LE DOUBLE CRIME DU MÉMORIAL
Monsieur Simenon écrivait, à propos de cette histoire :
« Je pense que cette inimaginable affaire restera dans les annales criminelles comme un exemple que l'on citera aux jeunes inspecteurs trop imaginatifs ou trop impatients... »
Venue d'un maître du récit criminel, cette réflexion porte à croire que les policiers qui l'eurent en charge furent en effet trop imaginatifs et trop impatients.
Examinons les faits, minutieusement, afin d'en obtenir la preuve.
Il est près de Chicago, Illinois, un endroit merveilleux où les parterres, les corbeilles fleuries sur des gazons somptueux côtoient des bois encore sauvages, parcourus d'immenses allées droites d'arbres plusieurs fois centenaires. Il est à peine connu des citadins, et très peu fréquenté, c'est pourquoi les amoureux de la nature et les amoureux de l'amour profitent tranquillement de ce cadre splendide qui les soulage de la ville monstrueuse, étalée au pied de ses terrasses. Le Parc du Mémorial est notre décor.
Le 22 décembre 1963, quarante-huit heures avant Noël, donc, un employé municipal, chargé du ramassage des feuilles mortes, marche dans une allée, en poussant son petit chariot devant lui, le balai en travers, la pelle sur le dos. Il fait frisquet à cette heure matinale.
Dans l'allée du Paradis, aussi loin que peut porter le regard de l'employé, deux taches... deux formes incertaines, et l'aboiement d'un chien.
L'employé s'approche, curieux, et se disant qu'il va probablement découvrir deux amoureux transis. A huit heures du matin, en plein hiver, l'amour doit avoir du mal à réchauffer les corps.
Il y a deux corps en effet. Deux cadavres, un jeune homme et une jeune fille. Les visages ensanglantés sont méconnaissables, et un pauvre épagneul couleur d'automne monte auprès d'eux une garde farouche. L'employé ne peut même pas approcher à un mètre. Il abandonne sa charrette et court au travers des allées, jusqu'au poste téléphonique des gardiens du parc. Lorsque la police arrive, une vingtaine de minutes plus tard, le chien aboie toujours et deux hommes le maîtrisent avec peine.
Les deux jeunes inconnus ont à peu près vingt ans, ils ont été tués de plusieurs balles dans la tête. Dans l'herbe, sept douilles de calibre 7.65, mais l'arme est introuvable, ainsi que les papiers d'identité des victimes.
Seul l'épagneul dispose d'une identité, son collier. L'adresse indiquée est celle de Miss Eleonor Dickwelle, productrice d'un show de télévision célèbre aux États-Unis.
Miss Dickwelle apprend brutalement la mort de sa pupille, Virginie Scott. Originaire du Colorado, la jeune fille lui servait de secrétaire, mais c'était aussi une amie.
- Une fille sympathique, indépendante, jolie... Tout le monde l'aimait... dit-elle aux policiers.
Une semaine plus tôt, Virginie assistait à un bal de la télévision, et y avait rencontré un jeune technicien, Jerry Hodgett. Jerry habitait à l'hôtel car il était venu de Denver, Colorado, pour faire un stage à Chicago. Un garçon courageux et particulièrement méritant.
Virginie et Jerry se sont plus, ils ont commencé à sortir ensemble, personne n'était contre, Eleonor approuvait.
Le mercredi précédent, ils sont convenus tous les deux d'une balade au Parc du Mémorial. Ils sont partis vers cinq heures.
Miss Eleonor explique :
- Hier, donc, Virginie est partie au volant de la Buick grise, que je lui prête d'habitude. Elle devait retrouver Jerry en ville... Depuis, je ne l'ai pas revue.
Au Parc du Mémorial, un gardien peut confirmer l'heure d'arrivée du couple dans la Buick grise. Ils sont entrés par la porte des Plaines, et le gardien a dû leur demander de déplacer leur voiture, mal garée, qui gênait le passage dans l'allée du Paradis.
