LA FIN DU PROGRAMME

C'est étrange une histoire d'amour. On nous dit en cette fin du vingtième siècle qu'il s'agit en réalité d'une histoire chimique. Les petites éprouvettes dissimulées dans notre cerveau se chargeraient de l'affaire sans que nous en soyons vraiment conscients. Dans cette hypothèse, lorsqu'une jeune fille rencontre un garçon, et que ce garçon lui sourit, si elle lui rend ce sourire, ce serait la faute d'une molécule, au nom barbare de phényléthylamine, qui provoquerait une euphorie particulière et déclencherait le sentiment amoureux...

L'amour programmé d'avance en quelque sorte.

La théorie est pour l'instant très controversée, on s'en doute, car une émotion aussi complexe que l'amour ne peut reposer qu'en partie sur la chimie du cerveau... Conservons tout le reste... le hasard des rencontres, la couleur d'un œil, une main qui en effleure une autre, un frisson sur la peau...

Chimie, hasard... Pierre rencontre Sylvie, au snack d'entreprise. Il est plutôt pour la chimie et contre le hasard, ce garçon-là, pour la logique plus que pour l'ivresse amoureuse. Il est programmateur. Il vit sa vie sur le principe des ordinateurs, il la planifie, la codifie, et respecte le programme.

Sylvie, elle, est une rêveuse. Secrétaire dans une usine de textiles, jolie brune aux yeux noisette, un charmant cheveu sur la langue, elle croit à l'amour-amour, pas au programme, et pas aux molécules. Ce garçon sérieux, un peu chauve déjà, avec ses lunettes, est attendrissant. Si raisonnable, si précis. Il parvient même à calculer le nombre de calories dans une assiette de thon-mayonnaise. Toutes les théories scientifiques du monde n'y changeront rien, un sourire donné est un sourire rendu, et la logique amoureuse amène Pierre et Sylvie devant monsieur le maire, puis à l'église.

Et Pierre a mis dans son programme la naissance d'un bébé, deux ans plus tard. Un garçon si possible. C'est un programme classique qui n'a rien de contraignant. Sylvie promène donc son ventre rond, le temps qu'il faut, puisque ces choses sont programmées d'origine.

Dans la petite ville de Provence où ils habitent et où vivent également leurs parents, le soleil et le ciel bleu font également partie du programme, et le gynécologue a lui aussi programmé la naissance pour un jour de juin.

Soleil donc, clinique bleu pastel et rose bonbon, sourires de la famille, Sylvie doit accoucher ce matin d'un petit, que l'on appellera Jean-Pierre.

Nous sommes encore au temps béni des surprises. Pas d'échographies pour révéler à l'avance le sexe du bébé attendu. Le pendule du grand-père a dit garçon... en tournant en rond sur le ventre rond... Le désir du futur papa a dit aussi garçon... Les deux belles-mères ont approuvé. Un garçon c'est bien comme aîné d'une famille... Sylvie, elle, n'a rien contre, rien pour. C'est son bébé qu'elle attend, le premier, toute une aventure dans la vie d'une femme.

Il naît une Marie-Louise. Une ravissante petite déception, qui sait rapidement la faire oublier.

Et le papa poursuit son programme. Deux ans plus tard, guirlandes, sapins et à nouveau clinique bleu pastel et rose bonbon, sourires de la famille, on attend cette fois un petit Jean-Pierre, comme son papa. Les calculs de probabilité du papa sont en sa faveur.

L'arrivée d'une petite Christine-Paule flanque à nouveau le programme par terre.

C'est étrange les histoires d'amour... Après quatre années de mariage, Pierre et Sylvie sont toujours amoureux certes, mais il y a ce fichu programme dans la tête du papa programmateur.

Et un garçon manque au programme. C'est pourquoi, deux ans plus tard, à nouveau, dans la joie et la bonne humeur, toute la famille attend de reprendre le chemin de la clinique radieuse, rose pastel et bleu bonbon, ou l'inverse.

Sylvie et son petit ventre rond est la seule à ne pas tirer de plans sur la comète. Il est très possible qu'elle accouche encore d'une fille et, si c'est le cas, elle a choisi le prénom de Sylvie-Louise. Dans l'autre cas ce sera évidemment Jean-Pierre.

