FINI JIJI
Le monde moderne est devenu un monde d'objets. Nous sommes environnés d'objets. Ce ne sont plus des outils de survie, ce sont des instruments utilitaires, de confort, de rapidité, de facilité d'exécution. Ils ont changé nos vies. Ils changent aussi le crime et la folie de certains.
Un téléphone par exemple. Objet noir sur le bureau du docteur Enzo Limiti à New York. Objet pratique, indispensable, porteur de nouvelles et véhicule d'informations, il peut devenir objet d'angoisse. Objet maléfique.
Tout dépend qui est à l'autre bout. Anonyme.
- Allô! Docteur Limiti?
Une voix d'homme rapide qui attend tout juste la confirmation. « Oui », répond machinalement le docteur Limiti.
- Ne quittez pas.
Enzo Limiti est médecin anesthésiste. Sa journée est terminée, il est vingt heures, heure à laquelle à New York les hommes provisoirement seuls comme lui se demandent s'ils vont commander une pizza par téléphone ou sortir avaler un hamburger dans un bar ou encore extirper un plat surgelé du congélateur et le réchauffer deux minutes au micro-ondes.
Madame Limiti est en voyage à Chicago, elle a pris l'avion ce matin pour aller voir sa mère. La femme de ménage a emmené leur fils, Jiji, cinq ans, chez son beau-frère. Enzo Limiti est donc seul. Américain d'origine italienne, la quarantaine, cheveux gris, dents blanches, teint mat et joues creuses, Enzo Limiti est un bel homme, et un anesthésiste de renom. Un mari et un père sans problèmes extraordinaires.
Il entend dans l'appareil la voix de l'homme dire en s'éloignant légèrement :
- Parle... c'est ton papa.
A l'autre bout l'écouteur change de main et le docteur entend la petite voix claire de son fils :
- Allô! Papa? Bonjour, papa...
Le fait que la voix précédente est inconnue et que cette voix a dit « ne quittez pas » fait pâlir brusquement le père.
- Jiji? Où es-tu ?
- Tu m'entends, papa?
L'objet téléphone pour un petit garçon de cinq ans des années quatre-vingt est un objet familier, sans magie particulière, et Jiji, comme tous les gosses de son âge, l'utilise déjà avec aisance, pour peu qu'on lui fasse le numéro.
- Bonjour, papa... tu m'entends, papa?
- Oui, je t'entends, Jiji, réponds-moi, où es-tu?
L'écouteur change à nouveau de main. La voix d'homme, calme, froide, un peu traînante, parle à nouveau :
- Ne vous inquiétez pas, docteur. Pour le moment votre fils est avec nous, dans de bonnes mains...
Il y a un court silence voulu, pour accentuer l'expression « bonnes mains ».
- Il vous sera rendu très vite si vous faites ce qu'on vous demande.
Le docteur Limiti a compris. Un kidnapping. Cette chose qui arrive toujours aux autres lui arrive à lui. Il a compris, mais n'analyse pas encore.
La stupéfaction, l'angoisse, l'incrédulité se mélangent dans son cerveau. Aucun son ne peut sortir de sa bouche.
- Allô! Vous êtes là, docteur?
- Oui, je suis là... Je suis là, j'écoute.
- Bien. Écoutez. Brice Hamilton est actuellement dans votre hôpital?
- Oui.
- Il doit être opéré demain?
- Oui.
- Vous allez vous débrouiller pour qu'il meure, et votre fils vous sera rendu.
Un déclic, quelques secondes de silence grésillant, puis le docteur entend la tonalité dans l'appareil. On a raccroché sans autre détail. Sur cet ordre abrupt et complètement fou. Enzo Limiti, lui, met un moment avant de reposer le combiné qu'il contemple machinalement, comme si l'objet noir pouvait lui en apprendre plus. D'où vient l'appel? Qui est cet homme? Où est son fils ? ... Hélas, les objets n'ont pas d'âme et sont limités à leur fonction. Le téléphone noir a transmis, un point c'est tout.
Le docteur repose enfin l'appareil. Comme foudroyé. Puis une série de jurons le libère un peu. Un instant il essaie de croire à la mauvaise plaisanterie : la blague idiote, horrible. Mais il a les mains moites, et une boule au creux du ventre. La secousse met du temps à parcourir son corps, les phrases à s'imprimer dans sa tête. Ce n'est pas une blague. On ne lui demande pas d'argent, on lui demande de tuer un patient, Brice Hamilton. Pourquoi lui, pourquoi ce malade en particulier? Comment peut-on oser se servir d'un gosse de cinq ans pour exiger un crime? Qui a parlé? Un fou?
