LE SILENCIEUX

Tanger sous le brouillard d'automne. Soleil, vent et humidité mêlés font tousser un petit homme qui boitille sur le port.

Il n'a pas l'air de ce qu'il est. Un flic. Un privé. Trente ans de boulot dans ce port international où pullulent les trafiquants de cigarettes, de drogue, d'armes, de filles.

Il connaît tout. Il sait beaucoup, il parle peu. Si peu qu'on l'appelle le Silencieux.

Quelque part sur sa poitrine, une balle a glissé un jour et laissé une cicatrice douloureuse. Une autre fois, alors qu'il poursuivait une bande de trafiquants de cigarettes, il en a pris une autre dans la jambe.

Le Silencieux tousse et boite. Il déteste l'humidité. Il a soixante ans et depuis cinq ans il a pris sa retraite officielle de flic officiel, pour continuer son boulot en privé.

- Salut...

L'homme qui croise le Silencieux au bistrot du port n'attend pas de réponse. Il connaît l'homme. Il ne répond qu'aux questions essentielles, et ce salut n'est pas une question. C'est une entrée en matière.

- J'ai un job pour toi. Amène-toi à la terrasse.

Pour amasser les multitudes de détails insignifiants qui font les grands renseignements, il vaut mieux traîner au bar, devant le zinc, entre les pastis, les olives, la kémia et les ragots des marins.

Pour discuter boulot, il vaut mieux la terrasse. Venteuse, aux tables de métal rongées par la rouille.

Le Silencieux trimballe son anisette, et suit son interlocuteur au-dehors.

- Tu reprends du service. On n'a personne pour ce boulot, et les Américains font un foin du diable. On a Interpol sur les bras depuis des semaines.

- Ça veut dire quoi, personne pour ce boulot ? Y'a des flics à Tanger... Des inspecteurs, des commissaires...

- Te fous pas de moi, tu connais la nouvelle vague de l'indépendance. Des bleus. Faut tout leur apprendre. T'es partant?

- Qui paie?

- Personne. Des Ricains. Une famille.

- C'est pas officiel, alors?

- Ça l'est et ça l'est pas. On peut pas te remettre sur les fiches de paie. On peut pas expliquer aux nouveaux qu'ils sont complètement nuls dans cette affaire... Alors on a dit aux Ricains qu'on aurait peut-être quelqu'un...

- D'accord.

Le Silencieux tend la main, son interlocuteur lui remet une grande enveloppe kraft.

- C'est tout ce qu'on a... Salut.

Le Silencieux ne répond pas. Il n'ouvre pas l'enveloppe. Il la fourre dans son vieux blouson de cuir, tire la fermeture Éclair, paie son anisette et s'en va en boitillant.

Il a entre les mains le sort d'Elisabeth Benton.

Vingt-deux ans, américaine, blonde, jolie, très jolie même. La photo est superbe. Même en noir et blanc.

Le Silencieux a sous les yeux le rapport d'enquête sur la disparition de cette jeune aventurière qui, partie des États-Unis, a voulu voir le Vieux Monde.

Une année de travail dans une firme publicitaire à Boston, le temps de gagner les mille dollars du voyage. Elisabeth Benton est arrivée en Europe dans le courant de l'été 1959. Au contraire de la plupart des jeunes de son âge relativement désargentés, Elisabeth ne fait pas d'auto-stop. Elle achète un vieux scooter en France, visite l'Italie, l'Autriche, repasse à Paris via l'Allemagne. Ses parents reçoivent les cartes postales classiques, le Louvre, la tour Eiffel, puis la Côte d'Azur, puis le Maroc, puis de nouveau la Côte d'Azur.

Le Silencieux examine les cartes postales, expédiées par Elisabeth, avant sa disparition.