Dans la salle d'attente du gynécologue, des futures mamans tricotent en bleu ou en rose. Sylvie ne tricote pas d'avance. Elle possède déjà une panoplie, à peine usée. C'est la première raison. Et la deuxième est une sorte de superstition. Pas de couleur, bonne couleur. Elle aimerait tant faire plaisir à son mari. Elle aimerait aussi arrêter là le programme. Trois grossesses en six ans lui paraissent une bonne contribution à la santé démographique de la France. Elle en a un peu marre, Sylvie, d'avoir le cheveu terne, des cernes sous les yeux, mal aux reins, et la poitrine qui joue à l'accordéon.

Le gynécologue armé de son stéthoscope, écoute attentivement le petit cœur du foetus. Il écoute... et voici qu'il se redresse, un sourire encourageant sur les lèvres:

- Vous avez de la chance, Sylvie...

- De la chance?

- Je crois bien que nous nous trouvons avec des jumeaux... Sylvie se demande si c'est vraiment de la chance. Les deux souricelles de quatre et deux ans qui ont envahi l'appartement ne sont pas encore autonomes. Deux de plus...

Mais la famille est enthousiaste. S'il y en a deux... Ce sera selon le programme de Pierre, deux garçons... ou à la rigueur un garçon et une fille... Le pourcentage de chance se trouve augmenté.

Le mois suivant, le stéthoscope espionne à nouveau le ventre un peu plus rond.

- Sylvie... je crois bien que j'entends trois petits cœurs...

Des triplés. Le programme devient intéressant, les statistiques sont en faveur de l'arrivée probable d'un mâle... Pierre en est persuadé. Il chouchoute son épouse, dont la mine un peu fatiguée et le dos las méritent bien un petit déjeuner au lit le matin, et une bouillotte le soir.

Le mois suivant, c'est en tremblant un peu que Sylvie se retrouve dans la salle d'attente. Elle a lu des tas de livres sur les triplés. Son ventre est un mystère, qu'elle offre à l'examen du gynécologue en fermant les yeux. Il est inquiet lui-même, l'accoucheur. Il étudie longtemps, promenant sur la peau tendue son appareil espion, à l'écoute de la régularité des battements de cœur de chacun... Il écoute en haut à droite, en bas à droite, en haut à gauche, en bas à gauche, il réécoute au-dessus, en dessous... et cherche une formule adéquate pour dire ce qu'il est obligé de dire:

- Mon petit, fini le bureau, le travail, la machine à écrire, je vous mets au repos complet. Nous allons travailler pour vous. La nation va vous faire une rente, il y a là quatre petits cœurs qui battent...

Celui de Sylvie fait un bond dans sa poitrine... Quatre individus en gestation, là... dans ce ventre qui lui paraît si petit pourtant... Quatre en cinq mois d'auscultation. On dirait qu'à chaque fois le gynécologue en rajoute un. C'est terrifiant tout de même, cette inflation.

Pierre n'est pas de cet avis.

- Ça n'a rien de terrifiant, voyons... il dit que tout va bien, il dit que tu es en bonne santé. Tu vas simplement t'arrêter de travailler, il faut du repos pour mener à terme cette kyrielle de petits garçons... Tu te rends compte? Ils pourront jouer au tennis en double!

Oh que oui, Sylvie se rend compte. Les jambes lourdes, le dos qui tire, les reins qui n'en peuvent plus. La chaise longue est la bienvenue pendant ce sixième mois. Et il lui est difficile d'en sortir, pour la visite de rigueur. Pierre doit presque la traîner chez le gynécologue.

- J'ai peur, il va encore m'en annoncer un autre...

- Mais non... c'est fini. Il les a tous entendus à présent, nous avons atteint le sixième mois... Tu penses bien qu'il n'a pas pu laisser échapper un indice...

C'est le cas pourtant. Les quadruplés se transforment en quintuplés lors de cette visite, et Sylvie en pleurerait presque. La famille l'entoure, la cajole, la rassure, ils sont émus, les futurs grands-parents, d'un tel événement. C'est rare les quintuplés... Il en naît, selon les statistiques, dit Pierre, une fois sur cinq millions...

