LA VIERGE DE CASALEMONTE

Casalemonte, village de Haute-Provence, site touristique, sa place, son église, son café-hôtel.

Six cents âmes en 1953, dont une bonne moitié le dimanche matin se tourne vers le Seigneur, et l'autre, vers le café-hôtel de monsieur Pitoin.

Il est malin, monsieur Pitoin. Chauve, rondouillard, commerçant et bavard. Il le faut dans son métier.

Madame Pitoin promène une masse imposante de l'église au café et du café à l'église, également adoratrice des vertus de la religion et de celles du commerce, équitablement réparties.

Ce dimanche, après la messe, monsieur et madame Pitoin, endimanchés, se rendent à une vente aux enchères, dans un village des environs, histoire de prendre l'air avant le coup de feu de l'apéritif du soir.

- Une fois, deux fois... trois fois... j'ai dit trois... Adjugé!

Quelques instants plus tard, monsieur Pitoin reçoit dans ses bras la statue de sainte Anne qu'il vient d'acheter pour mille deux cent cinquante francs anciens. Douze francs cinquante.

C'est une statuette en bois polychrome, d'environ quatre-vingts centimètres de hauteur, représentant sainte Anne, laquelle considère d'un air profondément navré une enfant à l'air complètement idiot, censée être la Sainte Vierge, suivant d'un doigt débile les Saintes Écritures, rédigées en latin de cuisine approximatif, sur un livre grossièrement représenté.

Que le lecteur catholique et croyant ne voie aucune irrévérence dans la description. Il s'agit de préciser honnêtement la pauvreté artistique de l'objet, et la médiocrité de son auteur.

Monsieur Pitoin contemple le chef-d'œuvre. Pourquoi l'a-t-il acheté?... Il n'en sait rien lui-même, sinon qu'il fallait bien acheter quelque chose, pour justifier la présence de monsieur et madame Pitoin à cette vente aux enchères. Mais l'encombrante statue le laisse aussi perplexe qu'une grenouille devant un bœuf.

Madame Pitoin s'extasie :

- C'est beau quand même...

- M'moui..., répond monsieur Pitoin, sceptique.

- Elle a vraiment l'air d'une sainte, tu ne trouves pas?

- M'moui...

- En tout cas, elle est en bon état!

La chose est indiscutable cette fois. Laide mais en bon état.

Madame Pitoin recommande à son époux de ne pas la casser, d'y faire attention dans la rue, de ne pas la poser comme ça sur le siège arrière...

— Regarde... enfin... les doigts sont fragiles et fins.

— Eh bien, porte-la...

Madame Pitoin fait le voyage en voiture, la sainte sur ses genoux douillets. Le doigt fragile pointé dans la direction du pare-brise. Madame Pitoin protège ce doigt de sa main grassouillette.

- Ne freine pas brusquement... surtout.

A chaque virage ou ralentissement, monsieur Pitoin regarde ce doigt...

Peut-on dire que l'illumination de monsieur Pitoin vient de là?... Il y a de fortes chances.

Casalemonte n'est pas une plaque tournante du tourisme. La clientèle importante du café-hôtel de monsieur Pitoin est exclusivement composée des habitants mâles du village. Il leur sert moult pastis, quelques sirops d'orgeat aux enfants, une grenadine par-ci, un bock de bière par-là... mais le restaurant ne rapporte pas. Madame Pitoin se tourne souvent les pouces dans sa cuisine, et l'hôtel est vide trois cents jours par an.

Ce n'est pas Saint-Tropez, ce n'est pas Lourdes. Ce n'est même pas Notre-Dame-de-Laghet, lieu de pèlerinage voisin, dans l'arrière-pays niçois. Madame Pitoin y a traîné son mari, le mois dernier, afin d'y admirer les ex-voto, la boutique de souvenirs, et monsieur Pitoin constatant l'absence de bistrot s'est dit : « Dommage... »

Il s'ennuie, monsieur Pitoin, dans son café. Il a trente-cinq ans, et il a déjà fait le tour de son imposante épouse. On lui a proposé d'être conseiller municipal, mais l'activité n'étant pas rémunérée, il y a renoncé. Ce qui lui plairait, c'est de remplir son hôtel. Mais depuis le temps qu'il y songe, il réalise qu'aucune Brigitte Bardot ne viendra ici se dorer au soleil, qu'aucun Picasso ne choisira la place de l'Église pour y jouer aux boules. Et à moins d'espérer un crime épouvantablement juteux qui attirerait les journalistes, il ne se passera rien à Casalemonte.