L'une, de Gibraltar, le rocher, et les singes du rocher. Elisabeth y écrit à une amie :




« Je t'enverrai ma nouvelle adresse dès que je connaîtrai ma prochaine étape. J'ai abandonné le scooter aux singes de Gibraltar, et je m'embarque demain sur un yacht pour Casablanca. Mais nous ne resterons pas assez longtemps pour que tu m'y écrives. Si j'ai toujours le pied marin, le capitaine m'emmènera peut-être jusqu'à Tahiti, et en Orient... Je réalise mon rêve. Je t'embrasse. »



Sur une autre carte postale, toujours de Gibraltar, mais à un autre ami, la version est légèrement différente.

« C'est un peu insensé de ma part d'accepter de faire le tour du monde avec un homme que je connais depuis vingt-quatre heures... mais tant pis. Nous levons l'ancre demain matin. J'ai visité le Maroc, c'était merveilleux. Nous y retournons, et après... Tahiti! J'espère... »



Quant à la carte postale destinée aux parents, elle est plus succincte :




« Je ne roule plus en scooter. Je vais jouer le premier maître à bord d'un yacht. En avant l'aventure des îles. »



Les parents n'auront plus jamais de nouvelles. Ils attendent jusqu'au 25 novembre 1959, jour où l'Amérique célèbre le Thanksgiving. Elisabeth n'a jamais manqué de se manifester à cette date. Mais cette fois, rien. Si bien que le 1er décembre, ils s'adressent, non pas à la police locale, qui ne pourrait pas grand-chose pour eux, puisque Elisabeth est majeure et hors des Etats-Unis, mais à leur congressman. Leur député en quelque sorte. Ce dernier alerte le Département d'État, équivalent des Affaires étrangères, le F.B.I., et contacte des relations en Europe, pour faire faire des recherches par les polices locales.

Et c'est à ce moment qu'un ami d'Elisabeth reçoit une lettre, postée le 14 octobre 1959, de Casablanca, et qui lui est parvenue avec un retard inexplicable.

Le Silencieux déplie un mince papier. L'enveloppe est adressée à James Davis, un camarade d'enfance.



« Cher Jimmy, je pense me rendre à Las Palmas où tu pourrais m'écrire. Fais-le vite, même s'il n'est pas impossible que j'y passe le reste de mes jours. Je dois quitter le yacht, je ne sais pas quoi faire. Peut-être trouver un autre bateau? De toute manière je te donne l'adresse : Yacht-club de Las Palmas, Islas Canarias. Baisers. Elisabeth. »




En travers, un post-scriptum. « C'est merveilleux de naviguer, ça vaut largement le... »

Le mot est impossible à lire, même à la loupe, il a dû être barbouillé par l'encre du stylo au moment de la fermeture de l'enveloppe. Le mot suivant également. Ce qui donne une phrase mystérieuse. « Cela vaut largement le... d'être... »

Largement le coup d'être ... largement le risque d'être ... Mais d'être quoi? Malade? Mal accompagnée? Méprisée? ... ou bien abandonnée... larguée...

C'est peut-être sans importance, un mot banal, une expression littéraire... L'ennui c'est le tout petit mot en bas de la lettre, minuscule, presque invisible, et angoissant : « Help. »

Il mérite réflexion. Elisabeth aurait-elle écrit cette lettre sous contrôle, sous surveillance? Elle aurait alors profité d'un moment d'inattention pour ajouter le minuscule message d'appel au secours.

Il court aux États-Unis, et en Europe aussi, toutes sortes d'histoires sur les jeunes filles kidnappées, la traite des Blanches en direction des pays d'Afrique. Si bien que ce petit mot a constitué le départ d'une enquête d'envergure, par toutes les polices du Bassin méditerranéen, de la côte occidentale d'Afrique, en liaison avec Interpol. Enquête extrêmement aléatoire, car le nom du yacht n'est donné dans aucune des cartes postales et ne figure pas sur la lettre.