Et que faire? Que fait-on dans ces cas-là ? On appelle la police? Non, d'abord vérifier. Appeler chez son beau-frère. Il a deux fils, des adolescents nourris de télévision et de cinéma, ce sont eux peut-être qui ont inventé cette sale blague... Pourtant il n'a pas reconnu leurs voix.
Enzo Limiti hésite devant l'objet noir quelques secondes encore, afin de retrouver un peu de calme, et la sonnerie de l'appareil le fait sursauter. Il décroche avidement :
- Oui?
- Docteur Limiti?
- C'est moi, oui, oui...
Il reconnaît la voix froide un peu traînante.
- Excusez cette interruption, nous avons dû changer de cabine téléphonique. Mais je n'ai pas grand-chose de plus à vous dire en fait. Ai-je été assez clair?
Les idées se bousculent dans le cerveau du médecin. Que faut-il dire? Comment réagir? Garder son calme ou exploser? Menacer ou supplier?
- Vous m'écoutez, docteur?
- Oui, je vous écoute. Qui êtes-vous?
Il y a un court éclat de rire dans l'appareil.
- Ne soyez pas idiot, docteur. Et ne vous occupez pas de savoir qui je suis. Vous allez vous contenter de faire ce qu'on vous demande. C'est facile pour vous. Très facile. Demain Brice Hamilton doit être opéré d'une valvule mitrale déficiente... Vous voyez, je connais le diagnostic... C'est vous qui devez l'anesthésier. Il ne doit pas se réveiller. C'est facile. Simple. Et c'est tout.
Le docteur Limiti cherche désespérément à reconnaître cette voix, à mettre un visage ou un nom dessus. Ce qu'on lui demande est tellement dingue. Mais cette voix lui est totalement inconnue. L'homme n'essaie même pas de la transformer, de parler dans un mouchoir, ou de se pincer le nez.
- C'est tout, docteur Limiti.
- Ce que vous demandez est impossible! Je ne peux pas!
La voix traînante se fait hypocrite, insinuante :
- Bien sûr que si vous pouvez... C'est parfaitement possible. Ce genre d'incident arrive tous les jours, n'est-ce pas?
- Écoutez, si c'est une blague... elle est absurde. Qu'est-ce que vous cherchez à me faire dire ? Vous faites une enquête? Vous êtes journaliste? Je ne sais pas, moi... tout ça est ridicule, on ne demande pas à un médecin de tuer un malade!
- On peut. Si on a son enfant entre les mains. Et ce n'est pas une blague, docteur. Ça s'est passé il y a moins d'une heure. Votre femme de ménage a conduit votre fils chez son oncle. Une... disons une « collaboratrice » l'a intercepté, en se faisant passer pour la nouvelle bonne de votre beau-frère. Et votre fils nous a suivis gentiment. Nous lui avons promis de lui montrer une collection de robots, il est fasciné par Goldorak, votre fils. Je lui ai dit qu'il en aurait un très beau, super... si son papa qui l'aime beaucoup faisait ce qu'on lui demande...
- Vous êtes complètement fou! C'est un kidnapping! Vous savez ce que vous risquez?
- Moi, rien. C'est Brice Hamilton qui doit mourir demain sur la table d'opération. Demain matin. C'est très court, docteur.
- C'est impossible, les assistants surveillent l'anesthésie, le chirurgien aussi...
- Vous connaissez trop bien votre métier pour ne pas trouver le moyen d'agir sans que les assistants s'en aperçoivent.
- Et après? Il y aurait une enquête, il y en a toujours en cas de décès opératoire.
- Et alors? Un accident... au pire une faute professionnelle... évidemment c'est ennuyeux pour votre carrière, mais il faut choisir. Vous aimez mieux votre carrière ou votre fils?
- Vous êtes monstrueux et complètement fou!
- Si demain Brice Hamilton ressort vivant de la salle d'opération, vous ne reverrez plus votre fils, docteur... votre petit Jiji... Fini Jiji... plus de Jiji... Compris?
Enzo Limiti cherche un argument, impossible à imaginer d'ailleurs. Que pourrait-il dire de plus à ce fou ?