C'est pourquoi, ayant installé sainte Anne près de la caisse, ayant constaté qu'elle tend les bras aux clients, et que les clients sont toujours aussi rares, il a une idée géniale.

La mise en oeuvre de cette idée suppose une petite préparation. Le lendemain de Noël, dans l'après-midi, vers seize heures, monsieur Pitoin joue aux cartes avec ses amis, Bricoux dont la pipe empeste, Sabatini le vétérinaire en retraite, et le boulanger Saturnin dont la casquette éternellement de travers protège la nuque et non le front. C'est un peu la partie de cartes de Raimu, à cela près que les quatre amis jouent au poker, et que monsieur Pitoin a son idée derrière la tête.

Après avoir perdu trois fois de suite, il se lève, en colère.

Bricoux suçote sa pipe :

- Te fâche pas, quoi!

Sabatini ricane :

- T'es assez riche! Qu'est-ce que c'est que deux francs pour toi?

Saturnin tournicote sa casquette sur un tour et demi, afin de lui laisser reprendre son sens inverse.

- Alors quoi... tu joues? Qu'est-ce qu'il est mauvais perdant!

Pour se calmer, monsieur Pitoin marche de long en large, puis, comme saisi d'une idée lumineuse, revient s'asseoir avec la statue de sainte Anne dans les bras. Il la pose près de lui, sur le sol.

- D'accord. On va voir si elle porte bonheur. Au moins elle servira à quelque chose... Parce que vous... comme porte-guigne!

Le boulanger fait faire un nouveau tour et demi à sa casquette :

- On plaisante pas avec la religion. T'as le droit d'être païen, mais respecte les idées des autres...

Comme si ce manque de respect avait éloigné de lui les grâces de sainte Anne, monsieur Pitoin perd à nouveau trois fois de suite. Cette fois il se lève brutalement et renverse sainte Anne d'un coup de pied.

- Oh... fait le boulanger.

- T'as fait du joli, marmonne Bricoux dans sa pipe.

Monsieur Pitoin relève la pauvre sainte, dont le doigt tendu s'est brisé.

Sabatini se lève le premier. Saturnin l'imite, et Bricoux fait de même à regret.

- Ben quoi... fait monsieur Pitoin...

- Comment ben quoi? Dans ces conditions finie la partie... dit Saturnin.

- Ça te portera pas bonheur, ajoute Sabatini.

Et Bricoux suit les deux autres, en hochant tristement la tête.

Monsieur Pitoin jubile. Si le doigt de sainte Anne s'est brisé en tombant, c'est qu'il l'a préalablement cassé, puis recollé à moitié.

A la nuit tombante, alors que madame Pitoin fait office de cuisinière de Noël chez les voisins, monsieur Pitoin se pique volontairement le pouce, fait couler une bonne et large goutte de sang dont il étale une partie sur le doigt fracturé de la statue.

Le lendemain, à l'heure du percolateur et des petits blancs secs, monsieur Pitoin crie à sa femme :

- Viens voir!... Viens voir...!

La grosse madame Pitoin, en robe de chambre, découvre, l'œil exorbité, le doigt de sainte Anne maculé d'une tache rougeâtre.

- Mais on dirait du sang...

- Mais c'est du sang... regarde bien...

Madame Pitoin recule, émerveillée, les mains jointes.

- C'est un miracle...

Et les voilà tous deux parcourant le village pour rameuter la foule des témoins de sainte Anne.

- Venez voir, la statue perd son sang... Un miracle...

L'unique spectateur clairvoyant de cette comédie, c'est évidemment le curé de Casalemonte. Un brave vieux curé qui dévisage sans frémir le front chauve et extasié de monsieur Pitoin.

