LE ROI DES LAPINS

Paris, dans les années soixante, en juillet. Un Paris où les vendeurs de journaux hurlent les gros titres, en zigzaguant entre les voitures qui bouchonnent déjà. Un Paris vidé par les vacances. Un Paris où les agents de police ont encore des vélos et font la circulation aux carrefours avec de jolis bâtons blancs.

Rue Ledru-Rollin, près de la gare de Lyon, un gardien de la paix règle la circulation devant un passage clouté. Un petit homme, portant une valise en carton, l'apparence légère, s'approche de l'homme en uniforme :

- Monsieur l'agent, je voudrais vous parler.

Monsieur l'agent a son sifflet entre les dents, le bâton tendu, et les voitures, attentives à son signal, ronflent déjà d'impatience. Il hoche la tête, en faisant signe au piéton de patienter à ses côtés. Mais le piéton insiste en le tirant par la manche. L'agent siffle, les voitures démarrent et, sur le bord du trottoir, il demande au petit homme :

- Qu'est-ce que je peux faire pour vous?

Mais aussitôt, un gamin turbulent attire son attention en traversant hors des clous, il resiffle, agite le bâton, fait stopper une voiture, et le petit homme s'accroche de nouveau à sa manche, imperturbable :

- Dites, vous ne pourriez pas cesser de gesticuler comme ça? C'est important ce que j'ai à vous dire.

Décontenancé par l'aplomb du petit homme, le gardien de la paix l'examine avec méfiance. Brun, modestement vêtu, la peau mate, les yeux sombres et brillants, une fine moustache. Le genre « rital » se dit l'agent.

- Et alors ? Vous voyez bien que je ne peux pas laisser tomber la circulation pour vous! Allez-y, posez votre question, je vous écoute!

- J'ai pas de question à vous poser, monsieur l'agent, j'ai quelque chose à vous dire.

- Eh ben, dites-le!

Le gardien de la paix grogne entre deux coups de sifflet.

Et entre deux autres coups de sifflet, le petit homme articule :

- J'ai tué ma maîtresse.

Le sifflet se tait, les klaxons le remplacent, et le gardien de la paix fixe son interlocuteur, en silence d'abord, puis dit :

- Quoi? Vous avez tué qui?

- Ma maîtresse.

- Ah.

Bien que l'efficacité de l'agent de police se ressente de cette déclaration impromptue, il ne perd pas tout à fait le fil des voitures et des piétons, et, au lieu de s'exclamer, sourit légèrement. En se penchant de côté, pour ne pas perdre de vue son passage clouté, il demande malicieusement :

- Et vous l'avez tuée où ça?

- A Lyon.

- A Lyon, hein? Et pourquoi Lyon?

- Parce que c'est là que j'habite.

Toujours sans y croire, l'agent continue son interrogatoire de complaisance :

- Et ça s'est passé quand?

- Il y a quatre jours.

La précision et la tranquillité de l'information inquiètent tout de même le gardien de la paix. Voyons, que peut-on faire dans ces cas-là ? Le manuel ne l'indique pas. De toute manière il ne peut pas lâcher son carrefour pour ce qu'il suppose être un grain de folie. Mais comme le petit bonhomme et sa valise restent plantés là, au bord du trottoir, il faut bien faire quelque chose.

- Alors comme ça, vous avez tué votre maîtresse? Elle vous enquiquinait je suppose?

- Oh non. Mais il fallait que je la tue. C'était un ordre.

Diable... il est vraiment fou ce type. Une fois la circulation calmée, s'il est encore là, il serait peut-être bon de le coller dans une ambulance. En attendant, il vaut mieux le faire parler.

- Un ordre, hein? Et un ordre de qui?

- De Michel.

- Et qui est ce Michel? Le mari, le copain, l'autre amant?

- C'est un des lapins.

Bon. Il n'est peut-être pas fou à lier, il a l'air assez calme, mais il est tombé dans une bouteille, voire plusieurs. Un ivrogne avec une idée fixe. A ce sujet, c'est-à-dire les ivrognes, l'agent de police sait quoi faire, le règlement le précise Manier le sujet avec calme, et lui dire :

- Mon ami, je crois que vous devriez aller vous coucher.