- Compris, docteur? Il vaudrait mieux que je l'entende...
- Compris.
Dans la maison déserte, un nouveau déclic qui résonne à l'oreille du médecin. Un nouveau silence grésillant, suivi de la tonalité stupide...
Le téléphone à la main, Enzo Limiti ferme les yeux d'impuissance, de désespoir, de colère. Il voudrait bien reprendre le contrôle de lui-même, réfléchir. Quel moyen utiliser ? La police? Comment pourrait-elle retrouver son fils quelque part dans New York d'ici demain matin? New York illuminée dans la nuit, immense jungle terrifiante qui a avalé Jiji. Giuliano... Jiji... tout petit, dans les mains d'un fou. Il faut gagner du temps avec les fous. Se raccrocher à quelqu'un, mais pas la police pour l'instant. Qui? Doug, le directeur de l'hôpital. C'est avec lui qu'il faut parler maintenant, tout de suite, pour trouver une idée. Mais il ne faut pas mettre la vie de Jiji en danger...
Le téléphone noir à la main, le docteur Limiti réfléchit très vite à présent... Gagner du temps, c'est la seule issue immédiate.
La tonalité stupide n'a pas cessé. Enzo Limiti raccroche le combiné, deux secondes, le temps de mémoriser le numéro de Doug. Et la sonnerie résonne à nouveau.
- Allô! docteur? Vous téléphoniez... ce n'est pas intelligent. Qui que ce soit, vous allez le rappeler pour lui raconter n'importe quoi sauf la vérité... d'accord? Ne rien dire à personne... Vous l'aviez compris de vous-même, non? J'avais oublié de le préciser.
- Mais je n'ai appelé personne... J'avais oublié de raccrocher, c'est tout...
- J'espère pour vous. Nous verrons bien. Dites-vous que je serai informé, heure par heure, que je serai au courant de tous vos gestes.
La voix traînante va raccrocher, le médecin le sent, s'affole. En perdant à nouveau le contact, il va peut-être laisser passer une chance.
- Attendez... ne raccrochez pas... ou alors rappelez-moi très vite...
Si l'homme craint de se faire repérer, s'il veut changer de cabine à chaque fois, il doit regarder sa montre. Et c'est idiot, car Enzo Limiti n'a pas eu le temps matériel de prévenir la police, et s'il l'avait fait en l'espace de quelques minutes, aucune table d'écoute n'aurait pu être installée si rapidement. L'homme joue au kidnappeur professionnel.
La voix froide et traînante, sur un ton légèrement prétentieux, accorde la demande :
- Nous pouvons parler encore quelques secondes...
- Vous dites que vous êtes informé, vous devez donc savoir que l'opération de Brice Hamilton n'est pas obligatoirement pour demain.
- Qu'est-ce que vous me racontez! La salle d'opération a été retenue et le personnel convoqué!
- Oui. Mais je crains que tous les examens n'aient pas été faits. Je n'aurai confirmation que vers vingt-deux heures, le chirurgien doit m'appeler.
- Docteur... si vous cherchez à gagner du temps, c'est maladroit...
- Je vous assure que non. Nous avons parfois ce genre de problème...
- Vous prenez un grand risque, docteur. Je vais me renseigner!
Le déclic. Le silence, la tonalité... cette fois le docteur Limiti ne perd pas une seconde. Ses doigts volent sur les touches :
- Doug? Allô! Doug? C'est moi, Enzo. Écoute, l'opération de demain matin, la valvule mitrale... il faut absolument la remettre.
- Qu'est-ce qui se passe?
- Je t'en prie ne me pose pas de questions. C'est une question de vie ou de mort... Surtout n'en parle à personne... Non, non je ne peux rien te dire, Doug... Je t'expliquerai plus tard. Il faut que tu préviennes l'hôpital maintenant, il faut que la décision ait l'air de venir de toi, et de toi seul. On n'est pas à deux jours près pour ce malade... Fais ça pour moi, Doug, je t'en prie, je vais raccrocher maintenant... Okay?
- Okay.
- Merci.
Clic. Le front en sueur, Enzo Limiti décolle sa main de l'appareil noir. Objet maudit, infernal. Il est devenu son obsession. Il faut aller vite, cette saloperie d'appareil doit obéir, trouver les gens qu'il cherche.
- Allô! Je voudrais parler au lieutenant Jung. Alexandre Jung, c'est urgent, le docteur Limiti à l'appareil.
