LE VIDE-ORDURES AUX YEUX NOIRS

Monsieur Thorp titube légèrement. Il regarde par la fenêtre du premier étage de l'appartement de madame Donskoi, et a nettement, si l'on peut dire, l'impression que sa vision n'est pas nette justement. Trop de vodka. Caviar, blinis, saumon fumé, et vodka entre chaque plat. Monsieur Thorp étant le seul homme des quatre convives, il s'est cru investi du devoir des mâles de boire plus que les femmes. Résultat, il a l'impression d'être au quinzième étage de cette tour, et non au premier. Irina Donskoi, à qui incombait, ce soir, l'organisation de leur petite fête annuelle, a un rire charmant, qui lui résonne un peu dans les tempes. Ils ont dévoré la cagnotte de leurs parties de bridge à un centime le point. La seule distraction que puissent s'offrir ces célibataires et ces veuves peu fortunés, mais enragés au jeu. Monsieur Thorp doit affronter maintenant une nouvelle partie après ce repas copieux et malgré cette vodka qui lui tourne la tête. Ses trois partenaires féminines débarrassent déjà la table en riant, et monsieur Thorp fait un effort pour les aider courtoisement. Il prend une assiette, dans laquelle on a rassemblé les détritus du repas, et annonce :


- Je vais jeter ça dans le vide-ordures!

Titubant toujours, avec l'élégance un peu raide de ses soixante-dix ans, monsieur Thorp fait le point sur la sortie, vise, et s'ébranle vers la porte.

L'hôtesse, cette chère Irina, veuve solide d'une soixantaine d'années, supporte la vodka apparemment mieux que son invité ;

- Laissez cela, Thorp... Je le ferai demain, voyons...

- Du tout, du tout, ma chère, un homme bien élevé se doit de rendre service...

En fait monsieur Thorp espère également profiter de l'occasion qui le mène au vide-ordures pour respirer une bonne goulée d'air frais au balcon extérieur.

Dans son dos, les trois femmes sourient :

- Vous croyez qu'il va trouver le trou?

- Ce cher Thorp, je joue avec lui ce soir, ça m'étonnerait que nous fassions des merveilles...

Monsieur Thorp, pendant ce temps, a vaillamment atteint la porte, traversé le couloir, n'a pas trouvé la lumière, mais s'est cogné dans une autre porte, celle du cagibi qui abrite le vide-ordures. Il est même parvenu à l'ouvrir ce vide-ordures, et il racle consciencieusement son assiette, à l'aide d'une fourchette. Si le concierge le voyait faire, il en entendrait de belles. On ne jette pas des détritus ainsi sans les enfermer dans un sac plastique!

Dans l'appartement, ces dames attendent le retour de l'aventurier. Car monsieur Thorp est un aventurier ce soir. Il est en train de vivre à cette minute l'aventure de sa vie. Dans un silence total, il s'est immobilisé, l'assiette dans une main, la fourchette dans l'autre, et il vacille. Le vide-ordures le regarde...

Cela ne fait aucun doute, le vide-ordures regarde monsieur Thorp, en face. Il a même des yeux noirs ce vide-ordures. La confrontation est impressionnante. Fascinante. Il est exactement vingt heures trente, le 22 juin 1974 à Nimegue en Hollande, et un vide-ordures ose regarder monsieur Thorp avec des yeux noirs...

Ces dames ayant achevé de débarrasser la table, ayant installé le tapis vert, le bloc et le crayon, se demandent tout de même s'il faut plus de deux minutes pour racler une assiette dans un vide-ordures, situé à un mètre de la porte de l'appartement. D'ailleurs elles n'entendent plus de bruit. Le silence. Que fait donc ce cher Thorp ?

Il ne fait rien. Il est debout toujours, vacillant sous le choc, son assiette dans une main, sa fourchette dans l'autre, mais positivement hagard.

Irina se glisse dans le couloir, avec prudence. On ne sait jamais, ce cher Thorp a pu avoir un léger malaise, qu'il aura voulu dissimuler. Ne pas le vexer, mais s'inquiéter tout de même.