- Je suis pas malade, et je suis pas saoul... J'ai tué ma maîtresse.

Un coup de sifflet pour bloquer les voitures et l'agent prend la direction du dialogue :

- Bon. Pourquoi me dire ça à moi?

- Parce que je ne peux plus m'expliquer avec Michel...

- Le lapin?

- Michel, oui.

C'est l'heure des trains de banlieue, la cohue du matin à la gare de Lyon se précise, le carrefour se remplit, il est des moments où une décision s'impose, règlementaire bien sûr.

- Bon. Bougez pas de là, je vais appeler un collègue, il va vous emmener au commissariat.

Le petit homme ne bouge pas. Il pose sa valise entre ses deux jambes, laisse pendre ses deux bras le long du corps comme une marionnette fatiguée, et suit l'agent des yeux, lequel a bondi sur le trottoir d'en face, et rameute un collègue.

Le temps d'expliquer en vitesse :

- C'est un genre de dingue, ou alors il est bourré, il dit qu'il a tué une bonne femme à cause d'un lapin... Embarque-le, j'ai pas le temps.

Pietro Pizzani, effectivement Italien, exerçant à Lyon le métier de maçon, décline son identité au commissariat devant un secrétaire. Lequel, gentiment, demande :

- Racontez-moi ça...

Mais Pietro Pizzani refuse. Il n'en dira pas plus. En tout cas, il n'y a aucune raison qu'il se confie à un secrétaire.

- Écoutez, le commissaire n'est pas là...

- Alors je vais attendre. Un crime ça mérite un commissaire.

- A condition que vous ayez vraiment commis un crime, mon vieux...

Le secrétaire est agacé. Tous les mêmes, fous ou pas, ivrognes ou pas, ils veulent tous voir le commissaire, comme si c'était le Bon Dieu.

- Alors? Ce crime?

Une heure passe, et Pietro Pizzani s'incruste en refusant toujours de donner le moindre détail, en dehors de l'information capitale pour lui : Il a exécuté l'ordre de Michel le lapin.

A bout de patience, le secrétaire, qui a tout essayé, bu trois tasses de café, et rempli un cendrier, menace :

- Si dans deux minutes vous ne filez pas vous coucher, je vous colle en cellule!

- Mais je ne suis pas un ivrogne. Vous pouvez faire l'alcootest.

Après tout, l'idée n'est pas mauvaise. Le secrétaire saute sur l'occasion de confier l'individu quelque temps au médecin de service.

Mais l'alcootest est négatif. L'homme n'a rien bu. Donc il est fou. Mais s'il est fou, il a pu réellement tuer sa maîtresse, en dehors de toute histoire de lapin. Pour en avoir le cœur net, le secrétaire décide de téléphoner à la Police Judiciaire de Lyon. Le quartier où habite l'Italien, dit « le Gourdillon », n'étant pas très éloigné des bureaux de la P.J., le chef de la sûreté fait procéder à une vérification.

La matinée s'est écoulée, et c'est donc juste avant de déjeuner qu'un inspecteur de la P.J. descend de voiture devant l'une de ces hautes maisons lyonnaises, d'aspect sévère. Il grimpe les six étages de l'escalier et, au dernier, frappe à l'unique porte.

Une petite femme lui ouvre. Assez charmante, la quarantaine, de grands yeux naïfs, une magnifique chevelure noire, serrée en chignon sur la nuque.

Madame Pizzani fait entrer l'inspecteur, en dénouant rapidement son tablier. Mais le living-room est d'une crasse somptueuse. La pièce sert à la fois de salle à manger, de salon, et de chambre à coucher. Un style de taudis hybride, mi-taudis lyonnais, mi-taudis napolitain. C'est-à-dire qu'une sorte d'ordre tente d'ordonner le désordre. Comme le parquet doit être ciré, il l'est, mais pardessus la poussière, les meubles aussi, ce qui leur donne une couleur indéfinissable, un ton inimitable, une crasse d'époque grisâtre.

L'inspecteur tâte le terrain avec précaution. Madame Pizzani est-elle au courant du comportement étrange de son époux qui a fait, à Paris, d'étranges aveux?

Elle ne l'est pas. Madame Pizzani sait-elle si son époux avait une maîtresse ?