- On m'a dit ça, oui. Elle saigne. Eh bien vous n'aurez qu'à passer la serpillière de temps en temps...

- Mais, curé... c'est un miracle.

- Que je ne te jette pas hors de cette église, voilà le miracle.

Monsieur Pitoin, dépité mais persévérant, tourne donc les talons, pour aller porter sa bonne nouvelle ailleurs.

Or cette mystification parfaitement grossière va prendre des proportions inimaginables. Une semaine après le miracle, les pèlerins se pressent au village, et les journalistes, et les photographes. C'est la gloire.

L'envoyé d'un grand hebdomadaire français, photo à l'appui, lui donne une ampleur considérable, avec une crédulité qui dépasse l'entendement.

Au café-hôtel de monsieur Pitoin, l'extrait de presse est affiché, encadré, fleuri. Chacun peut y lire le texte suivant :

« Le lendemain de Noël, les six cents habitants de Casalemonte, un petit bourg de Haute-Provence, ont été bouleversés par un prodige. Monsieur Pitoin, patron du café-hôtel de Provence, jouait au poker avec des amis, le boulanger du bourg et son mitron. Il perdait. Par plaisanterie et pour forcer la chance, il plaça à côté de lui la statuette de sainte Anne, joua et reperdit. De rage il donna un coup de pied à la Sainte, qui tomba, et dont l'index se brisa. Monsieur Pitoin dit : " Bah, elle se recollera toute seule. "

« Le lendemain, lundi, à dix heures, il balayait la salle du café lorsqu'il remarqua une tache rouge sur la table. Des gouttes de sang tombaient du doigt brisé. Stupéfait, il appela aussitôt les voisins et le docteur Rohner. Pendant une demi-heure, ceux-ci virent tomber trente gouttes de sang qui furent recueillies dans un verre et portées au pharmacien pour analyse. Le même soir, il était vingt heures cinquante, le facteur Marcel Reylis entra brusquement dans le café en s'écriant : " Il y a une lueur bleue au-dessus du toit. "

« Au même moment on constata que le doigt brisé s'était remis à saigner. Il y avait deux centimètres de sang dans le verre. La statue a saigné une troisième fois le jeudi matin à six heures.

« Monsieur Pitoin avait acheté cette statuette pour mille deux cent cinquante francs, le 29 novembre, dans une vente aux enchères. On a su depuis qu'il s'agissait d'une pièce de musée du seizième siècle. Son précédent propriétaire, un collectionneur brésilien, l'avait payée cinq marks à Munich en 1912, plus de cent mille francs d'aujourd'hui. »

Le press-book de sainte Anne ne fait que commencer.

En fait, la fameuse lueur bleue n'est qu'un feu de Bengale, allumé par monsieur Pitoin, qui ne craint pas de préciser à sa clientèle ébaubie :

- C'est le voile de la Vierge qui s'étend sur nous.

A la faveur de la nuit, il arrose ses clients trop candides d'une pluie mystérieuse, alors que le ciel est scintillant d'étoiles. Et il professe :

- C'est encore un miracle, vous recevez actuellement une aspersion divine, c'est sûr.

Le miracle fait donc son office et remplit le café-hôtel de monsieur Pitoin. Quant à madame Pitoin, elle va régulièrement rendre grâces à l'église et au ciel de cette présence miraculeuse sur le comptoir.

Et monsieur le curé n'est pas content. De chaque côté de la place, lui et monsieur Pitoin se font une concurrence invisible et déloyale.

Monsieur le curé reste sourd aux appels des fidèles, ne répond pas à leurs questions, encore moins à celles des journalistes, à qui il refuse l'accès de son presbytère. Officiellement il se tient sur la réserve. Et obstinément il jette des regards furieux à madame Pitoin, en extase dans sa propre église.

Et monsieur Pitoin a beau créer l'événement, d'étranges explosions avec de la poudre à fusil... faire pleuvoir par temps de canicule... il sent que l'ardeur des fidèles a besoin d'être réveillée.