Jung... il l'a connu il y a quelques années, à la suite d'une enquête que le lieutenant de police menait à l'hôpital. Un drôle de type, mondain, le chauve élégant, assez riche... des ressources un peu obscures, un cynisme souvent gênant.
Enzo Limiti et sa femme l'appelaient « le fétide ». Ils ne l'aimaient pas au début. Enzo disait « le fétide a fait ça », ou « le fétide a dit ceci... » « le fétide a téléphoné ». Et puis il s'est lié d'amitié avec lui. Finalement « le fétide » ne l'était pas tant que ça. Il était flic dans l'âme, malin, méfiant et rapide. Le métier dans le sang. Son cynisme était parfois drôle, parfois cruel, mais souvent juste. Et ce soir « le fétide » peut rendre service. L'ami peut porter secours.
- Alexandre? Enzo Limiti...
« Le fétide » vient de s'arracher aux délices d'un dîner mondain et snob, où il écoutait pérorer un ancien truand devenu écrivain et une milliardaire vieillisante et mécène. Il est surpris par le ton.
- Qu'est-ce qu'il y a? On dirait que vous venez de marcher sur la lune!
- Alexandre, il faut que je vous voie maintenant. Pas une seconde à perdre. Pas chez vous, et pas chez moi. Vous connaissez l'adresse de mon beau-frère?
- Oui. On n'a pas le temps de parler avant?
- Non. S'il vous plaît... Nous n'aurons qu'un quart d'heure, une demi-heure au maximum.
- J'arrive.
Clic. Le téléphone noir redevient silencieux. Objet inanimé. Mais toujours menaçant. Il faut le quitter, s'absenter pour agir. Et c'est affreux pour le père de rompre le seul lien qui le relie à son fils.
Enzo Limiti attrape son pardessus et file au garage. La maison est encore plus déserte, meublée de tous ces objets en attente. Les jouets de Jiji dans la chambre, son lit, le robot sur la commode. Son peignoir minuscule dans la salle de bains, tout bleu avec un lapin brodé dessus, accroché entre le rose de sa mère, et le blanc de son père.
Et le téléphone noir, muet, silencieux sur le bureau.
Qui attend son heure.
Enzo Limiti est arrivé chez son beau-frère deux minutes avant le lieutenant, qui écoute, attentif, sans poser de questions, l'exposé de la situation. Puis il remarque :
- J'admire votre présence d'esprit. Le plus important était de gagner du temps en effet.
- J'ai fait en sorte que la décision de retarder l'opération vienne de Doug, de la direction elle-même, mais j'ai l'impression que le kidnappeur est au courant de ce qui se passe dans l'hôpital.
- Il y aurait travaillé?
- Pas l'air d'un toubib. D'un infirmier non plus. A mon avis il n'appartient pas au corps médical, ni de près ni de loin, mais il est renseigné par quelqu'un qui travaille avec nous.
- Renseignement précieux. Quoi d'autre?
- Rien, sinon que ce type est fou.
- Tous les kidnappeurs sont un peu fous. Il n'a pas dit pourquoi il voulait la mort d'Hamilton?
- Je n'ai pas pensé une seconde à le demander. C'est idiot.
- Il n'aurait pas forcément répondu, mais s'il rappelle, et il va rappeler, essayez de lui tirer les vers du nez là-dessus. Retenez-le au maximum, évidemment.
- Ça ne marchera pas. Il change de cabine. Il a appelé déjà trois fois, et ça n'a pas duré plus de deux minutes à chaque fois.
- Essayez quand même, c'est parfois une question de seconde pour repérer un appel, ou localiser au moins un quartier. Moi, je vais voir les fiches du personnel à l'hôpital.
- Et si vous ne trouvez rien?
- Il faudra repousser l'opération à nouveau.
- On ne peut pas le faire indéfiniment... Quelle raison invoquer? Auprès du malade, du personnel surtout?
- Il faudra en trouver une, docteur... n'importe quoi, s'il le faut, vous serez renversé par une voiture au dernier moment... Okay ?
- Okay.
- Rentrez chez vous.
New York, la nuit. Des milliards de lumières, des milliards de zones d'ombre. Jiji est là quelque part. La voiture du docteur Limiti retrouve son garage. Il est dans l'ascenseur, dans le couloir, il ouvre la porte de l'appartement désert, où trône le téléphone noir. Muet.