Elle sait. Une maîtresse tout à fait officielle, normale, comme tout Italien se doit d'en avoir. Comme Mussolini, Napoléon, ou Louis XIV, le maçon napolitain s'est offert une maîtresse en titre. Selon son épouse, ce n'est pas qu'il soit atteint d'une sexualité exigeante et hors du commun. Pas du tout. Au contraire... Pietro se serait bien contenté d'une femme unique pour le réchauffer, sans trop d'efforts. D'ailleurs il aime beaucoup son épouse. Seulement...

- Les lapins ont décidé.

L'inspecteur ouvre de grands yeux. D'une part parce qu'on ne lui a parlé que d'un seul lapin au téléphone et d'autre part parce que la réponse a de quoi intriguer un inspecteur de police judiciaire qui n'a pas souvent affaire à des lapins.

- Des lapins? Vous pourriez préciser?

- Nous élevons des lapins. Ce sont eux, les lapins, qui ont décidé que Pietro devait avoir une maîtresse.

- Excusez-moi, mais... vous et votre mari, vous parlez avec des lapins ?

- C'est très compliqué, monsieur... Je ne peux pas vous expliquer... mais j'aime mon mari... vous savez... seulement il est... (Elle chuchote tout à coup.) Il est sorcier... vous comprenez... je ne pouvais pas discuter la décision des lapins... je ne pouvais pas...

De toute évidence, cette femme n'est pas très intelligente, et, de plus, elle semble avoir peur de son sorcier de mari. Très peur même. Car elle ne veut pas en dire plus. L'inspecteur demande à visiter la maison. Madame Pizzani, confiante, le guide dans les autres pièces. Il y a le « laboratoire », dit-elle, et la « chambre des lapins ».

Le « laboratoire », est une pièce surprenante, un lieu exceptionnel, occupant une grande mansarde. La bibliothèque déborde de livres, dont peu sont en état, ou complets, car ils proviennent manifestement d'une patiente collecte au hasard des poubelles. L'inspecteur y devine des fragments de traités d'agronomie, de jurisprudence, de grammaire générale et comparée, d'électronique, de technique de propulsion des avions, de pathologie humaine ou vétérinaire. Des chapitres de romans pornographiques voisinent avec des morceaux d'ouvrages de théologie et de casuistique, de zoologie, de botanique, des comptes rendus de l'Académie des sciences. Le dernier ouvrage sur lequel le regard fasciné de l'inspecteur se pose enfin concerne la thermodynamique. Et la bibliothèque ne s'arrête pas là. Il y a d'autres étagères sur les autres murs, bourrées, débordantes de biographies sur de grands personnages, un prodigieux répertoire des crimes célèbres, glané et découpé dans la presse.

Pietro Pizzani n'a jamais acheté un livre, sans doute, mais il a soigneusement recueilli tout ce qu'il trouvait.

Le répertoire des crimes intéresse bien entendu particulièrement l'inspecteur.

- Il a tout lu?

- Tous ces livres, il les connaît par cœur, et celui-là aussi, il pourrait raconter pendant des mois, tous les procès, tous les crimes qui sont là-dedans.

Madame Pizzani semble fière de son génial époux. Respectueuse de sa science...

Les rares pans de murs qui ne sont pas encombrés d'archives sont couverts d'oeuvres photographiques curieusement disposées et encadrées. Le repaire du Führer à Berchtengaden voisine avec Saint-Pierre de Rome, Einstein avec Brigitte Bardot, Eva Braun avec Nicky Lauda.

Quel homme étrange que ce petit maçon italien qui collectionne les catalogues de tous les musées du monde, la National Gallery, le Louvre, la pinacothèque de Munich, le musée de l'Ermitage, l'Accademia vénitienne et le musée d'Art Moderne de New York.

Quel rapport entre l'art et cette exposition des grands chefs militaires de la dernière guerre, également vénérés, sans ordre ni préférence, disposés dans un désordre géopolitique qui relève du surréalisme ?

