LE TUEUR DE NOËL

Lundi 23 décembre 1957. Les quatre personnages principaux de cette histoire ne se livrent pas aux mêmes activités, deux jours avant Noël.

Le capitaine Mac Carthy, l'un des meilleurs de la brigade des homicides de Queens Village, cent pour cent de réussite dans ses enquêtes, est fier du policier qu'il est, mais pas de l'homme. Il se traite d'imbécile. Sa petite amie l'a flanqué à la porte, il a un cadeau sur les bras, et se demande pour la vingtième fois au moins en vingt ans de carrière pourquoi diable il ne tombe que sur des femelles impossibles. Le métier sans doute. Pas le temps, manque de délicatesse, oubli des anniversaires, dîner fichu sur un coup de téléphone, nuit de veille, planqué dans une voiture... Ça n'aide pas.

Le docteur Brussel, psychiatre et psychanalyste, est bien mieux dans sa peau. La nature l'a doté d'un calme remarquable, d'une aptitude à la réflexion, d'un sens de l'observation et de l'analyse qui ont fait de lui un homme célèbre. Il collabore souvent avec la police, et a connu dans ce domaine des réussites spectaculaires. Il écrit, donne des conférences, dispose d'un appartement agréable, et se sauve dans quelques jours en vacances pour la Jamaïque. Au soleil.

Madame Nerich, la quarantaine un peu lourde, n'est pas malheureuse non plus. Certes elle est veuve. Mais elle agrémente sa solitude en fréquentant des amis, et l'église régulièrement, elle s'occupe d'œuvres paroissiales, adore rendre service aux gens qu'elle aime bien, et qui le lui rendent bien. C'est une brave femme paisible, dont la vie n'a pas été particulièrement excitante ou aventureuse, mais elle en est contente. Elle est réceptionniste chez un médecin, habite une petite maison de bois d'un étage, où elle vit avec sa sœur et son beau-frère. Ce soir, elle revient d'une petite réception amicale et descend de l'autobus pour terminer le chemin à pied jusque chez elle.

Le quatrième personnage est inconnu. Sa vie, ses mœurs, ses ambitions, son sexe, son nom, son âge, sa profession, tout est inconnu.

Il marche dans une rue de Queens Village. Ce faubourg de New York est construit de petites maisons bourgeoises, bien rangées les unes à côté des autres. Parfois jumelles, parfois uniques. La faible lumière diffusée par d'antiques réverbères traverse mal le branchage des arbres qui bordent la rue et lui font un dais fantomatique. Silence et froid. Il est huit heures du soir.

«Il» marche donc dans cette rue, derrière madame Nerich qui rentre chez elle. Il va la tuer. On ne sait pas pourquoi.

Madame Nerich entend peut-être le bruit des pas derrière elle, sur le trottoir glacé. Elle se presse peut-être un peu. Elle a peut-être peur qu'un homme l'accoste, peut-être se retourne-t-elle un instant. Pas plus, car le crime est rapide.

Un bras lui enserre le cou, et une main armée d'un couteau la frappe rageusement dans la poitrine, l'abdomen, frappe et frappe encore, le sang coule de plusieurs blessures, et madame Nerich s'effondre sur le trottoir.

Le capitaine Mac Carthy est chargé de l'enquête. Il est expédié sur les lieux du crime, et tenu par son chef de rendre son rapport avant Noël, vu que ledit chef a l'intention de passer Noël en famille, avec sa femme, ses enfants, et son sapin enguirlandé.

Mac Carthy fait donc les constatations d'usage et l'enquête de routine.

Crime sexuel ? Non. Cette femme a été attaquée rageusement, se dit Mac Carthy, vu le nombre de coups frappés au hasard, mais visiblement sans intention de viol.

Par contre, une femme qui marche dans la rue, sortant d'un autobus pour rentrer chez elle, devrait avoir un sac. Elle n'en a pas, le mobile serait donc le vol. Deux heures plus tard, Mac Carthy et ses deux fidèles compagnons de nuit, Cohen et Sweethey, découvrent le sac sur une pelouse, dans la rue même. Il a été jeté par l'assassin, et ne contient pas ou plus d'argent.