Le Silencieux a maintenant en main un rapport de police, émanant de Casablanca, et consignant le témoignage d'un Américain de passage, vivant en Norvège, voyageur solitaire, qui est resté quelques jours ancré au port.

Ce navigateur déclare avoir remarqué sur le quai une jeune fille très jolie. La description qu'il en donne correspond à Elisabeth Benton. Grande, sportive, blonde, yeux clairs, une allure de mannequin en short et en tee-shirt de marin.

Il l'admirait, sans plus, lorsqu'un autre yachtman s'est approché, pour lui dire à peu près :

— Jolie, hein?

— Oui, très jolie... a répondu l'Américain.

— Vous n'allez pas vers Tanger ou Gibraltar ?

— Non, pourquoi?

— Parce que vous m'en auriez débarrassé, mon vieux...

— Je retourne en Norvège, mais je le regrette. Je l'aurais emmenée avec plaisir.

- Vous ne la connaissez pas. Moi, je l'ai embarquée à Gibraltar, et je le regrette déjà.

L'Américain s'est étonné d'une réflexion aussi brutale, et l'autre, assez fat et méprisant, a expliqué :

- Rien à en tirer... si vous voyez ce que je veux dire... et avec ça encombrante, intellectuelle, tout pour plaire, quoi!

La conclusion de ce témoignage concernant Elisabeth, si c'est elle, est qu'ayant embarqué avec un homme, elle lui a refusé sa couchette, alors qu'il ne voulait que cela. Classique.

Un autre témoin, entendu celui-là à Gibraltar, rapporte une discussion entre deux jeunes filles, une Américaine « style » Elisabeth Benton et une Anglaise. D'où il ressort qu'Elisabeth aurait en quelque sorte « raflé » à l'Anglaise le propriétaire d'un yacht, objet de leurs convoitises. C'est elle qui se serait embarquée à la place de l'Anglaise, furieuse, qui le lui reprochait.

Cette fois, la description de l'Américaine est moins précise, mais assez proche tout de même. Selon le témoin, il a rencontré le yachtman le lendemain, et lui a demandé où était sa passagère. Réponse : « Elle a trouvé le moyen de retourner à Tanger. »

Et toujours pas de nom de bateau, ou de capitaine.

Tanger. Port international, siège de tous les trafics et de toutes les aventures. Domaine du Silencieux. Voilà pourquoi on lui confie le dossier. L'ambassade des États-Unis est informée, Interpol également. Le Silencieux est engagé par les parents, sous surveillance des autorités. Car les enquêtes dans les grands ports supposent des relations, des indics, des compromissions et une parfaite connaissance de ce milieu. Dans un port, on arrive, on repart, on disparaît... Certains savent où et comment. Pas les autres.

Le Silencieux referme le dossier, pour réfléchir. Par où commencer ? D'abord faire le tour du port, et montrer la photo de celle qu'il cherche, aux bons endroits.

Le lendemain, 13 décembre 1959 à 11 heures, premier résultat foudroyant. Un coup de téléphone d'un indic :

- Va mettre ton nez au poste de police du quartier sud. Ils ont récupéré un cadavre. Une fille.

Le Silencieux boitille jusque-là. Ce cadavre l'intéresse puisque c'est une fille.

Il se retrouve en face d'un vieux bonhomme en haillons, un berger qui baladait ses moutons en lisière d'un bois à la sortie de Tanger. L'homme a découvert un sac de jute, fermé.

- Pourquoi tu l'as ouvert?

- Le chien, il a senti... et moi aussi...

Le berger fait un geste pour expliquer s'il en est besoin que l'odeur venait de loin.

— T'as rien pris?

- Je le jure...

Il semble qu'on puisse le croire, car les policiers l'ont fouillé sans ménagements comme d'habitude, et n'ont rien trouvé sur lui.

Le Silencieux demande à voir le corps.