Le petit homme est un surréaliste. Peut-être sans le savoir, lui qui mêle les pures beautés dénudées des plus grands photographes aux girls naïves en maillot de bain qui lèvent la jambe sur les calendriers publicitaires. Qui expose Marilyn et sa splendeur épanouie à l'œil glacial d'Eisenhower et aux lunettes de myope de Jean-Paul Sartre. Quant aux encadrements, ils sont hétéroclites et chatoyants, selon une inspiration secrète et obscure. Pourquoi Garibaldi a-t-il écopé de trois ovales concentriques et vert acide alors qu'Eisenhower est doté d'une dentelure bleu pastel ? Pourquoi Bismarck, entouré d'un rouge de crayon de couleur, alors que l'assassin anonyme du dernier fait divers a eu droit à une bandelette de papier doré?

L'inspecteur de la Police Judiciaire de Lyon ne prend pas de notes, il lui faudrait un appareil photographique pour rendre compte de ce décor. Et madame Pizzani le suit, confite d'admiration devant le « laboratoire » de son époux, s'arrêtant où l'inspecteur s'arrête, contemplant ce qu'il contemple, sans un mot, sans un commentaire. Elle non plus ne doit rien comprendre à ce musée extraordinaire.

Reste la « chambre des lapins », que l'inspecteur demande à voir.

Difficile à décrire cette chambre des lapins. C'est une chambre, en effet, mais comment faire pour aligner, dans une mansarde, soixante clapiers ? Ils sont décalés, les uns par rapport aux autres, formant de véritables petits tunnels entre les cages, des couloirs, un labyrinthe impressionnant, avec des lapins dedans, dessus, devant, derrière, à côté... partout...

Madame Pizzani raconte à l'inspecteur :

- Pietro a emprunté un jour à un voisin qu'il n'aimait pas du tout, un couple de lapins.

- Emprunté?

Madame Pizzani baisse les yeux.

- Il n'aimait pas ce voisin, il dit qu'il ne supportait pas cet homme, pour des motifs sociaux et esthétiques... Alors il a « emprunté » deux de ses lapins...

La pauvre femme ignore complètement le sens des motifs sociaux et esthétiques invoqués par son mari, elle répète comme un perroquet qui a appris par cœur.

- D'abord on a eu six couples, et puis une vingtaine, et puis quarante... On était obligés de manger du lapin tous les jours. On les nourrit avec des épluchures, je les ramasse dans les poubelles, et puis je vais aussi sur la colline de Fourvière ramasser de l'herbe.

- Mais... vous vouliez en faire quoi, de ces lapins?

- D'abord mon mari voulait les vendre. Et puis ça a changé.

- C'est-à-dire ?

- Il restait enfermé avec eux des heures entières. On ne pouvait pas le déranger quand il était avec ses lapins. Même moi je ne pouvais pas. Mais je l'entendais murmurer, alors je savais qu'il leur parlait.

- De quoi?

Effectivement, bonne question, de quoi peut-on parler à des lapins? De l'actualité internationale? De physique appliquée? De droit criminel ? D'art et de littérature ? A en croire sa bibliothèque, Pietro Pizzani est un encyclopédiste...

- Je ne sais pas de quoi il leur parlait.

Mine de rien et sans sourire, l'inspecteur demande :

- Est-ce que les lapins lui répondent?

- Sûrement, mais je crois qu'il n'y a que lui qui peut les entendre, et les comprendre, moi, je n'ai jamais réussi.

Au centre de ce labyrinthe de lapins de toutes les couleurs, trône une cage plus grande que les autres, circulaire, et posée sur des bornes de ciment. A l'intérieur un lapin énorme. Sautillant, alerte malgré sa taille impressionnante.

Madame Pizzani le présente :

- C'est Michel.

- Et qu'a-t-il de particulier ce Michel?

Madame Pizzani ne sait pas de quels titres est honoré Michel, ni sa fonction exacte, ni les pouvoirs qu'il a sur son mari, mais ses pouvoirs sont certainement considérables, seul Pietro pourrait les définir.

L'inspecteur reste un instant perplexe devant l'énorme lapin. Ce lapin supposé avoir imposé une maîtresse à Pietro Pizzani. Supposé lui avoir ensuite ordonné de la tuer...

Histoire de fous, mais qu'il faut essayer d'élucider rapidement. Il est une heure passée, et l'inspecteur aimerait bien déjeuner après avoir fait son rapport.

- Madame Pizzani, est-ce que votre mari est sorti il y a quatre jours ?