- Eh bien, Thorp ? Qu'est-ce qu'il y a ? Un problème ?

Elle ne le voit que de dos, statufié en apparence, devant le vide-ordures ouvert.

- Thorp? Qu'est-ce qui se passe?

Comme un automate, monsieur Thorp fait alors demi-tour, et avance de quelques pas vers la porte de l'appartement où se tient Irina... les yeux fixes, hébété.

- Thorp, je suis navrée... c'est la vodka, je vous avais prévenu... elle est polonaise... c'est la meilleure, mais tout de même... vous avez exagéré!

Monsieur Thorp fait un signe de tête négatif, puis ouvre la bouche, semble-t-il avec effort, pour dire :

- Le vide-ordures...

- Qu'est-ce qu'il a le vide-ordures ? Il ne marche pas?

Monsieur Thorp fait un signe affirmatif:

- Si... mais il y a des yeux dans le vide-ordures...

- Thorp...

Madame veuve Irina Donskoi est gênée, désolée...

- Thorp... voyons que dites-vous là?

- Des yeux, là, dans le vide-ordures, je les ai vus, ils m'ont vu...

Derrière Irina, les deux bridgeuses, impatientes, se retiennent de pouffer. Cette soirée est mémorable. Jamais monsieur Thorp n'a été aussi drôle... Et il est drôle pourtant d'habitude. Gai, optimiste, aimant la vie, les dames, la bonne chère et le bon vin...

- Allons, allons, qu'est-ce que vous nous racontez là?... Voyons ce vide-ordures...

Irina et ses amies avancent, se penchent, regardent, l'une après l'autre, et les trois en même temps, puis se retournent vers ce pauvre monsieur Thorp.

- Eh bien, il est vide ce vide-ordures...

Monsieur Thorp se retourne, avance prudemment, regarde, et doit se rendre à l'évidence. Il a beau scruter le tuyau nauséabond, il ne voit rien.

- Euh... excusez-moi... c'était... hallucinant... bon dieu, j'ai bien cru...


Gêné, monsieur Thorp. Gêné... il a l'air malin. Mais son amie Irina, en bonne Russe qu'elle est, le console :

- Je me suis trompée, vous avez besoin d'un autre verre au contraire... Cher Thorp, comme vous m'avez fait rire! Des yeux noirs dans le vide-ordures... On dirait une chanson tzigane...

L'incident étant clos, la partie de bridge se déroule gaiement, et monsieur Thorp rentre chez lui. La nuit sera peut-être un peu dure... Il se réveille en sursaut, persuadé que des yeux noirs le regardent du fond d'un vide-ordures... mais il se donne moralement deux gifles, boit un verre d'eau et se rendort.

Le lendemain soir, vers 20 h 30, madame veuve Irina Donskoi, seule dans sa cuisine, chantonne en pelant des pommes, et en regardant le journal télévisé d'un œil distrait. Elle confectionne l'une de ses compotes, avec citron, cannelle et sucre roux, dont elle raffole. Elle rassemble maintenant les épluchures soigneusement dans un sac en plastique, et s'en va chantonnant toujours vers le même vide-ordures que la veille. C'est le sien, celui de son palier du premier étage... Celui où, la veille, ce cher Thorp... a vu des yeux noirs.

Souriant à ce souvenir, Irina enfile sur son pyjama une robe de chambre au col de plumes d'autruches. On ne sait jamais qui on peut rencontrer sur le palier. A soixante ans, Irina, qui fut belle, et en garde des yeux bleus remarquables, ne désespère pas de séduire encore...


Le vide-ordures est toujours à un mètre de sa porte, c'est un ancien modèle, sans porte basculante, il s'agit d'un simple conduit, qui dessert tous les étages, et, à chaque étage, un trou, avec une porte légèrement inclinée. Irina transporte délicatement son sac plastique, le palier est désert, le col de plumes d'autruches et les cheveux blonds minutieusement coiffés ne feront pas de rencontre, ce soir.

