SERMENT DE CHASSE

La chasse date du jour où l'homme eut à se défendre de l'attaque des animaux et à chercher sa nourriture ailleurs que parmi les végétaux. L'homme était une créature presque dépourvue de défenses naturelles et semblait fatalement destiné à servir de proie à des milliers d'ennemis. Son intelligence seule intervertit les rôles, et ce fut lui qui rendit le règne animal tributaire de sa force. Il arma sa main d'une massue, aiguisa le silex, puis mania le fer.

Son intelligence...

Au début était l'intelligence. A la fin le fusil.

Le 24 décembre 1957, département de la Moselle. Un petit village couvert de glace. Dix habitants de ce village s'en vont à la chasse au chevreuil. La chair du chevreuil est très appréciée. L'animal est joli, fin, l'un de nos meilleurs coureurs des bois, dit un spécialiste du dix-huitième siècle, amoureux des yeux tendres, de la peau dont on fait des culottes et des gants, et de la gracieuseté de la femelle, qui peut vivre de douze à quinze ans, pourvu que le chasseur lui prête vie.

Les dix chasseurs de Moselle ne sont poussés ni par la peur de l'animal, ni par la faim. Ils sont chasseurs pour le plaisir en ce siècle européen de nourriture abondante. C'est-à-dire chasseurs pour le geste... et pour le gigot de Noël.

Au lever du jour, ils sont donc partis, le fusil plié au creux du bras, frappant de la botte pour se réchauffer, avec dans leurs musettes le fromage ou le lard, et la goutte pour le froid. Il y a notamment parmi eux un chasseur émérite, un homme tranquille, menuisier de métier, père de deux enfants. Il a quarante-cinq ans, c'est un compagnon de fête et de chasse apprécié de tous : Nicolas.

Il y a aussi son vieux camarade, Thomas, le garde-chasse de la commune, soixante ans, une expérience à toute épreuve, d'une habileté et d'une adresse proverbiales dans la commune. Il connaît sa forêt et le gibier comme sa poche. D'un bout de l'année à l'autre on le voit parcourir la région, en costume de velours et leggins. Toute sa vie, toute son intelligence concentrée dans le regard bleu incisif. Thomas distinguerait sans hésitation un poil d'écureuil dans un feuillage d'automne. Le bout de son fusil, c'est son œil.

Il y a aussi le jeune Lucas. Il est mineur à Merlebach. Sa vie se passe dans les puits de charbon, une vie de cloporte, souterraine, étouffante. En Moselle, dans les années cinquante, le choix du travail se réduit souvent à la mine de charbon ou de sel gemme. C'est au plus profond de la terre que l'on arrache sa paie. Lucas n'est pas un chasseur émérite. Il n'a pas de permis de chasse, il est venu pour Noël en vacances chez sa mère, avec une furieuse envie de respirer l'air de la forêt, de s'en nettoyer les poumons. Il a tant insisté que les chasseurs l'ont accepté.

Ils ont marché longtemps, les dix chasseurs, dans la forêt glacée, enneigée, sur le sol rude, à travers les taillis cinglants. A midi, Nicolas le menuisier, Thomas le garde-chasse et Lucas le mineur, avancent tous les trois sur une même ligne, à travers une clairière. Ils sont à trente mètres l'un de l'autre, dans l'herbe haute. Brusquement, un chevreuil jaillit d'un fourré.

En lisière, le garde-chasse épaule mais ne tire pas. Il juge préférable de prendre l'animal à revers et s'enfonce dans les broussailles.

Nicolas le menuisier tire et manque l'animal.

Lucas, à son tour, épaule, tire...

Un millième de seconde, Lucas et le chevreuil se sont regardés dans les yeux. Souvent l'homme et l'animal s'affrontent ainsi, en silence, en un éclair d'incommunicabilité totale. Celui qui fuse entre le prédateur et la proie.

Puis le chevreuil, indemne, oblique et fonce vers la forêt. Lucas le suit du bout de son fusil. C'est la seconde d'exaltation, celle où le chasseur se sent puissant, dominateur, où il se voit déjà ramassant le gibier en triomphe. Lucas n'échappe pas à la règle, qui veut que dès que l'homme a un fusil, il jouit de ce moment fugace, où il est, croit-il, maître du monde.