- Non... non. C'était dimanche, il est resté à la maison toute la journée.

- Est-ce que quelqu'un est venu chez vous?

- Oui... Carlotta...

- Carlotta est-elle... la maîtresse de votre mari?

- Oui, bien sûr. Mais elle n'est pas restée, il l'a raccompagnée à la porte, je les ai entendus.

Madame Pizzani lève ses grands yeux naïfs pour demander:

- Mon mari va bien?

Réponse difficile, mais, après tout, vu l'état des lieux et l'esprit de la demanderesse...

- Il va bien, madame Pizzani, on vous tiendra au courant.



Le rapport de la Police Judiciaire de Lyon mentionne que Pietro Pizzani est un original mais ne semble pas entrer dans la catégorie des assassins. Aucun cadavre chez lui. Au commissariat de la gare de Lyon à Paris, le secrétaire raccroche son téléphone, il est deux heures de l'après-midi, et lui n'a pas eu le temps d'avaler un sandwich. Pris entre une troupe de prostituées, deux voleurs à la tire, et le petit maçon obstiné, il choisit de se débarrasser du maçon obstiné.

- Voilà... Vous pouvez aller dormir tranquille, vous n'avez tué personne.

- Ah vous ne me croyez pas? C'est trop fort! Alors allez voir à Rome... J'ai emmené sa tête là-bas, je l'ai jetée dans le Tibre... C'est Michel qui me l'a conseillé.

Le secrétaire se bouche les oreilles. Puis appelle un gardien :

- Mettez-moi ça au frais, il me rend dingue.

Deux heures passent. Le secrétaire a eu son sandwich, les prostituées ont été évacuées sur Saint-Lazare, les voleurs à la tire vont passer devant le juge. Il règne au commissariat un calme relatif lorsque le téléphone sonne sur le bureau du secrétaire.

C'est la Police Judiciaire de Lyon.

- Vous avez toujours le dingue aux lapins ?

- Hélas oui...

- On vient de tomber sur un avis de recherche... Une jeune femme, prénom Carlotta, résidant à Rome, a disparu depuis quatre jours, après un voyage à Lyon... La maîtresse de votre dingue, c'est bien Carlotta ?

Cette fois, Pietro Pizzani et son histoire de fous et de lapins ont droit au commissaire.

Le petit homme s'installe sur la chaise, en face du commissaire, sa valise à ses pieds.

- Vous êtes le commissaire?

- En effet.

Pietro Pizzani a un soupir de satisfaction. Il est enfin à pied d'œuvre. Le commissaire, lui, observe le regard vif, les yeux mobiles du Napolitain. Un regard étrange, dérangeant.

- Alors, vous auriez tué votre maîtresse Carlotta... et où avez-vous caché le cadavre?

- Ça je ne peux pas le dire.

- Pour quelle raison?

- Je ne veux pas que l'on ennuie Michel. Mais je l'ai déjà dit, vous pouvez retrouver sa tête à Rome, je suis allé là-bas la jeter dans le Tibre.

- Vous pouvez préciser l'endroit?

- Bien sûr, je vais vous faire un plan...

Il esquisse un croquis, indique les noms des lieux, précise l'endroit.

Le commissaire transmet à Rome directement. Sans parler des lapins, le télex est déjà assez compliqué.

Pietro Pizzani retrouve sa cellule en attendant que les hommes-grenouilles, là-bas à Rome, explorent le fond du Tibre.

Le commissaire craint bien d'être ridicule et d'avoir mobilisé pour rien ses collègues italiens. Mais... Carlotta est portée disparue depuis quatre jours... et si sa tête se trouvait dans le Tibre ?...

Elle s'y trouve. Identification faite, il s'agit de Carlotta Gallerate, trente-huit ans, une tête ficelée dans un sac alourdi d'une pierre.

Retour de Pietro Pizzani dans le bureau du commissaire :

- Alors? Où est le corps?

- Je ne peux pas le dire.

Il fatigue ce petit homme. Il fatigue... Mais un policier doit forcément s'adapter au tempérament du criminel interrogé, sinon, il taperait dessus avec son encrier, ce qui n'est pas du tout une solution.

- D'accord, Pizzani. Alors racontez-moi comment vous l'avez tuée.

