te regarde toi en face, et je me dis que tu es fou. Fou à lier. Vends la menuiserie. Trouve du travail.
- Nous vendrons la menuiserie, ton frère s'occupera de vous pendant mon absence. Je lui en ai déjà parlé, il est d'accord.
Pauvre Lea. Pauvres enfants. Kurt passe la nuit à leur expliquer tout ce qu'ils feront avec ces huit milliards et demi de shillings. Et comme ils seront fiers de lui. Car il y arrivera, c'est une question de volonté. Uniquement.
Quarante-huit heures plus tard, Kurt signe chez le notaire le protocole qui règle son travail. Comment appeler cela autrement ? Il est compagnon, gardien, il commencera demain, et il voudrait bien une petite avance, pour Lea et les enfants.
- Impossible. Le testament est formel. L'argent ne sera versé qu'après un an de présence.
- Avec une petite avance, j'éviterais la faillite...
- Impossible.
La mort dans l'âme, on l'aurait à moins, Kurt signe le protocole, sans la moindre avance. On lui présente l'huissier, qui ne trompe pas son monde, en ce sens qu'il a une tête de croque-mort. Un visage triangulaire, des lèvres minces sur des dents de belette.
Il adore son métier. Il aime bien cette histoire. Ça lui plaît de voir quelqu'un vendre une année de sa vie.
- Un an dans un cercueil... laissez-moi rire. Vous craquerez dans trois jours, et encore je suis optimiste. Demain neuf heures, au cimetière. A partir de ce moment, un gardien payé par mon étude, vérifiera régulièrement votre présence. Vous n'aurez le droit de sortir que deux fois par jour, et un quart d'heure à chaque fois, pour aller aux toilettes. Les toilettes sont situées à cinquante mètres du caveau. Elles sont rudimentaires. Prévues pour les visiteurs de passage, et non pour les sédentaires. La moindre entorse à ce règlement correspondrait à une rupture de contrat. Vos repas vous seront déposés chaque soir. Nous nous en chargeons. A demain, monsieur le compagnon.
L'huissier aux dents de belette sourit au notaire, de l'air du chat qui aurait croqué un canari.
- Il ne tiendra pas. D'ailleurs je ferai mon possible pour le décourager. J'appliquerai à la lettre les conditions du testament. Plus vite nous en aurons fini avec cette folie, mieux ça vaudra... Je me charge de son séjour.
A l'enterrement d'un menuisier fou, des tas d'escargots s'en vont. Il pleut le jour de la descente au caveau du menuisier Kurt Kromblicher. Il pleut alors qu'il est venu en costume d'été, une valise à la main, rasé de frais, se présenter à la porte de bronze du caveau de la princesse. Lea, sa femme, s'était instinctivement vêtue de noir. Il l'en a dissuadée :
- Ce n'est pas un enterrement, c'est une épreuve d'endurance. Mets ta jolie robe, il y aura des journalistes.
Lea a donc revêtu une jupe blanche et un chemiser rose. Les enfants sont restés à la maison. Lea leur a dit sans sourire :
- J'accompagne papa à son travail, et je serai là pour déjeuner. Soyez sages.
Il n'y a pas de journalistes. L'huissier belette s'est bien gardé de convoquer la presse, dont il connaît trop les méfaits. Ces gens-là seraient bien capables de s'installer dans le cimetière et de tenir compagnie à l'accompagnateur. Or c'est interdit. Hors de question. Un cimetière est un lieu de repos sacré. C'est tout juste si quelques-uns, bien informés, arrivent à se hisser sur les murs pour voir la descente au caveau.
Kurt embrasse son épouse et disparaît derrière la porte de bronze que l'huissier referme avec une clé compliquée.
Il éclaire un instant le caveau de sa lampe torche, pour permettre au compagnon de la princesse de prendre place dans son cercueil, par deux mètres de fond et dans le noir.
- Vous y êtes? Je vous éclaire le temps de descendre.
- Hé, il n'y a pas de lumière?
- Non, il n'y a pas de lumière. Vous avez un peu de jour qui filtre par les aérations ménagées dans la porte de bronze. C'est tout. Descendez le petit escalier. Parfait. Vous voyez le cercueil ? Allongez-vous. Il est à vous. Attention j'éteins. Je vous souhaite un agréable séjour...
Et plouf, le noir total. Au bout de quelque temps, Kurt s'habitue à la faible lueur qui filtre deux mètres plus haut. Ça ne l'avance guère Il ne voit que l'ombre qui poudroie, les araignées qui chatoient, et rien d'autre. Le gardien vient de temps à autre vérifier la bonne tenue du compagnon de la princesse. Chargé par l'huissier de l'espionner sans relâche les premiers jours afin de lui faire la vie encore plus impossible, dans ce tombeau.
- Hé là-bas... Vous ne devez pas monter à l'échelle, vous devez rester en bas.