Pourtant, en ouvrant la porte, elle entend un bruit. Il vient d'un étage supérieur, mais il n'a rien d'étrange. Quelqu'un, quelque part au-dessus d'elle, vient de glisser quelque chose dans le conduit, et ce quelque chose fait du bruit en se cognant aux parois du tunnel. Irina n'a pas le temps de retirer sa main, le quelque chose la heurte au passage. C'est l'inconvénient de ces anciens modèles, si on ne fait pas attention on récolte en direct les ordures des étages supérieurs... Irina retire sa main très vite, et d'étonnement écarquille ses beaux yeux bleus. Une flaque de sang s'étale sur sa main... écœurant.

Irina rentre chez elle, tenant sa main devant elle, loin de la robe de chambre, avec dégoût. Les gens sont décidément sans gêne, et le concierge a bien raison. Ils pourraient tout de même utiliser des sacs, grogne-t-elle en se lavant soigneusement les mains.

Et elle retourne à sa compote, et aux odeurs de cannelle.

Le lendemain, à la même heure, Irina attend la fin du journal télévisé, pour se rendre au vide-ordures. Elle a fini de dîner comme chaque soir, à la même heure, et comme la plupart des locataires de cette tour, devant les mêmes télévisions, le même journal, elle entend parler du nouveau président de la République française, monsieur Giscard d'Estaing, qui a décidé d'avancer la majorité des Français à dix-huit ans... de Bjorn Borg, le Suédois, qui vient de devenir le plus jeune champion de tennis... et de la mort de Darius Milhaud à quatre-vingt-un ans... La vie est une drôle de chose, en raccourci. Le journal terminé, Irina enfile sa robe de chambre aux plumes d'autruches, et sort sur le palier, direction le vide-ordures.

Or, à l'instant où elle jette son paquet dans le vide, elle entend ce même bruit, très exactement, comme la veille, qui signale la dégringolade de quelque chose aux étages supérieurs. Cette fois, Irina ne referme pas la porte et regarde. Juste pour vérifier si le malpropre inconnu a choisi de s'offrir des sacs plastique. Sinon... Irina se plaindra au concierge. Non mais!

Or, voici que devant le regard bleu et attentif de madame veuve Irina Donskoi, soixante ans, bien coiffée et dont le col s'orne de plumes d'autruches, passe... une jambe. Une jambe sanglante, dont elle apprécie à peu près la coupure à hauteur du genou. Quoi qu'il en soit c'était une jambe, avec un pied, une cheville et un mollet... C'était, car elle est passée très vite cette jambe. Et madame veuve Irina Donskoi en demeure blême et positivement terrifiée. Elle ferme les yeux un instant, en se disant : « Irina, ma vieille, tu as des hallucinations... » Mais, les yeux fermés, la vision est toujours là, inscrite dans la mémoire de ses prunelles. Elle a vu passer une jambe dans le vide-ordures.

Quelle histoire! Mon Dieu, quelle histoire! Que faire devant un cas semblable ? Ne pas dormir de la nuit, c'est évident. Irina ne peut s'empêcher de revoir l'horreur devant ses yeux. Si bien que le lendemain matin elle se rend au poste de police le plus proche.

Ce n'est pas facile de déclarer au planton :

- J'ai vu une jambe dans le vide-ordures.

Car le planton incline la tête, sans rire, et la dirige vers un officier en uniforme, en déclarant :

- Madame dit avoir vu une jambe dans son vide-ordures.

Et l'officier, impassible, répète :

- Ah oui... une jambe...

Madame veuve Irina Donskoi lui apparaît comme une dame charmante, au regard bleu quelque peu exorbité, à la robe un peu fanfreluche, de toutes les couleurs, aux boucles d'oreilles de star, et aux cheveux serrés dans un foulard russe du plus bel effet. Sa mise en plis a souffert de cette mauvaise nuit, et le foulard est séduisant, selon Irina.

- Dites-moi, madame, vous avez fouillé dans les poubelles?

- Ça non, je n'ai pas osé, en pleine nuit.

- Et ce matin?