Mac Carthy interroge la sœur et le beau-frère de la victime, braves gens en larmes devant leur sapin de Noël.

- On lui avait acheté un châle, en laine de cachemire... dit la sœur, effondrée.

- Avait-elle de l'argent dans son sac?

- En général une cinquantaine de dollars.

- Voulez-vous vérifier s'il ne manque rien d'autre...

Mac Carthy attend patiemment que le chagrin permette à la sœur de s'exclamer :

- Qu'est-ce que c'est? Qui a écrit ça sur son sac?

- L'agresseur, je présume.

- C'est une obscénité!

- Nous avons retrouvé la même inscrite sur un mur, à côté du corps.

- Quelle horreur!

C'est une obscénité en effet. La traduction française en est à peu près : « Va te faire... Paul. » Pour les initiés, en anglais : « Fuck off Paul ».

Mac Carthy, qui fréquente des endroits peu recommandables de par son métier, en a vu d'autres. Mais il admet que sur le sac d'une dame tranquille, c'est assez étonnant. L'inscription a été réalisée avec le bâton de rouge à lèvres de la victime. Un étui doré et bon marché, rugueux, sur lequel il n'espère guère trouver d'empreintes, mais qu'il a conservé soigneusement dans sa poche, dans un mouchoir en papier.

- Il manque quelque chose à part le rouge à lèvres?

- Oui! Son permis de conduire.

- C'est tout?!

- Oui. C'est bizarre...

- Elle l'avait toujours sur elle? Même en prenant l'autobus?

- Il lui servait de pièce d'identité, comme à tout le monde.

Mac Carthy présente ses condoléances, remercie, et rejoint Cohen et Sweethey dans la rue qui font le tour du quartier. Une enquête de voisinage est la première des choses à faire, en cas d'agression. Les voisins ont toujours quelque chose à dire. C'est long, fastidieux, on ne tombe pas toujours tout de suite sur les bons, ceux qui ont quelque chose à dire justement, mais il est rare que l'on revienne bredouille.

Cohen revient bredouille, Sweethey a une information.

- Je suis tombé sur deux femmes, dans deux maisons différentes, qui racontent la même chose. Elles se souviennent d'avoir vu, par leur fenêtre, un type rôder dans la rue la semaine dernière, tous les jours.

- Un type... jeune, vieux, grand, petit, gros, maigre?

- Aucune idée. L'éclairage est mauvais, c'était toujours le soir, le type était habillé de sombre.

- En quoi avait-il l'air de rôder?

- Il traînait sans but précis. Il faisait les cent pas. Et chaque fois qu'il passait sous un réverbère, il retirait les mains des poches de son manteau, et il les regardait.

- Elles l'ont vu ce soir?

- Non, elles s'occupaient des sapins, avec leurs enfants.

Noël est partout dans New York, accroché en néons, en guirlandes, en messages lumineux, en Père Noël sur les trottoirs, en couronnes sur les portes.

Mac Carthy se fiche pas mal de Noël. Mais les journalistes pas du tout. Comme ils n'ont rien de précis à se mettre sous la dent, ils baptisent l'assassin le tueur de Noël. Un bon titre. Qui fait de l'effet sur les foules. Qui attire l'œil, et l'attention du chef de Mac Carthy, le 24 décembre au soir.

- Vous parlez d'une trouvaille. Tout le Queens téléphone. Les gens ont peur du sadique de Noël. Grouillez-vous, Mac Carthy, où est votre rapport?

- Vous l'avez eu, chef.

- Quoi? Rien d'autre? Vous piétinez? Et les empreintes?

- Rien, chef.

- Et l'autopsie?

- Une douzaine de coups de couteau portés avec un instrument de petite taille. Un canif ou une lame étroite et longue. Elle a pas eu de chance, un seul était mortel, et c'est probablement le hasard. Sinon elle s'en tirait.