Quelque temps plus tard, un autre article, du même grand hebdomadaire français, figure, encadré et fleuri, sur la vitrine de monsieur Pitoin :

Et chacun peut y lire la chose extraordinaire qui suit :

« Jeudi dernier, à midi, un homme quittait furtivement l'hôtel de la petite ville de Casalemonte, portant une grande valise jaune, scellée de deux cachets de cire rouge. C'était monsieur Pitoin, patron de l'hôtel de Provence et heureux propriétaire de la statuette miraculeuse de sainte Anne, mère de la Vierge Marie. Cette statuette est devenue objet de pèlerinage et baptisée par la renommée populaire : Vierge de Casalemonte. Monsieur Pitoin l'emportait à Paris où elle sera exposée, car cette année encore, veille de Noël, l'humble statue de bois a été visitée par un nouveau prodige.

« Nous présentons ici, en exclusivité, le positif de la radiographie que le docteur Rafioni a fait de la statuette, à la demande de monsieur Pitoin, afin de prouver que le prodige du doigt coupé n'était pas le résultat d'une supercherie.

« Après examen, le docteur Rafioni a déclaré : " J'affirme, en engageant ma réputation, que la statuette ne présente aucun signe suspect, et que l'écoulement sanguin reste inexplicable. " On devait par la suite constater que le sang ne se coagulait pas sur le doigt brisé. Ce dernier, un an après le miracle, est encore humide. Enfin, il y a quelques semaines, en examinant le cliché que lui avait remis le médecin, monsieur Pitoin y vit l'image étrange que nous montrons ici. »

Et chacun ayant lu se reporte à la photographie, colonne suivante, où l'on voit une radiographie faisant apparaître une figure étrange, masculine, émaciée, les yeux mi-clos, ressemblant comme deux gouttes de sang au visage que l'on imagine être celui du Christ.

Après quoi, chacun peut prendre connaissance de la fin de ce grand article, du célèbre hebdomadaire français :

« Le docteur Rafioni, alerté, ne put cette fois encore donner d'explication naturelle à ce phénomène. Les autorités ecclésiastiques ne se sont pas encore prononcées, mais des membres de la commission du Saint Suaire de Turin sont arrivés à Paris pour enquête. Après son séjour dans la capitale, la statuette retournera à Casalemonte. D'ici là monsieur Pitoin aura accompli sa première communion. Pour tous ceux qui l'ont connu libre penseur, cette conversion constitue le troisième miracle de la Vierge de Casalemonte. »

Et chacun ayant lu pieusement, de se tourner vers la Vierge revenue sur son comptoir, le doigt emmailloté d'un énorme pansement, sur lequel un huissier a déposé des scellés.

Le miracle de la Vierge de monsieur Pitoin a commencé en 1953... La crédulité, à l'époque, était-elle aussi grande? Celle de la grande presse l'était-elle encore plus?

Devenons-nous plus intelligents ou plus circonspects lorsque les progrès de la science nous montrent en cette fin de siècle que, justement, le fameux Saint Suaire de Turin, dont il est question à l'époque comme d'une référence, ne date pas du tout de l'an 33 après Jésus-Christ... Carbone 14 dixit?

Monsieur Pitoin lui-même est étonné de son succès. A tel point que ce succès finit par l'inquiéter. Et qu'il profite d'un séjour à Paris pour rendre visite au sculpteur Alphonsi de Alphonsi, qui dirige une galerie de peinture. Il est le véritable auteur de la statuette et, ayant reconnu son œuvre datée soi-disant du seizième siècle, dans les photos publiées par la presse, il a écrit à monsieur Pitoin.

Non pas pour le fustiger, mais pour lui proposer de racheter éventuellement la statue.

Rusé, l'œil oblique, l'artiste porte lavallière, et le ridicule ne saurait l'achever.

Monsieur Pitoin est d'accord pour vendre.

- J'en ai marre. Ras le bol de cette histoire. J'ai l'intention de tout dire aux journalistes.

- Comment? Mais cher monsieur Pitoin... je suis intéressé par l'achat de la Vierge de Casalemonte! Celle qui saigne, qui fait des miracles. Je n'ai rien à faire d'une statue de sainte Anne, que j'ai fabriquée moi-même... Qu'est-ce que vous voulez que j'en fasse, si elle ne saigne plus pour les journalistes? Hein?