Lucas tire.

Nicolas entend la détonation et ressent un choc. Debout à la lisière de la forêt, il regarde autour de lui. Qui a tiré ? Puis une douleur atroce le saisit au ventre. Il lâche son fusil et s'agenouille lentement, au ralenti, chaque mouvement de muscles lui arrachant une grimace. Il n'a rien vu.

Lucas avance vers lui, lentement lui aussi, la bouche ouverte, soufflant un nuage de buée tiède, le regard fixe d'incompréhension. Puis il voit la tache rouge qui s'élargit sur le ventre de Nicolas. Et il bredouille :

- C'est moi ? C'est moi qui vous ai fait ça ? Dites ? C'est moi qui ai fait ça ?

Nicolas comprend qu'il est touché à mort. Il bascule dans la neige, recroquevillé sur sa blessure.

Dans les fourrés, la galopade effrenée de Thomas écrase les branches sur son passage. Il arrive le premier dans la clairière. Hors d'haleine, il se penche sur le blessé.

- Nicolas? Qu'est-ce que tu as?

- Je suis foutu, Thomas.

La voix du blessé est faible mais assurée. Lucide.

Thomas, le garde-chasse, écarte les deux bras repliés :

- Fais voir. Ne bouge pas. Reste tranquille.

D'une main habile il déboucle le pantalon, l'ouvre, écarte la chemise et le maillot de laine. Mais tout est si plein de sang qu'il devine à peine l'énorme plaie. Son visage devient blême. Il a compris. Un regard à Lucas, paralysé d'épouvante, son fusil à la main. Déjà les autres arrivent, en se battant dans les ronces et les broussailles. Ils ont entendu le coup de feu, puis le silence. Ils ont compris sans autre explication. Car si le coup avait été heureux, ils auraient entendu le cri de triomphe, l'appel aux autres.

A côté du mourant, Lucas sanglote. Ses cheveux blonds cachent son visage, ses mains aussi. Il a jeté son fusil par terre, et le canon fume encore légèrement sur la neige.

Thomas ordonne au plus fort de l'équipe :

- Prends-le par les pieds. Moi, je vais prendre les épaules. Lucas, tu vas courir jusqu'aux voitures, ramène la mienne, par le sentier des bûcherons, approche-toi au plus près, fais vite...

A terre, Nicolas s'agite. Il parvient à se retourner à demi et désigne Lucas d'un geste de la main :

- C'est lui... Thomas, il est assuré?

Stupéfaits par le réflexe du mourant, les neuf chasseurs se regardent, atterrés, et Lucas répond :

- Non.

Il fait le tour des visages, comme un enfant puni, pris en faute, et répète :

- Non, non!... je suis pas assuré.

Nicolas tend la main vers Thomas, qui s'agenouille près de lui. Sa voix est encore plus faible, mais toujours ferme, et l'esprit est incroyablement lucide :

- Thomas, écoute-moi... ce maladroit, c'est toi qui nous l'a amené. C'est à toi d'aider ma femme et mes gosses... Écoute bien, tu vas dire que c'est toi qui as tiré. Tu m'entends? C'est toi qui m'as tué! Tu m'entends?

- Je t'entends Nicolas...

- Jure-le. Fais-le pour ma femme et les gosses...

- Je le ferai, Nicolas. Compte sur moi.

- Tu le jures sur l'honneur?

- Je te le jure...

Alors Nicolas se détend brusquement, comme s'il n'avait attendu que cela pour mourir dans l'herbe gelée, tache rouge sur la neige. Un dernier nuage de buée s'échappe de ses lèvres, entrouvertes sur sa dernière supplique.

Et les chasseurs font silence. Le pâle soleil à travers les nuages chargés de neige donne une clarté bleuâtre à cette scène de chasse où le gibier à terre est un homme.