Visage méconnaissable. Probablement déformé à coups de poings. Vêtue d'un sweat de jersey gris, d'une jupe et d'un chemisier brun de marque américaine. A part les cheveux et la corpulence, impossible d'identifier avec certitude. D'autant plus que le Silencieux ne dispose dans son dossier que d'une photo ancienne. Elisabeth avait alors dix-huit ans, elle en a vingt-deux. On change à cet âge.

Il attend patiemment le résultat de l'autopsie dans un café voisin de la morgue. Le toubib l'y rejoint une heure plus tard. Un Français, que le Silencieux connaît depuis longtemps, comme il connaît presque tout, ici, depuis bien longtemps. A tel point qu'il semble avoir pris la couleur des murs. Et parle toutes les langues.

- Salut...

- Alors, toubib?

- On lui a défoncé le visage, à coups de poings. Pas d'arme. Un travail de pro. On l'a étranglée ensuite. Je me demande pourquoi « ensuite ». Un pro tue d'abord et déforme après... non ?

- Pas d'accord, toubib. Les macs qui se débarrassent d'une fille la cognent d'abord. Vierge?

- Non. Pas facile d'en dire plus. Je l'ai fait remettre au frigo en vitesse, si vous avez une identification à faire, dépêchez-vous.

Le Silencieux n'a personne sous la main qui ait connu Elisabeth Benton. Alerter les parents est pour l'instant prématuré. Alors il a une idée. Une idée de Silencieux.

Il se fait remettre les vêtements de la victime, il habille un mannequin, et le fait placer dans la vitrine d'un magasin de Tanger, fréquenté par beaucoup de monde. Aussi bien par les autochtones que les touristes. On y trouve de tout, tabacs, parfums, bijoux... et le reste en sous-sol. Le patron est un vieil ami, à la nationalité indéfinie.

- Tu vas me ruiner le magasin... Silencieux... c'est pas un spectacle pour les touristes ton histoire, là...

Mais le Silencieux a prévu autre chose. Un autre copain, à la radio, rend compte de cette exposition bizarre en invitant la population à venir voir et à se mettre ensuite en rapport avec lui. Récompense à l'appui.

Et le Silencieux attend chez lui, tranquillement, à l'abri du vent qui décoiffe les palmiers.

Le jour même, il reçoit un coup de téléphone. Le directeur d'un grand hôtel de Tanger.

- Vos méthodes ne sont pas habituelles... mais je reconnais qu'elles sont efficaces. Je crois qu'il s'agit d'une cliente. Elle est partie sans payer. Passeport établi au nom d'Elisabeth Benton.

Le Silencieux se frotte les mains. Ça démarre bien. Que ses méthodes ne soient pas orthodoxes, c'est le privilège de sa situation marginale.

- Vous avez des détails?

- Moi, non, mais vous pouvez voir, chambre 48 et chambre 125... deux touristes américaines. Cette fille leur a parlé.

Le Silencieux frappe à la porte du 48. Une brave dame en bigoudis, en pantalon corsaire et chemisier fleuri, l'abreuve aussitôt de commentaires.

- Cette fille ? Elle était prête à tout, n'importe quoi pour l'aventure... Dieu me préserve d'une enfant pareille.

Devant la photo, la femme hésite. Ça lui ressemble. Mais les cheveux étaient plus courts.

Le Silencieux frappe à la porte du 125.

- Elle ? Impossible d'en parler, qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ? Entre Américaines on pourrait bavarder... Je ne sais pas moi, dire d'où on vient... ce qu'on fait, où vivent les parents... Elle était renfermée, timide... secrète.

Le Silencieux repart, déçu. Il n'a pas d'identification formelle. Et il ne dispose pas des empreintes de la jeune fille. N'ayant commis aucun délit, elle n'est pas fichée.

Le directeur de l'hôtel lui suggère alors une autre idée :

- La boîte de nuit de l'hôtel. Elle a dû y aller, comme les autres.