Plus tard, un autre gardien a remarqué, au même endroit, et roulant à petite vitesse, un vieux taxi break, une Dodge noire et rouge. Le chauffeur avait une visière pare-soleil bleue, et transportait un client d'une quarantaine d'années, vêtu d'une gabardine bleu ardoise.
Le témoignage de ce gardien est retenu par la police, car il déclare que le client qui se trouvait dans ce taxi avait l'air aux aguets.
Un homme dans une voiture, guettant sur les lieux du crime, c'est évidemment important.
Cela permet d'établir une hypothèse, selon laquelle cet homme aurait premièrement congédié son taxi, se serait approché de la Buick où se trouvaient les deux jeunes gens, les aurait tués, puis aurait transporté les corps hors de la voiture, après quoi il se serait enfui avec la Buick, tous feux éteints, vers la porte des Plaines.
Car une voiture tous feux éteints a failli renverser un gardien qui se tenait à cette porte. Elle a filé ensuite pour franchir la rivière Fox.
La police apprend qu'un certain docteur X aurait fait une cour assidue à Virginie et proposé de divorcer pour l'épouser. Un jaloux, un mobile. Mais cette piste est abandonnée.
Deux camarades de Jimmy sont également interrogés longuement, sur le même mobile, la jalousie. Sans résultat.
Le récit de la découverte de ce double crime dans le Parc du Mémorial, à la veille de Noël, a ému considérablement le public. Car tous les éléments sont réunis pour susciter l'émotion. Deux jeunes gens, deux amoureux, beaux, intelligents, heureux, et leur chien « Upup », font des rêves d'avenir, et échangent des serments sous les arbres. Ils lisent des poèmes, car on a retrouvé un livre près d'eux. Le chien gambade dans les feuilles, c'est un tableau de bonheur idyllique. Et la mort survient. Le chien reste seul hurlant à la mort devant les cadavres de ses jeunes maîtres, refusant qu'on les approche, gardien fidèle de l'amour mort. C'est émouvant, et le public se passionne pour l'enquête.
Or, au deuxième jour de cette enquête, le chauffeur du taxi Dodge noir et rouge, largement décrit dans les journaux, et considéré comme le témoin capital, ne s'est toujours pas présenté à la police.
Mais un sergent de police a retrouvé la Buick. Elle est garée, feux allumés, dans une petite rue tranquille à proximité du parc, et à cinquante mètres d'un poste de police. Faute d'inattention sans doute. Alors que depuis deux jours le numéro d'immatriculation de cette voiture et sa description complète étaient publiés dans toute la presse... elle était depuis deux jours sous le nez, ou presque, de la police.
Bref. Le véhicule enfin retrouvé est soigneusement examiné. La glace avant droite, brisée par les projectiles, a été baissée par l'assassin, pour ne pas qu'elle soit remarquée, certainement. Il y a du sang sur la banquette avant, mais l'extérieur de la voiture a été nettoyé avec le manteau de fourrure de Virginie, que l'assassin a ensuite caché dans le coffre arrière, fermé à clé. Le sac de Virginie est resté sur le siège avant, ouvert. Il ne contient que de petits objets féminins, un carnet d'adresses, et un billet de deux dollars.
Il faudrait donc écarter l'hypothèse du crime crapuleux. Mais deux dollars ce n'est rien. Le voleur assassin a très bien pu les oublier, d'autant plus que l'on ne retrouve pas le portefeuille de Jerry, et que ses poches étaient vides, absolument vides.
Mais l'hypothèse du crime passionnel semble être la bonne, surtout si l'on considère les détails suivants.
Miss Eleonor sait que Virginie avait toujours dans son sac des photos, beaucoup de photos de ses camarades, garçons ou filles. L'assassin aurait fait disparaître les photos pour supprimer un indice. Ce serait donc un familier de la jeune fille. Il a pris également les clefs de la Buick et la carte d'immatriculation. Là on se demande bien pourquoi. Dans le cendrier de la Buick, un ticket d'entrée du parc permet de situer plus précisément l'heure d'arrivée du couple.
D'autre part, la distance entre les lieux du crime et la rue où a été retrouvée la Buick est d'un mille, mais sur un itinéraire assez compliqué. On peut donc supposer que l'assassin connaissait bien la région, qu'il l'habite peut-être, ou qu'il y travaille.