- Je veux des résultats, Mac Carthy, pour le Jour de l'An... Trouvez une idée, foncez, vous êtes le meilleur oui ou non?

- Merci, chef.

Aucune piste. Uniquement des conclusions provisoires. Le crime n'était pas prémédité. Sinon l'assassin se serait armé différemment. Il aurait pris un couteau plus grand. Et ce n'est pas un professionnel non plus, vu les efforts qu'il a dû fournir. Douze coups, c'est beaucoup pour tuer. Un maladroit peut-être. Sans rire. Il y a des criminels maladroits. En général ils ratent leur coup d'ailleurs.

Malheureusement, madame Nerich est bien morte. Et rien dans son passé ne permet de lui imaginer le moindre ennemi, la moindre rancoeur. Pas de petit ami. Pas d'amant. Cette femme vivait comme une rivière tranquille.

Ce qui est bizarre c'est le permis de conduire. Pourquoi voler un permis? Pour s'en servir comme fausse identité? Il faudrait que l'assassin soit une femme. Or il est très rare qu'une femme assassine de manière aussi sauvage et sanglante.

L'homme a peut-être une petite amie. Mais dans ce cas, il lui suffisait d'assommer, de bousculer et de voler le sac. On ne tue pas pour un permis. Pour cinquante dollars, oui. Même pour moins. Mais un permis...

Mac Carthy passe un réveillon lugubre. Une semaine à piétiner sans avancer, un Jour de l'An sans éclat autre qu'une surveillance nocturne du quartier en compagnie de ses deux acolytes, à grignoter des cacahuètes, et à manger des sandwiches.

Et il se fait secouer les puces par son chef. On réclame des résultats en haut lieu. Les hauts lieux réclament toujours des résultats, sans savoir. Ils ne descendent pas dans la rue, eux.

Mac Carthy croise un collègue avec morosité. Il n'a pas l'habitude de répondre qu'il est au point mort sur une enquête.

L'inspecteur Finey qui travaille avec lui au département de la police a une idée :

- Une obscénité écrite au rouge à lèvres, sur un mur et sur le sac, un permis de conduire, un canif, douze coups nerveux... C'est un puzzle, ton histoire, tu devrais en parler au docteur Brussel...

Mac Carthy ne le connaît pas. Il n'a guère recours d'habitude aux psychiatres ou aux psychologues. Les avocats s'en occupent, c'est leur truc. Les tribunaux aussi. Mais lui, Mac Carthy, il a son flair, sa technique, ses indics, sa mémoire, son intelligence de flic rodée par vingt ans de métier.

Le collègue en convient, mais :

- Si toi tu n'as rien déniché, Brussel peut le faire, crois-moi. C'est un type étonnant. Appelle-le.

Mac Carthy se résigne à demander du secours et obtient le docteur Brussel au téléphone.

Il lui explique son cas et demande un rendez-vous.

- Capitaine, je suis désolé. Je pars demain pour la Jamaïque, je ne serai de retour que dans quinze jours.

Quinze jours de plus, c'est quinze jours d'engueulades. Mac Carthy insiste. Depuis le premier jour, il retourne l'histoire dans sa tête, sans savoir par quel bout la prendre. S'il racontait juste un peu au téléphone, le docteur pourrait peut-être l'orienter. Une petite piste, un morceau du puzzle qui colle à un autre... ce serait déjà ça.

- D'accord, essayons, dit le docteur Brussel.

- Comme ça, au téléphone? Je peux?

- Essayons...

Mac Carthy se dit qu'il est « gonflé » ce psychiatre. Mais après tout...


Or la conversation va durer vingt minutes. Et en vingt minutes Mac Carthy va se retrouver devant des déductions étonnantes, une succession de probabilités, certes issues de l'expérience des statistiques, mais qui vont recouper la réalité d'une manière incroyable.