Le Silencieux passe donc une soirée effroyable à écouter un orchestre lui hurler du jazz aux oreilles. Puis un autre lui seriner de la musique andalouse, tandis qu'une danseuse de troisième catégorie agite un nombril couvert de perles et de voiles sous le nez des touristes.

Mais il est tout de même récompensé. Deux jeunes femmes américaines de passage à Tanger - elles y séjournent tout de même depuis trois mois - ont effectivement rencontré une jeune Américaine du nom d'Elisabeth Benton. Elles n'ont échangé que quelques banalités dans cette boîte de nuit, où elle était seule d'ailleurs. Elles pourraient la reconnaître.

Le Silencieux se lève aussitôt :

— Vous venez?

— Où ça?

— A la morgue.

Les deux filles se regardent, l'air dégoûté. Deux pimbêches, prétentieuses, aux cheveux ondulés, qui se prennent pour des stars, sirotent du gin, la moue pincée, et fument des Lucky Strike en soufflant par le nez. Le Silencieux se fait convaincant, patriotique et lyrique.

— Vous êtes les seules à pouvoir rendre service aux parents. Là-bas, en Amérique, ils attendent avec angoisse. Le Département d'État s'occupe de cette affaire. C'est un devoir pour vous, en tant qu'Américaines...

Ça marche. Sous la promesse que ce « devoir » patriotique ne durera que quelques instants.

Le Silencieux hèle un taxi, embarque ses deux témoins en robe du soir, et les fait entrer dans la petite salle de la morgue de Tanger.

On amène la civière roulante recouverte d'un drap.

Le Silencieux explique :

— Si vous ne pouvez pas reconnaître les traits, ils sont très déformés, examinez bien les cheveux, les oreilles, la couleur des yeux...

Il s'apprête à soulever le drap, mais l'une des pimbêches recule :

— Pourquoi déformés?...

— Elle a reçu des coups de poings...

Et il saisit un coin du drap :

— On y va?

— Ah non... je ne veux pas voir ça... mais vous êtes fou...

La pimbêche recule encore et l'autre fait comme elle :

— C'est horrible ce que vous nous demandez là.

Le Silencieux soupire. Il a bien envie de secouer les bouclettes de ces deux dindes en robe du soir.

- C'est une compatriote. Ce qui lui est arrivé pourrait vous arriver à vous aussi... Pensez aux parents...

- Ah non, non... pas question.

Et les deux pies-grièches s'enfuient. Sautent dans le taxi, abandonnant le Silencieux à sa grogne. Et à une nouvelle idée. Il fait faire des photos du cadavre et se présente le lendemain à l'hôtel, à l'heure du thé à la menthe de ses deux témoins. Il écarte les cornes de gazelle et les beignets au miel, pour leur fourrer sous le nez les photos en question.

Et les deux pimbêches de fermer les yeux d'horreur.

Il n'existe aucune loi qui les oblige à rendre ce service à l'enquêteur. Le Silencieux est obligé d'abandonner.

Il va fouiner dans la chambre occupée par Elisabeth Benton, et qu'elle n'a pas payée. Il y découvre la femme de chambre, laquelle accepte de lui confier une bouche d'oreille trouvée sous le lit. Elle l'avait mise dans sa poche, comme ça... mais le bijou n'est pas si précieux qu'elle ne puisse l'échanger contre cinq dollars.

La boucle est assez ordinaire mais, petite chance, un cheveu y est resté accroché.

Le Silencieux retourne à la morgue et compare son cheveu à ceux du cadavre. Il ne correspond pas. Il n'est d'ailleurs pas certain du tout que cette boucle d'oreille soit celle d'Elisabeth. Le Silencieux se méfie toujours de ce qu'on lui propose pour cinq dollars.

Alors il retourne au bar de l'hôtel. Les barmen sont des gens précieux.