- J'y avais pensé figurez-vous, mais vous me voyez fouiller dans dix poubelles ? De toute façon, les éboueurs étaient passés, je me suis levée trop tard... Ce cauchemar... Vous comprenez... D'ailleurs il faut que je vous dise, hier, j'ai eu du sang sur la main... oui... oui du sang... et le jour d'avant, c'est mon pauvre vieil ami, ce cher Thorp... qui a vu des yeux noirs qui le regardaient dans le vide-ordures... D'abord nous ne l'avons pas cru, bien sûr... Il avait bu pas mal de vodka...

- Il boit de la vodka ce cher monsieur Thorp...

- Oh une fois par an... pour notre dîner de bridge... C'est ma faute, c'était de la vodka polonaise, à la cerise... une merveille, seulement il en a quelque peu abusé, le pauvre... c'est pour cela que nous ne l'avons pas cru... mais je me demande...

Le policier récapitule calmement :

- Vous vous demandez si des yeux noirs.., du sang et une jambe, ne feraient pas un tout... Voyons... prenons les choses dans l'ordre, les yeux noirs... Vous admettez que votre ami avait abusé de la vodka ? Bien. Ensuite le sang... Vous admettez qu'il pourrait s'agir du sang provenant d'un morceau de bœuf quelconque ? Bien... Enfin hier soir la jambe...

Irina voit dans l'œil du policier une certaine désinvolture par rapport à son récit, elle se fâche :

- Une jambe, oui, coupée au-dessous du genou!

- Vous êtes sûre que c'était une jambe?

- Dites donc... Je ne suis pas une vieille bique bigleuse... Vous remarquerez que je ne porte pas de lunettes, j'ai toute ma tête, et j'ai beau être russe, je ne me noie pas dans la vodka tous les soirs... Si j'ai vu une jambe, c'est que c'était une jambe, pied, mollet, jusqu'au genou. Il n'y avait pas le genou... mais il y avait du sang, et je l'ai vue passer devant mes yeux, en provenance d'un étage supérieur, et se cognant aux parois, c'est clair?

Madame veuve Irina Donskoi, lorsqu'elle se met en colère, est impressionnante, pas question de la contrer, ce petit policier miteux n'en a ni les moyens ni la force, et elle est entêtée... donc...

Le commissariat expédie deux inspecteurs en civil interroger les soixante habitants de l'immeuble. Ils y passent la journée. Le front bas, le regard vague, le nez maussade, ils grimpent les escaliers, sonnent à toutes les portes, en répétant sans conviction et indéfiniment la même question :

- Avez-vous jeté hier soir dans le vide-ordures des morceaux de viande sanglante?

La plupart des locataires, étonnés, affirment ne pas l'avoir fait. Mais le concierge a bien précisé :

- Si ça se trouve y vous diront rien, les salopiauds, je me bats tout le temps à cause de cette histoire de sac plastique...

Alors les deux inspecteurs insistent :

- Rien qui ressemble à une jambe?

Moroses, peu convaincus et fatigués, les deux enquêteurs ne sont peut-être pas des lumières, mais ils ont de la méthode. La méthode, c'est la colonne vertébrale d'une enquête. Il en faut. Ils notent donc à chaque fois soigneusement si l'interlocuteur est un homme ou une femme, s'il est marié dans le premier cas, s'il a des enfants, si sa femme est là ou pas, si c'est une concubine, une amie, une voisine...

Le soir tombe sur cette enquête insolite et, vers dix-huit heures, aucun des habitants ne leur ayant paru suspect, ni dans ses réponses ni dans son comportement, les deux inspecteurs retournent au commissariat, en se raccrochant à la première explication venue.

Si bien que le lendemain, dans ce même commissariat, où elle a été convoquée, madame veuve Irina Donskoi s'entend déclarer par un commissaire :

- Nous n'avons pas retenu la déclaration de votre ami monsieur Thorp. Trop de vodka... excès d'alcool. De même le sang que vous avez reçu sur la main, rien d'exceptionnel. Par contre nous avons identifié la jambe...

Irina frémit. Enfin... quelle histoire, mon Dieu...