- Je peux m'asseoir, quand même?
- Ça je m'en fiche, mais ne m'obligez pas à vous parler dans le caveau, c'est un lieu de silence et de repos, vous ne devez pas troubler la princesse.
A la nuit tombante, le gardien lui tend une gamelle, remplie d'une sorte de goulasch avec beaucoup de pommes de terre et peu de viande. Kurt ne dit rien. Il ne veut pas risquer de rompre le contrat, et sa détermination est ferme. Il tiendra. Pour les millions sauveurs. Pour l'avenir, pour sa femme, ses enfants, et au nom de sa décision. On a son orgueil tout de même.
Lea tente de lui rendre visite à la fin de la semaine. Elle est impitoyablement refoulée par le gardien.
- Pas question. Le contrat interdit la moindre visite au compagnon de la princesse.
Et les jours passent. Dans le noir et le silence du caveau. Quinze jours, durant lesquels Kurt dort, sort deux fois par jour, comme un hibou égaré pour aller aux toilettes sous la surveillance du gardien, et retourne à son cercueil, mange son goulasch de pommes de terre.
Le seizième jour, le gardien entend des insultes, par deux mètres de fond.
- Vieille pie... Tu l'as fait exprès... C'était pour me tenter, hein? Tu voulais que Kurt vende son âme au diable, va au diable toi-même !
Kurt se défoule. Il agonit sa compagne d'injures. La traite de tous les noms d'oiseaux. L'accuse de tous les défauts, bref lui sert une oraison qui pose un problème au gardien.
- Monsieur l'huissier, il l'injurie du soir au matin. Il lui dit des horreurs. Il a le droit?
- Nous allons vérifier.
Le notaire vérifie. Rien, dans la jurisprudence, n'interdit à quelqu'un de tenir compagnie à un mort dans un cimetière, ça c'est une chose acquise. Mais rien non plus ne l'empêche de l'injurier s'il en a envie. Le caveau est d'ailleurs un domicile privé. Ce qui se passe entre les deux occupants ne regarde personne. Les seules interdictions faites au compagnon sont respectées. Il ne parle à personne d'autre, il reste dans son compartiment cercueil.
La troisième semaine, Kurt change de registre et se met à chanter des cantiques. Toute la journée, à s'en érailler la voix. Lorsque le gardien le sort de son trou pour l'emmener aux toilettes, il marche sur la pointe des pieds, comme pour ne réveiller personne, une main sur les yeux pour éviter la lumière, et recommence à couiner des requiem, et tout le répertoire des cantiques de son enfance, dès qu'il a retrouvé son matelas et son coussin rouge. Il est devenu effrayant. Il ne se lave pas, alors qu'il le pourrait un peu au robinet d'eau froide des toilettes. Il n'est plus rasé, alors qu'il dispose d'un rasoir dans sa besace, accrochée à son cercueil. Il est vrai que dans le noir, il se couperait le cou en essayant de viser le moindre poil de barbe. Il ne mange plus guère. Son pot à eau lui sert de bénitier pour des messes bizarres, qu'il récite en marmonnant des prières sans queue ni tête. Un journaliste passe une tête par dessus le mur, puis un autre, le gardien et l'huissier sont débordés malgré eux, ils ne peuvent empêcher la presse de circuler dans le cimetière de jour, et de constater les faits. Bientôt tous les journaux autrichiens parlent du menuisier Kurt et de son défi insensé. On publie des enquêtes et des sondages.
A-t-on le droit de laisser un homme risquer sa santé mentale et physique dans ces conditions?
Doit-on intervenir, même contre son gré?
Au bout du premier mois, il y a foule autour du caveau de la princesse Irina Natalia Bestemianova. Qui devrait s'en trouver ravie, elle qui avait si peur de la solitude...
On photographie, on discute, on interviewe. On réussit même à tendre un micro au bout d'un fil, par deux mètres de fond, au compagnon de la princesse.
- Voulez-vous sortir?
- Non, hurle le menuisier.
Deux mois. Lea intervient. Son mari est devenu fou. C'est un mort vivant dans son cercueil tapissé de rouge, qui hurle des obscénités à sa compagne princière, l'adjure de lui donner ses millions, lui chante des berceuses ou se cogne la tête contre les murs du caveau. La police intervient, les blouses blanches d'un hôpital psychiatrique également.
Un beau matin, dans le soleil insupportable de la vie au grand jour, quatre infirmiers musclés déboulent dans le caveau princier, s'emparent du compagnon de son altesse, lui passent une camisole, et le transportent au quartier des agités.
Le menuisier Kurt n'en sortira que deux mois plus tard. A l'issue d'une profonde déprime.
Il ne touchera pas le moindre shilling.
Irina Natalia Bestemianova voulait de la compagnie, elle en a eu pour son grade pendant deux mois. On a même craché sur sa tombe.
Quelle époque mouvementée nous vivons là!