Le soir, il remplit des pages d'écriture. Il aligne des colonnes entières de prénoms, en essayant de les combiner pour obtenir des appellations à la fois harmonieuses et aussi originales que possible. Marie-Louise, Louise-Marie, Marie-Paule, Paule-Marie, Marie-Jeanne, Jeanne-Marie? Liliane-Louise, ou Louise-Suzanne? Et aussi Pierre-Jean, Jean-Marie, Jean-Patrice ou Jean-Jacques...

En regardant la télévision depuis sa chaise longue, Sylvie ironise:

- Pourquoi pas Léon ou Théodule? ou Célestine et Ursuline?

Elle refuse de participer à ce petit jeu qui occupe non seulement son mari, non seulement la famille, mais aussi les voisins, les collègues de bureau, les commerçants, les amis, les relations...

Un journaliste local n'est-il pas déjà venu pour s'assurer du jour de la naissance des cinq? Une jolie photo, un gentil article la courageuse maman...

Pas tellement courageuse, la maman. Sans enthousiasme et sans passion. Elle attend ces nouvelles naissances comme une fatalité. La famille doit s'occuper de tout, et le mari, jamais pris au dépourvu, toujours organisé, a encore une fois établi des programmes. Agrandissement du garage, agrandissement de la chambre des parents, pour en faire une nurserie. Réinstallation de la cuisine, avec ustensiles adéquats, bouilloire programmatrice de biberons, pèse-bébé doubles, placards pour les couches... toutes les allocations y passent. Il a établi un programme de croissance des bébés, en fonction du poids initial, fait une étude sur les différentes qualités des laits en poudre, et des petits pots... la Blédine revient en force, doit-on ou non donner une alimentation solide à partir du troisième mois? Que doit-on penser des vaccins? Liste des maladies infantiles...

Sylvie dort. Le sommeil est un refuge provisoire. Et à ceux qui s'étonnent de ce manque d'intérêt pour un événement aussi extraordinaire, Pierre explique que la psychologie d'une future maman passe par des rythmes irréguliers, de la petite dépression, due au manque de calcium, au retrait sur soi-même, dû à la fonction de couveuse...


Il se démène, le pauvre.

Mais c'est une Sylvie sans enthousiasme qu'il amène à la clinique bleu pastel et rose bonbon, une semaine avant l'accouchement. Sylvie s'y rend comme à l'abattoir. Il ne lui reste plus qu'un espoir. Au moins que ce soient des garçons.

Elle attend les premières douleurs comme une fatalité. Que ce ventre se vide enfin, qu'il en sorte des fils, et qu'on n'en parle plus.

Il en sort une fille. Puis une deuxième, une troisième, une quatrième... et une cinquième.

Fatalité, en effet. Il y a un éclair de panique dans le regard du père. Deux, cinq, sept filles... saleté de génétique, est-il responsable de cette féminité permanente? Ou bien Sylvie?

La génétique est un hasard, sur lequel les hommes commencent à se pencher avec leurs grosses mains maladroites et leurs cerveaux orgueilleux. Un jour, ils sélectionneront, programmeront, un jour, ils enverront le hasard aux orties, et leur âme au diable.

A l'époque de la naissance des sept filles de Sylvie, le hasard est encore le maître. Il faut s'incliner.

Pierre a vite récupéré de cette minute d'angoisse et de stupeur. Il a demandé un congé spécial, pas question de perdre les pédales. Et il a d'autant plus de mérite que sa femme est effondrée. Complètement absente même. Une pauvre petite chose au fond de son lit d'accouchée, aux yeux noisette un peu hagards, à la tignasse en bataille. Lorsqu'elle se relève de ses couches difficiles, elle traîne en savates et en robe de chambre dans l'appartement-nurserie où s'affaire son ordinateur de mari, avec l'aide d'une infirmière puéricultrice.

Le médecin se penche sur son cas et diagnostique une dépression post-natale. C'est classique, mais il est inquiet tout de même de l'ampleur de cette déprime et recommande de veiller sur Sylvie. Pour éviter une aggravation, il prescrit des tranquillisants.

Pierre l'époux en aurait bien besoin lui aussi. Entre sept filles, dont l'une va à l'école, la seconde qui balance ses jouets par les fenêtres, les cinq autres braillent alternativement ou ensemble, en essayant de récupérer le poids normal et adéquat, et sa femme, en pleine dépression, il a du mal à suivre son programme. Levé à l'aube, couché à minuit, réveillé entre-temps, il lui arrive secrètement de demander secours au ciel.