Il raconte, et un sténo prend note de sa déposition, toujours surréaliste.




- Ce jour-là, j'étais assis sur le toit de mon immeuble, et je prenais un bain de pieds dans la gouttière (!). Le soleil déclinait derrière le clocher de Notre-Dame de Fourvière, j'ai décidé alors de rentrer chez moi en passant par la lucarne de la chambre des lapins. Je passai devant la cage de Michel et le saluai. Michel est le plus ancien et le plus gros de mes lapins. C'est le roi de mes lapins en quelque sorte. Et comme tous les lapins, il communique directement avec l'au-delà. Il suffit de pouvoir les comprendre... Vous pensez peut-être que les lapins sont bêtes, mais je vous arrête, car c'est à la fois vrai et faux... les lapins...

Tête du sténo, enregistrant cette déposition en forme de conférence zoologique...

- Les lapins donc... ont une cervelle minuscule, une intelligence quasi inexistante mais, à cause de cela justement, ils sont en relation directe avec l'au-delà. Les hommes n'ont plus cette relation, ils ont coupé le cordon ombilical. Mais les lapins, non. De sorte que lorsqu'ils expriment une volonté, c'est Dieu qui s'exprime. Je regardais Michel, et il a commencé à baisser l'oreille gauche, à cligner de l'œil droit, ce qui signifiait qu'il voulait me parler... Je l'ai donc écouté. Je ne peux pas vous donner dans le détail la teneur de notre conversation, car il faudrait pour cela que je transcrive les battements d'oreilles et les clignements d'œil. C'est une traduction dont il faudra qu'un jour je fasse un lexique... peut-être, bien que je ne croie pas qu'il existe à notre époque des humains capables d'assimiler ce langage... bref... après une longue conversation, j'ai compris que je devais tuer Carlotta. Comme elle devait venir me voir, je l'ai attendue en compagnie de ma femme. Lorsqu'elle est arrivée, je l'ai conduite dans la chambre des lapins. Et là je lui ai fendu le crâne avec une hache. Tous les lapins ont assisté à la chose. Seulement, Michel m'avait recommandé le secret, entre lui et moi. J'ai donc fait semblant de raccompagner Carlotta à la porte, et sur le pas de la porte j'ai crié très fort : « Au revoir, Carlotta », pour que ma femme entende. Le lendemain, j'ai mis la tête dans une petite valise, j'ai pris le train pour Rome, et je suis allé la jeter dans le Tibre...

Fin de la description des circonstances du crime. Reste le mobile. Comment aborder le mobile ? Le commissaire choisit de rester dans le domaine des lapins.

- Dites-moi, pourquoi le roi des lapins vous a-t-il demandé de tuer Carlotta ? Et pourquoi jeter sa tête dans le Tibre ? C'est Michel qui vous l'a demandé? Où a-t-il dit de mettre le corps?

- Je ne peux pas le révéler, sauf si vous me promettez de ne pas faire d'ennuis à Michel.

- Je vous fais cette promesse, et nous la consignons dans le procès-verbal... C'est d'accord?

Pietro Pizzani est d'accord. Il va dire la vérité, puisque Michel, le roi des lapins, est à l'abri.

Du moins peut-il toujours le croire, car pour vérifier ses dires, la Police Judiciaire de Lyon est bien obligée de démolir, à coups de masse, les supports de ciment de la cage royale de sa majesté Michel le Lapin. Dans la chaleur de juillet, six bornes de ciment, contenant chacune un morceau de Carlotta. Une jambe, un bras, une partie de tronc.


Sous le regard des lapins, sous le regard de Michel le roi, dont on a démoli le trône. Ce trône qu'il avait exigé de Pietro Pizzani le maçon, un trône qui fut digne de lui, c'est-à-dire un trône de chair humaine, et de préférence de chair féminine...

Ainsi en avait décidé le roi des lapins et ordonné également, en sa sagesse, à son vassal Pizzani, de ramener à Rome, où elle était née, la tête de la sacrifiée.

Et à chaque coup de massue, à chaque crime de lèse-majesté, le vieux roi Michel cligne de l'œil droit et baisse l'oreille gauche...

Dieu merci, c'est intraduisible pour le commun des mortels.

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