Quelque part dans la forêt, un chevreuil galope et bondit dans les fourrés. Il vivra peut-être de douze à quinze ans... Il retrouvera peut-être la saison des amours au printemps, et celle de la chasse à l'automne.

Nicolas Oppenweiler, quarante-cinq ans, époux et père de deux fils, est mort à sa place.

Thomas a retiré sa casquette. Les autres chasseurs attendent. C'est à lui de décider quoi faire.

Lucas fait un mouvement pour aller chercher la voiture, mais il le retient.

- Attends. Il faut qu'on parle, tous.

Un chasseur proteste :

- C'est pas le moment, Thomas, faut prévenir les gendarmes... Le gamin est pas assuré... C'est pas avec sa paie qu'il pourra compenser... Faut les gendarmes, Thomas...

- Non, attendez... Vous avez entendu? J'ai juré sur l'honneur de m'accuser, pour sa femme, pour ses gosses, il faut que vous soyez d'accord.

La voix enrouée de Thomas, brisée par l'émotion, a du mal à retrouver son autorité bon enfant habituelle.

Un autre chasseur remarque :

- Parce que tu crois que les gendarmes vont avaler ça ?

Un autre encore :

- Regarde la blessure... en plein ventre... personne ne pourra croire que tu as tiré aussi bêtement!

Thomas se mouche, dans un immense mouchoir à carreaux, reprend son calme, remet sa casquette :

- Pourquoi pas? Ça fait trente-cinq ans que je chasse. Je peux avoir un accident. C'est arrivé à d'autres.

- A d'autres... mais pas à toi justement. Et les chevrotines? T'as pensé aux chevrotines? Ils vont les identifier...

- Et alors? C'est moi qui lui ai fourni les munitions.

- Moi, je dis que l'assurance va se méfier. Ils se méfient toujours ces gars-là. On est neuf, t'es le meilleur, et lui ? Qu'est-ce qu'on va dire pour lui ? Pas de permis, pas d'assurance, qu'est-ce qu'il faisait là avec nous?

- Il était en vacances, en balade. Il a pas tiré un coup de fusil, c'est simple.

- Je te dis que les assurances vont se méfier...

- Eh ben qu'elles se méfient Elles ne pourront rien prouver si tout le monde est d'accord. Si tout le monde dit la même chose que moi.

Silence chez les chasseurs. Thomas insiste :

- C'est important que vous disiez exactement la même chose que moi...

Nouveau silence. Les hommes se regardent, et Lucas baisse la tête, coupable, affolé, sans défense et sans idées. C'est vrai qu'il est incapable d'assumer la responsabilité de son geste. Totalement. Un geste qui vient de faire une veuve sans ressources avec deux enfants à élever. Que peut-il faire ? Il a tué. L'horreur de cette réalité a du mal à entrer dans son crâne.

Thomas fait le tour des hommes, pas à pas :

- Si ça vous gêne, vous n'avez qu'à dire que vous n'avez rien vu... Que vous ne savez pas. D'ailleurs, vous n'avez rien vu... c'est vrai. Vous n'avez plus qu'à faire comme si vous n'aviez rien entendu... Nicolas était mort quand vous êtes arrivé. C'est simple. Comme ça ils seront bien obligés de me croire... Je vous en prie... pour sa femme, bon sang, pour ses gosses, vous pouvez bien faire ça... Il faut jurer.

Alors ils jurent. L'un après l'autre, imitant le geste de Thomas, le bras tendu au-dessus du corps de Nicolas. Ils jurent sur l'honneur de respecter le secret.

Mais Lucas se tient à l'écart.

Thomas le tire par la manche :

- Toi aussi. Tu dois jurer. Nous, on saura pourquoi tu as juré. Pour sauver sa famille. Tu lui dois bien ça. Qu'est-ce que tu pourrais faire d'autre? Te dénoncer? La belle affaire pour sa femme... Allez courage, jure.

Lucas quémande l'avis des autres :

- Vous êtes sûrs?

Ils acquiescent, sans un mot.

Puis ils portent le corps jusqu'à la voiture de Thomas. Le déposent sur la banquette arrière, et se mettent en caravane pour sortir lentement de la forêt et reprendre la route qui mène au village.

