LES RAVIOLI

Ils sont tous là. Les cinq fils de Don Corato. Ils ont accouru à l'annonce de l'agonie du chef de famille. Alignés le long du mur lambrissé, dans la chambre sombre aux lourds rideaux cramoisis, ils contemplent leur père et son intérieur de riche commerçant génois. Un décor pompeux, baroque : tableaux indéfinissables dans de lourds cadres dorés, assiettes multicolores aux murs, christ de bronze doré, énorme, au-dessus du lit de noyer.

Sur la table de chevet, une lampe à pétrole, au pied de cuivre, au ventre de cristal bleu, laisse filer un mince cordon de fumée grise et une lumière de mort.

Couché dans les gros draps de lin, le corps de Don Corato, puissant, trapu, semble avoir rétréci soudain. Les deux mains fortes à la peau jadis sombre ont pris une teinte grisâtre. Elles reposent à plat sur le dessus-de-lit de satin épais. Sur le léger oreiller de dentelle, incongru dans ce décor sinistre, le visage est de marbre blanc, orné de sourcils noirs, d'une moustache noire. Il ressort tel un masque de théâtre lugubre.

Don Corato n'est pas un vieillard. A cinquante-huit ans il vivait encore comme un jeune homme, tapant sur l'arrière-train des soubrettes, honorant son épouse douze fois l'an, et les prostituées de la taverne du port, douze fois plus.

La maladie l'emporte. L'une de ces maladies qui dans les années vingt demeure mystérieuse encore. On dit qu'une bête noire ronge le corps de l'intérieur, avale le sang et les forces, détruit la chair. C'est ainsi que la masse solide et charnue du corps de Don Corato s'est rétrécie, au point de lui coller la peau sur les os, de creuser ses tempes, d'amenuiser ses épaules, d'enfoncer sa poitrine. Même sa voix, autoritaire et forte, a rapetissé jusqu'au souffle.

La main de Don Corato a bougé. Il a levé un doigt, pour faire signe à l'un de ses fils. Lequel?

Il y a là Pietro, le cadet, au buste de chasseur, mais au regard veule. Il y a Luigi, le troisième, coquet, toujours à l'aise, à l'esprit négligent. Il y a aussi Fortuné, le quatrième, à la mâchoire carrée de prognathe de la préhistoire, le sourire fourbe. Et enfin Jéronime, le dernier, tête ronde d'éternel bébé, menton niais, lâche.

La main ne désigne personne en particulier, mais chacun sait qu'elle s'adresse à l'aîné, Joseph, maigre et sec, regard noir de pirate, le fort.

Le veule, le négligent, le fourbe et le lâche regardent donc, sans bouger, le plus fort approcher du père et se pencher vers lui.

Don Corato va parler. Les dernières paroles d'un agonisant en présence de ses fils sont sacrées. Ils devront les respecter jusqu'à leur propre mort.

- Joseph... regarde tes frères... ils ne sont rien, de la fumée... il faut prendre le pouvoir. Tu entends, Joseph? Prendre le pouvoir. Être le chef. Tu seras dur, il le faut. Ma fortune ne doit pas disparaître. Prend le pouvoir, fils.

Joseph incline la tête jusqu'à la main du père, qui le bénit.

Dans le silence oppressant de la chambre mortuaire, la respiration de Don Corato se ralentit. Il ouvre la bouche en grand, comme pour donner encore un ordre. L'air ne passe plus. Il est mort.

A l'enterrement de Don Corato, quatre escargots s'en vont. Ils suivent le chef, Joseph, qui mène le deuil. Le commandatore Joseph... Petit, l'œil noir, maigre et sec, il appuie une main ferme sur l'épaule de sa mère, dont on devine déjà qu'elle ne survivra guère longtemps à son époux. Le printemps frileux inonde le port de Gênes d'une pluie en rideau; elle accompagne le cercueil noir et or, bringuebalant sur le chariot des pompes funèbres tiré par deux chevaux emplumés de noir.

En cette année de grâce 1923, au mois d'avril, les catholiques du parti populaire italien démissionnent du gouvernement de Mussolini, et Don Corato rejoint sa terre natale. Ci-gît désormais le riche et puissant commerçant de Gênes. « Tu es poussière et tu retourneras poussière, marmonne le vieux prêtre... Deo gratias. »

Le lendemain de l'enterrement, Joseph, le fils élu, pénètre dans le bureau de son père défunt, où il a convoqué ses quatre frères. Il respecte ostensiblement le fauteuil de Don Corato et s'assied sur une chaise. La présence invisible l'aidera à assener les ordres qu'il a préparés.