Il n'y a là rien de divinatoire, aucun miracle, aucune coïncidence. C'est simplement le travail d'un psychiatre exceptionnel, en vingt minutes. Au téléphone. Et Mac Carthy sera bien obligé d'en convenir plus tard. « Ces types sont fantastiques. »

Le docteur Brussel a d'ailleurs écrit un certain nombre d'ouvrages, et notamment une psychanalyse du crime, dont on a pu trouver la traduction en France, il y a quelques années.

Mac Carthy est donc au téléphone ce jour-là avec un type « fantastique ». Il commence par évoquer l'arme du crime, un petit couteau, probablement un canif...

- Un canif... marmonne le docteur Brussel, ça c'est intéressant... Voyons, un canif c'est un objet de gamin. Ce n'est pas d'un canif que se sert un tueur adulte. J'associe un canif avec des jeux de gamins.

- Vous pensez qu'un enfant aurait pu faire ça?

- C'est possible. Ou bien un adulte qui n'a pas connu de croissance émotionnelle... s'il s'agit bien d'un canif.

- L'instrument était petit. La lame étroite et pas très longue.

Il y a un petit silence, puis le docteur Brussel répète : « Étroite et pas très longue... m'oui... on verra ça plus tard. Des violences sexuelles ? »

- Aucune. Absolument aucune. On pourrait dire que le tueur s'est contenté de la laisser tomber sur le sol et de s'en aller.

- Voilà qui confirme mon idée de quelqu'un de jeune. Il a eu en main une femme sans défense, et n'a pas su quoi en faire.

- Il a volé son permis de conduire, et ça ne lui sert manifestement à rien.

- Ambivalence, capitaine...

Là, Mac Carthy reste coi un moment. Ambivalence. Qu'est-ce que c'est que ce machin?

- Je dis ambivalence, parce que si vraiment ce permis ne peut servir à rien, il s'agit bien de cela. C'est un trait caractéristique des schizophrènes. C'est-à-dire coexistence, dans l'esprit de celui qui est atteint de cette maladie, de la haine et de l'amour envers la même personne. Je m'explique. Votre permis de conduire vous le portez toujours sur vous. C'est votre identité, votre personne, il est un peu défraîchi, jauni, patiné par le temps et le contact de vos doigts. Il y a votre photo, elle est ancienne, votre date de naissance, c'est un objet familier, très personnel, et en même temps utile. C'est un souvenir précieux. La personne qui a tué madame Nerich la détestait assez pour la tuer, mais elle voulait aussi s'en aller avec quelque chose de précieux lui appartenant, un souvenir précieux.

Mac Carthy annonce alors la couleur, si l'on peut dire, des deux inscriptions obscènes inscrites au rouge à lèvres.

- Pas de doute, capitaine, le mobile n'est pas le vol, on avance, on avance. Vous pouvez oublier vos cinquante dollars s'ils ont existé. Ce n'est pas le vol.

Et Mac Carthy n'a plus que le signalement, qui n'en est pas un pour lui, donné par les deux femmes, à propos d'un rôdeur.

- Qui sortait ses mains des poches de son manteau, et les regardait, à la lumière du réverbère... c'est tout. Plus rien.

- Ce n'est pas si mal, capitaine. Vous me laissez réfléchir?

Les secondes s'écoulent. Mac Carthy entend la respiration du docteur Brussel au téléphone. Ce sont des minutes à présent. Il s'ennuie, Mac Carthy, il a l'impression d'être abandonné tout seul à son stupide téléphone de flic, pendant qu'à l'autre bout un autre téléphone intelligent respire.

Au bout de trois minutes, le docteur Brussel consent à répondre aux « allô » timides de Mac Carthy.

- Je réfléchissais, j'étais en train de façonner dans mon esprit une image du tueur. Si vous êtes prêt, je vous la livre.

Mac Carthy est prêt, tout ouïe.