Il le reste toute la nuit. Noir, muet et stupide. A force de regarder cet objet stupide, Enzo en devient malade. Une envie de le casser, de le briser en miettes, de le pulvériser. Détruire ce symbole d'angoisse. Plus jamais il ne pourra regarder un téléphone de la même façon. Il n'avait jamais regardé un téléphone avant cette nuit. Il s'en servait, le méprisait plus ou moins. « Appelez-moi », ou « je vous rappelle », ou « vous avez eu untel au téléphone? »
Et voilà que cet objet a le droit de se taire ou de parler. Droit de vie ou de mort. Cette boîte de bakélite ridicule, au design prétentieux. Ce noir de laque faussement chinois. Il trône. L'important c'est lui pour l'instant.
Et il se tait jusqu'au lendemain à treize heures trente.
- Docteur Limiti?
La voix traînante, toujours calme, froide.
- L'opération n'a pas eu lieu...
- Non. Je vous avais prévenu. Le chirurgien l'a annulée hier soir.
- Pourquoi?
- Il avait besoin d'une radio de contrôle, elle n'avait pas été faite la veille, et...
La voix interrompt le médecin, mauvaise :
- Je n'aime pas ça, et ne parlez pas tant. Je sais que l'opération a été remise à demain. J'espère qu'elle aura lieu. Pour vous, pour Jiji... sinon fini Jiji... plus de Jiji...
Clic.
Tout un après-midi. Toute une nuit devant cet appareil, sans rien d'autre que ce dernier clic.
Mardi matin, sept heures. Dans la maison déserte, les reliefs d'un repas en conserve, dans la cuisine. Un lit dont le docteur n'a même pas tiré la couverture. Il a dormi, un peu, par intervalles, sur le canapé de cuir. Près de la table basse, où il a posé le téléphone noir.
Enzo Limiti a mal dans la nuque, mal dans le dos, les jambes en coton. Il s'habille, prend sa sacoche, ouvre la porte, appelle l'ascenseur, se retrouve au garage, monte dans sa voiture, met le contact. Tout cela mécaniquement, en se servant de tous ces objets sans les voir. Il roule. S'arrête devant un drugstore, traverse la rue, achète des cigarettes, en allume une, retraverse, et une moto freine trop tard devant lui, il tombe. On le ramène chez lui. On l'installe sur son canapé. Une foulure, ce n'est pas grand-chose. Il reste devant le téléphone noir.
Le reste de la matinée dans le silence noir. Tout l'après-midi. Et la nuit. Avec ce bandage stupide du coude au poignet.
Mercredi matin, huit heures.
- Docteur Limiti... je vous passe votre fils.
- Allô! Papa? Tu m'entends, papa? C'est Jiji, papa...
- Je t'entends, mon fils... comment vas-tu? Tu vas bien?
La voix enrouée du docteur Limiti s'efforce de ne pas inquiéter l'enfant.
- Je vais bien, papa... Je m'ennuie, dis... Le monsieur il a dit que tu devais faire ce qu'il te demande. Il a dit que c'est la dernière fois. Tu es là, papa?
L'appareil change de main avant que le docteur ait pu répondre à son fils. La voix traînante se fait menaçante, le débit rapide :
- C'est la dernière fois. Votre accident, j'y crois pas du tout. Alors attention, si demain Brice Hamilton est mort, on retrouvera Jiji quelque part dans New York, vers midi. Mais si l'opération n'a pas lieu, ou qu'il en sort vivant, vous retrouverez Jiji quelque part dans la flotte. Je n'appellerai plus.
Clic. L'appareil noir devient inutile. Le docteur Enzo Limiti n'a plus de délais. L'hôpital a programmé l'opération pour demain matin. Il doit se reposer, dormir, se contrôler, se relaxer. Demain sera le jour le plus difficile de sa vie. Le plus long. Celui qu'il n'oubliera jamais. La petite voix de Jiji résonne encore à son oreille : « Il a dit que c'est la dernière fois, tu es là, papa? »
- C'est toi, mon chéri?
Ludmilla appelle de Chicago. Elle ignore tout. Ce maudit téléphone se mêle à nouveau de la vie des gens.
- Tout va bien ? Je n'ai pas pu appeler hier soir, il était trop tard... Comment va Jiji ?
- Bien, tout va bien... Pardonne-moi, chérie, je suis en retard ce matin...