En somme, Lucas vient d'être jugé. Il n'est condamné qu'au silence. Le mort lui-même l'a jugé et condamné. Et la sentence est plus terrible qu'on ne l'imagine. Être coupable et le dire, l'avouer, c'est un soulagement... Ce soulagement est refusé à Lucas, puisqu'il n'a pas les moyens de payer.

Payer. La chasse est devenue aussi cela. Il faut payer un droit de chasse, payer une assurance. Payer ce bizarre plaisir de porter un fusil pour tuer, comme on paie pour rouler en voiture sur la route. Payer la mort d'avance.

La caravane de trois voitures des chasseurs roule si lentement dans le village que les paysans s'étonnent et se rassemblent très vite pour les suivre jusqu'à la gendarmerie.

Quelques instants plus tard, deux gendarmes s'en vont prévenir la femme de Nicolas. Échevelée, en larmes, elle court dans le vent glacial de Noël jusqu'au corps de son mari. Les enfants restent seuls, devant le sapin.

Trois heures sonnent au clocher du village. Les neuf chasseurs ont rempli leurs dépositions, ils ont signé, ils peuvent rentrer chez eux, raccrocher les fusils.

Ce soir, c'est Noël. La crèche est dans l'église et dans toutes les maisons. On attend minuit pour déposer un petit jésus de plâtre ou de celluloïd entre le bœuf et l'âne.

François et Jacques, onze et neuf ans, attendaient cette veillée de Noël comme tous les gosses de leur âge. Papa avait caché les cadeaux. Leurs souliers étaient déjà alignés devant le sapin. Demain devait être une fête.

En sortant de la gendarmerie, leur mère s'était promis de ne rien dire avant le lendemain, pour ne pas les effrayer un soir comme celui-là. Courage impossible et inutile. Elle a craqué en rentrant.

Le corps de Nicolas est ramené par l'ambulance municipale, déposé dans la chambre, et sa femme l'habille soigneusement pour cette veillée funèbre de Noël 1957.

Chez Thomas, Noël est aussi sinistre. Dans la grande cuisine où le sapin a pris sa place, sont réunis son fils et sa fille, et ses huit petits-enfants. Thomas doit affronter les yeux des enfants, tristes, décontenancés. Papy n'est plus le héros des bois. Le fusil de papy pend comme une menace au râtelier du couloir. Grand-mère s'agite en mettant la quiche et le pâté au four.

- Enfin, Thomas, comment ça s'est passé ? C'est pas possible une chose pareille... Comment tu t'y es pris?

- Tu m'as déjà posé la question dix fois... C'est arrivé, c'est tout.

Le plus dur pour Thomas, c'est le regard de son fils. Il a du mal à y croire. Il a écouté sa version des faits d'un air incrédule, puis réprobateur.

- Je comprends pas. Toi, un si bon tireur... si prudent... toi qui dis toujours que tu repères un poil d'écureuil dans les feuilles mortes... ça je ne me l'explique pas... papa... ou alors...

Le fils ne finit pas sa phrase, mais le vieux père la complète silencieusement dans sa tête : « ou alors tu deviens gâteux »... en gros c'est cela.

Il a perdu l'estime de son fils. Il n'est plus le même grand-père pour les petits, le même mari pour sa femme. Et sa fille pleure. On dit au village que Thomas pourrait bien aller en prison.

Toute la veillée de Noël, Thomas serre avec rage une pipe entre ses dents. Il a du mal à ne pas courir à la gendarmerie, pour leur dire. Les gendarmes sont ses amis, en plus, et eux aussi le regardent maintenant comme un meurtrier maladroit. La pire des choses pour un chasseur. Être un tueur maladroit. Mais il pense à la femme de Nicolas. A la menuiserie déserte. Aux gosses, à leurs études, à leurs assiettes vides s'il parle. Vides pour longtemps.