- Physiquement, c'est un gamin maigrichon, d'assez petite taille. Il n'a pas plus de vingt ans. Un mètre cinquante-cinq de haut environ et cinquante kilos. Un petit schizo, chétif, pas beau, mal aimé, coléreux et poltron. Mauvaise circulation du sang. Il a probablement de l'acné, et sur les mains des ennuis de peau, eczéma par exemple. Il habite non loin de la rue du crime, car il ne s'éloigne jamais beaucoup de chez lui. Si sa mère est encore vivante, il la suit partout. Il n'a pas d'amis, il regarde la télévision, lit des bandes dessinées. Il peut fréquenter une école secondaire, où il a du mal à réussir. A moins qu'il soit sur le point d'être recalé. Il peut même avoir laissé tomber ses études, pour s'éloigner des autres. S'il a travaillé, il a occupé des emplois insignifiants, à peine garçon de bureau. Et il a dû quitter ces emplois assez vite. Ou alors on l'aura renvoyé...

Le capitaine Mac Carthy n'en croit pas ses oreilles.

Tout ça ? Avec douze coups de couteau, un tube de rouge, deux inscriptions obscènes, un canif, et une silhouette qui regarde ses mains ?

Le docteur Brussel passe maintenant à la vie de famille du garçon dont il brosse le portrait.

- Il est possible que sa mère se soit remariée récemment. Ce n'est pas un morceau indispensable à la mosaïque, mais ça collerait bien. Notamment cela nous expliquerait pourquoi la crise s'est précipitée. Quoi qu'il en soit, l'homme de la maison est le rival du garçon et, d'une manière ou d'une autre, leurs relations ont atteint un point de crise. Ce gosse aime sa mère et hait cet homme, qu'il soit son père, son beau-père ou tout simplement l'amant de sa mère. Il est probable que cet homme a réussi dans sa profession, ou son métier, qu'il appartient au genre vigoureux, agressif, et qu'il est très autoritaire. Le gamin en est jaloux. Parce que cet homme détient l'amour de sa mère. Et lui n'a pas comme les autres jeunes de son âge ce qu'il faut pour sortir et se trouver une petite amie. Psychosexuellement il n'a pas atteint ce niveau de maturité. Il est encore agrippé à sa mère. Il l'aime, et il la hait à la fois parce qu'elle le laisse tomber, ou le délaisse. Voilà, capitaine... Je dirais pour terminer ce chapitre que le garçon a tué madame Nerich parce qu'elle symbolisait sa mère. On peut dire que ce soir-là cette femme a servi de substitut à la mère.

- Bon... eh bien... évidemment... mais...

- Vous doutez... Vous avez raison. Je vous rappelle que je joue sur la loi des probabilités. Je n'affirme pas que le tueur est tel que je le décris. Je dis qu'il y a des possibilités pour qu'il ressemble à ce portrait...

- Vous pouvez m'en dire plus?

- Oui... par exemple. Disons que jusqu'à la crise, l'enfant a été lié si étroitement à sa mère, si retranché du monde, que je ne le vois pas comme une forte tête à l'école, ou ailleurs. Je doute même qu'il ait jamais commis un écart de conduite. Il n'en a pas la malice. Vous ne le trouverez pas dans les délinquants juvéniles ou les écoliers à problèmes.

- Et l'inscription? S'il est asexué à ce point, comment a-t-il pu écrire une chose pareille?

- Une manière à lui de dire tout simplement je me fous de vous. C'est encore un gosse émotionnellement, tel que je l'imagine. Quelque soit son âge réel, il n'est pas pubère. Écrire des mots dégoûtants sur ce sac c'est la manière la plus vigoureuse qu'il a trouvée pour dire : « Maman va au diable ! » Vous comprenez ? Ce n'est qu'une expression grivoise qu'il a entendue à l'école...

- Mais alors où chercher ce gosse, docteur?

Le pauvre Mac Carthy veut bien tout entendre dans le domaine de la psychologie, de la psychanalyse, mais lui, il cherche un assassin. Où le chercher? C'est la question essentielle.