Si seulement la mère de famille retrouvait le sourire, la force de soulever un nourrisson, le désir d'en bercer un ou deux. Si seulement elle prenait en charge les deux premières... ou même une seule...

Mais Sylvie erre dans le capharnaüm qu'est devenue sa vie, passe devant les berceaux, indifférente, et lorsqu'elle examine, le soir, l'alignement des berceaux, le monceau de couches, la machine à laver qui déborde, le sèche-linge qui rend l'âme... elle le fait avec une passivité surprenante.

Et elle disparaît.

Corps et âme. Elle se volatilise dans la nature. Elle rejoint les statistiques des disparus dont on dit qu'ils sont des milliers chaque année.

Plus de Sylvie. Elle est partie un beau matin, vers huit heures, dépeignée et l'œil vague, en savates, sans emmener un seul vêtement, sans papiers, sans brosse à dents, sans explication.

Les gendarmes ont beau fouiller l'appartement à la recherche d'un indice, d'un embryon de piste... rien. Elle n'a même pas pris son sac, ou de l'argent, un chéquier, aucune agence de voyages ne lui a délivré de billet. La poste n'amène aucune lettre, les jours passent. La gendarmerie enquête, puis la police. La silhouette de Sylvie en savates, vêtue de la seule robe qui manque à sa penderie, hante l'esprit de son mari du matin au soir.

Il s'accroche, le malheureux, il essaie encore d'appliquer son programme, ballotté entre sa mère et sa belle-mère en larmes, il ne sait plus ou donner de la tête. D'ailleurs, il n'en a plus de tête. Il réagit quand même, au coup par coup, au plus pressé, au plus urgent, mais les urgences se bousculent. Il n'est plus que bras et jambes. Pour monter cent fois par jour, et redescendre l'escalier de leur duplex, pour courir du commissariat à la mairie, de la mairie chez le pédiatre, du pédiatre à la pharmacie, de la pharmacie au supermarché, à la maison, à l'école...

Et voici qu'un jour un gendarme se présente. Il n'est pas à la noce. Il serre la main du père affairé, dépassé, crevé, sans repos, sans sommeil depuis des semaines.

- Toujours pas de nouvelles de votre femme?

- Non. Aucune... vous avez quelque chose?

- Rien de précis, vous savez...

Pierre n'aime pas l'imprécis. Il n'y a pas d'imprécis dans un programme.

- Mais encore?

- Pensez-vous que votre femme ait pu se suicider?

- Sylvie? Jamais de la vie...

- Tout de même, le médecin la soignait pour une dépression...

Due à l'accouchement, c'est classique. Sylvie n'a pas de tendances neurasthéniques, j'en suis sûr... enfin j'en étais sûr...

Il y a un petit silence entre le gendarme et cet homme accablé.

- Vous savez, dit enfin le gendarme, ce n'était qu'une supposition, je voulais juste savoir si, à votre avis, c'était une chose possible...

- Autrefois, certainement pas, mais maintenant...

Après un silence, Pierre demande, angoissé:

— Il y a quelque chose?

- Ne vous affolez pas. Simple routine... ce n'est sûrement pas elle, mais il faut vérifier. On m'a demandé d'identifier le corps d'une femme retrouvée ce matin, noyée dans la Durance. C'est un pêcheur qui l'a ramenée au bout de sa ligne. La femme était complètement nue. Elle a dû séjourner dans la rivière, car le corps est meurtri. Il a dû heurter les rochers sur des kilomètres.

- Mais le visage? Vous avez vu le visage?

- Difficile... elle est à la morgue. Il faudrait que vous veniez avec moi...

- Je ne peux pas... je ne pourrai jamais... ce n'est pas elle j'en suis sûr, ça ne peut pas être Sylvie, qu'est-ce qui vous fait penser que c'est elle?

- La seule femme disparue dans la région depuis trois semaines est la vôtre. Et le médecin légiste a estimé la mort à environ trois semaines. La taille, le poids approximatif, l'âge, la couleur des cheveux correspondent... mais le visage est boursouflé, difficilement reconnaissable.

Dans le dos de Pierre, deux petites filles s'accrochent à sa veste. Dans la pièce voisine, on entend gazouiller, pleurer... Demander à ce père écrasé de venir identifier un cadavre inconnu paraît soudain inhumain au gendarme.