Au troisième jour de l'enquête, deux témoins se présentent. Ce jour-là, en fin d'après-midi, ils se trouvaient dans le Parc du Mémorial et ont vu descendre du fameux taxi noir et rouge un homme en gabardine. Ils ont remarqué la visière bleue du chauffeur.
Chicago compte six cents taxis de modèle Dodge, dont cent cinquante sont noirs, cinquante rouges, et vingt-cinq noirs et rouges.
Les chauffeurs de taxis Dodge deviennent la proie des policiers qui les interrogent sans relâche, et sans résultat.
Le commissaire Henry, chargé de l'enquête, en est donc là. Il refait le parcours du criminel. La Buick a une boîte de vitesses automatique. Celui qui la conduisait ce jour-là devait la conduire avec aisance, car il a accompli le parcours sans faute. Il fallait savoir en effet qu'à cette heure-là le passage à niveau de la sortie des Plaines n'est pas fermé. Ensuite, en garant la voiture dans la rue, il a soigneusement fermé la serrure antivol, et bloqué la direction. Peut-on en déduire que le criminel a l'habitude de conduire cette voiture-là, ou une autre du même modèle?
La grande inconnue est de comprendre pourquoi le chauffeur du taxi ne se manifeste pas.
Il y aurait peut-être une explication à cela.
Le quatrième jour de l'enquête, le commissaire Henry entend des témoins de la sous-station de la Southern Pacific du Parc. Ils ont vu sortir le taxi Dodge, par le passage à niveau des Plaines. Et il n'était pas à vide. Il y avait un client sur le siège arrière qui a fait un signe de main, en passant la grille, pour remercier le garde.
Comme le chauffeur ne s'est toujours pas présenté à la police, changement d'hypothèse.
Le criminel a pu se rendre à pied dans le parc, il s'y trouvait déjà avant l'arrivée du couple.
Le commissaire Henry cherche à établir le plus précisément possible l'emploi du temps du couple, entre le départ de Virginie en voiture, et leur entrée au parc.
Premier point. Eleonor Dickwelle et tous les amis des jeunes gens excluent, dans leurs témoignages, une dispute ou un malentendu quelconque. Pas une fausse note, pas une allusion équivoque. Ces deux-là n'avaient que des amis, et ils s'aimaient.
Seule Eleonor Dickwelle semblait être au courant de leur projet de balade. Il faut donc vérifier dans le carnet d'adresses de Virginie si quelqu'un d'autre en était informé.
L'emploi du temps de toutes ces personnes est épluché. Ainsi que l'emploi du temps d'une quantité industrielle de suspects. Car, de bonne foi, beaucoup de témoins se présentent à la police. On signale des Dodge, ce qui provoque des descentes de police. On signale en foultitude des gabardines bleu ardoise.
Et voici que surgit dans ce fatras un homme en gabardine bleu ardoise. Dénoncé.
Monsieur Pea est ingénieur. Il a pris un taxi Dodge noir et rouge pour venir de son usine de Naperville livrer du matériel. Mais monsieur Pea n'a pas lu les journaux et tombe des nues. Il effectuait une livraison, certes, mais à onze heures du matin, et non vingt et une heures. Il a une gabardine, certes, comme tout le monde, mais elle n'est pas bleu ardoise. Vérification faite, le malheureux Pea est mis hors de cause. Le commissaire Henry se voit alors informé d'une autre piste sérieuse. Des collègues viennent d'arrêter un déserteur dans l'Indiana. Vingt et un ans, porteur d'un 7.65 qui a servi, et une lourde hérédité. Plusieurs vols, dont un vol de voiture. On l'a entendu proférer des menaces de mort à l'adresse d'une jeune fille inconnue. Et il était à Chicago le 22 décembre. On sait qu'il peut parfaitement conduire une Buick à boîte de vitesses automatique. On sait aussi qu'il s'intéresse au double crime, particulièrement.
Il y a souvent un déserteur, dans ce genre d'histoire. Le déserteur est soupçonnable de tout, puisqu'il déserte.