- Tu es sûr que ça va? Tu as l'air enrhumé?
- Un peu, rien de grave... Ludmilla? Écoute, j'ai un travail fou jusqu'à demain soir... et un remplacement cette nuit...
- Encore?
- On se rappelle demain soir, d'accord? Il faut que j'y aille... Je t'embrasse.
Clic.
On se rappelle demain soir. Comment sera la vie demain soir?
Le docteur Limiti avale un comprimé, un verre d'eau. Il s'allonge. Il doit être calme, il le faut jusqu'à demain matin. Et demain matin aussi, Il répète dans sa tête les gestes, les produits. Il doit réussir. Tout doit être parfait. Insoupçonnable. Un jeu dangereux.
Jeudi matin. Huit heures.
Brice Hamilton est amené sur une civière dans la salle d'opération. Le docteur Enzo Limiti, en blouse verte, calotte verte, prend la tension du malade. Trois électrodes reliées à l'électrocardiogramme ont été placées la veille, l'une dans le dos du malade, les deux autres sur sa poitrine. Tout est prêt, le chirurgien attend, les mains tendues devant lui, dans les gants de plastique si fins que l'on voit au travers les poils sur les phalanges. Les assistants se taisent. L'anesthésiste se met au travail avec précision, calme et rapidité.
Le patient est déjà à moitié endormi par une prémédication. Qui est ce Brice Hamilton?
On le dit très riche. Il a des hôtels un peu partout dans le pays, mais ici tout le monde s'en moque. Ici ce n'est qu'un homme velu et gras, à la chair blanche sur une ossature de bûcheron, massive. Un corps qu'il faut opérer à cœur ouvert, d'une valvule mitrale déficiente. C'est tout. Une question de technique et d'efficacité.
Dans la salle d'opération silencieuse, on n'entend que le bruit des appareils et des instruments qui s'entrechoquent. Les objets, les outils du progrès médical. La pointe de la recherche.
Enzo Limiti prend une seringue intraveineuse de Penthiobarbital, applique un masque à oxygène, plus oxyde nitreux, plus fluotane. Le masque est relié à l'appareil d'anesthésie par un tube de caoutchouc noir et flexible.
Enzo Limiti prend une autre seringue, emplie de Flaxedil, une drogue paralysante. Une seringue est un objet inquiétant, un objet de vie ou de mort.
Le docteur Limiti introduit la seringue dans la même veine utilisée pour le Penthiobarbital. Il injecte.
L'effet se fait sentir presque aussitôt. La respiration du malade s'arrête. Ses muscles se paralysent. L'anesthésiste ouvre la bouche du patient pour insérer profondément dans la trachée un tube de respiration. Il s'assure avec un stéthoscope que le tube est bien placé, puis le relie au tuyau noir et souple, après avoir retiré le masque. Il s'écarte.
- A vous... dit-il au chirurgien.
Son intervention personnelle n'a pas duré cinq minutes.
Le chirurgien opère, et l'anesthésiste contrôle ses appareils en permanence. Concentré, l'esprit vidé de tout ce qui ne concerne pas directement son travail. Tout se passe bien. L'opération terminée, le chirurgien-chef s'étire, recule, et laisse son premier assistant recoudre l'incision de la poitrine. Puis il s'en va.
Dans le couloir, Alexandre Jung, le lieutenant « fétide », dit simplement :
- Toujours rien. On a encore besoin d'une demi-journée.
Dans la salle d'opération, brusquement, le cœur du malade commence à présenter des anomalies. Le bip-bip calme et régulier s'est transformé en un son faible, un bêlement triste, plat et continu. Sur l'écran, un tracé plat et rectiligne. Arrêt cardiaque.
Toute l'équipe se met aussitôt en action. Le docteur Limiti met en place un fibrillateur électrique, son assistant envoie les premières secousses. Le corps de Brice Hamilton se convulse, une fois, deux fois, rien. On attend. On recommence. Nouvelles secousses, nouvelle attente. Rien. Encore et toujours rien.
- Pas de respiration... dit un assistant.
Le docteur Limiti fait une autre piqûre, tente une autre méthode de réanimation. Rien.
Enfin il redresse ses épaules fatiguées dans la blouse verte, visage pâle, transpirant. Il annonce :
- Nous l'avons perdu.
Les assistants effondrés, les infirmières reculent devant ce corps inerte.