- Écoutez... je vais voir les parents de Sylvie. Restez chez vous, après tout ce n'est qu'une hypothèse, et vous n'avez pas besoin d'un choc comme celui-là.

Le père et la mère de Sylvie se chargent donc de l'affreuse démarche. On leur a dit que ce serait rapide, une simple formalité.

C'est rapide en effet. Un personnage lugubre dans un décor lugubre roule vers eux un chariot recouvert d'un drap blanc. Il attend le signe du gendarme. Il soulève rapidement un coin du drap, pour découvrir le visage de la morte, bouffi, méconnaissable. La mère se cache la tête dans les mains en sanglotant. Elle ne peut pas regarder. Le père a une vision d'horreur.

- C'est elle.

Et la civière repart sur ses roulettes. Et le cadavre retourne dans sa boîte.

L'enterrement a lieu le 6 mai 1970, devant une foule nombreuse et accablée. Le beau roman d'amour s'effondre.

Pierre, l'époux, tient bon comme il peut. Il y a les enfants. Il doit réorganiser sa vie, refaire un programme. Alors sa belle-mère prend les quintuplés, provisoirement, sa mère les deux aînées. Et Pierre se met en quête d'une nouvelle maison, plus grande, afin que ses parents puissent venir habiter avec lui. En quête d'une nurse, que les allocations familiales vont payer. Un veuf avec sept enfants, qui doit reprendre son travail, ses ordinateurs et ses programmes, qui doit assurer l'avenir matériel de sa famille, ce n'est pas simple comme planning.

Chaque jour, le matin ou en fin de journée, Pierre passe au cimetière et s'arrête sur la tombe de Sylvie. Il y dépose une fleur et prie. Il ne comprend pas ce qui est arrivé. Tout s'est passé dans un engrenage infernal, qu'il n'a pas pu maîtriser en réalité. La mort de Sylvie n'était pas au programme.

Quelques mois plus tard, un collègue de bureau s'arrête devant Pierre.

- Ça va? Tu reprends le dessus?

- Il faut bien. J'ai tout réorganisé. J'ai trouvé la maison, la nurse, les enfants sont à nouveau ensemble, mes parents s'occupent de l'intendance, et je travaille.

- Ça fait quatre mois déjà... que Sylvie...

- Oui.

Quatre mois, depuis l'enterrement, le 6 mai 1970.



Sur la petite place de la ville, par un matin d'automne, une jeune femme descend de l'autobus. Elle est brune, les yeux noisette, vêtue d'un petit tailleur de toile. Dederrière sa vitrine, la boulangère l'aperçoit, et sursaute en appelant une cliente:

- Venez voir... cette femme, on dirait Sylvie... mon Dieu comme elle lui ressemble...

La cliente sort du magasin, avec ses croissants, et s'adresse à une femme, descendue du bus, elle aussi:

- Vous avez vu? On aurait dit...

- Ça m'a fait la même impression. Je l'ai remarquée, elle ressemble à Sylvie, c'est fou!

- On jurerait que c'est elle!

- Oui. Mais Sylvie était plus grande...

- Ah vous croyez? Vous lui avez parlé?

- J'en avais bien envie, mais je n'ai pas osé... Qu'est-ce que je pouvais lui dire: vous ressemblez à une morte?...

Au loin sur la place, la jeune femme brune en tailleur blanc suit la rue principale, la rue De-Lattre-de-Tassigny, et s'arrête devant le 18, l'ancienne adresse du couple.

Elle appuie sur le bouton de l'interphone et demande:

- Monsieur A... s'il vous plaît.

- Ah, il n'habite plus là, il a déménagé. Il habite rue Saint-Isidore, mais vous ne le trouverez pas à cette heure-ci, il travaille.

- Merci.

La jeune femme s'éloigne, et la nouvelle locataire regarde par la fenêtre avec curiosité. Elle en est récompensée.

- Ça alors, on aurait dit...

La jeune femme se dirige vers la mairie, à l'autre bout de la place. Elle y pénètre, cherche le guichet de l'état civil, et se plante devant le comptoir, face à un vieux monsieur qui s'apprête à rouler une cigarette:

- Bonjour...

Le vieux monsieur lâche son tabac et ouvre des yeux ronds.

- Vous me connaissez, monsieur? Je suis bien Sylvie A.?