Mais il n'y aura pas d'erreur judiciaire avec ce déserteur-là. Le 21 décembre, jour du crime, heure du crime, il volait du linge quelque part dans le Missouri.
Le commissaire imagine le criminel comme un homme de sang-froid, possédant une certaine habileté technique. Soucieux d'éviter les fautes. Quelqu'un capable de tuer rapidement et d'une main sûre. Quelqu'un qui n'oublie aucune empreinte, qui prend le temps d'essuyer le sang sur le coffre. Un calme et un méticuleux qui verrouille la direction de la voiture, les serrures, allume les feux de position de la voiture avant de l'abandonner dans la nuit. Voilà le portrait psychologique du criminel, selon la police. Rien à voir avec un déserteur quelconque, un voleur à la petite semaine, incapable d'exécuter froidement et rapidement deux jeunes gens dans leur voiture, et d'accomplir le reste du parcours. Il s'agit d'un exécuteur professionnel implacable.
L'ennui c'est que... peut-être... on surestime ce criminel. Que l'imagination des policiers devant ce crime incompréhensible les emporte... trop loin.
L'assassin ne serait-il pas un médiocre? Un minable?
Voici venir des témoins dignes de foi, apportant une information capitale.
Ils ont vu rôder, aux alentours de la Buick grise dans le parc, des jeunes gens, minces, vêtus d'imperméables étriqués.
Une nouvelle hypothèse tombe dans le jackpot.
Il s'agirait du crime d'une bande de jeunes malfaiteurs qui ne craignent pas de tuer pour quelques cents.
Comment retrouver ce genre d'assassins?... C'est quasiment impossible. Aucun lien avec les victimes, dispersés dans la ville, il faudrait un miracle.
Or voici venir un drôle de miracle. Il est habillé de bêtise. D'une bêtise exceptionnelle, en or, en diamant, qui pèse des tonnes, gigantesque comme les pyramides, immense comme le Sahara, glacée comme l'Antarctique.
C'est triste la bêtise, infiniment.
Il existe à Chicago deux êtres habillés de cette monstrueuse bêtise, laide, méchante, désarmante et pitoyable. Le genre de bêtise qui soulève une folle envie de taper dessus.
Ceux-là la possèdent, ils en sont imprégnés. Pas fous. Non. Pas du tout. Normaux. Bêtes.
Le 12 janvier, la bêtise entre en scène.
Une voix qui téléphone aux Établissements Pecker, un petit constructeur de radio-T.V. à Chicago.
- Allô!... Ets Pecker... Ici la maison Amstrong et Finally. Préparez-nous quatre magnétophones. On passera les prendre demain.
L'homme qui vient de passer cette commande téléphonique dit s'appeler Fisher. Il prend livraison des magnétophones, mais trouvant que la charge est trop lourde, il laisse les piles.
Monsieur Pecker doit trouver la chose bizarre, les livreurs ont en général une voiture. Alors il téléphone aux Établissements Amstrong et Finally, qui existent bien, mais où ce Fisher est inconnu.
Sept jours plus tard, à l'autre bout de Chicago :
Un shérif de quartier transmet à un lieutenant du bureau central de la police un pistolet 7.65 qu'une voisine, madame Mariani, lui a confié. Elle avait peur que son fils fasse des bêtises avec cette arme.
Le lieutenant convoque le fils Mariani, histoire de le sermonner.
Pendant ce temps, le même jour à 10 heures, le dénommé Fisher téléphone à monsieur Pecker.
- Ici Amstrong et Finally. Je vous envoie notre livreur pour prendre trois postes T.V.
Monsieur Pecker raccroche, en trouvant le bonhomme « gonflé ». Il met au point un plan de bataille privé.
Le petit escroc sera introduit dans la salle d'attente. Aussitôt, les employés boucleront les issues. Et deux costauds coinceront Fisher.
A 10 h 25, le gardien de l'usine aperçoit Fisher au coin de la rue et donne l'alerte.
A 10 h 45, Fisher est traîné par les deux costauds devant monsieur Pecker. Il essaie de fuir, on le maîtrise et la police du district est alertée.