Chez Lucas, c'est un peu différent. Sa mère est si contente de l'avoir pour Noël qu'elle ne comprend pas son attitude. Un homme est mort à la chasse, c'est vrai. Un homme qu'elle estimait, c'est triste. Mais pourquoi Lucas est-il tellement choqué par cet accident, au point de taper sur la table de son poing fermé, de grommeler des phrases sans suite, de ne pas toucher à son dîner de Noël, pas même au gâteau de marrons qu'il aime tant ? Vers onze heures du soir, une bande de copains vient frapper à la porte, en chantant à tue-tête. Ils veulent emmener Lucas au café du village pour une partie de billard. Lucas n'a pas envie. Ils insistent, le tirent de force :

- Allez quoi ? Qu'est-ce qui te prend ? Tu vas pas rester seul un soir de Noël...

Mais au café où les discussions vont bon train et où l'alcool coule à flots, Lucas est incapable de jouer correctement. Il revoit ce sang rouge, il entend la voix de Nicolas résonner à ses oreilles : « C'est lui... il n'est pas assuré... »

- Oh Lucas! A quoi tu penses? Tu joues ou tu rêves?

Il ne rêve pas Lucas, il cauchemarde. Il pense aux enfants et à la femme de Nicolas, à trois maisons de là. Seuls avec un cadavre. Par sa faute. Sa connerie. Faire le malin avec un fusil, se prendre pour le chasseur bravache... Voilà le résultat, il est joli le résultat.

- Je pense à Nicolas... à sa famille.

- Allons... Nicolas est mort, mais tu le connaissais pas vraiment... Tu vas pas nous en faire une maladie...

Lucas perd très vite sa partie de billard et rentre chez lui pour pleurer.

Dans la nuit sa mère l'entend gratter à la porte de sa chambre, puis le voit surgir torse nu, l'air égaré.

- Mon Dieu, Lucas, qu'est-ce que tu as?

Lucas brandit une poignée de billets :

- Tiens... c'est cinquante mille francs... c'est ma paie de décembre, demain tu iras les porter à madame Oppenweiller...

- Lucas... voyons... Ne prends pas les choses à cœur de cette façon...

- Prends ça, je te dis.

Et Lucas retourne dans sa chambre. Il ne dormira pas. Il ne sortira pas de la maison, le jour de Noël. Il ne dormira pas la nuit suivante.

Le 26 décembre, le village enterre Nicolas. Ils sont tous là, derrière la veuve en noir, chancelante, le front dans ses mains. Thomas aussi est là, et les gens s'écartent instinctivement devant lui. L'isolent comme un pestiféré.

Quelques pas en arrière, Lucas, perdu dans le cortège, assassin solitaire. Les autres se sont disséminés. Porteurs d'un serment difficile, ils ont même peur de se trouver ensemble. Peur de se regarder.

Et dans le cortège, les langues vont bon train. On parle toujours beaucoup aux enterrements, et celui-là s'y prête encore plus.

- Tu crois que c'est Thomas?

Le boulanger est sceptique. Le maire logique :

- Pourquoi il s'accuserait si c'était pas lui?

Le facteur, près d'un chasseur, se montre trop curieux :

- Tu l'as vu Thomas, toi, au moment de l'accident?

- J'étais pas là... pourquoi tu me demandes ça?

- Parce que j'arrive pas y croire. Faudrait l'avoir vu pour y croire... Il est tellement prudent, et cet accident est tellement stupide...

- C'est toujours stupide un accident. Personne n'est à l'abri. Thomas comme les autres.

Au cimetière, tandis que la foule des villageois se regroupe pour écouter l'oraison du curé, le doute circule de plus belle.

- Je comprends pas les gendarmes. Ils auraient dû demander une autopsie.

- Pour quoi faire?

- Et si c'est pas Thomas?

- C'est idiot ce que tu dis. Si c'était pas Thomas, il se serait pas dénoncé aux gendarmes. Il l'a fait tout de suite.

- Moi, je dis que c'est pour couvrir quelqu'un. Ça c'est déjà vu dans les histoires de chasse.

- Couvrir qui?

- J'en sais rien... Mais regarde la tête qu'ils font tous...

- N'empêche que je vois pas qui il couvrirait et pourquoi...