Monsieur Pitoin et l'artiste ont une discussion âpre et longue, à l'issue de laquelle monsieur Pitoin, ayant convenu que l'intérêt de la statue était lié au miracle, il tairait son secret. Il annoncera simplement au bon peuple qu'il a confié la statue à un sculpteur célèbre... afin que les habitants de la capitale n'en soient pas privés.

De son côté, celui-ci louera son œuvre à monsieur Pitoin, cent mille francs par mois.

Une nouvelle carrière se prépare pour la Vierge de Casalemonte.

Alphonsi de A., pour résumer le patronyme, exhibe en bonne place dans sa galerie la Vierge miraculeuse.

Il y a longtemps qu'elle n'a pas saigné la malheureuse, et Alphonsi de A. se garde bien de renouveler l'expérience des rayons X.

Mais c'est une bonne affaire. Il fait imprimer des images pieuses, expédiées à domicile, accompagnées de lettres ronéotypées faisant appel à la charité, et les mandats qui lui reviennent sont modestes, mais nombreux.

Encouragé par ce succès, il met alors en vente des lambeaux de linge maculés du sang miraculeux, qui suintent du doigt de la Vierge. Il en vend aux quatre coins de France, et même à l'étranger.

C'est insuffisant. Car le maître fréquente un cercle de jeux où s'évanouissent régulièrement les dons charitables du pauvre peuple des croyants.

Et il lui vient, à lui aussi, une idée somptueuse. A la mesure de son art. Il va frapper un grand coup en produisant un long métrage, intitulé Le Miracle de Casalemonte.

Pour cela il emprunte de l'argent à une star de cinéma française, mondialement connue. A des hommes politiques. A un coiffeur de renom. A un grand restaurateur... ainsi qu'à une concierge du septième arrondissement, et à un abbé de Saint-Thomas-d'Aquin, qui croit dur comme fer aux miracles, malgré les mises en garde répétées de l'archevêché.

Quelques mois plus tard a lieu, sur les Grands Boulevards, la première du film : Le Miracle de Casalemonte.

On croit rêver.

Le premier soir, la salle est à moitié pleine, le deuxième elle est à moitié vide, le troisième, il n'y a que quatre bigotes, pour se battre en duel avec leur missel.

C'est un four. Le désastre magnifique. Mais le miracle a ceci de formidable, c'est qu'il peut s'exploiter en feuilleton. En 1958, le maître est en pourparlers avec on ne sait qui - des agents artistiques ou religieux ? — afin d'exposer la Vierge de Casalemonte au Venezuela et dans les grandes villes d'Amérique du Sud.

Le voilà parti pour la Belgique où il doit traiter son affaire, la Vierge dans le coffre à bagages.

A la frontière, un douanier français l'arrête.

- Quelque chose à déclarer?

On ne déclare pas un miracle.

- Ouvrez le coffre...

Le douanier considère l'objet avec les yeux d'un douanier. Pas ceux d'un critique d'art.

- Mais c'est un objet d'art... Il vous faut un permis des Beaux-Arts pour l'exporter!

Il est bien embêté, le maître. Comment prétendre que son œuvre n'est pas un objet d'art? Ce serait reconnaître trop de choses intimes. De plus, c'est un objet de culte, qui ne passera pas la frontière comme ça, sans papiers.

Alphonsi de A. revient donc à Paris, furieux, et des amis haut placés le tirent de ce mauvais pas. Ce qui lui permet de passer la frontière, le permis en poche. Et les douaniers belges n'ont aucune, mais vraiment aucune objection à formuler...

Que se passe-t-il alors ? La Vierge de Casalemonte en a-t-elle assez d'être prise pour une imbécile ? Le miracle a-t-il fait long feu ? La foi se perdrait-elle ?

Voici que certains commanditaires du film portent plainte pour escroquerie. Pas tous. Certains ne se manifesteront jamais. Pudeur, prudence, piété obstinée... crainte du scandale ? Le juge d'instruction évalue cependant le montant des escroqueries à environ un million et demi de francs.