A 10 h 50, monsieur Pecker demande à son voleur :
- Si tu me dis où sont les appareils que tu as volés, je retire ma plainte.
- A la consigne de la gare de Southern Pacific. Je vous donne le ticket.
Et Fisher veut fouiller dans sa poche, mais un des costauds l'en empêche ;
- Je le prends moi-même, lève les bras...
Fisher se débat aussitôt et prend une baffe car on découvre dans la poche intérieure de son veston un pistolet et deux chargeurs.
A 11 h 45, les inspecteurs de la police du district arrivent aux établissements Pecker. Ils emmènent Fisher au siège de la police et, dans la voiture, l'un des inspecteurs dit en plaisantant, devant le petit minable :
- Alors, l'assassin du Mémorial, c'est pas toi, par hasard?
Et Fisher répond :
- Si.
L'inspecteur lui tape dans le dos méchamment :
- Ça va, hein... tu te foutras de nous un autre jour...
- Vous ne voulez pas me croire? Regardez ça...
Et Fisher exhibe la carte d'immatriculation de la Buick et le permis de conduire de Virginie.
A 11 h 30, les policiers du central de Chicago ont identifié l'arme confisquée au fils Mariani. Elle a été volée à la Cartoucherie Wesson. Il est évident que le voleur ne va pas se présenter tout bêtement pour un sermon. On décide donc d'aller le chercher. Il n'est pas chez lui, dit la mère, il est à la cordonnerie de son oncle, juste à côté.
11 h 45 : Arrestation de Mariani à la cordonnerie.
12 h 00 : Au siège du district, Fisher est en train de confirmer ses aveux, il dénonce son complice Mariani. Des policiers foncent pour arrêter ce Mariani. On leur répond qu'il est à la cordonnerie de son oncle à côté...
Et non. Puisque à 12 h 30, Mariani est en train d'avouer devant les policiers du central de Chicago, le double crime du Mémorial...
Ce qui n'empêche pas les policiers du district, à 12 h 45, de se précipiter à la cordonnerie où on leur répond bien logiquement que Mariani vient d'être arrêté, trois quarts d'heure avant... par d'autres policiers.
Passons sur le méli-mélo des deux polices qui se marchent sur les pieds. Perquisition, confrontation, inculpation, les deux assassins du Mémorial sont écroués vers deux heures trente du matin, et leurs photos dans tous les journaux du lendemain.
Surprise. On attendait l'arrestation d'un criminel d'envergure. Un solitaire, un monstre froid et méthodique, au visage inquiétant, au regard dur. Un vrai, en somme. Un comme les policiers l'imaginaient depuis le début, un comme le décrivaient les journalistes...
Et voilà deux abrutis intégraux.
Fisher, photo de face. Bellâtre, toujours bien « sapé », petite moustache, lunettes de soleil prétentieuses, faux calme qui joue les durs. Surtout avec Mariani qu'il regarde d'un air méprisant et dominateur.
Mariani, photo de face. Du mou. Grand nez, grande bouche, le tout prêt à tomber, dirait-on. Imperméable avachi, sur un corps d'escogriffe avachi. Le tout d'une veulerie écœurante.
Fisher. Photo de profil. Nez long sans caractère, traits tombants. Veulerie du menton.
Mariani, Photo de profil. Insondable de niaiserie.
Comment ces deux tristes imbéciles ont-il pu commettre un crime semblable ?
On ne sait pas. On ne saura jamais. Il n'y a là ni mystère, ni explication, il n'y a que bêtise incommensurable.
On peut être bête par manque d'éducation et excusable. Mais dans leur cas, cette bêtise-là n'excuse rien.
Certes, il y a eu enfance lamentable. Les deux freluquets se sont connus à l'orphelinat. Fisher dominait Mariani. Il rêvait d'être chef de bande, un A1 Capone, et de faire des hold-up...
Ils sont venus séparément à Chicago. Fisher, complètement mythomane, se prétendait patron d'une boîte d'électronique, et signait des papiers « Agent Général ». En réalité il vivait d'escroqueries minables, dans une chambre d'hôtel, où l'on retrouve pour six mille dollars de matériels, téléviseurs, postes de radio, rasoirs électriques, ou magnétophones.