- Ben, c'est-à-dire... bon sang... je ne sais pas...

Il ouvre un registre, cherche une année, une date, le retourne et le montre à la jeune femme:

- Regardez... si c'est vous, vous êtes morte...

Pendant ce temps, au bureau de Pierre, un collègue s'approche, l'air bizarre:

- Dis donc, tout a l'heure, y'a quelqu'un qui t'a demandé... On ne t'a pas trouvé; où tu étais?

- Aux archives, pourquoi?

- C'était une dame... Dis donc ta femme n'avait pas une sœur?

- Non... pourquoi?

- Ben elle lui ressemblait comme deux gouttes d'eau... Ça m'a fait drôle.

C'est au tour du père de Sylvie d'ouvrir la porte sur un fantôme. Ses cheveux se dressent sur sa tête.

- C'est toi?

- C'est moi, papa...

Sylvie veut se jeter dans ses bras, mais il recule, épouvanté, tandis que du fond du couloir la mère de Sylvie demande:

- Qui est-ce?

Et le père de répondre, sans se rendre compte de l'énormité qu'il assène:

- C'est Sylvie.

La mère accourt, affolée, aperçoit sa fille et s'écroule.

Il est midi. En sortant du cimetière où il a déposé sa fleur quotidienne, Pierre monte dans sa voiture et roule vers le centre ville. Il est calme. Son esprit organisé a retrouvé enfin un cadre convenable. Il lui reste ses souvenirs. Il s'est efforcé de penser que Sylvie était morte d'une sorte de maladie. Il faut voir les choses de manière positive. Il y a les filles. Sept souvenirs vivants de son histoire d'amour. Sept tignasses brunes, sept regards noisette. De quoi remplir toute une vie.

Une voiture le double en faisant des appels de phares, et en klaxonnant.

Pierre se range sur le bas-côté, en se demandant ce qui se passe. Son pot d'échappement, ses lumières? Mais la voiture s'arrête aussi, et un ami qu'il reconnaît lui crie:

- Pierre, ta femme te cherche partout!

- Qu'est-ce que tu dis?

- Ne t'énerve pas. Garde ton calme. Je répète: Ta femme te cherche partout!

Le pauvre Pierre s'accroche au volant. Il arrive à peine à passer la première vitesse. Puis il fonce jusque chez lui, comme un dingue.

Son père est dans le jardin.

- Tu es au courant?

- Attends, Pierre, il faut que je t'explique...

Mais Pierre l'a déjà bousculé, il est déjà dans la maison, les yeux fous. Il se cogne à la nurse:

- Monsieur... il y a...

- Où est-elle?

- Là-haut avec les enfants...

- Vous l'avez laissée seule?

- Mais elle dit qu'elle est votre femme...

- Ce n'est pas possible, pas possible, vous êtes folle, ils sont tous fous.

Pierre se jette dans l'escalier qui monte aux chambres des enfants, et s'arrête soudain. Là-haut, Sylvie, sa tignasse brune, ses yeux noisette, elle descend lentement vers lui.


La mort de Sylvie n'était pas au programme. Le malaise cardiaque de sa mère non plus. Le retour d'une morte non plus.

Pierre s'effondre sur une marche d'escalier, dépassé, on le serait à moins par l'événement.

Sylvie ne pourra pas raconter grand-chose au début. Elle s'est enfuie dans un moment de folie, de désespoir. Elle a vécu quatre mois à Nice, dans une amnésie presque totale. Elle a fait des ménages. Le jour où on lui a demandé ses papiers, elle s'est souvenue tout à coup d'une ville, de ses parents, de son mari, et de ses sept filles. Elle n'arrivait pas à y croire. Que faisait-elle là?... Elle avait sept filles... sept... Il fallait bien se rendre à l'évidence. Et l'évidence peu à peu s'intégrait, entrait dans son cerveau, y trouvait sa place. Elle était épouse, mère de famille... il fallait retourner affronter la situation. On n'abandonne pas une maison et un homme seul avec sept filles.

Il a fallu un an et un jour pour que l'état civil la déclare vivante à nouveau devant un tribunal.

Pierre n'ose plus faire de programme, ni de plan d'existence. Il lui arrive de regarder sa femme, et de se dire:

- Qu'est-ce qui va se passer demain?

Demain est toujours un autre jour.

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