Et Alphonsi estime qu'il vaut mieux se cacher. Il ne croit pas aux miracles. D'autant plus que dans son coin monsieur Pitoin grogne. Depuis plusieurs mois il n'a pas reçu le montant du loyer de la Vierge. Pas un centime, pour la location de sainte Anne regardant Marie, déchiffrant les Saintes Écritures... Un scandale!

Monsieur Pitoin décide lui aussi d'agir. A sa manière, à sa façon. Il propose à un grand hebdomadaire français, pas celui-là, mais l'autre... de publier ses Mémoires, contre argent sonnant, et afin qu'elles soient plus sensationnelles encore, il y avoue son imposture.



Deux ans passent. La Vierge de Casalemonte ne montre plus rien de son doigt cassé. Elle est bouclée aux archives judiciaires, avec une étiquette infamante : « Pièce à conviction numéro 1.»

Devant la treizième chambre correctionnelle, monsieur Pitoin, cafetier, le docteur Rohner, médecin de Casalemonte, et Alphonsi de Alphonsi, artiste, comparaissent piteusement.

Chacun son art, ils adoptent un système de défense différent.

Monsieur Pitoin :

- C'était une blague... quoi... y'a pas de quoi fouetter un chat... et je suis sûrement pas le premier...

Le président estime que cette blague lui a rapporté de l'argent.

- Parlons-en... des cierges, des pastis, des grenadines... d'ailleurs, j'ai fini par dire la vérité.

Le président estime qu'il a pris son temps pour la dire, et qu'il est allé jusqu'à faire sa première communion...

- Bon d'accord. J'ai jeté le bouchon un peu loin. C'était pour les journalistes. Mais quand je l'ai vu écrit noir sur blanc... eh ben je me suis dégonflé.

Le président est fâché. Est-ce la communion... non c'est l'escroquerie. Il tape sur son pupitre avec véhémence :

- Cette escroquerie morale est littéralement odieuse. Je suis stupéfait que les autorités locales n'y aient pas mis un terme!

Pan dans le jardin des édiles.

Alphonsi, lui, est devenu croyant... Bizarre.

- Pitoin m'a convaincu. J'y croyais!

Le président prend son temps pour examiner les yeux obliques et le nez rusé.

- C'est vous qui l'aviez faite pourtant...

Et Pitoin de hurler :

- Ça oui, alors! Une horreur, et il me l'a rachetée en plus!

Alphonsi est toujours croyant :

- La Vierge n'a-t-elle pas choisi d'apparaître souvent aux filles les plus humbles? Pourquoi n'aurait-elle pas choisi ma modeste statuette ?

Quant au malheureux docteur de Casalemonte, il est victime, dit-il, de l'énorme farce de Pitoin. Abusé, non coupable.

L'avocat évoque alors un certain nombre d'escroqueries que la justice ne punit guère, ou ne repère pas, ou ignore... Les bijoux magnétiques, les anneaux du bonheur, les bouquins qui vous font réussir dans la vie, les tiercés magiques, les...

En somme rien de plus banal. Tout récemment encore... Mais ceci est une autre histoire.

Il plaide, cet avocat, en faisant remarquer que conforter la foi chez ses semblables, c'est les aider à mieux supporter la vie... et, mon Dieu, ce n'est pas punissable...

Le président grogne :

- En somme, cher maître, vous voudriez nous faire admettre que le seul grief que l'on puisse faire à monsieur Pitoin est d'avoir avoué... donc d'avoir déçu ceux qu'il avait trompés. Et que, dans ce genre d'escroquerie, il faut aller jusqu'au bout...

Jolie morale en effet.



Trois mois de prison ferme pour l'artiste. Treize mois pour monsieur Pitoin, dix avec sursis pour le docteur de la Vierge de Casalemonte.


C'est peu.

Qui retrouvera un jour, dans une brocante, la sainte Anne en bois polychrome, regardant d'un air navré la jeune Marie, déchiffrant les Saintes Écritures en latin de cuisine sur un livre grossièrement ébauché?

Il faudrait un miracle...

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