- Je vous ai dit qu'il ne s'éloignait jamais beaucoup de chez lui. Il doit habiter pas loin des lieux du crime. Faites aussi le tour des dermatologues du quartier. S'il a beaucoup d'acné, sa mère a pu l'envoyer chez un spécialiste. Cherchez aussi du côté de l'école secondaire locale. Faites-vous une liste des garçons qui ressemblent à ce portrait. Pas de chahuteurs surtout. Des nullités. Il y a autre chose aussi. Je vois assez cet enfant ressentir la nécessité de rendre public ce qu'il a fait. C'est probablement le premier acte important qu'il ait accompli de son propre chef. Il doit se dire en ce moment, « mon garçon, si le paternel se croit fort, regarde-toi... t'as fait plus fort ». Il n'est pas mûr, rappelez-vous de cela. Il éprouve un besoin infantile de se faire valoir, sans en comprendre les conséquences pour lui. Par exemple se vanter devant ses amis, s'il en a... ou alors recommencer à écrire sur les murs. Surveillez les environs, cherchez les graffiti révélateurs sur les murs... C'est à peu près tout, capitaine. Souvenez-vous qu'il s'agit d'une mosaïque de probabilités... bonne chance...

- Bonnes vacances, docteur.

La Jamaïque. Le soleil. Et New York en hiver, et le chef au téléphone qui réclame encore et toujours des résultats. Un cheveu, une puce, un clou, n'importe quoi.

- Alors, Mac Carthy, j'écoute?

- Oui, chef. Le suspect est un adolescent de moins de vingt ans, il ne mesure pas plus d'un mètre cinquante-cinq, cinquante kilos, de l'acné, il est schizo, solitaire, sans copains, pas de vie sexuelle. Il habite pas loin de la rue du crime. Mauvais élève, pas chahuteur mais nul. Il n'a pas pu aller plus loin que garçon de bureau,

- Vous vous foutez de moi, Sherlock Holmes?

- Docteur Brussel, chef... collaborateur génial du département d'État. Psychiatre officiel. Des tas de médailles, des tas de résultats avec les collègues.

- J'attends un tueur, Mac Carthy, pas un roman...

- Oui, chef.

Et revoilà Mac Carthy dans la rue, avec Cohen et Sweethey. Ils font le tour des écoles, des dermatologues, des médecins du quartier, Ils rasent les murs au sens propre du terme, le nez dessus, à la recherche de graffiti. Ils demandent aux voisins et aux flics de ronde de surveiller ces graffiti s'il en surgit de nouveaux.

Un soir, les deux acolytes, Cohen et Sweethey, arrêtent leur voiture près d'une cabine téléphonique, pour un appel de routine. Dans le Queens, en ce temps-là, les duettistes policiers n'ont pas de radio dans leur voiture. Heureusement. Pour cette fois.

Cohen pénètre dans la cabine pour téléphoner, et ressort :

- Hé Sweethey, viens voir ça...

Sur la surface polie de l'appareil téléphonique, deux mots écrits avec semble-t-il un crayon rouge, ou un bâton de rouge. Une de ces inscriptions comme on peut en voir des milliers dans les grandes villes et qui n'éveillent la curiosité que de certains amateurs. Pas de la police. Mais celle-là demande une enquête approfondie. Car la cabine est située à quelques blocs de l'endroit du crime. Et dans les caractères, Cohen et Sweethey repèrent quelque chose de familier. Sauf un changement d'importance. L'expression est la même, « Fuck off »... Mais le calligraphe a changé le prénom. Mary. Au lieu de Paul. « Fuck off Mary. »

Mac Carthy se dit : « Mary est le prénom de Madame Nerich. Paul le prénom de l'assassin. Donc Paul a tué Mary. Il vient de l'écrire, parce qu'il a besoin qu'on le sache. Le psychiatre commence à avoir raison, s'il a raison sur toute la ligne on doit trouver un Paul dans le coin qui ressemble à son portrait. »

- Cohen, Sweethey, les gars... on tient le bout du fil. Cherchez-moi un Paul dans les dossiers de l'école secondaire du quartier.