- Assieds-toi, Pietro...

Pietro, le veule, s'assied de biais, un bras accroché au dossier comme pour éviter de regarder en face.

- Assieds-toi, Luigi...

Luigi, le négligent, croise les jambes, et donne un coup de manchette sur son soulier verni.

- Assieds-toi, Fortuné...

Fortuné, le fourbe, salue son frère sans le regarder, époussette la chaise et prend place.

- Assieds-toi, Jéronime...

Jéronime le lâche, inquiet d'être nommé le dernier, s'assied rapidement, épaules voûtées.

Alors Joseph, le fils élu, ouvre un tiroir du bureau de feu Don Corato, en sort un dossier de cuir, puis un document qu'il lit à haute voix, en exécuteur testamentaire des dernières volontés du père.

- Il vous est fait défense de toucher un sou, ou d'en dépenser un sans mon accord. Il vous est fait défense de contracter des dettes, ou de signer un acte quelconque qu'il s'agisse d'achat ou de vente. Il vous est interdit de divorcer, et de vous remarier en cas de veuvage. Il vous est interdit...

Tout est interdit, sans l'accord du chef. Et pour toute faute commise, des sanctions sont prévues, que le commandatore nouveau énumère dans un silence de mort. Puis il pose le document sur le bureau du père, face au fauteuil vide, avance une plume et ordonne :

- Vous signez ici, chacun votre nom, dans le respect de notre père vénéré et son souvenir éternel.

Quatre fois, dans le bureau silencieux, la plume crisse sur le papier. Puis le commandatore sèche le document à l'aide d'un tampon buvard à la poignée de corne, le repose sur le bureau, range le document dans le dossier de cuir, le glisse dans un tiroir du bureau qu'il ferme à clé. Alors seulement il repousse la chaise, prend place lentement et solennellement dans le fauteuil du chef, et dit :

- Voilà qui est bien. Je déposerai ce contrat au coffre de la banque. Nous pouvons passer à table, mon épouse a préparé pour vous des ravioli...




Ainsi passent les années, dans la tourmente fasciste, la guerre, l'après-guerre. La vie des hommes continue, chaotique. Nikita Khrouchtchev tape sur la table de l'ONU avec sa chaussure, les jeux Olympiques de Rome remplacent ceux de Munich, Adolph Eichmann est piégé par les services secrets d'Israël, et à Gênes, en Italie, les affaires du commandatore Joseph Corato se portent bien.

C'est au mois d'octobre de l'année 1960, c'est-à-dire trente-six ans et six mois après la mort de Don Corato, le père, qu'une chose étrange se produit dans le cabinet d'un petit avocat crasseux, non loin du port, au dernier étage d'un immeuble vétuste. Maître Galatzeo a la mèche brillantinée, une soixantaine d'années, et une pluie de pellicules orne le col de sa veste noire. Il incarne à lui tout seul le passé mercantile et souvent juridiquement tordu de la grande cité portuaire. Ce jour-là il raccompagne obséquieusement un client, en trottinant à pas menus dans un couloir encombré de mille dossiers poussiéreux. Autant de mystères sordides...

- J'arrangerai cette affaire, ne vous inquiétez pas...

Maître Galatzeo est un spécialiste des « affaires ». Sourire cauteleux, il trame des « arrangements » machiavéliques, embrouille les textes de loi avec dextérité, et vit d'honoraires souterrains.

Tout au fond de la salle d'attente de maître Galatzeo, se tient un vieillard, au visage rond de bébé sénile, aux cheveux blancs, frisés, qui le regarde d'un œil suppliant.

La vieille secrétaire glisse à l'oreille de maître Galatzeo :

- Il veut absolument vous parler, je ne sais pas qui il est.

Maître Galatzeo ne se fie pas forcément à la mauvaise mine de ses clients éventuels. Une affaire reste une affaire, même si elle sent mauvais.

- Vous désirez, monsieur...?

Le vieillard ne donne pas son nom, il semble embarrassé, gêné, quémandeur aussi, mais de quoi?

- C'est vous, Galatzeo?

- C'est moi... de réputation en tout cas. Que puis-je pour vous, monsieur?

- Je n'ose pas vous le demander...

- Allons, allons, ce n'est sûrement pas si grave... Je vous écoute...

- Je voudrais... avant... s'il vous plaît... avant... je voudrais... manger un plat de ravioli.