- Une locataire du huitième étage a jeté, hier soir, vers vingt heures trente, dans le vide-ordures, je la cite : « Une sorte de petit polochon en mousse plastique qui équipait le panier de son chat. » J'en déduis, d'après la description qu'elle en a faite aux deux inspecteurs, que ce petit polochon, de couleur indéterminée, tombant très vite dans le vide-ordures, et dans l'obscurité, a pu être confondu avec une jambe.

- Ça c'est extraordinaire! Vous prétendez que j'ai confondu un polochon avec une jambe? Je suis folle, c'est ça?

- Mais pas du tout, pas du tout... Suivez-moi bien, et reprenons la succession des faits, méthodiquement... Avant-hier, lorsque vous avez entendu tomber quelque chose dans le vide-ordures, la déclaration de votre ami Thorp vous est revenue en mémoire. Il avait vu des yeux noirs, donc, par association d'idées, vous pensez à un visage humain. Toujours par association d'idées, vous vous rappelez avoir reçu du sang sur la main. Donc, inconsciemment, vous pensez au dépeçage d'un corps humain. Si bien que lorsque vous voyez passer devant vos yeux, dans l'obscurité du conduit, une forme allongée, cylindrique, molle et vaguement de couleur chair... vous voyez une jambe...

- Et ce n'était qu'un polochon... vous me prenez pour une idiote...

- Pas du tout... recommençons...

Fatigué le commissaire, mais courtois. Il ne prend pas Irina pour une folle, il s'est renseigné, c'est une jeune vieille dame, tout à fait digne, charmante, mais qui a cru voir une jambe... il le lui répète. Et le répète encore. Irina comprend qu'il n'y a plus lieu d'insister, et s'en va, rentre chez elle, et tourne en rond. Elle s'obstine à vivre comme avant, mais la seule idée de se rendre au vide-ordures la rend malade. Elle s'y refuse durant trois jours. Dieu sait quelle sorte de chose immonde lui sauterait aux yeux... Mais le quatrième jour, à la fin du journal télévisé, elle contemple pensivement les petits paquets de détritus de ses trois journées. C'est ridicule. Elle ne sait plus où les mettre, elle n'ose même pas frôler une poubelle le matin. Il faut prendre le dessus. Elle va tout jeter d'un seul coup. Elle y va, elle y est, devant la porte, elle l'ouvre et contemple l'appareil, en se morigénant. Si quelqu'un dépeçait un corps dans cet immeuble, au-dessus d'elle, et même s'il en jetait un petit morceau tous les jours, il y a tout de même peu de chance pour qu'il le fasse juste à ce moment-là, juste pour elle. Le hasard a tout de même ses limites.

Irina reprend sa respiration, rassérénée, et c'est à cet instant qu'elle entend quelque chose tomber dans le conduit, en provenance des étages supérieurs, et en se heurtant aux parois. Pétrifiée, le regard bleu exorbité, elle croit voir passer... une main.

C'est trop. Cette fois c'est trop. Elle en a la tête qui tourne. Elle doit s'appuyer contre la rambarde de l'escalier pour ne pas tomber, aux limites de l'évanouissement. Il lui faut un verre... Non pas de verre, on l'accuserait de boire... « Mon Dieu, se dit-elle, je suis folle, ce doit être ça... J'ai vraiment des hallucinations... une idée fixe... c'est impossible que quelqu'un jette tous les soirs, à la même heure, au moment où j'ouvre le vide-ordures, un morceau de corps humain. C'est moi qui suis folle à lier. »

Et Irina tremble, appelle son médecin, court le voir le lendemain, lui raconte l'affaire. Il l'envoie aussitôt chez un psychiatre et ce dernier, après l'avoir observée une quinzaine de jours, lui conseille tout bêtement d'aller se reposer chez sa sœur, qui vit à Nice. Elle oubliera au soleil. Il n'y a pas de vide-ordures chez sa sœur? Parfait... Une bonne cure de repos sans vide-ordures lui fera le plus grand bien.

Madame veuve Irina Donskoi s'installe donc à Nice, où elle reste près d'un an. Elle oublie, peu à peu. A Nice, dans ce vieil appartement où vit sa sœur, il n'y a effectivement pas de vide-ordures, il faut descendre la poubelle le matin... et le matin tout est différent...