- Je sais pas s'il y a un rapport avec votre enquête, mais c'est bizarre. Un type roux. Un soir, y'avait pas beaucoup de monde dans la salle... Il est déjà venu souvent. William Moore. Il était dans un coin tout seul à lire le journal. Et tout d'un coup je le vois défaire la ceinture de son pantalon... Drôle d'idée, je me dis... Je surveille, et le voilà qui prend la pointe de la boucle et cache ses mains sous la table. Je me demandais bien ce qu'il trafiquait ce type. Alors je m'amène pour voir... l'air de rien, et je vois du sang par terre! Un dingue! Il venait de se trouer la veine du poignet avec la pointe de la boucle... Je lui saute dessus, évidemment, je l'emmène dans un coin, je lui file un coup à boire, et j'essaie de le convaincre d'aller se faire soigner... J'avais pas envie d'une salade pareille dans mon bar, et, en plus, ce type est sympathique... Je l'ai baratiné sur le suicide, que rien n'en valait la peine et tout ça... Il a fini par accepter d'aller voir le toubib.

- Fric? Chagrin d'amour? Un poivrot?

- Je sais pas. Il m'a rien dit... Il voulait mourir, c'est tout ce que j'ai pu en tirer. Et puis j'avais autre chose à faire, moi...

Cette histoire curieuse s'est passée le soir du 14 décembre. Or, le 14 décembre, les journaux relataient la découverte du corps d'une inconnue. Le Silencieux s'en va donc en boitillant toujours, à la recherche de ce rouquin suicidaire nommé Moore.

Il atterrit dans un hôpital, où l'homme est en piteux état. La blessure a provoqué le tétanos. Il refuse de parler.

Le Silencieux attend sa sortie de l'hôpital et trois jours après le coince pour un interrogatoire officiel dans les locaux de la police de Tanger. Il a carte blanche, le Silencieux. Il n'est même pas obligé de dire pourquoi il interroge cet homme. Qui ne dit rien. Qui n'a jamais été vu en compagnie d'Elisabeth. Foi de barman, d'hôtelier, de cafetier, et de portier de nuit.

Moore est donc relâché par le Silencieux.

Depuis le temps qu'il fait ce métier, le Silencieux ne s'est jamais trouvé devant des difficultés semblables. Quelque chose ne tourne pas rond dans cette histoire.

Il fait transmettre, par l'ambassade américaine, l'empreinte des dents de son cadavre. Là-bas, aux États-Unis, les parents font vérifier cette empreinte, par l'université de Syracuse où Elisabeth faisait ses études. Les services médicaux retrouvent son dentiste, on compare les empreintes.

Le cadavre n'est pas Elisabeth Benton. Et le Silencieux se retrouve avec deux problèmes sur les bras.

Que faire ? Retourner fouiner à l'hôtel. Réinterroger les employés.

- Tiens, dit le concierge... la bibliothèque a fait reprendre des livres qu'une cliente n'avait pas rendus. Une fille qui est partie sans emporter ses bagages.

- Où sont les bagages?

- A la réserve, mais y'a pas de nom dessus, et uniquement du petit linge, des choses sans intérêt.

Le Silencieux examine le « sans intérêt ». Il l'est vraiment. Il se rend donc à la bibliothèque de Tanger, où le bibliothécaire confirme. Il retrouve sa fiche et annonce au Silencieux :

- Barbara Ellen Muller...

- Vous êtes sûr du nom?

- Certain, vous savez on prend une pièce d'identité.

- Vous pouvez la décrire?

Grande, mince, sportive, jolie, blonde. Vêtue assez simplement.

Elle mâchait du chewing-gum. Il a dû lui arriver quelque chose...

Le portrait ressemble à Elisabeth Benton. Barbara et Elisabeth, même style, même allure. L'Américaine type de cet âge. Barbara, dix-neuf ans, venait, elle, de New York. Voyage aux Açores, voyage au Maroc.