Enzo Limiti demande d'une voix éteinte, enrouée :
- Que quelqu'un prévienne la morgue.
Une heure plus tard, aux environs de midi trente, dans la cohue d'une rue de New York, un taxi, en attente près d'une station de métro, est abordé par un homme en imperméable, aux cheveux longs et poisseux. Au regard invisible sous des lunettes noires. Il installe un petit garçon de cinq ans sur la banquette. L'enfant tient dans ses mains un énorme Goldorak rutilant. L'homme tend de l'argent au conducteur qui demande :
- Je l'emmène où?
L'adresse est sur le papier.
Et l'homme en imperméable disparaît aussitôt dans l'escalier du métro.
Le petit garçon sourit au chauffeur, qui déchiffre l'adresse et compte les dollars.
- Tu as vu mon Goldorax?
- On dit Goldorak...
- Il est beau mon Goldorax, hein?
Jeudi. Dix-sept heures.
Le docteur Enzo Limiti regarde son fils Jiji, jouer avec son Goldorak... Il ne semble pas avoir souffert de sa détention. Le monsieur l'a gardé pendant que maman était à Chicago. Inutile de le traumatiser avec des questions pour l'instant. Même s'il pouvait décrire son kidnappeur avec précision, la police n'a plus besoin de son témoignage.
Le lieutenant Jung « le fétide » investit avec ses hommes l'appartement de Franck Neel. Un homme à la voix traînante, aux cheveux poisseux et trop longs. Fils bâtard de Brice Hamilton, non reconnu, paranoïaque, interné à plusieurs reprises, il a voué à son père une haine mortelle. Une haine qui s'est cristallisée depuis le suicide de sa mère. Une haine qu'il n'avouait pas à sa demi-sœur, Mary, infirmière à l'hôpital. Elle le renseignait innocemment sur l'état du malade : diagnostic, opération, jour et heure.
Après l'intervention, elle est allée retrouver son frère pour déjeuner avec lui, ainsi qu'ils en étaient convenus tous les deux.
Mary, enfant légitime, avait pitié de son demi-frère bâtard. Elle devinait bien l'obsession qui le tourmentait, sans penser qu'elle irait si loin, bien entendu.
C'est ainsi qu'elle a annoncé à Franck Neel :
- Tu vas peut-être te sentir soulagé. Ton père est mort.
Franck s'est levé aussitôt, il est allé libérer Jiji, enfermé dans une remise sur le toit du building.
« Le fétide » lui annonce :
- Ton père n'est pas mort, salopard. Mais comme t'es pas son fils, tu t'en tapes, non? On t'a réservé une jolie cellule... bien capitonnée... tu verras.
Devant les journalistes, le docteur Enzo Limiti a fait le soir même la déclaration suivante :
- A la fin de l'opération, j'ai attendu que le dernier point de suture soit achevé, et j'ai injecté au malade le reste du Flaxedil. C'est un produit paralysant. La respiration s'arrête en apparence, avec un effet légèrement retardé. Puis j'ai retiré l'électrode placée dans le dos du malade. Personne n'a rien vu. C'était le seul moment dangereux pour moi. Le tracé est devenu plat, comme si le cœur s'était arrêté. Ensuite j'ai utilisé une technique appelé « ADO ». Oxygénation par diffusion apnéique : si l'on donne de l'oxygène sous pression suffisante, il passe dans le flux sanguin par les poumons, même si ces derniers ne respirent pas. C'est-à-dire sans participation apparente du patient. Donc, malgré les apparences, le cœur battait toujours, et le sang oxygéné irriguait le cerveau. Les piqûres que j'ai pratiquées n'étaient qu'une solution saline, et le défibrillateur était sans effet, à sa plus basse intensité. Quand je me suis retrouvé seul dans la salle d'opération, en attendant soi-disant la morgue, j'ai injecté un antidote au Flaxedil. Il ne restait plus qu'à attendre le réveil du malade. Que nous avons isolé jusqu'à la libération de mon fils. Tout ceci n'a été possible qu'avec l'aide du lieutenant Jung. Il avait besoin de temps pour localiser celui ou celle qui renseignait le kidnappeur à l'extérieur.
Fin du cauchemar.
Maman appelle de Chicago, affolée, soulagée, sur les nerfs, elle emplit le téléphone noir d'un flot de questions sur Jiji.
Jiji dort avec son Goldorak.