De retour dans son appartement de Nimegue, au mois de juin 1975, Irina entreprend de faire le ménage. La journée passe entre aspirateur, chiffons, poussière et astiquage. Le soir, après le journal télévisé, où l'on parle de Margareth Thatcher, première femme chef d'État, et de l'enfer de Beyrouth. Irina tente de résister, mais c'est plus fort qu'elle, elle se retrouve sur le palier, le sac plein de poussière de l'aspirateur à la main, plantée toute droite, devant le vide-ordures. Comme si quelqu'un l'avait entraînée là malgré elle. Une force irrésistible, venue du fond de son subconscient. Le sac n'est pas plein, elle aurait pu attendre, elle n'a pas pu. Elle est là, hésitante, et c'est plus fort qu'elle, les images reviennent, son imagination galope, mon Dieu, si jamais... si jamais elle voyait quelque chose, là, ce soir, précisément après un an d'absence... c'est qu'elle est encore malade. Et la meilleure façon de le savoir, c'est d'ouvrir ce satané vide-ordures, et de regarder. Le psychiatre avait dit : « Ne cédez pas à vos impulsions... » Tant pis, elle cède.

Irina ouvre la porte, vide le sac à poussière d'un geste sec, referme la porte... Sauvée! Elle n'a rien vu. Elle en danse de joie sur le palier. Guérie. Enfin.

A ce moment, alors qu'elle tourne le dos au vide-ordures, prête à rentrer chez elle, survient un bruit étrange. Elle entend quelque chose tomber des étages supérieurs. Elle ferme les yeux, rentre la tête dans les épaules, frappée comme par la foudre, puis se retourne, mécaniquement. Ouvrira-t-elle ? A quoi bon, si c'est une hallucination... Mais si ce n'en était pas une? Il y a le bruit, le même bruit, mais elle n'a rien vu, et la « chose » est déjà passée...

Alors Irina s'élance dans l'escalier, il faut qu'elle sache. Si « la chose » existe, elle se trouve dans la boîte à ordures. Irina galope, aussi vite que le lui permettent ses jambes de soixante ans et ses mules à talons. Incorrigible coquette, elle déboule dans l'escalier qui mène à la cave en se tordant les chevilles, allume, ouvre la porte métallique, et s'immobilise devant cinq poubelles pleines, et quatre vides. Au milieu, la poubelle en service, sous l'arrivée du conduit du vide-ordures, est déjà pleine à ras bord. Sur le dessus, elle entrevoit de la chair bariolée de sang.

Cette fois, il faut intervenir très vite, courir chez le concierge, l'arracher à son match télévisé, le traîner dans la cave, en lui expliquant sur tous les tons qu'il y a de la chair humaine dans la boîte à ordures, celle du milieu... Lui grommeler que cette histoire de chair humaine commence à lui...

Le concierge s'arrête, regarde de loin d'abord, puis prend une bouteille vide... approche le cul de la bouteille, touche, retourne, renverse, et manque de s'étrangler de dégoût.

S'il est impossible d'identifier précisément ce dont il s'agit c'est pourtant indéniable : ils ont devant eux un morceau de chair humaine.

Madame veuve Irina Donskoi offre au concierge un verre de vodka, ne s'en prive pas elle-même, et ils appellent de concert la police.

Ce fut un jeu d'enfant, cette nuit-là, de découvrir, au onzième étage de l'immeuble, un vieux petit monsieur tout à fait tranquille et poli, veuf déjà d'une deuxième épouse, décédée il y a un an, tout juste, et qui venait de tuer récemment la troisième... et qui la jetait tout tranquillement par morceaux dans le vide-ordures, comme la précédente, et peut-être la toute première... après l'avoir découpée en morceaux. Il faisait son petit ménage ainsi chaque soir à la même heure, après le journal télévisé, qu'il n'aurait manqué pour rien au monde...

Il lui restait encore une jambe, mais plus d'yeux noirs...

Les dossiers extraordinaires T1
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