Stupéfait, maître Galatzeo reste un instant silencieux, ce qui est rare chez lui, puis il répète sans y croire :

- Un plat de ravioli? C'est ce que vous me demandez?

- Je voudrais le manger...

Le vieillard n'a pas l'air dément, ni ivre, il doit avoir quelque soixante-dix ans, peut-être un peu gâteux, sûrement gourmand, car il passe une langue rapide sur ses lèvres rondes, en répétant :

- Manger des ravioli... C'est ça que je veux... avant.

- Mais avant quoi, monsieur?

— Les ravioli... s'il vous plaît... manger.

- Vous n'avez pas d'argent? C'est ça?

- Ah si, ah si, j'ai de l'argent... beaucoup d'argent... riche...

- Et vous ne pouvez pas acheter des ravioli? Vous êtes peut-être malade? Le médecin vous a ordonné un régime?

- Malade, moi? Le médecin? Pas vu de médecin depuis trente ans...


- Alors pourquoi? Je ne comprends pas?

- C'est pour ça que je suis venu vous voir. Moi, je ne comprends pas non plus pourquoi j'ai pas de ravioli à manger quand j'en ai envie, alors que j'aime les ravioli... donc je suis venu vous voir... Vous avez des ravioli?

Maître Galatzeo réfléchit. Vite. Un petit frisson vient de lui parcourir l'échine. Son sixième sens l'avertit que ce vieux bonhomme gourmand de ravioli représente peut-être une bonne affaire. N'a-t-il pas dit être riche? Très riche?

Dieu et le diable du commerce lui en sont témoins, maître Galatzeo a souvent flairé ainsi de sombres histoires de séquestrations de vieillards, de captations d'héritages, de piles de lires sous les matelas... Puisque ce vieux réclame des ravioli, pourquoi ne pas les lui offrir, et étudier l'affaire? Car il y a sûrement une affaire derrière ces ravioli... sûrement.

Maître Galatzeo décide qu'il ira déjeuner en compagnie de cet étrange personnage. Il lui tape affectueusement dans le dos, en le traitant de « cher client », et l'entraîne vers un restaurant du port, à l'élégance et à la propreté douteuses, mais où les ravioli sont à la carte.


A peine installé devant le plat, le vieillard s'empare d'une fourchette, inonde son assiette de parmesan râpé, lève les yeux au ciel comme en prière et s'empiffre aussitôt. Avec une régularité et un appétit stupéfiants, il avale les ravioli, les engouffre, prenant à peine le temps de faire glisser le tout d'un verre de vin. Il est affamé, grotesque, tragique, et il en redemande...

Maître Galatzeo le prend en pitié :

- Il y a longtemps que vous n'avez pas mangé?

- Je mange. Mais pas beaucoup. On me donne de moins en moins à manger...

C'est à la deuxième assiette de ravioli que maître Galatzeo en apprend davantage :

- Pas beaucoup à manger, mais à manger... Seulement les ravioli... il y a longtemps que je n'en ai pas goûté, très longtemps... si longtemps...

- Mais pourquoi puisque vous êtes riche?... Parce que vous êtes riche ?

- Je m'appelle Corato... fils de Don Corato... vous savez? Les magasins, les entrepôts... les docks... Corato...

Maître Galatzeo en reste pantois. Ce vieillard en haillons serait l'héritier de la fortune Corato? Il en serait réduit à mendier un plat de ravioli comme un vieillard échappé de l'asile?

- Vous ne me croyez pas maître Galatzeo? Venez... je vais vous montrer.


Ayant fini d'avaler les derniers ravioli, le vieillard entraîne l'avocat vers un grand immeuble bourgeois, à la façade ornée de cariatides.

- Voilà, c'est ici, je vais vous présenter mon frère, Pietro, il doit être là, j'entends l'aspirateur... Moi c'est Jéronime...

Dans le hall imposant de l'immense immeuble, Jéronime appelle :

- Pietro ? Tu es là, Pietro ?

- Au cinquième...

Alors Jéronime Corato guide l'avocat vers l'ascenseur :

- Montez au cinquième, moi, je dois prendre l'escalier de service.

Maître Galatzeo doute un peu de son flair. L'aurait-on pris pour un pigeon? Pourquoi un Corato prendrait-il, chez lui, l'escalier de service... Ce doit être un laveur de carreaux, qui l'a embobiné pour un bon repas.

Au cinquième, en ouvrant la porte de fer forgé de l'ascenseur, maître Galatzeo se trouve face à un homme d'une soixantaine d'années, aux maigres épaules, vêtu d'un costume rapiécé, qui range un aspirateur dans un cagibi.