Mariani, lui, vivait chez sa tante, était censé travailler chez son oncle, mais passait son temps au billard électrique voisin, en se prétendant atteint d'une maladie du cœur.
Un jour, les deux minables se retrouvent, pour des petits coups minables. Et ils décident d'organiser, « scientifiquement », dit Fisher, un grand coup dans un magasin la semaine de Noël. Il leur faut une voiture. Et comme ils sont l'un comme l'autre incapables de voler une voiture en bricolant les fils du contact, ils doivent voler une voiture avec la clé de contact.
Ils essaieront plusieurs fois. Ils se dégonfleront plusieurs fois.
Et puis, le 21 décembre, Fisher entraîne son double au Parc du Mémorial. Là-bas les promeneurs laissent souvent la clé sur le contact.
Et ce jour-là il n'y a qu'une voiture, arrêtée dans l'allée du Paradis, et deux jeunes gens à l'intérieur qui lisent ensemble un recueil de poèmes, à haute voix.
Les deux minables se cachent dans les broussailles, et attendent longtemps. Une sorte de panique les prend à l'idée de rentrer bredouilles. Ce serait la preuve qu'ils ne sont que des minus, des poules mouillées trimballant des rêves de gangsters trop grands pour eux.
Et Fisher dit :
- Y'en a marre, on y va.
Mariani marche vers la Buick, le revolver à la main, pour intimider le couple. C'est ce qu'il prétend. Car l'arme est chargée et il fait feu en arrivant à leur hauteur. Deux balles pour Virginie, deux balles pour Jerry.
Pourquoi tirer ? Pourquoi ne pas simplement s'emparer de la voiture ?
Au procès, le juge, effaré par la bêtise crasse qu'il a sous les yeux, pose tout de même la question, espérant une réponse logique.
- Parce que j'ai pas eu le courage de dire « haut les mains ».
Les deux minables ont prétendu, chacun de leur côté, être seul responsable du crime. Une sorte de gloriole lamentable, car il est établi que Mariani a tiré quatre fois, et Fisher deux, pour le coup de grâce. A Fisher aussi le juge demande pourquoi il a tiré deux autres balles :
- Pour être sûr de laisser des cadavres derrière moi. C'était une expérience intéressante.
Ils ont abandonné la voiture près d'un bureau de police, par défi, disentils. Mais Mariani dit : « On était dingues », et Fisher dit : « On avait peur », ou l'inverse.
Ils ont récupéré quatre dollars dans la poche de Jerry.
Fisher dit fièrement qu'il a donné un dollar à son complice, et gardé trois dollars en tant que chef de gang.
Que faire?... Que dire?...
Mariani écrit à sa tante :
- On est bien en prison, tout ça serait rien, sans la grosse bêtise qu'on a faite.
Et en fin de compte et au bout du procès, il déclare :
- Maintenant notre état d'esprit a changé. On ne ferait plus ça.
Comment les défendre ? L'avocat a une lourde tâche. Car ce sont des jeunes, certes, il peut toujours parler du mal de vivre et de l'errance... de l'époque et de la société qui, ou quoi...
Mais il se trouve que Virginie était une jeune fille du même âge que ses assassins, et Jerry aussi. Et qu'ils n'étaient pas riches, eux non plus. Qu'ils étaient venus à Chicago comme leurs assassins, pour réussir dans la vie, et qu'ils travaillaient à cette réussite, l'un avec une bourse pour un stage, l'autre secrétaire à petit tarif en espérant mieux.
Tout le monde a vingt ans. Tout le monde est pauvre, c'est un crime fratricide, dit le procureur de l'État.
Il aurait pu citer La Bruyère : « Si la pauvreté est la mère des crimes, le défaut d'esprit en est le père. »
Le 7 août, les avocats ayant épuisé tous les recours, Fisher et Mariani passent sur la chaise électrique.
Ce jour-là, une jeune fille inconnue a fait brûler deux cierges dans la nuit, au milieu de l'allée du Paradis.