- Y en a trois.

Mac Carthy va examiner les dossiers des trois Paul. Fourchette d'âge correspondant, le premier est membre de l'équipe de base-bail. Bien vu des filles. Bon élève. A écarter.

Le deuxième se rapproche un peu plus du portrait du docteur Brussel. Notes de bien à assez bien. Pas très liant avec ses camarades. Pas très recherché par les filles. Mais il habite loin du lieu du crime, et il est gros et gras. A écarter.

Le troisième Paul. Il habite à six blocs du lieu du crime. A la même distance de la cabine téléphonique. Il est sans odeur, sans saveur, sans intérêt. Quasiment indescriptible, selon le directeur de l'établissement. Impossible de mettre un visage sur ce nom. Le genre de gosse que personne ne remarque. Qui ne laisse pas de traces. Les professeurs le décrivent timide, renfermé. Il n'a que des moyennes médiocres. Ne participe à aucune activité en dehors des cours. Jamais aux discussions organisées en classe. Il ne gêne personne. Il vient à l'école, s'assied, et retourne chez lui.

Mac Carthy le choisit.

La maison de Paul est bien entretenue, dans une rue agréable. La porte s'ouvre sur un jeune garçon, au teint blafard, gâché par de l'acné. Il est petit, mince.

Il s'appelle Paul et regarde nerveusement les deux policiers qui entourent Mac Carthy.

- Mon père est au travail.

Il regarde derrière son épaule et ajoute :

- Ma mère est pas là non plus et moi... je...

Il n'a pas le temps de finir, sa mère apparaît, jolie femme, ronde, la quarantaine. Vue de dos et dans le noir elle pourrait être madame Nerich. L'évoquer en tout cas.

- Qu'est-ce qu'il y a, Paul ? Que veulent ces messieurs?

Mac Carthy est tout de même bien embarrassé. Comment faire, par où commencer ? Dire bonjour, madame, excusez-moi, votre fils est-il schizophrène, a-t-il un canif, déteste-t-il votre mari?...

- Nous cherchons des renseignements à propos d'un crime dont vous avez peut-être entendu parler dans votre quartier... une femme, deux jours avant Noël... Madame Mary Nerich a été...

Et il n'a pas le temps de finir. Au nom de Mary Nerich, Paul explose :

- Je voulais pas la tuer... je voulais pas... ça m'a pris... je sais pas pourquoi... je voulais pas... je voulais pas, et j'avais envie...

Il a un canif dans sa chambre. Il reconnaît s'en être servi pour tuer madame Nerich. Et il y a aussi le permis de conduire. Un souvenir...

Il avait un tout petit travail de ramasseur de quilles dans un bowling, le samedi soir. Sa mère n'a pas divorcé, le père est toujours là, mais justement, ils se querellaient sans cesse à propos des résultats scolaires lamentables de Paul. Et, récemment, après une discussion violente, pour la première fois la mère s'est rangée du côté du père. Pour la première fois, car elle le défendait toujours, lui trouvait des excuses. Mais cette fois, elle a dit comme le père :

- Tu n'es qu'un bon à rien. Ton père a raison.

Ce père, ingénieur, sûr de lui et de sa réussite, ne pouvait absolument pas comprendre pourquoi il avait hérité d'un fils aussi médiocre.

De l'âge à l'acné, en passant par la médiocrité du sujet, la protection de la mère qui s'effondre, et le pouvoir paternel... le psychiatre avait raison.

En vingt minutes, un portrait de famille tout à fait ressemblant, et par téléphone.

Mac Carthy l'a dit aux journalistes.

- Je n'y croyais pas. Les psychiatres me faisaient l'effet de découper les mouches en morceaux, après les crimes. De tirer tous les vers du cerveau de leurs patients. Mais celui-là l'a fait sans filet et il a visé juste. Un bon point pour monsieur Freud.

Les dossiers extraordinaires T1
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