- Je suis maître Galatzeo, vous êtes Pietro? Pietro Corato?

- Oui... où est Jéronime, il va être puni...

- Je suis avocat. Jéronime est dans l'escalier... Je ne comprends pas, cet immeuble vous appartient?

- C'est vrai...

- Et l'immeuble voisin aussi?

- C'est vrai, et celui d'en face...

Jéronime Corato, essoufflé et se tenant l'estomac, parvient enfin au cinquième étage et attire maître Galatzeo vers un balcon :

- Regardez, maître, regardez. Les magasins, en face, se sont les plus chics et les plus chers de la ville, vous voyez... L'échelle, vous voyez celui qui est sur l'échelle, avec les bottes, et le seau... c'est mon frère Fortuné. Il faut venir le voir aussi.

Dans la rue, devant Fortuné, au regard oblique, à la mâchoire presque dépourvue de dents, maître Galatzeo se présente. Il a retrouvé confiance en son sixième sens.

- C'est à vous ces magasins?...

- Oui...

- Mais alors ceux de la rue Principe-di-Parme...

- Ils sont à nous aussi... Et vous devez voir le grand garage Fiat...

Au grand garage Fiat, maître Galatzeo fait la connaissance de Luigi, qui transporte les poubelles,

- Vous êtes Luigi Corato?...

Pour en avoir le cœur net, tout de même, l'avocat avise un contremaître, dans un bureau vitré, et se présente seul.

- Vous connaissez les quatre frères Corato?

- Évidemment, monsieur...

- Le garage est vraiment à eux?

- Ils sont propriétaires, monsieur. Pourquoi?

- Mais... c'est Luigi qui s'occupe des poubelles?

Le visage du contremaître se ferme.

- Ça, c'est leurs affaires. Ces gens-là s'organisent comme ils veulent, moi ça ne me regarde pas...

Après un conciliabule avec les quatre frères, maître Galatzeo fait quelques vérifications rapides, et se rend à la police de Gênes, le sourire aux lèvres, la mèche gominée et conquérante.

Le lendemain, suivi de deux policiers, il frappe à la porte du bureau du commandatore Joseph Corato. Le commandatore est en rendez-vous, affirme une secrétaire moustachue et sans âge, vous désirez?

C'est une perquisition. Sur plainte déposée par maître Galatzeo au nom de ses quatre clients Corato. Pietro, Jéronime, Luigi et Fortuné.

- Mais le commandatore n'est pas là!

Les policiers n'ont pas besoin de lui. Légalement les quatre frères sont domiciliés ici, ils ont le droit d'autoriser la perquisition.

C'est Jéronime le gourmand qui mène la visite, à travers le dédale cossu de la grande maison bourgeoise. Tentures, couloirs, salons, chambres, tableaux... Bibelots, salle à manger somptueuse, bibliothèque, fumoir...

- C'est là que vit Joseph, il y a des cuisines, et la cave aussi...

Puis Jéronime guide les visiteurs vers le dernier étage, un couloir sombre, un escalier étroit, humide, lugubre :

- Nos chambres sont là. Nous avons chacun une chambre, nous mangeons dans notre chambre, quand il nous donne à manger, mais il en donne peu, il dit que notre entretien lui coûte cher.

Quatre chambres de bonne : un lit de fer, une table de bois et deux chaises, une armoire.

Les quatre frères Corato partagent le même domaine sous les toits, la même pauvreté.

Depuis trente-sept ans, ils travaillent sans toucher le moindre salaire. Joseph, le fils élu, ne restitue jamais à ses frères la moindre part de leurs revenus.

Et pourtant ils sont milliardaires.

Les locataires des immeubles dont ils sont propriétaires leur octroient souvent des pourboires, pour avoir lavé l'escalier, rangé les poubelles, fait les vitres, distribué le courrier. Car ils savent tous, que l'aîné ne leur donne rien, alors qu'il porte les frais d'entretien des immeubles sur les quittances de loyer des locataires. On leur donne même des vêtements usagés.

Depuis une bonne dizaine d'années, Joseph refuse même de recevoir ses frères, de leur parler, et lorsqu'il les croise, il passe au large. Jéronime explique :

- Il nous trouve bêtes et sales. Quand il a quelque chose à nous dire, il glisse un billet sous la porte de la chambre.