La rumeur enfle et se propage tant et si bien qu'en vingt-quatre heures il arrive ce qui devait arriver : les gendarmes se rendent chez Thomas.

- Écoute... tu sais ce qu'on dit dans le village... que ce serait pas toi qui a tiré sur Nicolas. Peut-être qu'il y a du vrai là-dedans... Entre nous, un vieux de la vieille comme toi, dont c'est le métier.. on te voit pas pointer ton fusil sans voir...

- Il était caché, il s'est redressé au moment où je tirais...

- A d'autres, Thomas... On a dit « sans voir ». Personne t'as jamais vu tirer sans voir la cible ou le gibier... C'est ça qui grince dans ton histoire... Il faut dire la vérité, Thomas. C'est ton honneur qui est en jeu.

- Fichez-moi la paix avec mon honneur. Y'a que moi qui sait où il est.


Les rumeurs courent toujours, et les gendarmes interrogent séparément les neuf chasseurs. A Lucas, ils demandent :

- C'était la première fois que vous alliez à la chasse?

- Oui.

- Vous êtes le plus jeune, un novice, il n'y aurait rien d'étonnant à ce que vous ayez commis une maladresse...

Lucas ne répond pas.

- Un accident c'est pas un crime. A condition de l'avouer et de ne pas laisser quelqu'un d'autre s'accuser à sa place... dans ce cas, le mensonge est grave vis-à-vis de la loi... Vous savez ça?

- Je sais.

En fin de journée, madame Oppenweiler vient elle-même trouver le vieux Thomas. Les bruits qui courent à son sujet sont parvenus jusqu'à elle.

- Thomas... je t'en ai voulu... mais tu sais ce qu'on raconte au village... On dit que c'est pas toi. Dis-moi la vérité, Thomas. A moi... tu ne peux pas me mentir.

Il y a tant d'espoir dans le regard de cette femme. L'amitié entre Thomas et son mari était si forte. Elle attend, elle va jusqu'à prendre la main du chasseur dans la sienne, en le suppliant :

- J'ai le droit de savoir... Je suis veuve, Thomas...

- Je suis désolé... c'est moi Anne, c'est moi qui ai tué Nicolas.

La veuve retire brutalement sa main.

- Tu étais son meilleur ami... J'espère pour toi que c'était le hasard... Un affreux hasard, Thomas...

Elle s'en va. Peut-être ne pourront-ils plus jamais se parler, se croiser tout simplement dans la rue, à l'église, sans que Thomas ne prenne en plein cœur ce silence accusateur.

Les jours passent. Le Nouvel An arrive. Et voici qu'Adolphe Schuller, un des neuf chasseurs, réunit tous les autres.

- Voilà. J'ai attendu que les gendarmes nous fichent un peu la paix. Mais j'ai pensé à tout ça. Je suis sûr qu'on tiendra pas longtemps. On en a tous conscience. Et, tôt ou tard, les gendarmes sauront la vérité. Ils la devinent déjà. Tout le monde la devine. Et tout ce qu'on a fait sera inutile. Les assurances ne paieront pas. On sera accusés d'avoir bafoué la justice, Lucas passera au tribunal, dans des conditions plus difficiles encore pour lui...

- Où veux-tu en venir? demande Thomas.

- Ah ça... on est obligés de tenir le serment, mais pas à la lettre... on peut respecter l'esprit. Avant de mourir, Nicolas ne pensait qu'à une chose, sa famille. Sa femme, ses gosses. Si on décide de s'engager à assurer leur avenir, nous-mêmes, on respecte sa dernière volonté, et on est déliés du serment... On est neuf... ça ne représente pas un gros effort pour chacun.

Les huit autres réfléchissent. Adolphe a peut-être raison, ils ne tiendront pas longtemps. Et si une véritable enquête était décidée, sur plainte ou dénonciation... comment se comporterait Lucas?... Seulement voilà. Payer... ça veut dire quoi ? Combien, plus exactement.


Adolphe a son petit carnet, il a calculé :

- Moi, j'ai pensé que soixante mille francs par mois, c'est raisonnable. Ça représente une paie d'ouvrier. Nicolas gagnait pas des mille et des cents avec sa menuiserie...