En remontant la piste de Barbara, le Silencieux comprend que les pistes se sont mélangées. Certains des témoins qui croyaient avoir vu Elisabeth parlaient de Barbara, et l'inverse. Les deux jeunes filles se sont peut-être rencontrées, mais ne se sont pas liées. Chemins d'aventure qui s'entrecroisent, sans plus.

Et d'aventure dangereuse. Barbara, à dix-neuf ans, ne craignait pas grand-chose. Deux lettres à ses parents, une des Açores, une autre du 15 novembre, postée de Tanger. Lettres banales, décrivant les paysages, sans plus. Et pourtant Barbara a confié à des amis marocains son intention de traverser le Sahara en voiture et d'aller jusqu'au Soudan. Que l'Algérie soit en pleine guerre à ce moment-là ne semblait pas lui faire peur. Elle a même demandé à deux Marocains possédant une voiture de lui faire passer la frontière en fraude, en proposant de payer l'essence.

Et puis Barbara a quitté l'hôtel, elle aussi. Non pas comme Elisabeth, sans payer sa note, mais en y laissant ses bagages et en oubliant de rendre les livres empruntés.

Barbara serait bien le cadavre du Silencieux. Ça lui fait une belle jambe, de boitiller à nouveau, à la recherche de tuyaux sur Barbara. Son correspondant officiel en a de bonnes.

- Tu peux nous faire les deux... charrie pas. Les types de l'ambassade t'en seront reconnaissants. Cette fille a des parents friqués à New York. Ils voudront savoir.

Alors le Silencieux lance ses indics sur Barbara. Et il retombe sur le rouquin. William Moore. On les a vus ensemble très souvent avant le soi-disant départ de la jeune fille.

Le Silencieux s'offre une perquisition en règle dans l'appartement de l'Américain. Il y découvre de la lingerie féminine, un carnet de chèques de voyages au nom de Barbara, pour une somme de six cent trente dollars.

William Moore est épinglé dans l'heure suivante. Et le Silencieux s'enferme avec lui, dans un bureau tranquille de la police de Tanger.

- Écoute-moi, l'Américain. Dans une demi-heure, je te refile aux poulets du coin. C'est pas rose. La prison ici n'est pas rose non plus, loin de l'oncle Sam. Raconte et je préviens ton ambassade que t'es dans la poisse. Sinon... je te promets rien, dans le genre règlements internationaux... avocat compétent et le reste... j'écoute.

Et Moore avoue avoir tué Barbara.

- C'était une garce! Elle sortait à peine de mon lit qu'elle m'annonce qu'elle file avec un Australien, pour visiter l'Afrique du Sud.

- T'avais besoin de la massacrer pour ça... ou alors c'est pour le fric?

- Je jure que c'est un drame passionnel...

- Jure ce que tu veux, mon gars. T'avais pas payé ton loyer, l'American Express a plus rien pour toi en dollars, tu traînes tes savates dans les bars d'hôtels à la recherche de bonnes poires pleines de fric... Tu t'en tireras pas facilement. Salut. Amuse-toi bien avec la locale.

Moore s'amusera en effet. Il échappe de peu au peloton d'exécution, que réclame la loi marocaine. En prison à vie.

Et le Silencieux repart en campagne sur le cas d'Elisabeth. Gibraltar A présent, il y a de quoi faire le tri entre les témoignages. Toute l'affaire s'est compliquée du fait de la ressemblance entre les deux jeunes filles. Il est probable que la « garce », soulevant à une copine anglaise un propriétaire de yacht pour embarquer, c'est Barbara. Il est également probable que cette autre garce qui voulait se débarrasser d'un yachtman au bénéfice d'un autre qui la trouvait jolie, c'était encore Barbara. Barbara était une véritable aventurière, qui se servait des hommes, et aurait fait n'importe quoi pour l'aventure.

Pas Elisabeth.