Ils sont là les derniers billets du commandatore Joseph Corato, à l'intention de ses frères :

A Jéronime : « Tu seras privé de nourriture pendant vingt-quatre heures, tu as volé deux œufs durs à la cuisine... »

A Pietro : « Tant que tu n'auras pas signé ce papier, demi-ration de nourriture. » (Le papier est un certificat destiné à l'administration et mentionnant que Pietro est à sa charge.)

A Luigi : « Tu as réclamé des pommes de terre alors qu'on te donnait une soupe. Pas de soupe pendant trois jours. »

A Fortuné : « Ton costume ne mérite pas d'être changé. Tu n'as pas fait le ménage hier soir au magasin. Demi-ration pendant une semaine. »

L'essentiel des punitions porte sur la nourriture, les vêtements.

L'avocat attend patiemment dans l'antichambre du bureau directorial. Les deux policiers ont fait leurs constatations, les quatre frères se sont enfermés dans leurs chambres, terrorisés, accusant Jéronime d'avoir soulevé la tempête. Ils craignent les représailles.

L'avocat, lui, voit briller des paquets de milliers de lires.

La silhouette autoritaire du frère élu se dresse devant lui, à cinquante centimètre au-dessus du bureau, jadis occupé par son père Don Corato.

- Qu'est-ce que vous venez me raconter? Je suis le chef de famille, il en fallait un. J'ai agi pour le bien de tous. Pietro est veule, Luigi négligent, Fortuné est un fourbe et Jéronime un lâche. D'ailleurs c'est lui, ce lâche, qui est allé vous trouver. Si je n'avais pas pris le pouvoir, il y a des années, que seraient-ils devenus? Que seraient-ils aujourd'hui? Des vauriens, des clochards, des voleurs, des fainéants...

Maître Galatzeo a un sourire de fouine :

- Est-il vrai que vous leur avez fait établir, à chacun, un testament en faveur de votre fils unique?

- C'est exact! Et alors? Ils y ont consenti, ils savent que j'ai raison, afin que notre patrimoine ne soit pas dispersé.

- Jéronime et votre frère Pietro m'ont dit que pour les y obliger vous les aviez mis au pain sec et à l'eau?...

- Bobards...

- Est-il vrai que vous avez fait partir, sous la menace, une jeune fille que Luigi voulait épouser?

- Mensonge! J'ai simplement expliqué à cette fille qu'elle se conduisait très mal en incitant mon frère à rompre le contrat qu'il avait signé.

- Est-il vrai que vous avez contraint Fortuné à renoncer à avoir des enfants?

- Ce n'est pas ma faute s'il ne peut pas en faire...

- Que vous l'avez pour cela enfermé dans sa chambre durant trois mois?

- Il était malade.

- Que vous avez dit à sa femme qu'il était atteint de syphilis?

- C'est lui qui le disait...

- Commandatore... vous connaissez les affaires?

- Je connais les avocats... Vous ne prouverez rien...

- Vous connaissez les lois?

- J'ai la loi pour moi, les dernières volontés de mon père...

- Est-ce que les dernières volontés de monsieur votre père exigeaient, entré autres, de faire interner vos frères pour démence?

- Ils sont libres...

- Le docteur San Giani n'a-t-il pas déjà établi un certificat à propos de Pietro? N'a-t-il pas ordonné des médicaments à Luigi... à Fortuné... et déclaré que Jéronime était sénile, gâteux, et devait être placé sous tutelle?

- Ils sont débiles tous les quatre...

- Combien auriez-vous payé le juge qui aurait entériné ces diagnostics ?

- Mensonge, infamie... Je prouverai qu'ils sont fous!



La procédure fut longue, longue... avec de beaux honoraires pour maître Galatzeo, à qui ses quatre clients, futurs multimillionnaires après partage, lui avaient promis un excellent pourcentage.

C'est devant le juge qui lui demandait pourquoi, après trente-six années d'esclavage, lui, Jéronime, le lâche, s'était enfin décidé à accuser son frère de captation d'héritage, que Jéronime a déclaré innocemment :

- Les ravioli... Monsieur le juge. La veille... j'ai senti l'odeur des ravioli. La femme de Joseph les faisait si bien. La dernière fois que j'en avais mangé c'était le lendemain de l'enterrement du père. Et ceux-là n'étaient encore pas pour moi. Ils étaient pour Joseph... Alors j'ai eu une envie terrible de manger des ravioli, je suis allé voir maître Galatzeo, parce qu'il habitait au-dessus d'un restaurant où il y avait des plats de ravioli tous les jours sur les tables... Je les voyais en passant, j'attendais le soir, mais je n'en trouvais jamais dans les poubelles... jamais.

Les dossiers extraordinaires T1
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