Chacun refait le calcul dans sa tête... en fonction de ce qu'il gagne lui, de ce que gagnent les autres, de la soustraction qu'il faudra faire tous les mois sur la paie de chacun... pendant combien de temps?

Adolphe Schuller est commerçant. Il sait compter. Il a des enfants, il sait ce que ça coûte :

- On pourrait dire qu'on paiera plus que deux tiers à la majorité de l'aîné. Il a onze ans, ça nous mène à dix ans pour soixante mille, et les deux tiers la onzième année. On pourrait dire aussi qu'on ne donnera plus qu'un tiers à la majorité du petit, il a neuf ans... en fait la douzième année on serait à un tiers de soixante mille, c'est-à-dire vingt mille francs pour la veuve.

Assis autour de la table, dans la salle à manger d'Adolphe Schuller, devant un verre de mirabelle, les neuf chasseurs font à nouveau leurs comptes.

Soixante mille divisés par neuf... ça nous fait... six mille six cents et des six qui n'en finissent pas... disons six mille six cents tout rond, chacun pendant dix ans... ensuite de quoi, la onzième année, deux tiers chacun de six mille six cents francs... on divise par trois on multiplie par deux... ça nous donne quatre mille quatre cents... et la douzième année... deux mille deux cents... ça tombe pas juste pour faire vingt mille pour la veuve... on arrondit...

Adolphe a déjà fait les comptes, lui.

- Alors? Qu'est-ce que vous en pensez?

Lucas intervient :

- Vous voulez que je donne deux parts? C'est normal après tout...

Thomas intervient à son tour :

- Moi aussi je donne deux parts. C'était mon ami, et c'est de ma faute au fond, j'aurais jamais dû lui laisser un fusil...

Adolphe Schuller se fait pressant :

- Alors... décidez-vous, il reste plus que cinq parts... à diviser par sept... Cinq parts seulement... vous avez tous juré... vous étiez tous d'accord la semaine dernière... Un serment c'est un serment...

Thomas et Lucas sont hors circuit dans la discussion. Ils ont avancé leurs parts.

Adolphe, initiateur de cette transaction étrange, est d'accord d'emblée. Il donnera tous les mois sa part divisée par sept et multipliée par cinq... quatre mille sept cents francs environ...

Restent les six autres. A niveau de vie à peu près égal. Censés se priver de manière égale. Sauf que peut-être... celui-ci a du bien... l'autre a une terre, le troisième un salaire d'usine avec des heures supplémentaires... Le quatrième doute que la solution soit la meilleure. Partisan des assurances...

- Les assurances ça se remplit les poches toute l'année... on les paie... nous... pourquoi elles paieraient pas pour nous...

Et le cinquième trouve le marchandage un peu sordide...

La discussion est longue, âpre, ni plus ni moins qu'à la foire, au fond. Chacun argumentant avec son tempérament. L'un bourru, l'autre désinvolte, un autre à contre-cœur, un autre hésitant, un autre enthousiaste, un autre agacé... On pèse le pour et le contre, et le contre du pour et le pour du contre.

Que diront les femmes? Et si quelqu'un est au chômage? Qui prendra sa part? Si quelqu'un meurt? Est-ce qu'il faut signer un papier ?

Adolphe est partisan d'établir un protocole d'accord, immédiatement.


- Faut en finir les gars. Demain on ira porter ça chez le notaire.

- On n'a pas de notaire ici...

- On fera venir celui de la ville, je le connais.

- Et après?

- Après on commence à payer à partir du 1er janvier 1958, pour simplifier. Et Thomas et Lucas se débrouillent avec la gendarmerie.

Le 3 janvier 1958, un notaire de la ville est venu authentifier l'accord des neuf chasseurs.

Le 4 janvier, Thomas et Lucas se rendaient enfin à la gendarmerie, ensemble.

En 1762, Jean-Jacques Rousseau écrivait à la plume d'oie, pour l'éducation d'Émile : « La chasse endurcit le cœur aussi bien que le corps. »

C'est la faute à Rousseau?

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