Gibraltar. Territoire anglais. Le Silencieux y est moins à l'aise qu'à Tanger. Mais le territoire étant plus petit, et les habitants moins nombreux, il finit par trouver un témoin intéressant. Madame Blaircom réside à Gibraltar. Elle y fait du bateau. Elle a rencontré Elisabeth, en octobre 1959, dans une boutique d'accastillage.

- Je ne connais pas personnellement l'homme avec lequel elle s'est embarquée. Il ne réside pas ici. Il m'a paru excellent marin, averti. J'ai vu le yacht. Bien équipé, capable d'affronter une mauvaise mer. Évidemment il avait quelques défauts... et les avaries sont toujours possibles en mer. Entre ici et les Açores, nous avons des conditions météo assez redoutables parfois. Mais un bateau comme celui-là, même démâté, peut parfaitement dériver, ou rejoindre un port avec une voile de fortune. A l'époque où cette jeune fille devait embarquer, la météo était bonne, d'ailleurs.

- Ils s'entendaient bien, le capitaine et elle?

- Je n'ai rien noté de spécial. Nous nous sommes rencontrés deux ou trois fois dans ce magasin... Lui, je ne l'ai vu qu'une fois.

Donc Elisabeth était libre apparemment, en s'embarquant à Gibraltar avec un inconnu. Que veut dire ce petit « help », en bas de sa dernière lettre? Que s'est-il passé entre Gibraltar et Casablanca, d'où elle l'a postée le 14 octobre?

Le Silencieux a beau faire le tour du port, il n'arrive pas à obtenir le nom du bateau. Un an s'est écoulé depuis l'embarquement d'Elisabeth sur ce yacht mystérieux. Et l'homme est tout aussi mystérieux. Une silhouette le décrit en pantalon blanc, pull marin et casquette. Taille moyenne. Rien d'autre. Excellent marin. On ne l'a pas revu au port.

Printemps 1960. Le Silencieux est obligé de s'avouer vaincu lorsque, de retour à Tanger, il obtient une information, par l'ambassade américaine, assez incroyable. Cette information provient du consul des États-Unis en Martinique. « Pas d'inquiétude pour Elisabeth Benton. » Un cargo hollandais a pris contact par radio avec un yacht à bord duquel elle se trouvait. La prochaine escale du yacht en question devait être Saint-Thomas aux îles Vierges. Le Département a dépêché un courrier à Saint-Thomas. Le yacht avait déjà levé l'ancre depuis deux jours. Ce yacht a changé plusieurs fois de nom, semble-t-il. Il a appartenu à des propriétaires différents. Nous n'avons pas la dernière dénomination. Il serait ancré, aux dernières nouvelles, à Antigua, dans les Caraïbes.

Les Caraïbes... c'est bien loin de Tanger. Le Silencieux n'a plus qu'à attendre, comme tout le monde, des nouvelles de sa disparue. Il a échoué. Il est tombé sur un autre cadavre, il a résolu une autre enquête, et pendant ce temps, Elisabeth Benton doit se faire bronzer aux Caraïbes en buvant du lait de coco... Il est morose, le Silencieux.

Et son contact lui donne enfin des nouvelles.

- On a envoyé un hydravion, pour rien. Le yacht signalé à Antigua n'est pas le bon.

- Qu'est-ce que vous décidez?

- On laisse tomber. Et toi aussi. Tu me refiles le dossier.

Fini. Plus jamais de nouvelles d'Elisabeth Benton.

Partie à l'aventure, amoureuse, et décidée à abandonner totalement sa petite vie d'Américaine studieuse et conformiste?

Partie à l'aventure, en faisant confiance à un inconnu qui...

Le Silencieux a pris sa retraite en France. Il aurait bien donné quelques années de pantouflage pour savoir ce qu'était devenue la belle Elisabeth.

Cette bouteille à la mer aura été son seul ratage. Ça énerve.

Les dossiers extraordinaires T1
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